Le Jardinier de la Pompadour/III

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Mercure de France (p. 61-72).


III


Quinze jours après Jasmin bêchait ses plates-bandes. Bien qu’on fût en octobre, il gelait blanc. Le jardinier se demandait s’il laisserait ses « tard-fleuries » orner le verger de leurs balles rouges. Ces pommes réjouissaient les yeux : tout n’était pas mort tant qu’elles pendaient aux branches ! Mais, hélas ! avant-courrières des premiers froids, les mésanges charbonnières s’abattaient sur les arbres et perçaient les brouillards de leurs cris aigus.

— L’hiver sera précoce et rude, se dit Jasmin. Les oignons ont triple pelure : cela ne trompe jamais.

Aussi le brave garçon se hâte de retourner la terre pendant qu’elle se laisse entamer par la bêche. Après, qu’il gèle à pierre fendre ! Tant mieux ! Cela détruit les larves et préserve des vers blancs, ces ennemis des fraises et des salades printanières.

En attendant, pour remplacer le vide laissé par les dahlias disparus, Jasmin repique les pieds de réséda et ceux de véronique : avec les chrysanthèmes et les roses de Bengale, ils forment l’arrière-garde de la flore des jardins.

À vrai dire, ces plantes ne lui importent guère. Jasmin les cultive pour la pratique : au fond, il les trouve rustaudes, surtout la véronique avec ses thyrses violets : elle fait songer aux petites vieilles qui hantent l’ombre des églises. Les chrysanthèmes, plus rares, ornent les tombes au jour des morts.

Prenant une touffe de réséda, Buguet est sensible à sa bouffée bon odorante : elle lui rappelle Christine la berlue, une laideronne qui lui apprit l’amour lorsqu’il avait seize ans : quand il la retrouvait dans une grange, il fermait les yeux pour ne pas la voir, tandis qu’il humait en un baiser obscur l’haleine parfumée de la paysanne.

Depuis les vendanges, Jasmin travaille avec acharnement. Déjà ses coffres sont en place ; les épinards semés dans les vieilles couches à melons arriveront les premiers au marché et la planche d’oseille couverte de paille donnera de jeunes feuilles tout l’hiver pour les bouillons aux herbes. Jasmin a aussi détaché les œilletons des artichauts, et terminé les semis de laitue et de romaine.

Aujourd’hui il attend Vincent Ligouy pour débarrasser les arbres de leur bois mort. Le vagabond escalade le petit mur du jardin.

— Pourquoi n’entres-tu point par la porte ? lui demande Buguet.

Ligouy préfère risquer une entorse plutôt que d’affronter des coups de fourche promis par les gars du village.

— Puisque tu grimpes si bien, dit Buguet, monte dans ce catillac et rabats les pousses qui s’emportent à la cime !

Ligouy se dirige dans les branchages, avec des gestes de grand singe. Il quitte bientôt le poirier pour un abricotier en plein vent, qu’il nettoie avec autant d’adresse.

Au soir la mère Buguet vint voir la besogne accomplie. Le jardin se trouvait rajeuni.

— Bien sûr, dit-elle, le diable y a donné un coup de main !

Aussi malgré Jasmin, qui voulait que Ligouy soupât avec eux, la ménagère donna au va-nus-pieds une tranche de bœuf bouilli dans une miche de pain et elle le renvoya en payant sa journée.

Ligouy s’en alla par où il était venu. Arrivé dans la plaine, il chanta. Jasmin écouta sa chanson qui montait vers les premières étoiles.

Lorsque Jasmin rentra, sa mère eut un soupir de soulagement :

— Ah ! te voilà, dit-elle. J’avais peur que l’idée te vînt d’accompagner ce sorcier à travers champs. M’est avis, mon garçon, que tu ferais bien de ne pas l’attirer ici. Nous sommes heureux. Ce n’est pas la peine que le mauvais sort pénètre chez nous à ses trousses ! Les langues ont déjà assez marché depuis que tu l’embauches !

— Allons, mère, tu sais bien que je ne m’occupe pas des autres ! Pourvu que je te voie soigner tes lapins, tes poules et ton gars, rien ne manque à mon bonheur.

— En attendant le reste !

— Quel reste ?

— Que tu te maries un jour !

— Ah ! oui.

Et Jasmin ajouta :

— Mon père le jour de ses noces a planté un sorbier pour les oiseaux. J’élèverai, le jour des miennes, devant ma maison, un abri pour ceux qui vont par les routes et n’ont pas un sol.

— Encore des idées saugrenues ! Où ça te mènera-t-il ?

— Que veux-tu, ma mère ! J’ai entendu souvent dire que le peuple est bien malheureux. Tous les villages ne sont pas avantagés comme le nôtre, qui est près de Melun, de Corbeil, et à portée des grands châteaux de Vaux-Pralin, d’Étioles, de Fleury-en-Bière, de Courance et voire de Fontainebleau ! Les nobles ne nous pressurent point. Notre coin est béni, ma mère, et nous en devons de la reconnaissance à Dieu et au roi ! Sais-tu qu’il y a dans la Bourgogne des vignerons réduits à demander l’aumône ? Les gens de Limousin et d’Auvergne, à ce que m’a dit un ramona, vont servir de manœuvres en Espagne pour rapporter un peu d’argent à leur famille ! Certains riverains de la Marne (j’en connais) n’ont pas trois sols par jour et couchent sur de la paille.

— Que Dieu les aide ! soupira la Buguet.

— Oui, conclut Jasmin, nous sommes, nous, du peuple gras, comme les ouvriers du premier ordre, ainsi qu’on appelle à Paris les orfèvres et autres fins artisans !

— Gras ! s’écria la Buguet d’un air ironique.

— Certes ! Le menu peuple se nourrit souvent de pain trempé, d’eau salée et ne mange de chair que le mardi gras, le jour de Pâques, à la fête patronale et lorsqu’on va au pressoir pour le maître !

Le souper fut maussade.

Sa purée de pois ingurgitée, Jasmin posa la chandelle sur la cheminée, attisa le feu et alla prendre dans le vieux bahut deux gros livres. Ils étaient reliés en cuir avec une tranche rouge. Ces bouquins, intitulés : Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, par feu M. de La Quintinye, directeur de tous les jardins fruitiers et potagers du Roy édités à Paris chez Claude Barbin, sur le second, perron de la Sainte Chapelle, avec privilège de Sa Majesté, avaient été donnés au père de Jasmin par un prince. On admirait en tête du premier tome un beau portrait gravé de M. de La Quintinye : avec son rabat de dentelles, son abondante perruque, sa grande figure ovale au nez impérieux, il paraissait vraiment noble. Chaque fois que Jasmin ouvrait le livre il regrettait de ne pas avoir pareil maître : il se voyait avec lui contournant un boulingrin d’herbe verte et courte à la façon anglaise ; ils allaient béquiller dans une caisse d’oranger, tracer la ligne d’une avenue ou diriger des pêchers en espalier sur des treillis d’échalas taillés dans l’érable, le long des murs où paradaient des vases de marbre. À défaut du maître, Jasmin se contentait des livres. Il se promenait ravi dans le plan du jardin potager du Roi, à Versailles, errait en idée de la figuerie au parterre de fraises, s’arrêtant sous la voûte où l’on serre les racines, les artichauts et les choux-fleurs pendant l’hiver ; il longeait la prunelaye, marquait la place des cerises précoces, des pêches chevreuses.

Alors il tournait les pages et relisait les maximes de jardinage. Il apprenait les manières de soigner depuis les cuisse-madame et les salviatis, qui sont poires d’été, jusqu’aux beurrés, aux bergamotes, qui sont d’automne, et aux ambrettes et bons-chrétiens, qui sont d’hiver.

Curieux de choses plus profondes, Jasmin s’attardait dans le tome deuxième à des discours intitulés : « réflexions sur quelques parties de l’agriculture. » Ils étaient précédés d’une gravure sur cuivre où l’on voyait, dans un parc spacieux agrémenté d’arcades, des jardiniers à longs cheveux et chapeaux de feutre, à longs habits et à longs bas, planter des arbres avec un air cérémonieux qui plaisait à Buguet. Dans le texte M. de La Quintinye dissertait avec autorité sur la botanique, s’occupait de l’origine et de l’action des racines, émettait ses idées sur la nature de la sève, constatant qu’elle devient puante dans l’oignon et l’absinthe, odoriférante dans la jonquille, poison dans l’aconit, contre-poison dans la rhubarbe. Phénomènes déconcertants, si l’on songe que, d’autre part, les figues donnent du lait, les marronniers d’Inde de l’huile, et que les vignes font le vin ! Buguet s’émerveillait avec M. de La Quintinye.

Le jardinier était enchanté par le traité de la culture des orangers. Il savait les façons de semer, d’arroser, d’encaisser, et celle de chauffer les serres. Il connaissait les propriétés des petites oranges de Chine et de Portugal, celle des Riche-dépouille et des bigarades. En lisant ces choses, il se rappelait ce qu’il avait entendu dire d’orangers célèbres : à Versailles celui qu’on appelle le grand Bourbon fut saisi avec les meubles du Connétable et vendu. C’était le plus bel arbre qu’il y eût en France et il avait soixante-dix ans. À l’époque de Jasmin il vivait encore, ce qui lui faisait trois siècles. À Fontainebleau on voyait des orangers plus vieux que les carpes aux bagues d’or, et déjà splendides au temps du roi François Ier !

Jasmin rêvait de fleurs aux arômes musqués, aux blancheurs nuptiales, de balles d’or auxquelles il mêlait les cuivres pâles des limons et des citronniers. Il s’étourdissait en pensée avec des parfums et des couleurs, mariait les vermeils aux verts sombres des feuilles, faisait éclater des jaunes. La cervelle en fête, il lui arrivait de chanter à la lueur des oribus, dans l’humble salle où régnait une odeur de lard grillé.

Ce soir-là Jasmin continua sa lecture très tard. Vers dix heures la mère Buguet alluma sa chandelle et se retira d’un air grognon :

— Tu ne te couches pas, Jasmin ?

— Point encore !

— Ah ! tu vas devenir savant !

Lorsqu’il fut seul, Jasmin ferma les livres et les remit en place, songeant aux jardins fruitiers alors renommés, ceux de Versailles, de Saint-Cloud, de Meudon, de Sceaux, de Chantilly, aux grands Mécènes des horticulteurs, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, et monseigneur le duc d’Orléans défunt. Il feuilleta quelques gravures éditées par le sieur Mariette et qui se trouvaient dans le bahut. Elles représentaient, pour les jardins de plaisance et de propreté, des parterres de broderie et des parterres de compartiment où le dessin, se répète par symétrie. Jasmin jeta un coup d’œil aux rinceaux, aux fleurons, aux palmettes, aux coquilles de gazon, vit les caprices enroulants du buis, les fonds de sable blanc et rouge, ceux de machefer. Et il se demanda s’il aurait le bonheur de tracer, piquer et soigner d’aussi resplendissants tapis.

Il soupira et avant de se mettre au lit alla contempler la voûte étoilée. Il aimait le ciel. Les grandes clartés de l’univers lui paraissaient veiller sur les plantes endormies et garder pendant l’hiver l’âme des fleurs absentes. Cette fois l’immense désert peuplé d’astres lui sembla en fête. Une robe rose balayait la voie lactée.

— Encore elle ! J’ai beau travailler dur, je la retrouve partout !

Il rentra, s’assit et se dit qu’il avait bien de la peine. S’il lisait des livres de jardinage, Mme d’Étioles se glissait près des buis et des parterres et il se voyait à ses pieds, une rose à la main. Il rêvait d’elle pendant son sommeil, la rencontrait le long des palissades de jardins, avec sa robe soyeuse, ses mouches, son éventail, devant un rideau de verdure que des papillons quittaient. À la vue de Jasmin, elle souriait comme au Roi. Il s’approchait, elle lui offrait ses seins. Une nuit elle lui apparut au milieu de cascades ; c’était une des nymphes en marbre de Vaux-Pralin qui avait pris ses traits : elle s’avançait nue à travers les champignons d’eau, chantant un air très doux.

Tentations du diable ! Buguet est le jouet de chimères !

Il se frappe le front :

— Tu n’as pas le droit de penser à Mme d’Étioles. Tu es fils de paysan, Jasmin !

Le jardinier se croit coupable d’une sorte de sacrilège, d’un attentat amoureux envers Mme d’Étioles. Il n’oserait au soleil soutenir son regard et il la baise et la caresse en pensée ! Ah ! si la terre, la confidente de ses espoirs, voulait le sauver ! S’il pouvait, dans les sillons refroidis, semer les gouttes de son sang pour y faire éclore son délire en fleurs plus rouges que l’œillet, plus charnelles que la grenade ! Mais la terre est sourde, et la terre boirait le sang et ne rendrait pas la paix au cœur de Jasmin !

— Il faut pourtant se faire une raison, dit le fleuriste.

Mais le peut-il ? Il mourrait s’il devait ne plus revoir Mme d’Étioles. Il vit avec la secrète pensée de la rencontrer encore. La scène de la forêt passe devant ses yeux : il sent toujours le regard changeant de la noble dame se poser sur lui, il se rappelle la pression de sa main, quand il l’a relevée. Plusieurs fois en une course haletante à travers le pays Jasmin est retourné au pied de l’arbre sous lequel il a déposé la fée : il s’y assied, écoute le murmure des feuilles et pour mieux revoir baisse les paupières. Un matin il a cru aller jusqu’à Étioles. Il a résisté, mais la lutte a été si forte qu’il était brisé comme s’il avait déraciné un chêne. Et puis à Étioles il eût rencontré Martine !

Martine !

Ce nom tinte dans les pensées de Jasmin. Il songe à la jolie soubrette. Elle l’aime, elle. Martine est douce, elle est bonne. Elle serait la compagne désirable, l’amie sûre et complaisante. Brave petit cœur ! Quand Martine lève les yeux vers Jasmin, que d’amour humble et dévoué il y découvre ! Si la pauvrette savait le tourment qui ravage son promis !

— Ça la ferait mourir !

Et dans une prière fervente, pleine de tendresse, interrompue par des sanglots, Jasmin supplie Martine, l’amoureuse de son enfance et de sa jeunesse d’exorciser l’intruse et de reprendre dans son cœur la place qu’elle occupait seule. Il la supplie, se jette en pensée à ses genoux, et cherche la coulée balsamique et lénifiante des regards de la villageoise.

Tout à coup il se lève, ricane :

— Martine n’y peut rien !

Mais il essaya cependant de puiser au fond de sa nature une de ces forces qui permettent à certains de maîtriser leur passion. Il chérissait les roses sans qu’elles lui parlassent, il adorait les astres sans pouvoir en approcher. À celle qui imposait au fond de lui son image ne pouvait-il consacrer pareil amour ? Ne pouvait-il, pour la paix de son âme, en faire une étoile, une fleur éternelle, une reine sacrée ? Il lui enverrait ses plus belles tulipes, comme des gobelets précieux où elle verserait quelques-uns de ses regards. Il lui tisserait des guirlandes de Bengale ainsi qu’à une statue. Il irait la revoir, il irait près d’elle, en humble, car il fallait qu’il la revît ! Mais Dieu ! il tuerait sa folie !