Le Jardinier de la Pompadour/IV

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Mercure de France (p. 73-91).


IV


Noël arriva sans bruit les pieds dans la neige. Si les cloches n’eussent sonné pour sa venue, on ne lui eût pas ouvert plus qu’au vagabond qui sort de la forêt.

Depuis huit jours chaque matin Buguet à grands coups de balai éloignait de la maison le froid tapis qui menaçait d’intercepter l’entrée : cela fit un rempart qui empêcha le vent de hurler sous la porte.

Le village paraissait fier de ses lucarnes encadrées de frimas, du collier des pignons, des capuches des cheminées. Le clocher prenait un beau ton jaune et le coq emmitouflé eut l’air d’une petite bête sans tache.

Au loin les coteaux s’élevaient scintillants. Le fleuve roulait une eau grossie par les glaçons.

Vers dix heures, la veille de Noël, le ciel rayonna.

Depuis le matin Étiennette Lampalaire était chez les Buguet, aidant au ménage. Agile elle fit d’une vieille bassinoire de cuivre un vrai soleil, et de la poêle à crêpes, toujours enduite de graisse et qui ne servait qu’à la Chandeleur, une lune qu’elle pendit à un clou de la grande cheminée : l’intérieur noir fut éclairé.

Martine avait promis de venir le soir et de passer le jour de fête à Boissise.


L’après-midi Tiennette pluma l’oie. Elle n’avait pas coupé le cou à la bête : la plume étant son profit, elle la voulait « vive ». Bien que ce fût pitié d’entendre crier l’oiseau, la fillette chantait en faisant à pleines mains neiger le duvet dans le creux de son giron.

Quand le ventre de l’oie apparut gras et blanc entre les ailes battantes, les cheveux noirs de Tiennette étaient poudrés comme ceux d’une marquise. Jasmin lui en fit compliment. La fillette n’y prit point garde ; c’était le moment où elle serrait entre ses genoux sa victime pour lui ouvrir la gorge. Le sang coula.

Dégoûté Jasmin partit.

— Grand capon ! Tu ne tourneras pas le dos quand je l’apporterai à table !

À la nuit tombante Laïde Monneau arriva, avec sous le bras une corbeille couverte d’un torchon.

— Eh bien ? Et Martine ?

— La pauvrette ! Elle a fait dire à mon frère Rémy, au marché de Corbeil, qu’il ne fallait pas l’ attendre. Il y a fête au château. Voici un petit mot qui en dira plus long.

Jasmin prit le papier : il était satiné, plié avec soin et un pain à cacheter donnait un air candide à sa coquetterie. Buguet l’ouvrit : un parfum émut le jeune homme.

— On dirait qu’elle en a versé une goutte à dessein !

Il lut. L’écriture jadis si maladroite s’allégeait, devenait courante.

— Elle écrit comme doit écrire sa maîtresse, se dit le jardinier.

La missive trembla dans sa main.

Laïde Monneau, la mère Buguet et Tiennette épiaient les nouvelles dans les yeux de Jasmin.

Hardie, la Monneau insinua :

— Eh bien, mon gars, te v’là plus troublé qu’une pucelle qui rencontre un grenadier dans un chemin creux !

— Non, je suis seulement déçu. Mais ce n’est que partie remise ! Martine viendra tirer les rois ! … Ma mère, elle, vous envoie ses respects, et le bonjour à tous !

— En attendant, dit la tante Monneau, découvrant la corbeille, voilà des saucisses pour vous aider à patienter ! Et je vous prédis que ce sera à s’en lécher les doigts ! Quel cochon ! Il pesait cent vingt ! Et depuis trois mois par tous les temps j’ allais lui ramasser des glands — que j’en ai les reins cassés ! — il ne mangeait que cela ! Ah ! C’est qu’il avait la chair plus ferme que du marbre, le pauvre goret !

— C’est dommage que Martine ne vienne pas, déclara Tiennette, j’aurais chanté des noëls. J’en sais de nouveaux, que j’ai appris à la ferme d’Éloi Règneauciel.

— Tu chanteras tes noëls, petite, dit la mère Buguet. Et nous reprendrons le refrain.

Puis elle ouvrit la porte et regarda l’espace :

— Pourvu que la neige n’empêche pas Gillot et sa femme de se mettre en route ! Ils devaient arriver avant la nuit et on n’y voit plus ! Allume les chandelles, petite, ce sera plus gai !

Tiennette mit sur la table deux chandeliers brillants et une paire de mouchettes.

Les chandelles mêlèrent aux éclats fantasques du foyer une lueur plus calme, qui inonda jusqu’aux recoins des poutres et illumina les salières d’étain.

Tiennette flamba l’oie, puis elle la mit, le ventre ouvert, devant la mère Buguet ; celle-ci bourra la bête des marrons qu’elle tirait de la cendre et épluchait.

À ce moment la porte s’ouvrit et les Gillot firent leur entrée.

— Ah ! Vous sentez le froid ! dit Jasmin en les embrassant.

Il sortit pour remiser la voiture sous le hangar et attacher le cheval à l’écurie. Cette besogne faite, il se lava les mains dans la neige ; après les avoir essuyées avec soin, il prit dans sa pochette la lettre de Martine : il la porta à ses lèvres, en aspira l’odeur. Puis, à la clarté de la lanterne pendue au-dessus de la crèche, il la relut plusieurs fois.

Quand il rentra dans la salle, l’oie était exposée au feu. Tiennette tournait la broche en chantant un noël. Tout en se chauffant les mains et se séchant les pieds, les Gillot, dont les vêtements fumaient, accompagnaient de leur bourdonnement fêlé la voix de la fillette :

Laissez paître vos bêtes,
Pastoureaux, par monts et par vaux,
Laissez paître vos bêtes
Et venez chanter Nau !

À ce moment un tison roula dans le plat où tombait la graisse et y mit le feu.

— Ah ! Jasmin, s’écria Tiennette, je suis cuite d’un côté, viens prendre ma place.

Gillot avec les pincettes avait replacé la malencontreuse bûche qui, imbibée de sauce, flamba en pétillant.

Tiennette reprit :

J’ai ouï chanter le rossignol
Qui chantait un chant si nouveau
Si haut, si beau,
Si résonneau ;
Il me rompait la tête
Tant il prêchait et caquetait ;
Adonc pris ma houlette
Pour aller voir Nollet.

La mère Buguet interrompit, en disant à Jasmin :

— Allons, petit gars, ne tourne pas si vite ! Laisse-la se dorer un peu ! Là ! Arrête entre les cuisses, que la flamme pénètre ! C’est jamais assez cuit à cet endroit ! Et puis il ne faut pas que ça t’empêche de chanter avec les autres ! En voilà un garçon qui ne sait pas faire deux choses à la fois !

— Ah ! ben ! reprit Laïde Monneau, c’est pas comme défunt mon homme ! Il savait me battre sans quitter son verre ! Avec ça il avait de longues jambes ! Si j’évitais le coup de poing, j’attrapais le coup de pied !

— Allons ! Allons ! interrompit la mère Buguet, laissons les morts tranquilles.

Tiennette continua :

Je m’enquis au berger Nollet :
As-tu ouï rossignolet
Tant joliet
Qui gringottait
Là-haut sur une épine ?
Ah ! oui, dit-il, je l’ai ouï ;
J’en ai pris ma buccine
Et m’en suis réjoui.

— L’oie fume ! Elle est cuite ! dit la mère Buguet.

Elle ôta la broche, et tandis qu’on apprêtait la table, sur laquelle Gillot posa trois bouteilles de vin qu’il avait apportées, Tiennette continua à chanter :

Courûmes de telle roideur
Pour voir notre doux rédempteur
Et créateur
Et formateur !
Il avait (Dieu le saiche)
De linceux assez grand besoin.
Il gisait dans la crèche
Sur un bouleau de foin.
Point ne laissâmes de gaudir ;
Je lui donnai une brebis
Au petit fils ;
Une mauvis ;
Lui donna Péronnette,
Margot lui a donné du lait.
Tout plein une écuellette
Couverte d’un volet.

— La belle table ! s’écria Gillot.

Les deux chandelles mettaient des taches claires sur la nappe bise où reposaient les couverts. Quelques gobelets d’étain accrochaient les éclats rouges du foyer. Au milieu l’oie se prélassait, juteuse, dorée ou rousse, tendant ses cuisses croustillantes sur un plat de faïence brune à fond jaune.

— Si nous allumions une troisième chandelle ? demanda Jasmin.

— Cela porte malheur ! s’écria la mère Buguet.

— Asseyons-nous, conclut Gillot.

Il ajouta clignant de l’œil :

— C’est toujours avec un plaisir nouveau que l’on se met à table !

Et se penchant vers son neveu :

— Dommage que Martine manque à la fête !

— Oui, dit Laïde Monneau, Mlle Bécot aime une table bien servie et les couverts sur une nappe ! Assise auprès de son galant, elle aurait fait ses belles manières ! Car il n’y a pas à dire, depuis qu’elle travaille au château, ce n’est plus la même !

— Elle est bien mieux, affirma résolument Tiennette, n’est-ce pas, Jasmin ?

La Buguet avait fini de découper :

— Qui veut le croupion ?

— Si cela ne fait envie à personne, insinua la tante Monneau, j’aime le grassouillet ! Mais ça ne m’empêchera pas de dire que Martine a plutôt l’air d’une marquise que d’une future jardinière.

— D’une marquise !

On protesta.

— Eh, oui, reprit Laïde. Il m’est revenu que Martine singeait les manières de sa maîtresse. Et cela depuis que je lui fis visite ! À ce moment elle voulait quitter sa condition ! Aujourd’hui elle minaude comme Mme d’Étioles ! Ah ! la jeunesse ! la jeunesse !

— On peut trouver plus mauvais exemple, hasarda Tiennette.

— Oui, s’exclama Laïde, mais quand on veut péter plus haut que son cul, ma fille, on se fait un trou dans le dos !

Tiennette pouffa de rire.

— Pourtant, reprit Laïde Monneau en grignotant son croupion, imiter la maîtresse est le moindre défaut des soubrettes ! J’en ai connu quand j’étais ravaudeuse à Paris ! Les plus jolies se parent comme leur dame. Elles se fourrent de la poudre et du fard à tire-larigot, qu’elles ont des joues comme des roues de carrosse, et c’est des vrais canards pour barboter dans l’eau de lavande. Elles recueillent les demises, et ces donzelles, ma foi ! falbalassent leurs jupes ! J’en ai vu ! J’en ai vu ! Il est vrai, ce n’est pas de ces graillons qui ne savent que faire le lit, vider le pot, torcher les marmots ! Ah ! non ! faut placer les mouches, et les mouches ça se place plus difficilement sur un visage…

— Que sur un…, interrompit espièglement Tiennette.

La Buguet lui mit la main sur la bouche, et Laïde continua :

— Qu’un emplâtre sur une jambe. Puis, faut savoir monter une blonde, emplir un pot-pourri et, ma foi ! jouer la comédie avec un financier !

Laïde Monneau demanda un haut de cuisse, puis elle reprit :

— Nonobstant on parle fort à Étioles des dernières robes de Martine et de ses nouveaux souliers qui viennent de Paris. Ceux de la boutique de Saint-Crépin de Corbeil ne valent donc plus rien !

— Pour sûr qu’elle pourrait se contenter des souliers de Corbeil, dit la mère Buguet.

— On dit même qu’elle se farde. Mais ce n’est pas vrai, dans notre famille ! Moi je ne connais qu’un onguent, celui fait de bouse et de toile d’araignées qui mûrit les abcès ! Ah ! Martine ne veut plus sentir la vache ! Nous devons la dégoûter ! Dame ! Élever des cochons ou soigner le bidet d’une marquise, c’est point la même affaire !

— Le bidet d’une marquise, c’est-il son cheval ? demanda Tiennette.

— À peu près, répondit Laïde d’un air pincé et important.

Jasmin impatienté frappait avec sa cuiller sur la nappe.

Un peu avant minuit les cloches sonnèrent.

— C’est le moment d’aller à la messe, dit la tante Gillot en réveillant son homme, qui avait fini par sommeiller auprès du feu.

— Ah ! fit le tanneur en se frottant les yeux, voici passés les plus doux instants de Noël.

— Païen ! répliqua sa femme. Tu attireras sur nous le feu du ciel ! Tiens ! Voilà qu’on sonne pour la deuxième fois.

On sortit. Les petits sabots de Tiennette furent les premiers qui laissèrent leur empreinte sur la neige. Derrière marchait la tante Monneau : elle tenait une lanterne dont la lueur par cette blanche nuitée paraissait rouge et brumeuse.

Le clocher envoyait des notes argentines à travers le pays silencieux que réveillaient seuls quelques sifflements de la bise dans le marronnier d’Inde ou le murmure de la Seine, qui se gonflait.

Cependant les portes s’ouvraient, lançant un rai de lumière, comme une baguette d’or qui s’élargissait aux chemins couverts d’hermine. Des groupes noirs sortaient des masures. Du côté de Boissette, le village voisin, on entendit des voix :

Oh ! Oh ! troupe gentille
L’astre nous a quittés :
C’est donc ici la ville
Où est la majesté.
Je crois que l’on appelle
Jérusalem la belle ;
Demandons bien et beau
Où est ce roi nouveau !

Tous les paroissiens songeaient à Jésus couché sur la paille, aux vieux bergers, aux rois mages. Euphémin Gourbillon allumait, sur le grand autel de l’église, dix chandelles autour d’un bambin en cire qui levait les bras dans une crêche. Le petit orgue à travers la nuit se mit à chanter comme un pauvre en fête.

Ce fut Étiennette qui la veille des Roys vint pétrir la galette. Elle n’épargna ni le beurre, ni les œufs ; après avoir aminci la pâte, qui devint fine comme un linge sous le rouleau de buis, elle la replia quatre fois sur elle-même et la laissa passer la nuit ainsi pour qu’elle fût feuilletée et légère.

Le lendemain dès l’aube elle acheva sa besogne. Elle fit de la pâte une grande lune, qu’elle guillocha avec symétrie après y avoir introduit la plus belle des fèves.

Pendant ce temps Jasmin chauffait le four avec des fagots qui pétillèrent comme un rire dans la grande bouche ouverte. La Buguet voulut enfourner elle-même la galette, ainsi qu’une rouelle de veau.

Étiennette mit quatre couverts sur la nappe bise, dont elle avait respecté les plis. Jasmin apporta un bouquet d’ellébores.

— L’heure avance, fit remarquer Tiennette, et la cuisine commence à sentir bon ! Martine ne tardera pas à venir.

— Je vais au-devant d’elle ! dit Buguet.

— Ne baguenaude pas en route !

Le jardinier n’avait pas fait cent pas qu’il aperçut une charrette bâchée de vert-pomme. Il la reconnut pour celle de Nicole Sansonnet. Elle arrivait cahin-caha. Buguet pressa le pas. Il vit que le bidet, cinglé de coups de fouet, allait plus vite.

Puis une petite tête toute rose, encapuchonnée dans une mante, sortit de l’ombre verte. Une voix cria :

— Bonjour, Jasmin !

C’était Martine. Buguet s’approcha.

— Monte, Jasmin, tu n’es pas de trop, dit la Sansonnet.

— Non, non, merci ! cria Martine en sautant légère dans les bras de son galant, qu’elle baisa sur les deux joues :

— J’aime me dégourdir les jambes !

— Ah oui ! répliqua Nicole. Il vaut mieux n’être que deux.

Elle fit claquer son fouet et trotter sa bête.

— Pouah ! dit Martine en secouant sa cotte avec un air précieux que Jasmin ne lui avait pas encore vu, ce n’était pas la peine de prendre un rien de benjoin pour échouer dans la charrette d’une poissarde. Je suis sûre que je pue l’anguille. Sens !

Avec une mine agaçante elle posa sa tête sur l’épaule de Jasmin. Celui-ci fut galant :

— Tu sens meilleur qu’un parterre d’œillets, et c’est double joie de te voir et de te sentir. Laisse-moi encore respirer l’odeur de tes cheveux.

Elle souleva un coin de sa capuce :

— Tiens !

Jasmin huma une bouffée.

— Et tu n’en profites pas pour m’embrasser ? Tu n’es guère plus aimable envers moi que Monsieur d’Étioles vis-à-vis de sa femme. Il est vrai que le marquis est laid !

Elle regarda Jasmin et fit une révérence :

— Si nous nous marions, nous serons assortis ! Et comme tu n’es pas plus mal tourné que tous les freluquets qui veulent me prendre le menton, tu ne seras jamais cocu !

— Allons, petite peste !

— Courons, dit Martine, je suis sûre que Tiennette nous guette.

— Elle est là.

— Elle ne perd jamais l’occasion de se frotter aux amoureux !

— C’est pour s’instruire.

— Eh bien ! je vois qu’elle pourrait plutôt t’en remontrer là-dessus, car tu n’es guère dégourdi !

— Que je t’attrape !

Martine courut alors d’une volée jusqu’à la maison dont elle poussa la porte.

Elle tomba sur le dos de la Buguet.

— Eh bien, petite, as-tu le diable à tes trousses ?

— Mère Buguet, c’est votre fils qui veut me chatouiller !

Jasmin arrivait. Il rougit devant sa mère. Tiennette se tenait le ventre.

— Qu’il fait bon ici ! dit Martine.

Lentement, avec un geste de demoiselle emprunté dans les antichambres, la jeune villageoise retira sa mante en prenant soin de ne pas chiffonner son bonnet blanc.

— Tiens, des roses de Noël !

Elle prit une des fleurs du bouquet, tint du bout des doigts la tige charnue, et avec de petites mines entendues admira les pétales nacrés et livides. Puis redevenant rustaude elle mit la fleur dans sa bouche.

— Prends garde ! cria Jasmin, c’est du poison !

— Mais non, ça guérit de la folie !

— Te voilà bien savante !

— Mme d’Étioles ordonna une infusion d’ellébore au duc de Gontaut qui s’était déclaré fou d’amour pour elle et qui ne la quitte jamais !

La soubrette ajouta :

— Dame ! Je n’ai pas plus mes oreilles dans ma poche que ma maîtresse n’a les yeux dans la sienne !

Tiennette posait sur la table le veau qui nageait en une sauce brune. On s’assit.

Martine parla des élégances de sa châtelaine.

Mme d’Étioles était raffinée en tout : elle possédait des pots à fard avec des roses et des violettes peintes parmi des ornements d’or et une fontaine à parfums qui représentait un grand œuf ayant à son sommet une petite tulipe.

— Tu puises à cette fontaine ? dit la Buguet moqueuse.

— Elle a un petit robinet d’argent.

Martine s’exprimait avec de gracieuses inflexions de voix qui charmaient Jasmin.

— Et Mme d’Étioles se met beaucoup de rouge ? demanda Tiennette.

— Beaucoup. Elle n’a plus la fraîcheur d’une jeune fille. Elle a eu deux enfants.

Puis la soubrette parla du linge de sa maîtresse. Les lingères se crevaient les yeux en ourlant à jour les jupons, les brodeuses ne trouvaient plus d’aiguilles assez fines pour festonner les fichus de mousseline. Mme d’Étioles portait des chemises qui passaient aisément dans la bague de l’abbé de Bernis.

— Un abbé se prêterait à ces amusettes ?

— Il paraît.

— Mais, dit malignement Tiennette, des chemises pareilles ça ne doit pas lui cacher l’honneur ?

— Ça le lui voile seulement.

— Assez là-dessus, mes enfants, interrompit la Buguet. M’est avis que quand on ne cache plus rien, c’est qu’on n’a plus rien à perdre. Entre nous je ne donnerais pas lourd de sa vertu, à ta belle maîtresse !

— Ma mère, supplia Jasmin.

— Le Roi ne pense pas ainsi, s’écria Martine, et je crois qu’il baillerait bien sa bonne terre de Brie pour acheter tout ce qui lui en reste !

Les yeux de Tiennette brillaient :

— Martine, quand j’aurai l’âge tu me feras entrer chez Mme d’Étioles ? J’en ai assez de ramer des pois !

— C’est cela, bougonna la Buguet. Petite ambitieuse !

Tiennette tint bon :

— Peut-on pas rester aussi honnête au service des grands qu’à la queue des vaches ! Regardez la fille de Règneauciel ! La v’là enceinte ! Et il paraît que ça lui est arrivé en plein champ, quand elle fanait le foin ! Tandis que toi, Martine, es-tu pas une honnête fille ?

La mère Buguet disparut. Elle rentra, portant la galette dorée à l’œuf qui brillait comme un écu sortant de la fonderie :

— Allons, Tiennette, fourre-toi sous la table et dis à qui la première part !

Tiennette se baissa, mit un pan de la nappe sur sa tête et susurra selon la coutume :

— Tibi, domine !

— Pour qui ? demanda la Buguet.

— Pour Martine !

Le jeu recommença jusqu’à ce que chacun eût sa part de gâteau.

— Nous voilà tous servis, dit la Buguet.

Après avoir scruté du regard chaque feuillet sans rien découvrir, les convives mordirent dans la galette. Martine poussa un petit cri joyeux : elle était reine !

Majestueusement, avec un geste à la d’Étioles, elle laissa tomber la fève dans le verre de Jasmin.

Alors, changeant sa voix, elle lui dit avec une œillade :

— Sire ! Soyez le plus heureux des rois !

Elle se pencha, attendit un baiser.

Jasmin crut voir s’incliner vers lui comme un reflet de Mme d’Étioles. Cela avait été, un peu, la même voix, c’était le même geste, peut-être le même regard. Il trembla et donna à Martine un baiser si étrangement ému qu’il confirma tous les soupçons de la soubrette et que, tout en la forçant à frémir de joie, il lui fit mal au fond du cœur.

La Buguet versa du vin dans tous les verres. Jasmin but le premier. Les femmes crièrent par trois fois :

— Le roi boit !

Alors l’amoureux se leva et de toutes ses forces embrassa la reine. Cette fois elle rayonna de bonheur.

— Le roi m’offrira-t-il la main pour le tour du jardin ? demanda Martine continuant la comédie.

Jasmin la prit par la taille, qu’elle avait menue (elle se serrait davantage ! ) et la baisa à la volée ( car elle faisait maintenant mine de se défendre ! ) sur les cheveux, dans le cou et sur l’oreille qu’elle avait petite et rouge comme une crête de poulette.

— Si tu continues à singer la marquise, le roi ira vite en besogne et nous serons bientôt à la noce, glissa à Martine la malicieuse Étiennette.

La journée finissait, superbe. Il était cinq heures quand on alluma les chandelles. Martine déclara que les jours augmentaient.

La mère Buguet dit :

— Aux rois on s’en aperçoit.