Le Jardinier de la Pompadour/IX

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Mercure de France (p. 148-162).


IX


La marquise de Pompadour laissa Martine et son époux un mois à Boissise-la-Bertrand. Puis elle lui ordonna de la rejoindre avec Jasmin à Paris.

Le jour du départ, on se leva avant le soleil. La mère avait les yeux rouges. Elle donna à Martine un chapelet qui avait appartenu à l’aïeule de son fils :

— Égrène-le souvent et pense à moi !

L’excellente femme remit aussi à sa bru un poulet grillé, une miche de pain, de la galette froide :

— Vous allez faire un si long voyage, vous vous rendez si loin, mes pauvres enfants ! Et Dieu sait où vous entraînera votre diablesse de marquise !

Elle fit des recommandations à Jasmin :

— Sois bon mari, récite tes prières !

Les apprêts du départ s’accomplissaient à la lueur de deux chandelles. Tiennette vint, malgré qu’il fît encore nuit ; elle dit à Martine :

— Tu m’écriras si tu deviens enceinte.

Elle embrassa sa grande amie et lui glissa à l’oreille :

— Tu m’embaucheras chez la marquise de Pompadour.

— Je te le promets.

Jasmin consolait sa mère :

— Nous reviendrons souvent, et tu recevras tous les mois de longues lettres. Les Gillot et Rémy Gosset viendront te voir et Cancri veillera sur toi. Dirige Ligouy dans les corvées du jardin. Il connaît mes arbres. Si tu as peur, Tiennette logera ici. Et puis quand notre fortune sera faite, nous vivrons ensemble à Boissise.

— Votre fortune, soupira la Buguet en secouant la tête, elle était dans cette petite maison.

Tiennette et Martine mirent au fond de la carriole de Jasmin les caisses avec les vêtements, les branches de buis bénit à Pâques, puis des flacons d’eau divine à l’esprit de vin préparés par la mère Buguet.

— Ces douceurs vous feront plaisir quand vous serez le soir à deux, dit la vieille.

Le froid de la nuit entrait par la porte ouverte, avec le silence que troublait le grelot de Blanchon.

La Buguet servit du lait chaud. Après l’avoir bu on s’embrassa une dernière fois et les deux époux montèrent dans la voiture.

— Que Dieu vous garde, murmura la mère Buguet.

La carriole démarra. Elle n’avait point fait vingt tours de roue qu’on entendit le bruit d’un poing frappant une porte, puis un immense sanglot. Tiennette disait :

— La Buguet, ils reviendront !

Martine dans l’obscurité devina que Jasmin pleurait.

La petite voiture et le cheval, par Boissette, se dirigeaient vers Melun. Jasmin avait revendu son attelage au marchand, perdant quelques écus sur le prix, et il devait livrer avant de partir. Blanchon suivit le bord de la Seine, qui clapotait par la brise nocturne.

Bientôt une lueur blafarde se dessina à l’horizon et l’aurore allongea dans les nues une longue barre qui fit, avec la flèche élancée de Saint-Aspais, une croix aux bras d’or à travers le ciel. Melun dormait sous ce signe.

Le marchand de voitures remit quelques pièces bien sonnantes à Buguet et aida les jeunes époux à s’installer dans le coche d’eau qui partait pour Paris.

Il y avait déjà à l’entrepont deux moines et trois nourrices, des paysans, un officier des gardes suisses, des marchands de volaille. Ceux-ci embarquèrent des paniers remplis de poules, d’oies, de canards, qui se prirent à criailler dans les cordages du tillac.

On partit.

Cinq chevaux traînaient le coche au moyen d’une longue corde attachée au mât. Parfois celle-ci, se détendant et frôlant l’eau rosie par le matin, y faisait comme le feu à une traînée de poudre. Les mariniers sur le pont se préparèrent une soupe dans une huguenote. L’onde était calme ainsi qu’un miroir.

Le coche fut bientôt en vue de Boissise-la-Bertrand, devant laquelle il fallait repasser. La Buguet était au bord de la Seine avec Tiennette. Elles firent des gestes d’adieu. Jasmin regarda sa mère aussi longtemps qu’il put ; lorsque le bateau s’approcha de Saint-Port, il ne distingua plus que le point blanc de la cornette de la vieille qui remontait la berge. Alors il chercha des yeux le toit de sa maison : il le reconnut entouré des cimes de ses arbres. Un peu de fumée s’éleva du pignon. Jasmin mit sa figure dans ses mains et pleura.

Martine chercha à le distraire.

— Voici les Gillot ! dit-elle.

Ils sortaient de leur tannerie. L’oncle cria :

— Revenez pour les vendanges !

Les roches frappées par le soleil du matin avaient des douceurs d’ambre. Les vignobles brillaient. La Seine, après un coude, passa entre la forêt de Rougeau et le bois de la Guiche. Les arbres montraient des verdures tendres.

Dans le coche, les moines caressaient une bouteille de vin : ils buvaient à tour de rôle. Une nourrice chantait d’une voix aigre, et l’officier des gardes suisses retroussait sa moustache en regardant Martine à la dérobée.

L’embarcation atteignit Le Coudray, un endroit clair, où la Seine s’élargit et refléta avec éclat le ciel devenu tout bleu. Puis ce fut Corbeil, avec ses bastions, ses tours et ses grands magasins de grains. Comme c’était jour de marché, le pont s’encombrait de charrettes, et les paysans descendaient, sur l’autre rive, d’Yerres et de Tigery, par la petite église de Saint-Germain, qui tintait gaiement, haute sur sa butte. On débarqua quelques paniers de volailles.

Un peu plus loin apparurent à droite les toits du château d’Étioles.

Jasmin se souvint : la Marquise lui réapparut parmi l’herbe enlunée, pleine de grâce avec sa robe rose ; il revit son pied, tout petit, qui caressait la verdure nocturne, tandis que le son des violons montait vers le ciel printanier. Il se rappela l’air du menuet qu’il avait en vain cherché jusqu’à ce jour. Rêveur, il regarda un pêcheur qui attirait un brochet au bout de sa ligne et les chalands qui flottaient au gré du courant. Un berger, au milieu des roseaux, s’abreuvait à deux genoux dans le creux de son chapeau. Des lavandières se penchaient sur le flot, qui les peignait comme en miniature. Des villages apparaissaient avec des rideaux d’arbres. On allait passer à Juvisy.

— Mangeons, dit Martine. Midi est loin déjà. Les angélus ont sonné partout.

Elle déchiqueta le poulet, prit sa part et servit Buguet. Les moines demandèrent la carcasse et avant de la dévorer récitèrent le benedicite.

À Choisy, des gens du pays apportèrent à bord des tartelettes. Jasmin en offrit à Martine et l’officier des gardes aux nourrices, dont l’une était jolie.

Du château de Choisy, on ne voyait guère en passant que les grands toits, le bout d’un jet d’eau, la balustrade et à l’extrémité de celle-ci, au-dessus de parterres qui flanquaient la rive et descendaient jusqu’à l’eau, un salon dressé au bord du fleuve et pareil à un kiosque ajouré.

— Je suis venue parfois ici avec la Marquise, raconta Martine. Elle a fait arranger ce château comme un théâtre pour une féerie.

Jasmin regarda les toits avec admiration : ils lui paraissaient couvrir des mystères éblouissants.

Cependant le coche avançait.

— Nous arriverons bientôt à Paris, mes frères, dit un moine.

En effet, comme le soleil tombait en une grande nappe dorée qui rendait la Seine pareille à un fleuve de cuivre fondu, Jasmin aperçut à l’horizon sur ce ciel magnifique des remparts, des toits innombrables, un dôme bas à gauche, une forteresse gigantesque à droite.

— Paris ! clama un marinier.

Buguet regarda, sous les trophées du firmament, la ville rongée par la lumière.

— Est-ce grand ! dit-il à Martine.

— Dame ! c’est là qu’il y a le Louvre !

— Et cela ? demanda Jasmin en montrant la forteresse.

— La Bastille. Dieu t’en préserve !

Ils prirent deux crocheteurs pour les aider à porter leurs mannes. Ayant contourné la Bastille, dont Jasmin regarda longtemps les fenêtres scellées de grilles, les gros donjons, la corniche, les échauguettes et les canons braqués au-dessus des créneaux, ils arrivèrent à la rue Saint-Antoine. Des échoppes de pâtissiers, de tourneurs, de bimbelotiers, d’apothicaires y flanquaient les murs de la forteresse, comme des cages pendues aux pierres grises. Du populaire, par ce soir de juin, s’ébattait le long de la maison de la Pomponette, qui a une terrasse fleurie, de la maison de la Tournelle, qui possède une poivrière, de la maison du Lunetier, qui est pointue. Une vacherie épandait de chaudes odeurs d’étables jusqu’à l’auberge du Lion d’Or, où s’attablaient des gardes du Roi et jusqu’à l’hôtel de Mayence, devant lequel s’arrêtait un carrosse. Une chaise à porteurs passait, et deux grisettes troussées se hâtaient, entendant sonner l’angélus à l’église Sainte-Marie, qui soutient de grands vases sur des contreforts et dont le dôme est écaillé d’ardoises.

Jasmin fut ravi par cette entrée joyeuse dans la ville. Il tirait de cet accueil plaisant bon augure pour son avenir.

— Dieu t’entende ! dit Martine.

Plus loin les Buguet prirent des rues plus étroites. Jasmin s’étonna de la hauteur des maisons. Il s’amusait des coups de fouet des cochers, des embarras de charrettes et de voitures, des auvents des librairies, de l’éclat d’or des rôtisseries qui s’allumaient.

Une grosse femme était assise sur une borne avec, sur ses genoux, un panier plein de bouteilles. Elle tenait un verre d’une main, un bocal de l’autre, et criait :

— La vie ! La vie !

Buguet offrit à boire de son eau aux crocheteurs qui le suivaient. Ils toussèrent. Cela fit rire Martine.

Une petite fille vendait des pots dans une hotte, clamant :

— De la belle faïence !

La soubrette insinua :

— Pour commencer notre ménage.

— Sotte ! Mais voici chose meilleure !

Il présenta à sa femme des gaufres à l’étal d’un pâtissier.

Quand elle se fut régalée, les Buguet reprirent leur route. Jasmin s’attardait aux boutiques des tabaquières, des éventaillistes, des marchands de curiosités, bousculé par quelque petit maître qui descendait de son cabriolet et se retournait pour lancer à Martine un regard arrogant.

Aux approches du Palais-Royal, à la porte d’un traiteur, une vielleuse jouait de son instrument. Buguet s’arrêta charmé. La musique lui rappela les sentiments qui avaient chanté dans son cœur et il songea à Mme de Pompadour.

— Viens, dit Martine. Nous sommes en retard.

Ils arrivèrent à un grand bâtiment de briques rouges, qui était le palais Mazarin, et s’arrêtèrent, après quelques détours, devant un hôtel. Un laquais costumé en jaune et vert les reçut :

— On vous attendait.

Les époux montèrent dans les combles, à une petite mansarde. Martine était fatiguée. Elle mangea ce qui restait des provisions de la Buguet et se coucha.

Jasmin alla souper avec les domestiques. Agathon Piedfin lui sauta au cou. Le marmiton fleurait l’ail et le musc. Il semblait fatigué, avait les yeux battus.

— La ville me pèse, dit-il. Je suis trop fait à l’existence des châteaux.

Dès neuf heures, il entraîna Buguet dans une rôtisserie, où il allait chaque soir. L’enseigne représentait un soleil d’or aux lourds rayons entouré de raisins. On avait fini de manger. La salle sentait la sauce épanchée et la lie de vin. Agathon serra la main au rôtisseur, un gros homme qui lui remplit jusqu’au bord un gobelet, ainsi qu’à Jasmin. Le marmiton de la Pompadour s’empara d’un pilon de dinde qui refroidissait sur un plat et le plongea dans le sabot plein de sel accroché à la cheminée. Il le dévora.

— Je ne puis manger ma propre cuisine, dit-il. J’aime mieux celle des autres.

Il s’assit à côté de Jasmin et lui demanda :

— Aimez-vous vraiment votre femme ?

— Plaisante question ! Je ne l’eusse point épousée si elle m’avait été indifférente.

— Tiens ! C’est qu’à la noce vous aviez l’air distrait, si loin de la mariée !

— Vous avez mal vu.

— Ah ! J’ai pu me tromper, répliqua humblement le cuisinier. L’homme n’est point infaillible. Puis le jour de la noce le marié ne se trouve pas dans la même situation que les autres jours de sa vie. Il est en proie à certaines tentations. Son âme est trouble. Il ressemble à un chrétien qui ne se serait pas confessé depuis longtemps.

Agathon joignit les mains :

— Moi je me confesse quatre fois l’an. Cela soulage, même lorsque l’on n’a que deux ou trois péchés minimes sur la conscience. Je me promène plus léger après l’absolution. Et si j’avais du loisir je m’approcherais souvent du tribunal de la pénitence.

Il fit remplir les gobelets.

— Et puis je n’aime pas les femmes, déclara-t-il à brûle-pourpoint, d’un ton sec. Elles sont filles de Satan. Ève nous a perdus tous ; et je ne puis voir des jupes sans songer au péché originel. Vous aimez les femmes, vous, n’est-ce pas Buguet ? Je lis cela dans vos yeux. Si vous n’êtes point très chaleureux envers Martine (je puis me tromper ! ), votre cœur doit s’enflammer aisément et brûler peut-être pour une autre.

Buguet tressauta.

— Oh ! Ce mouvement vous trahit ! s’écria le défroqué. Si mon métier m’oblige à regarder sous le croupion des poulardes (et je fais mon métier avec la résignation qui convient pour gagner le ciel ! ), je sais aussi plonger dans l’âme humaine et descendre au fond de ces puits obscurs qu’on nomme les consciences, car je fus tonsuré et j’ai fréquenté les moines les plus subtils, les ennemis des capucins, dont ils furent en toute controverse les vainqueurs, j’ai dit les Prémontrés !

Agathon leva les yeux au ciel :

— Les chers pères, murmura-t-il d’une façon extatique.

Il continua :

— Et l’on vit bien chez eux, ils aiment les douceurs et les partagent entre tous. Ils sont aimants, caressants. On ne se sent jamais seul. Et ils vous farcissent le cœur de bons sentiments. Encore un gobelet ?

— Merci, dit Jasmin.

— Voyons, je régale ! reprit Piedfin. Et boire du bourgogne n’est point pécher, je vous assure. Jésus changea l’eau en vin. À chaque messe, il se transforme encore lui-même en ce précieux liquide. C’est la boisson la plus sacrée et je me jetterais à plat ventre sous les roues des voitures s’il en coulait, de Champagne ou de Beaune, dans le ruisseau des rues.

Piedfin continua :

— Les pères possèdent des clos d’où l’on tire un vin magnifique.

— Mais pourquoi les avoir quittés ?

— Ceci est un mystère, dit Agathon en baissant les paupières.

Un abbé entra dans la rôtisserie. Il avait de petites mains de femme. Piedfin se précipita vers lui et l’embrassa. Puis il revint près de Buguet.

— C’est un de mes plus chers amis, dit-il. Ah ! ce saint homme surtout, que je connus jadis au séminaire, m’enseigna à détester les femmes. Je puis vous assurer qu’il les a en horreur. Et je suis enchanté qu’il m’ait appris que, dans la vie, il faut savoir se suffire à soi-même, sans prendre souci de s’encombrer de falbalas, de jérémiades, de petits airs stupides, de soupirs et d’ennuyeuses fadaises ! Ah ! Je ne dois jamais, comme ces jolis coureurs dont j’ai pitié, offrir une éclanche de mouton au Treillis vert ou du vin blanc au Pavillon chinois — À quelque prétentieuse poissarde, à quelque figurante ou chanteuse des chœurs ! La femelle n’empeste point mes nuits ! Et quand j’acquiers quelque pommade à la frangipane ou du vinaigre de Vénus, je me les applique à moi-même !

Agathon sourit d’un air malicieux :

— J’aime mieux de Vénus attraper le vinaigre que le coup de pied.

— Évidemment, dit Jasmin, qui écoutait assez ébahi les propos du marmiton.

Agathon tira de sa poche un cure-dents avec lequel il soigna ses chicots.

— Voyez, Buguet, dit-il, combien je méprise cette engeance. Ceci est un cure-dents à la carmeline. Je ramasse ceux de la Marquise. J’en use avec plaisir. Mais ce que je déplore, c’est qu’ils ont servi à une femme. Rien n’est impur comme la bouche d’une femme ! On y trouve peut-être la plus grande source de péchés. La bouche savante d’une luronne damne à coup sûr un homme ! Vous rappelez-vous le pigeon que j’apprivoisais à Étioles ? Je remarquai que les caméristes l’embrassaient. À partir de ce jour je cessai de lui donner à boire entre mes lèvres. Ah ! le contact d’Ève ! Quand je fus à votre noce, Martine me passa pour plumer les chapons le tablier qu’elle portait. Il était tout chaud d’elle. C’eût été une volupté pour vous, sans aucun doute. Eh bien, il me brûla comme une flamme de l’enfer.

— Eh ! Eh ! Pourtant, à Étioles, vous adressiez des bouquets et des vers à Martine !

— C’était pour l’éprouver, déclara le cuisinier avec l’onction d’un prêtre.

— Quelle idée !

— Ah ! loin de moi toujours l’idée de la fornication que je laisse aux bêtes ! Mais quand je vois une femme à mes côtés, je la tente…

— Vous avez la beauté du serpent, interrompit, Jasmin ironique.

— Je la tente, reprit Piedfin, et si elle donne dans mes embûches, si elle se compromet, je la délaisse, et j’apprends à son père, à sa mère, à son fiancé, si elle est fiancée, la faute qu’elle a failli commettre !

Agathon se redressa, sifflant entre ses longues dents jaunes :

— Ainsi je me venge du péché originel !

— Quel drôle d’homme vous faites !

Ils bavardèrent longtemps. Dans la rue, Agathon prit à plusieurs reprises la main de Buguet et la pressa comme en ardent témoignage d’amitié.

— Oh ! si tu voulais un jour m’écouter et me croire, soupira-t-il.

On avait éteint les lanternes. Les deux compagnons n’entendaient que l’appel prolongé du falot offrant du feu ou de la lumière aux rares passants.