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Le Jardinier de la Pompadour/VIII

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Mercure de France (p. 129-147).


VIII


Le lendemain Buguet s’éveilla tôt, ouvrit un volet : des brumes d’or planaient sur la Seine, les oiseaux chantaient au marronnier d’Inde, dont un fruit creva et fit rouler deux petites balles brunes devant les théâtres de fleurs où verdissaient des lauriers-thyms. Une buée couvrait les grappes de raisins le long de la façade. Des pigeons roucoulaient sur le toit. Le sorbier planté à l’entrée du verger éclatait comme une flamme.

La mère Buguet sortit de la maison, ouvrit le poulailler. Les volatiles s’élancèrent, battant des ailes et secouant leurs bonnets sanglants.

L’apparition de la bonne ménagère mit du chagrin au cœur du jardinier.

— Oserai-je jamais lui avouer que je vais la laisser seule ?

Il descendit, embrassa la Buguet plus fort que les autres jours.

— Tu es bien tendre ! dit la vieille.

Au repas de midi Jasmin annonça son prochain mariage et son engagement chez la marquise de Pompadour. Il le fit en rougissant, le nez dans son assiette.

La Buguet leva les mains :

— Ai-je bien entendu !

La paysanne pâlit :

— Y penses-tu ? Abandonner la maison de ton père, ce jardin, notre gagne-pain, où tu es ton maître, et ça pour aller travailler à gages, râtisser les allées sous les pas d’une enjôleuse d’hommes ! Ah ! Ayez donc des enfants, esquintez-vous pour leur assurer un abri ! C’est une pitié, une pitié !

Jasmin ne disait rien. La mère reprit :

— Quel lièvre possédé de l’esprit a passé par nos choux ! La vieille Fourgonne qui est morte (Dieu ait son âme) m’avait bien prédit, en tirant les cartes après ta naissance, qu’une grande dame ferait notre malheur à tous ! Ah ! Jasmin ! Jasmin !

Elle se leva en sanglotant, gagna sa chambre, où elle ne voulut pas que son fils entrât.

— Laisse-moi seule. Je vais prier le bon Dieu.

L’hiver fut pluvieux. Jasmin passa le temps à jardiner, quand le ciel était propice, à ranger les graines par petits paquets, à réparer les pièges à loirs. Martine ne vint ni à Noël, ni aux Roys. La soubrette écrivit de Paris que la mère de Mme de Pompadour était morte le 24 décembre et que cela peinait beaucoup sa maîtresse. Cependant quelques semaines après elle faisait savoir que la Marquise allait acheter la terre de Crécy, près de Dreux, et se disposait à replanter le parc et refaire les ailes du château. Elle ajoutait : « Nous retournons à Versailles, car il y a un concert dans trois jours avec Mademoiselle Fel et Monsieur Jeliotte, et Madame de Pompadour tient aussi à présider dans son cabinet d’assemblée aux jeux. J’espère qu’on nous trouvera des emplois pour le parc de Crécy. »

D’autres obtinrent ces places, car Martine n’en parla plus et ses nouvelles devinrent rares.

Ce silence désola Jasmin. Il avait dû confesser au curé de sa paroisse sa faute avec sa promise. Le bon prêtre lui donna l’absolution en l’exhortant à se marier au plus tôt. Il venait de temps en temps rendre visite au jardinier. Parmi les fleurs, il n’aimait que la grenadille, qui est celle la Passion. En été il en cueillit une :

— C’est un miracle du bon Dieu, expliqua-t-il.

Il y a figuré les principaux instruments de la passion. Les feuilles nous représentent l’habit dont les juifs revêtirent Notre Seigneur, et leurs pointes aiguës les épines qui couronnèrent sa tête. Ces petits filets couleur de sang n’est-ce point les fouets qui le flagellèrent ? Cette colonne rappelle celle où il fut attaché.

D’autres jours, le vénérable curé, en dégustant un verre de vin, exhortait l’amoureux à la patience.

— Il faut en avoir chez les grands. Ils ne songent pas tous les jours à leurs sujets et à leurs promesses. Mais vous pouvez être sûr de la fidélité de Martine. Je lui ai enseigné la religion, et je connais son cœur. D’ailleurs la patience est une vertu chrétienne. Combien d’années Job respira-t-il sur son fumier et saint Siméon le Stylite sur sa colonne ? Ils ne vivaient pas comme vous parmi les roses.

En octobre Jasmin n’alla point aux vendanges. Un jour de ce mois que la mère Buguet entrait chez elle avec une citrouille sous le bras :

— On dirait que tu portes la roue de la fortune, lui jeta Jasmin.

— Il vaut mieux la tenir que de courir après sur les routes de Paris et Versailles !

La vieille avait fini par souhaiter que son fils n’épousât point Martine.

— On dit pis que pendre de Mme d’Étioles, insinua-t-elle. Des gens de condition qui traversaient Melun, il n’y a pas longtemps, racontaient que c’est une intrigante de basse naissance qui fait la honte de la France, qu’elle est la fille d’une maquerelle et d’un voleur !

— Ils ont menti ! hurla Jasmin rouge de colère. J’eusse été là que j’aurais arraché leur langue ! Le Roi admettrait-il pareille femme à la cour !

— Comme te voilà !

Il ne se passait rien que de banal dans le village. Eustache Chatouillard vint annoncer son mariage avec la fille d’un ébéniste de Corbeil et invita Jasmin à la noce. Il y alla. Quelques semaines plus tard, un matin de novembre, des éclats de voix s’élevèrent dans la rue. Tiennette Lampalaire, échappée du château d’Orangis, sautait les ruisseaux avec des bas roses et de jolis souliers à boucles. Accroché à la grille, le vieux marquis, la perruque de travers, les joues rouges, montrait le poing à la garcette. Quand elle se retournait, il lui envoyait un baiser.

— Damnée femelle ! dit Gourbillon à l’agaçante noiraude, tu as eu affaire au vieux marquis !

— Point du tout ! Il me mit bas et souliers, en essayant de vilaines caresses. Mais je suis partie sans qu’il m’en coutât rien !

Le 1er janvier 1747 (il y avait plus d’un an qu’il n’avait vu Martine ! ), Buguet reçut de sa promise une lettre où elle le suppliait d’attendre encore. Mme de Pompadour était si occupée ! Elle préparait le théâtre des petits appartements auquel n’avaient part que trois ou quatre grands seigneurs, des gentilshommes des menus plaisirs et quelques gens de la grande domesticité. « Au surplus, écrivait Martine, Mme de Pompadour n’oublie point le jardinage. Elle vient de terminer deux dessins, qui seront gravés en jaspe vert. L’un représente le trophée qui serait le tien : arrosoir, bêche, ratissoir, serpette. L’autre des amours nus (que n’est-ce toi ! ) cultivant des lauriers. » Martine envoyait des compliments, des vœux, des baisers, d’une écriture toujours plus fine et d’un style plus relevé.

— Elle devient bien évaporée, soupira la Buguet.

Jasmin eut un geste triste et l’année s’achemina vers Pâques par les temps d’averses et de neiges.

Buguet envoyait à Martine des épîtres brûlantes où il décrivait son impatience : « Tout me semble lugubre ici, je n’attends plus les fleurs et les fruits des arbres, mais bien ta venue, car c’est elle seule qui ferait ma joie. Je ne lis plus les livres de M. de la Quintinye, bien que j’aie beaucoup à y apprendre encore pour le temps où je serai chez Mme la marquise, un temps qui m’apparaît comme le paradis au bout de la vie. Tu devrais en hâter l’arrivée. » La soubrette répondait qu’elle ne pouvait rien faire, qu’il était défendu d’interroger les maîtres. « Mais Mme de Pompadour est toujours bien disposée à notre égard, écrivait-elle. Elle va faire construire un château près de Paris. Nous serons les jardiniers et Agathon Piedfin entrera dans les cuisines. Il est toujours aussi bigot et épris de ta Martine. Les autres se moquent de lui. Ils lui offrirent à sa fête un chapelet d’oignons et lui firent manger sans qu’il s’en doutât son pigeon, son saint Esprit, aux petits pois. Il en a pleuré et j’eus pitié de lui. »

Jasmin se sentait envahi par un secret désespoir. Ses joues devenaient maigres, son front soucieux. Il délaissait ses plantes, négligeait son jardin, ne lisait plus que les missives de Martine qu’il portait sur lui, avec le billet paraphé par la Pompadour.

Enfin au bout de l’année, il reçut une grosse nouvelle : « J’arrive à Boissise en avril prochain ; nous nous marierons en mai et nous partirons retrouver Mme de Pompadour. » C’était signé MARTINE en grande écriture joyeuse.

Le mariage eut lieu dans les premiers jours de mai 1748.

La veille, un vendredi, une lourde patache s’arrêta devant la maison du jardinier. Un long personnage maigre en sauta, leste, et pirouetta sur lui-même.

— Buguet ! s’écria-t-il. Buguet ! Est-ce ici ?

Jasmin apparut.

— Agathon Piedfin !

— C’est moi-même ! Mme la marquise de Pompadour me charge d’apporter des présents pour le repas de noce et d’accommoder les mets pendant que les mariés seront à l’église.

Jasmin troublé ne sut que répondre. Sa mère arriva. Elle avait fini par se faire une raison au sujet du départ de son fils. La magnificence de la Marquise la toucha.

Agathon prit dans la patache des paquets enveloppés de linges.

— N’y touchez pas, disait-il.

— Qu’y a-t-il là dedans ? demanda Martine.

— Vous verrez demain !

La tante Laïde poussa des exclamations, fut désolée de ce qu’Agathon ne pût aller le lendemain à l’église. Elle déclara qu’elle resterait avec lui :

— Il ferait beau voir qu’on laissât tout faire à cet aimable jeune homme ! Je renoncerai de grand cœur à la messe, j’écosserai les petits pois et je goûterai les plats pour voir s’ils nous conviennent. Ah ! C’est qu’on n’est pas accoutumé aux sauces qui emportent la goule ! Les épices, c’est bon pour ceux qui ont le goût affadi par le trop de frippe !

Agathon, vêtu avec une certaine recherche, portait un joli bas de soie. Il avait un pied très court, dont il exagérait la petitesse.

Il demanda un tablier pour plumer des chapons. Martine dénoua celui qu’elle portait, en passa la bavette au cou du cuisinier, qui leva les bras et frissonna étrangement en se sentant enveloppé de la toile encore chaude du corps de la soubrette.

Tout le monde travaillait chez Buguet. Tiennette Lampalaire fourbissait avec de la cendre le cuivre d’un poêlon.

— Voilà que ça brille ! dit-elle. M. Agathon pourra y mirer ses oreilles pointues. Tiens ! Il ressemble à une bête en marbre de chez le marquis d’Orangis, comme qui dirait une espèce d’homme qui a des pieds de bouc. Ça court les bois aux trousses des filles. Eh bien ! si M. Agathon voulait être mon mari, je voudrais voir avant s’il a des pieds de chrétien.

Le lendemain tout le village était en rumeur. Le monde disait que la marquise de Pompadour avait envoyé son meilleur cuisinier pour fricoter le repas de noce.

Nicole Sansonnet, la pêcheuse d’anguilles, affirmait que c’était le même qui, à certains jours de fête, inventait pour le Roi quarante plats d’entrée, neuf rôtis, sans compter les desserts.

Le dernier béquillard quitta son escabeau pour voir au passage les élus d’un tel festin.

Il faisait un joli temps de mai. La cloche de la petite église envoyait des sons grêles aux muguets des bois voisins, aux dernières fleurs des pommiers. Des tourterelles roucoulaient dans le parc du marquis d’Orangis.

Le cortège eut peine à sortir de l’église. Tous voulaient saluer Martine. Elle apparut aux derniers accords du petit orgue.

La mariée portait une robe de guingan bise et rose, qui faisait bien valoir son teint ému. Une fantaisie de Jasmin lui avait mis au corsage un bouquet de narcisses. Un petit bonnet blanc la coiffait.

À la maison, Piedfin effeuilla un parterre de pivoines pour en faire un chemin aux mariés. Il posa des gerbes de lys-flamme des deux côtés de la porte. Au retour de la messe, ce furent des cris d’admiration :

— On dirait que c’est fait par un ange, dit la tante Gillot.

Agathon baissait les yeux. Il les releva sur Martine avec une flamme au fond de ses prunelles troubles.

Nicole Sansonnet dilatait ses larges narines du côté des casseroles :

— Oh ! oh ! On en attrape plus avec le nez qu’avec un râteau !

À ce moment la vieille marquise d’Orangis et une de ses cousines passèrent. Ces dames revenaient de la messe de mariage ; en guise de cadeau, elles avaient payé le violoneux, car elles étaient de dure desserre, comme les arbalètes de Coignac. Pratiquant les modes de l’ancien régime, elles se coiffaient de fontanges avec des passes de rayons qui leur mettaient comme des queues de perroquets bigarrés par-dessus le front et donnaient l’air à ces précieuses d’avoir caqueté aux boudoirs de la Maintenon. Elles portaient de raides gourgandines, des engageantes, et sur leurs joues du rouge de Portugal et des mouches, dont l’une se garnissait de petits brillants.

Sans faire attention aux manants qui grouillaient autour d’elles, l’une des marquises regarda le mignon bourdaloue que sa cousine tenait — un vase exquis pris en vue des longueurs du sermon, — en porcelaine de Saxe, avec émaux translucides verts et rouges sur fond blanc.

— Grand Dieu, qu’il est coquet, mais petit !

— Ma bonne, je ferais dans un tuyau de plume sans en mouiller les bords.

L’oncle Gillot à l’intérieur de la demeure de Buguet criait :

— À table ! À table !

On plaça les mariés au milieu. Ils s’assirent en hésitant devant les jacinthes et les primevères qui ornaient leurs assiettes.

Gillot leur trouva l’air de deux corps sans âme.

— Si vous m’aviez vu le jour de ma noce ! s’écria-t-il.

Il se tourna du côté de sa femme :

— Tu t’en souviens, Théodosie ? … Et toi, la Buguet ?

La Buguet haussa les épaules avec un air de résignation et Martine esquissa un sourire vague. La mélancolie l’avait prise tandis qu’elle écoutait l’orgue à l’église. Elle songeait à la chasse de Sénart, à la robe rose de sa maîtresse, au matin de Fontainebleau, et à tout ce qui se passait au fond du cœur de Jasmin. La jeune femme se disait qu’en vérité ce n’était pas elle qu’épousait Buguet. Bien qu’elle fût heureuse du mariage, Martine se sentit presque un regret des artifices dont elle avait usé pour séduire son promis. Il lui semblait qu’une étrangère présidait à la table et que Jasmin, malgré ses rubans blancs à la boutonnière, ne lui appartenait pas.

— Ah ! sans la Marquise la fête serait moins splendide, mais je serais tout à fait contente !

Les convives attaquèrent les andouilles à la pistache qu’Agathon avait apportées. Martine croqua des olives. On n’en avait jamais vu à Boissise-la-Bertrand. Tiennette voulut y goûter. Elle fit la grimace, cracha sous la table.

— Ça ne vaut pas un radis rose, déclara la femme d’Eustache Chatouillard, qui était enceinte à son huitième mois.

— Voilà des radis roses, lui dit Nicole Sansonnet. Avalez-en une poignée avec les feuilles. C’est souverain pour les femmes quand les cheveux de l’enfant commencent à leur tourner sur le cœur.

De son côté Euphémin Gourbillon, pour amuser la société, tirait un petit livre de sa poche et le passait à ses voisins. C’était l’Almanach des cocus.

— L’image représente une « forge à cornes », expliqua-t-il.

La tante Gillot referma le livre avec pudeur, mais son mari s’écria :

— Eh ! Eh ! Ça donnerait des idées !

Tiennette se précipita pour voir. La tante Laïde déclara :

— C’est dégoûtant. Il n’y a que les chiens qui font cela en plein air !

Euphémin reprit le livre et lut quelques épigrammes :

— Pour le mois de janvier !

Quand Dieu bénit le mariage
L’eau devient vin et tout est beau,
Mais lorsque sans lui on s’engage,
Le meilleur vin se change en eau.

L’oncle Gillot se leva :

— Pour toi, Jasmin, l’eau se changera en vin, tout comme aux noces de Cana !

Gourbillon reprit :

— En août :

L’on doit à Dieu le plus beau cierge,
Quand on trouve un objet dont la vertu tient bon.
Mais qui prétend n’épouser qu’une vierge
Peut, sur ma foi, rester garçon.

Martine rougit très fort.

— Ah ! Celui-ci n’est point pour notre mariée, s’écria Cancri. Nous répondons de sa vertu.

Agathon annonça des « pyramides d’Égypte ». Elles étaient faites de rouelles de veau et de jambon hachés menu et épicés. Piedfin les déposa délicatement sur la table.

— Quelles affaires en pointe ! s’écria la Monneau.

— Des Pyramides d’Égypte ! Cela doit être une recette qui date des Grecs, comme le jeu de l’oie, sentencia Gourbillon.

Les invités les trouvèrent délicieuses. Gillot n’avait jamais rien mangé de pareil !

— Es-tu heureuse d’être au service de la Marquise ! dit-il à la mariée.

— Et que Martine doit être contente d’emmener son mari chez pareille maîtresse ! ajouta Cancri.

— Ah, oui, je suis bien contente, soupira Martine.

Elle avait envie de pleurer.

— Tu es heureuse, Martine, murmura Jasmin.

Il embrassa sa femme dans le cou.

— À la bonne heure ! approuva Gillot. C’est pour ça qu’on se marie !

On mangea des chapons du Mans dorés à point. Puis Agathon apporta à bras tendus un cochon de lait croustillant qui tenait un citron entre ses dents. Les pattes étaient enrubannées de blanc.

— Les jarretières de la mariée ! cria Eustache.

Agathon présenta le plat aux époux et d’une voix onctueuse (il avait appris à prêcher ! ) il déclama :

— Martine, ceci vous est offert par tous vos amis de l’office. Qu’il vous plaise de l’accepter !

Il découpa lui-même et chacun se recueillit pour goûter au mets qui sentait la truffe.

— On se croirait au ciel, affirma Tiennette.

Le cuisinier disparut pour préparer le dessert. Gillot fit apporter des bouteilles.

— Eh bien, mon garçon, dit-il à Jasmin, tu ne dis rien, tu ne bouges pas. Il faut boire, un jour de noces, pour se donner des forces ! Voyons, vide ton verre ! Asticote-le, Martine !

— J’ai beau faire, dit celle-ci. Jasmin !

Le marié donna un nouveau baiser à sa femme.

— On pourrait les compter, déclara Martine.

— Ils seront plus abondants ce soir, fit Gillot. N’est-ce pas, la mère Buguet ?

Dans son coin Tiennette avouait :

— Je serai bien contente d’aller en condition à Paris.

— À Paris ? répliqua la Monneau, les graillons de ton espèce n’y manquent point ! Et pour une qui s’en tire honnêtement, combien tiennent boutique su’l’devant ? Ce métier-là n’est pas fait pour t’embarrasser, mâtine !

Rémy Gosset intervint :

— Allons ! allons ! tante Laïde ! Faites pas la rodomont ! On sait que vous avez été ravaudeuse à Paris et que dans un tonneau de ravaudeuse il y a quelquefois place pour deux !

— Oui da, fit la Monneau piquée, et de mon métier j’ai gardé le secret de bien des mollets et la façon de tricoter un bas qui ne déforme pas la jambe d’une belle fille ! À preuve le cadeau que j’ai préparé pour Martine. Tiens, détache la ficelle, petite !

Elle passa un paquet à Tiennette, qui se mit à défaire le nœud avec ses dents.

— Pouah ! s’exclama la fillette, vous avez donc mis ça avec vos fromages ?

— Où que tu voulais donc que je les mette ? C’est la seule armoire qui ferme à clef et où les rats ne peuvent atteindre ! Mais ça ne doit pas sentir si fort, car j’ai pris soin de les mettre avec mon linge sur la planche de dessus et les fromages sont en bas.

— Sentez ! sentez ! dit Tiennette, faisant passer le présent.

Le dessert vint et apparut un « puits d’amour » empli de confiture.

— Un puits d’amour, c’est vraiment pour un repas de noce !

Les mariés durent se serrer la main au-dessus du gâteau. Piedfin servit ensuite des délicatesses qui portaient des noms inconnus : semelles à la Dauphine, bâtons royaux, meringues, biscotiers.

Ces friandises exaltèrent les convives. La tante Monneau poussait des soupirs.

— Quels parfums ! gémissait-elle.

Agathon offrit des vins plus délicats envoyés par la marquise. La femme d’Eustache en avala de telles lampées que son mari lui dit :

— Tu veux donc que notre enfant vienne au monde en nageant ?

Devant ces liqueurs, qu’il trouvait divines, Euphémin s’exclama :

— Vive la Marquise de Pompadour !

— Il y a deux reines au repas, affirma Rémy Gosset, la Marquise et Martine !

— Vive la mariée ! Vive la Marquise ! brailla toute la noce.

Martine devint verte comme si une vipère l’eût piquée.

Jasmin se leva en chancelant. Tiennette silencieuse frappait doucement sur le dos de la mère Buguet qui pleurait à chaudes larmes.

On trinqua. Euphémin Gourbillon prononça un discours. Il parla de la sainteté du mariage.

— T’as l’Almanach des cocus dans ta poche ! interrompit Tiennette.

— Tison d’enfer ! vociféra Gourbillon.

Il acheva sa harangue en appelant la Buguet une heureuse mère ; puis le violoneux vint chercher les mariés pour les conduire à la danse.

Martine était fort attristée des rêveries de Buguet. Afin de le rappeler à elle, en se levant pour aller au bal champêtre, elle songea à la façon dont Mme de Pompadour entamait le menuet.

Prévenus par la musique, le marquis d’Orangis et ses compagnes sortirent pour voir la fête villageoise. Le gentilhomme avait une perruque à la financière qui paraissait lourde à ses épaules. La marquise relevait avec dédain son nez majestueux de Junon où elle avait posé une mouche de jadis, « l’effrontée ».

Jasmin ouvrit le bal avec Martine au bord de la Seine et la marquise dut avouer que la rustaude avait la grâce de l’ancien temps. Laïde offrit la main au vieux Gillot et Tiennette dansa avec tous les garçons, ce qui agaça fort le seigneur d’Orangis.

Tandis que les invités continuaient à sauter sous les tilleuls, les mariés se promenèrent au bord du fleuve.

Jasmin regardait l’eau rosie par le soir tombant.

Martine mit sa joue sur l’épaule de son mari :

— Tu songes à Étioles et à Paris où nous allons nous rendre ?

— Oui, Martine, répondit Buguet qui ne savait pas que la soubrette connaissait les secrets de son cœur.

Des larmes coulèrent sur les joues pâles de la mariée.

— Eh bien, Martine, qu’as-tu ?

— J’ai vu tout à l’heure deux corbeaux passer en criant. J’ai peur.

— Folle, murmura Jasmin.