Le Jardinier de la Pompadour/XI

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Mercure de France (p. 193-206).


XI


Pendant des années, Jasmin soigna le jardin de Bellevue avec un zèle que d’habitude les jardiniers n’apportent point à leur besogne. Du matin au soir il y veillait et les premières lueurs de l’aube le trouvaient l’arrosoir au poing, le râteau à l’épaule, les pieds dans la rosée, au milieu des parterres. Le soir, il se reposait lorsque les ténèbres avaient éteint la dernière tulipe, le dernier œillet.

Fervent disciple de M. de l’Isle, Jasmin voulait que les masses des plantes eussent des profils aussi élégants que les scabellons de marbre ; il voulait les allées propres comme les tapis d’un salon, et aux boulingrins des fraîcheurs d’émeraude. Il dirigeait de minutieux échenillages, chassait les taupes ; il lâcha dans le parc plusieurs vanneaux et des pluviers, après leur avoir coupé l’aile et afin qu’ils prissent les limaces, les taons et les turcs.

Jasmin possédait d’excellents instruments qui luisaient ainsi que des armes, effilés ou tranchants. Certains avaient été forgés avec d’anciennes épées, qui fournissent les meilleurs outils de jardinage. Jasmin les maniait, émondant, faisant tomber les pousses et les rameaux qui compromettaient les symétries. Ce zèle fit répéter par M. de l’Isle le proverbe qui avait cours parmi les gens d’horticulture :

— Les jardiniers étêteraient leur père, s’il était arbre.

Ce disant M. de l’Isle riait.

Buguet eut des attentions précieuses pour les orangers, ses arbres de joie. Il s’en approchait sur la pointe des pieds, caressait légèrement les fruits comme des seins de vierge. Les serres étaient chauffées par des terrines de fer pleines de charbon ardent ou par des poëles d’Allemagne. Jasmin fit ajouter des lampes suspendues, qui répandent une chaleur égale et uniforme.

Il préparait les bouquets pour le corsage de Mme de Pompadour. Il y mettait à la saison beaucoup de muguets et plus tard mariait heureusement les roses de tons différents. Le jardinier glissait ces touffes dans de petites bouteilles masquées de rubans verts et emplies de façon à conserver la fraîcheur des plantes. Il confectionna aussi des « navets » à la mode du temps. Il les creusait d’un coup de couteau et y introduisait des oignons de jacinthes : ce mélange mis à l’eau, on voyait, distraction de l’époque ! croître une jacinthe entourée des feuilles pâles du navet.

Jasmin avait pour mission d’orner les pyramides dans le vestibule d’un blanc de carme où se dressaient les statues de M. Falconnet et M. Adam, qui représentaient la Poésie et la Musique. Il savait par Martine les robes dont la Marquise allait se vêtir. Alors il cueillait des fleurs pour ces toilettes. Les pyramides formaient des colonnes de flammes ou des cônes d’or, des échelles bigarrées ou des autels plus blancs que la Poésie et la Musique. Mme de Pompadour souriait en voyant la couleur de ses atours ainsi répétée.

Les Buguet étaient installés dans une des ailes communes qui entouraient la cour des offices, par où les carrosses entraient avant d’arriver à la cour royale. Leurs lucarnes donnaient sur les boulingrins au milieu desquels, d’un petit bassin rond, fusait un jet d’eau. Plus à droite, c’étaient les jardins du potager avec les murs à espaliers et, derrière, dressant leurs flèches que le vent caressait comme des plumes, s’élevaient en deux salles les peupliers de la Caroline, puis ceux d’Italie. Les Buguet apercevaient aussi la grande allée, couverte d’un tapis de gazon où se dressait la statue de Louis XV par M. Pigalle, et bordée de deux larges chemins ombrés par des tilleuls façonnés en berceaux. C’est par cette allée que Mme de Pompadour, se faisant promener en chaise à porteur, gagnait le mur d’enceinte pour s’enfoncer dans les bois, vers les bruyères de Sèvres.

D’autres fois, au « Cavalier », elle s’habituait à quelque nouveau cheval, et, amazone experte, tournait dans le chemin sablé, autour d’un grand pan de gazon orné d’un cabinet de treillage où Jasmin palissait des volubilis. Mme de Pompadour aimait à se vêtir en rose pour ses exercices d’écuyère et elle rappelait à Buguet son apparition à Sénart. Ou bien, décolletée en carré, des nœuds à la saignée des bras et au creux d’un corset garni de touffes de « soucis-d’hanneton », la Marquise flânant autour des bassins se penchait à leurs bords. Dès qu’elle était partie, Buguet se précipitait : il espérait retrouver par miracle le reflet de la dame, avec ses regards couleur de violette.

Pour plaire au Roi, la Pompadour revêtait les costumes les plus imprévus. Les chroniques disent qu’on la vit en sœur grise. La religieuse eut-elle ce grain de beauté taillé en cœur qu’on appelait « l’équivoque » ? À Bellevue, elle apparut en Diane, les pieds nus lacés dans des brodequins roses, les épaules sortant d’une tunique bleue qui flottait sur ses genoux. La déesse, poudrée à frimas, portait un croissant sur le front. Elle lançait des flèches aux ramiers du parc et lorsqu’elle était adroite, le Roi se précipitait pour voir mourir les bêtes transpercées qui tombaient des branches.

Mme de Pompadour se costumait aussi en jardinière, sous un chapeau de paille doublé de ce bleu qui rendait son visage plus céleste. Elle faisait chanter dans ses nœuds toute la gamme des œillets et partait son panier sous le bras, décolletée, la poitrine offerte au soleil, la chevelure riche, la bouche, délicieusement arquée, creusant des fossettes aux joues en une esquisse de sourire. Jasmin la voyait descendre de la terrasse des orangers ; elle suivait les chemins qui allaient vers la Seine et parfois se penchait pour cueillir.

Un jour, costumée de la sorte, la Marquise fit appeler Jasmin pour l’aider à tresser une guirlande de roses de Bengale. Ils choisirent celles qui étaient dans tout leur feu. Mme de Pompadour dirigeait la besogne. Le garçon intimidé se piqua les doigts. Lorsque la guirlande fut terminée, la belle jardinière et Jasmin l’attachèrent au socle de la statue de Louis XV. Les fleurs éclatèrent autour du marbre de Gênes comme si l’on eût sacrifié un ange et qu’un peu de sang fût resté. Le souverain vint voir et parut flatté.

— Il y a de fort belles fleurs dans le jardin, dit-il en prenant du tabac d’Espagne.

Quelques semaines plus tard Buguet se rendait à une petite ferme située sur la route des Charbonniers, menant de Paris à Versailles. C’était derrière le parc de Bellevue, vers le bois de Meudon. La métairie dépendait du château. De loin le jardinier aperçut Martine et une autre paysanne. Celle-ci était accroupie auprès d’une vache blanche qu’elle trayait. Jasmin reconnut la Marquise. Il s’embusqua dans un buisson et entendit le bruit de frelon bourdonnant que fait le lait en tombant dans le seau. La Marquise, laissant la vache qui rentra seule à l’étable, se leva et courut vers le parc, suivie par Martine. Elles avaient la même taille, des bonnets clairs, des jupes courtes, les bras nus et des corsages semblables, en étoffe de Jouy. Jasmin se rappela avoir vu Martine dans une robe de Mme d’Étioles  ; aujourd’hui la Marquise prenait l’allure de la villageoise. Elles allèrent jusqu’au milieu du verger, puis se séparèrent. Jasmin vit le Roi, en habit rouge, à une petite porte pratiquée près du bosquet de la salle des Marronniers. Martine revint sur ses pas. Alors Buguet la saisit au passage, la baisa avec violence sur le cou, à la gorge et l’entraîna, mi-pâmée, vers la ferme où il n’y avait qu’un petit vacher endormi au soleil.

En hiver Mme de Pompadour arrivait dans son traîneau que conduisait un cocher costumé à la moscovite.

Dans le corridor elle jetait ses sabots, ôtait son toquet de fourrure, son manteau de loup-cervier et elle se précipitait vers les bûches du salon que Martine ranimait avec un soufflet en bois de cèdre.

— Quel froid !

Jasmin apportait les gros bouquets de roses de Noël.

— Elles sont charmantes, disait la Marquise, distribuez-les un peu partout.

Elle désignait les vases de Chine, les coupes en céladon, un singe en porcelaine. Les Buguet fourraient les fleurs dans ces choses élégantes, parmi les pots-pourris d’or qui sur les brèches blanches de la cheminée épandaient des odeurs de violettes et de muscades par leurs couvercles percés d’yeux.

— Vous avez du goût, disait Mme de Pompadour.

Le Roi arrivait plus tard, avec une suite de carrosses, des seigneurs et des musiciens. Un remue-ménage agitait le château. Toutes les cheminées fumaient, la meute faisait rage, les soubrettes égrenaient rapides les marches des escaliers et l’on voyait Piedfin, réveillé dans la chapelle, dégringoler vers les cuisines qui commençaient à s’éclairer des lueurs de graisses tombant sur les sarments rougis.

Jasmin entendait des bruits de vaisselle, d’argenterie, les sons des instruments qui s’accordaient.

Le soir, par une fenêtre, il apercevait en passant Mme de Pompadour debout au milieu de la salle de musique sous les petits lustres qui avaient l’air d’être tenus par les amours ailés voltigeant dans les bleus du plafond. Malgré les fatigues de la journée, en une robe jaune qui bouffait sur ses paniers, la favorite dansait devant le Roi avec un seigneur en habit blanc tout brodé d’or et qui portait sur sa nuque un nœud violet pareil à un immense papillon. Ils levaient un bras en l’air et ils se donnaient la main par-dessus leur tête ; il semblait à Jasmin que leurs pieds glissassent sur les phrases cadencées que lâchaient la basse, le hautbois et les violons.

Il en parla à Martine au moment où ils allaient se coucher. La soubrette avait une robe de laine d’un gris pâle.

— Je pourrais danser comme Madame, dit-elle, mais je n’ai point d’aussi beaux ajustements.

Elle souffla la chandelle. La lune inondait la chambre. À sa clarté Martine parut habillée comme sa maîtresse d’une étoffe lamée d’argent. Elle jeta son bonnet. La nuit la nimba. Alors elle leva le bras, tendit une main à un cavalier invisible et de l’autre souleva légèrement un pan de sa jupe. Elle entama le menuet à la musique des rayons qui frôlaient les arbres du parc.

Jasmin et Martine vécurent ainsi dans un des plus coquets châteaux du monde. Leurs âmes s’étaient assouplies et les plaies qui les faisaient saigner jadis s’effaçaient. Martine n’avait plus de tristesse ni de jalousie. Jasmin n’éprouvait plus de remords. Tous les deux étaient sous le charme de la Marquise.

Mme de Pompadour avait le secret de se faire adorer. D’une nature foncièrement froide, toute de calcul et d’ambition, elle savait pourtant, parmi les grâces et inventions, retenir le Roi : égoïste, volage, ennuyé, hypocrite, il avait besoin d’être charmé et séduit chaque jour. Heureusement, pour suffire à ce qu’elle appelait ce « combat perpétuel », Mme de Pompadour était douée d’un tempérament extraordinaire d’artiste. C’était la plus délicieuse et la plus habile comédienne de son siècle. Si, pour rendre son corps voluptueux — ainsi qu’elle le disait à Mme de Brancas, les hommes mettent beaucoup de prix à certaines choses, — elle usait de philtres d’Orient et de régimes échauffants, qui lui prodiguaient la grimace de l’amour, elle trouvait dans son génie toute la vénusté d’une belle danseuse, la vivacité d’un poète, la raison d’un philosophe ; elle chantait mieux que Mlle Fel et, au clavecin, son jeu était suave. Elle savait dire le conte libertin comme la Scheherazade et voulait ôter au souverain jusqu’au souci de l’État. De cette agitation, qui torturait la favorite (car elle avait au cœur l’angoisse de la disgrâce et aux lèvres le sourire assuré d’une reine), Mme de Pompadour gardait un désir de plaire et un besoin d’attirer. Pour Louis XV, elle s’était faite caresse, et, pour tous, en dehors des heures de tristesse et de terreur qu’elle cachait, elle restait caresse. Avec les serviteurs elle était douce et savait se montrer d’une familiarité enjouée.

Ce qui ravissait Jasmin, c’est que Mme de Pompadour se plaisait au château. « Je suis comme une enfant de revoir Bellevue », avait-elle dit un jour en arrivant par l’allée des tillots. Là elle se livrait toute à la joie de posséder des vases en céladon et des figurines de Saxe, de cultiver des roses, d’être musicienne, d’écrire des choses flatteuses à ses amis, de lire les livres des futurs Encyclopédistes, quelque impromptu de Gressel, un roman de chevalerie, un manuel de droit public. Elle causait de longues heures avec Boucher ou Marmontel et parfois conviait son ministre Machault pour comploter une alliance avec l’Autriche contre le roi de Prusse qui l’avait appelée « Cotillon IV ».

La Pompadour avait converti le Roi aux plaisirs de Bellevue. Fatigué des repas du Grand Couvert, il aimait les soupers fins du joli castel, et se plaisait au bosquet de lilas, sous l’Apollon en marbre de Coustou, à préparer lui-même son café sur une table chantournée. Les King’s Charles de la Pompadour, Inès et Mimi, agitaient dans le soleil leurs grelots d’ or et parfois s’élançaient furieux vers les moutons qui du verger gagnaient la ménagerie, en agitant par la grande allée leurs oreilles transparentes comme des coquillages et en sautant sur leurs sabots qui imitaient le bruit de la grêle. Louis XV et sa maîtresse menaient à Bellevue une vie que le marquis d’Argenson appelait méchamment « à pot et à rôt », mais qui les distrayait infiniment. Certains après-midi d’été, le roi vidait, à l’ombre des érables de Virginie, quelques flacons de vins de Champagne, dont il raffolait, et qu’on lui apportait de la glacière, puis il faisait la sieste dans la petite grotte, par les ouvertures de laquelle le monarque entrevoyait la cascade et les deux nymphes de Pigalle.

Jasmin et Martine entretenaient avec les autres serviteurs de la Marquise de bonnes relations de camaraderie. Le caractère de Buguet le faisait aimer de l’heyduque aussi bien que du surtoutier, du délivreur et du maître queux. Flipotte avait oublié ses premières préventions contre le jardinier. C’était d’ailleurs une excellente fille, un peu libertine et volage, mais que voulez-vous ?

— J’ai un cœur mobile comme le vif argent, avouait-elle.

Flipotte n’était point de ces soubrettes qui feignent des langueurs et des évanouissements comme leurs maîtresses, qui s’imaginent aux antipodes aussitôt qu’elles sont à Grenelle et se croient les plus fines jolivetés des hôtels de leurs patrons. Elle était rustique et gaie, ce qui plaisait à Martine. Cependant elle conservait l’habitude de médire de la Marquise, parlait de cantharides dont usait la favorite pour se rendre plus chaude auprès du roi :

— L’autre fois, elle affirma à Mme du Hausset que Sa Majesté la trouvait un peu macreuse.

— Macreuse ? interrogea Jasmin.

— C’est du gibier de carême, d’un sang très froid, répondit Agathon.

— Comme celui des poissons, s’écria méchamment Flipotte.

Elle ajouta que la Pompadour se fanait, qu’elle prenait du pavot pour dormir et du quinquina, que ses seins deviendraient bientôt pareils à des vessies, surtout à cause de ses fausses couches.

Jasmin protesta. Il revoyait toujours la Marquise telle qu’elle était apparue à Sénart, huit ans auparavant, et ne s’apercevait pas des artifices de toilette, qui, suivant un petit maître, eussent réveillé des yeux morts, fait renaître des dents, embelli des cadavres, ranimé des squelettes.

— Sais-tu, dit-il à Flipotte, qu’on vient de condamner au carcan et aux galères un laquais qui avait dit des sottises de sa maîtresse ?

— Je ne dis point des sottises, mais la vérité !

— La vérité !

— Qu’en sais-tu, toi ? Moi je la vois partout, même sur la chaise percée !

— Dégoûtante !

— Crois-tu qu’elle n’y va point ? Surtout les jours où elle prend de la poudre des Chartreux.

— La poudre des Chartreux fait faire des évacuations surprenantes, conclut Piedfin avec onction.

Martine s’amusait des réparties si salées pourtant de Flipotte. Ensemble elles complotaient des farces à Piedfin, lui envoyant des billets doux, signés de noms inconnus, qui flattaient la vanité du marmiton et le faisaient se noircir les sourcils de fusain et se regarder avec plus de complaisance dans les miroirs.

Agathon avait pris en amitié un jeune négrillon, offert par un amiral à la Marquise, et qui, le regard atone et le front abruti, pouvait à peine tenir avec quelque élégance un parasol. Le cuisinier donnait à son jeune ami des dorioles, il récoltait pour lui les fonds des tasses de chocolat, lavait ses vestes de drap avec une décoction de feuilles de lierre, ainsi que cela se pratique dans certains couvents pour les robes des moines.

— Tu as dû adorer la Vierge Noire à ton monastère ? demanda Martine au défroqué.

— Cela ne vous regarde point. Je catéchise ce jeune Africain et lui apprends à aimer Dieu et à se mettre en garde contre les tentations du diable et celles des filles d’Ève.

Parfois les valets et les gardes organisaient des repas. On s’installait dans le bosquet vert ou dans le cabinet de treillage. Les gens se couchaient sur l’herbe, les femmes près de leurs maris, les amants près de leurs maîtresses, Flipotte à côté du plus bel homme et Piedfin tout seul.

Le marmiton préparait la cuisine en plein air. Il joignait les mains au-dessus des marmites et apportait les plats comme s’il eût présenté le bon Dieu. Flipotte se moquait de lui. Il rougissait sans rien dire, puis, aussitôt les convives assis autour des mets, il racontait son goût pour le théâtre, un goût que tous lui connaissaient pour l’avoir surpris souvent à répéter devant le miroir des cheminées le tic des acteurs. Il récitait des fragments d’Athalie.

— Fallait te faire comédien ! lui dit Martine.

— Ce métier n’est point assez bien vu du ciel !