Aller au contenu

Le Jardinier de la Pompadour/XII

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 207-225).


XII


Un après-midi, Étiennette Lampalaire, appelée par Martine, débarqua à Bellevue. Jasmin l’attendait sur la berge.

La fillette était d’une jeunesse éblouissante. Ses yeux noirs pétillaient, ses cheveux avaient la couleur de l’ébène et, malgré sa mise modeste de villageoise, elle attirait l’attention.

Buguet l’embrassa.

— Te voilà rudement belle ! Il faudra que tu tapes souvent sur les mains, par ici !

Tiennette répliqua, baissant deux longues paupières, qui adoucirent le feu de ses regards :

— Je n’ai point peur.

Elle parla du village, de la Buguet qui s’occupait du jardin et paraissait bien triste. Cette nouvelle fit soupirer Jasmin.

— J’irai la voir, dit-il.

— Ah ! Tu feras bien !

Quant à l’oncle Gillot, il avait eu une attaque et restait paralysé. La tante Laïde Monneau se portait mieux. Elle avait fait de pressantes recommandations à Tiennette, l’exhortant à rester sage et lui affirmant qu’il vaut mieux se contenter de pain et d’eau que de vivre dans la bonne chère aux dépens de l’honneur.

Jasmin conduisait Tiennette par le jardin.

— Que c’est beau ! s’exclama-t-elle. C’est toi qui as fait tout ça ?

— J’y ai travaillé, dit modestement Jasmin.

— C’est-il vrai ce qu’on dit là-bas ? Toutes les fois qu’une feuille tombe, il faut la ramasser et on ôte celles qui jaunissent ? Et sitôt que des traces de pas marquent les allées, on ratisse le sable ?

— C’est vrai.

— Mais pour tout cela il faut être plus de deux !

— J’ai de nombreux aides ! Jamais une plante ne manque d’eau, jamais l’ombre ne la gêne, elle reçoit le soleil à ses heures.

Le château émerveilla à tel point Étiennette qu’elle le prit pour une caserne à cause des domestiques chamarrés et des gardes. Martine arriva et les deux amies échangèrent leurs effusions.

— On se bécote ! railla un mousquetaire qui passait en chenille, petite canne et joli plumet.

Il connaissait les Buguet, s’approcha, s’informa de Tiennette.

— C’est grand dommage, s’exclama-t-il, qu’une aussi belle fille entre au service de la Marquise !

Elle serait mieux à celui du Roi et de son armée !

On rit. Flipotte, qui arrivait au rire comme un chien à l’appel, compléta le groupe.

— Eh oui, continua le mousquetaire, ce serait pitié d’aller au feu des cuisines quand, avec ces yeux-là, elle pourrait enflammer les cœurs d’un régiment !

— Ah ça, monsieur le capitaine, s’exclama Tiennette, je n’ignore pas ce que vaut l’aune de vos flatteries. Pour éviter l’embrouille, sachez que je ne m’embarrasse guère des mirliflores qui se gaussent des filles !

— Bien parlé ! dit Flipotte.

Elle s’adressa au mousquetaire :

— Va-t’en dans le jardin de l’hôtel de Soubise ! Tu trouveras là les vieilles marquises qui se paient les beaux militaires ! Et laisse la vertu en repos !

Le lendemain matin, les oiseaux du parc réveillèrent Tiennette. De la mansarde, elle vit les boulingrins si ras tondus qu’ils lui parurent peints en vert. Çà et là des statues s’élevaient toutes blanches. Ah ! la villageoise en avait vu, des statues, depuis deux jours ! Quelques-unes étaient sans vêtement ! On lui avait dit que des femmes se montraient ainsi à des sculpteurs. Elle n’en croyait rien. Quelle fille serait assez effrontée pour se mettre pareillement devant un homme ? Celle-là en entendrait, des mots de broustille ! Tiennette n’avait jamais laissé couler sa chemise sale sur ses talons avant d’avoir entonné la propre. Il est vrai que sa mère braquait toujours le regard au judas de sa chambrette et que le bon Dieu a l’œil partout ! Mais tout de même n’a-t-il pas mis au monde Tiennette toute nue ?

— Il verrait que j’ai poussé droit, se dit-elle, il n’y a pas de honte à cela !

Après avoir constaté que tout dormait derrière les volets clos, sournoisement l’enfant releva sa grossière chemise au-dessus de ses seins pommés, puis se mira du haut en bas dans les carreaux de vitre. Elle se trouva belle et rougit. Certes, dans ce logis plus d’un miroir étamé n’encadrait pas souvent pareil corps. La pauvrette, en revêtant ses humbles habits, eut la sensation qu’elle cachait un trésor.

— Quand je saurai œillarder, pensa-t-elle, je vaudrai bien une Parisienne !

Pleine d’espoir, elle réveilla Martine :

— C’est-il bientôt que je vas voir la Marquise ?

— Comme te voilà pressée !

— Pourvu qu’elle ne me trouve pas trop mal avenante ! C’est que je n’ai pas ta dégaine. Pour venir j’ai fait raccoutrer mes souliers et Cancri n’y a pas ménagé les clous. J’ai ce matin essayé de me débarbouiller aussi bien que toi. Ma peau reste jaune.

— C’est le hâle ! Tes couleurs te vaudront mille compliments.

— Veux-tu me dire si j’ai les oreilles propres ? Je les ai curées jusqu’au fond.

— Elles sont rouges comme des coquelicots !

— Et mes ongles ? Je les ai raclés tant que j’ai pu, mais le noir ne s’en va pas tout à fait. Ah ! c’est qu’avant de partir j’ai tout fourbi à la cendre.

— Il n’y que les fainéants qui aient les mains nettes !

Un peu avant midi, Tiennette fut conduite au boudoir meublé en perse dorée. Mme de Pompadour était allongée sur une ottomane. Elle lisait des lettres qui s’éparpillaient autour d’elle. Une table à écrire, avec des plumes d’oie, se trouvait à sa portée.

La favorite regarda la nouvelle venue. Tiennette était fort intimidée. Sa poitrine se soulevait, ses joues avaient une fraîcheur de rose.

— Tu te nommes ?

— Tiennette Lampalaire.

La voix de Tiennette, un peu voilée par l’émotion, était jolie.

— Et tu viens ?

— De Boissise-la-Bertrand.

La Marquise, écartant un rouleau de paperasses, se leva.

— Tu as quel âge ?

— Vingt ans.

— Un bel âge ! Et tu es pucelle ? demanda la Marquise en plongeant son regard spirituel et aigu dans les yeux noirs et veloutés de Tiennette.

— Oui, Madame, répondit Tiennette étonnée.

— Tu ne mens pas ? insista la Marquise en levant la tête.

— Non, Madame, je n’ai point menti.

La Marquise avait un costume de sultane : veste turque, serrée aux poignets et au col, mais laissant apercevoir les seins en une ombre lascive et, plus bas, du ventre, par des fentes, crevés libertins que le moyen-âge appelait « portes de chair ».

Tiennette n’osait bouger, regardant les plumes de l’écritoire, ou les dépêches jetées sur l’ottomane.

— Pourtant, dit la Pompadour, on m’avait parlé (car je suis bien renseignée) d’un vieux marquis qui courait à tes trousses ?

— Il ne m’a point eue, je vous le jure, Madame.

La Pompadour se recoucha sur l’ottomane.

— Tu es solide, dit-elle en souriant. Mais je n’ai point de place pour toi en ce château. Tu iras à Versailles.

La physionomie de Tiennette s’attrista tout à coup.

— Que cela ne t’ennuie ! reprit la Pompadour. Tu seras bien traitée et je ne veux faire de toi une maritorne, peste !

— Mais, Madame, il me faudra quitter Martine !

La Marquise éclata de rire :

— Tu la reverras souvent. Tu partiras pour Paris. De Paris on te conduira à Versailles. Et pour que le voyage te semble moins long, Martine et son mari t’accompagneront jusqu’au Pont Royal. Va !


Quelques jours après, par un beau temps de juillet, Jasmin, Martine et Tiennette prenaient le coche d’eau pour Paris. Ils devaient manger à midi à la rôtisserie de la rue Vide-Gousset avec un vieux valet du Roi qui s’appelait Bachelier et un autre qui avait nom Lebel. C’est à ces deux hommes qu’il fallait confier Étiennette. Agathon Piedfin était du voyage, ayant demandé un jour de repos.

Aussitôt arrivé à Paris, Piedfin s’esquiva. Martine alla avec Tiennette commander pour la Marquise des bimbeloteries au « Petit Dunkerque », quai de Conti, au coin de la rue Dauphine. Jasmin les accompagna, mais il quitta les femmes à l’entrée du magasin où le sieur Granchez vendait « sans surfaire tout ce que les arts produisaient de plus nouveau », et il se mit à flâner. Il était neuf heures du matin.

Jasmin prit le Pont-Neuf. Il contempla d’abord la statue équestre d’un roi élevée sur du marbre blanc et que les gens appelaient le « cheval de bronze ». Aux quatre coins du piédestal des hommes en métal, mi-nus, foulaient des cuirasses, des boucliers, des carquois et des casques. Comme c’était jour ouvrier, les deux trottoirs du pont se trouvaient couverts de tentes avec boutiques. Des forains vendaient cent objets pour le populaire. On se bousculait parmi les mendiants, les crocheteurs, les fiacres, les carrosses jaunes aux essieux rouges ; une poissarde poussait sa brouette en criant : « Voilà le maquereau qui n’est pas mort, il arrive ! il arrive ! », un chanteur, hissé sur un tabouret, braillait aux sons d’un violon aigre devant la place Dauphine : bâtie sur l’île de la cité, celle-ci avançait vers le cheval de bronze deux maisons roses aux stores bleus, aux carreaux verts ; l’une faisait le coin du quai des Orfèvres et Jasmin vit à ses fenêtres une belle jeune fille poudrée de blanc qui pendait ses cages.

Mais un carillon tinta, joyeux comme si le ciel lui-même se fût pris à chanter. Ses notes tombaient du campanile doré de la Samaritaine. Buguet regarda les cloches. La Samaritaine avait été reconstruite en 1712 à la seconde arche du Pont-Neuf, du côté du Louvre. Ce bâtiment, édifié sur pilotis, élevait l’eau par une pompe et comprenait trois étages, dont le second se trouvait au niveau du pont. L’avant-corps, en bossage rustique, vermiculé et cintré au-dessus d’un cadran bleu, supportait un groupe représentant Jésus-Christ avec la Samaritaine auprès du puits de Jacob. Le puits était figuré par un bassin en forme de grand vase dans lequel tombait une nappe d’eau sortant d’une coquille à dégueuleux.

Jasmin trouva à la Samaritaine l’élégance du château de Bellevue avec lequel il lui parut qu’elle avait des ressemblances.

— Cette fontaine devrait s’élever au bord de la rivière, là-bas, se dit-il. On dirait vraiment qu’elle est bâtie sur les plans de la Marquise !

Tout y était bleu, blanc et doré, et la femme debout au bord de la coupe souriait au Christ.

La Seine, battue par les bateaux de blanchisseuses, les boutiques à poissons, les barques, jetait ses reflets au petit castel hydraulique, le baisait jusqu’à la toiture, faisait passer sur ses murs des frissons. Les flots qui apportaient pareille joie venaient de Juvisy, de Corbeil, de Boissise. Ils firent songer Jasmin à son passé : il lui sembla qu’un peu de son enfance claire venait avec l’onde lutiner le charmant édifice.

Sous le bassin, il était écrit : FONS HORTORUM. Buguet demanda à un abbé ce que cela voulait dire.

— La fontaine des jardins, répondit-il. Elle fournit de l’eau à celui des Tuileries.

— À ces mots la Samaritaine offrit un charme de plus à Jasmin. Au-dessus du fleuve qui reliait Boissise à Bellevue, elle devint à ses yeux une source de fleurs : il aperçut des lueurs roses dans la nappe qui s’épandait et les petites cloches du faîte furent comme de grosses campanules luisant au soleil.

Enchanté de sa matinée, Buguet fut à midi à la rue Vide-Gousset. Il retrouva dans la rôtisserie Martine, Tiennette et Agathon Piedfin, qui venait d’entrer.

Buguet offrit un verre de vin blanc en attendant l’arrivée des laquais. Ceux-ci ne tardèrent point. Le vieux, Bachelier, était connu de Jasmin. Toujours en noir il se donnait l’air paternel d’un bon curé. L’autre, Lebel, jeune et coquet, entra dans la rôtisserie en faisant des courbettes, esquissa des gestes caressants, l’œil langoureux, la bouche en cœur. Les valets étaient accompagnés d’un abbé et d’un personnage singulier qui se présenta la tête haute, en frisant sa moustache, une épée à la hanche et à l’épaule une perche où pendaient des dindons, des poulets, des cailles et des levrauts.

— Des amis, dit Bachelier d’une voix terne.

On se salua. L’homme à l’épée déposa sa perche dans un coin.

— Ne te trompe pas, dit-il au rôtisseur, et ne fourre pas mon gagne-pain à la broche.

Il ôta son épée, en dardant sur Tiennette un œil plein de flammes ; l’abbé fit un clin d’œil au rôtisseur et la petite compagnie s’installa autour d’une table.

— Le joli morceau ! dit l’homme à la perche en regardant Tiennette. Voilà une fille de corps de garde ! Elle attirerait des recrues à nos boutiques, sous le drapeau armorié, et ferait signer des engagements !

— Mon cher, interrompit Bachelier, elle n’est vraiment point faite pour servir de complice à un vendeur de chair humaine ! Elle est trop jolie et je la conduis à Versailles, où je la mets en sécurité.

— Ah ! protesta le recruteur, je cherche des hommes pour les colonels qui les repassent au Roi. Les jolies enjôleuses servent leur souverain ! D’ailleurs j’ai des sacs d’écus, et puis ma perche : elle excite l’appétit de ceux qui échappent à la luxure !

Le repas fut gai. Le racoleur ne cessait de lancer des regards brûlants à Tiennette. La fûtée ne paraissait pas insensible à l’admiration du beau gars.

— Vous serez heureuse à Versailles, lui dit Bachelier.

Agathon se montrait aux petits soins près de l’abbé. Il lui avoua qu’il avait porté la tonsure.

Le prêtre se prit à rire.

— Nous avons eu la même vocation, dit-il en ricanant.

À la fin du repas il se retira.

— Quel est cet abbé ? fit Jasmin.

— Ce n’est pas un abbé ! s’exclama le racoleur.

Le gaillard, qui s’appelle Mamert Cornet, porte quelquefois l’épée, quelquefois la canne en bois des îles du financier. Je le vis dans la même journée chevalier de Saint-Louis, montreur d’ours et posticheur.

— C’est un comédien ?

— Non, c’est un espion de la Marquise. Nous le disons à vous.

— Tu aurais mieux fait de te taire, dit Bachelier.

— Ah ! reprit le bavard, nous sommes entre nous. Mais la Marquise n’est pas tendre ! Lorsque Mamert pince un libelle sous un manteau, l’auteur, s’il le prend, va à la Bastille ou au Mont Saint-Michel dans d’horribles cachots ! Mamert est un homme redoutable ! Gare à qui tombe dans ses griffes !

— Diable ! fit Agathon.

Cornet rentra, habillé en petit maître. Il était rose et frais comme si au lieu de vin il eût pris du bouillon ambré. Martine remarqua qu’il s’était mis trois dents postiches.

— Vous voilà changé, dit Buguet.

— Oh ! c’est pour aller dans un café de nouvellistes où la soutane n’est pas de mise.

Piedfin regardait le mouchard avec admiration. Les laquais emmenèrent Tiennette. Le racoleur glissa à l’oreille de Bachelier :

— Quand on aura assez d’elle à Versailles, songe à moi.

Il fit tinter son gousset.

— Je paie cher la bonne marchandise.

Il s’inclina :

— Et nous sommes tous les deux fournisseurs du roi !

Les adieux de Tiennette à Martine furent larmoyants.

— Est-ce loin, Versailles ? demandait la jeune fille.

— En carrosse, à peine trois heures, dit Bachelier.

— Défie-toi des galants, insinua Martine.

On se sépara. Mamert Cornet profita d’un instant où Martine était seule pour lui demander un rendez-vous.

— Je suis honnête, dit-elle. Et je vous prie de ne point insister. Si je répétais la chose à Jasmin, il vous casserait les reins.

La vie habituelle reprit pour Jasmin et Martine parmi les dames coquettes, dont les corsages serrés au-dessus des jupes bouffantes avaient l’air de grands cœurs, parmi ces petits-maîtres qui portaient des perruques à l’oiseau royal et se mettaient des bouquets gros comme la gorge d’une nourrice. Mme de Pompadour donnait souvent des fêtes. Et Jasmin prenait grand plaisir à la voir célébrée par les seigneurs orgueilleux dont les habits à pans bouillonnés se mariaient aux massifs et aux parterres, grâce à leurs tons de fleurs de pommiers, de verts réséda et de violettes, fournis d’argent et d’or. Dans les allées, les dames de qualité avaient des airs de cloches parées avec leurs jupes pompeuses sur les paniers et sur les « jansénistes » ; leurs brocarts orfèvrés de pivoines et de coquelicots, les ramages des soies légères, les gerbes peintes sur cotonnade d’Inde — tout cela parsemait le labyrinthe et les salles de verdure de grands bouquets cérémonieux qui enchantaient Jasmin. Les femmes avaient de délicieuses petites têtes poudrées et promenaient sur les boulingrins les regards étourdis de leurs yeux en amande, des yeux « à la chinoise », et leurs nez retroussés «tournés à la friandise». Les gentilshommes faisaient la révérence en portant les mains jusqu’à terre. Dans ce monde chamarré de grâces on se faisait un plaisir, comme l’écrivait un auteur précieux, de se renvoyer l’un à l’autre, à l’aide des zéphyrs, des tourbillons de poudre à la maréchale ou d’ambre gris. Et parfois, flambant des rubans vifs de Lyon, de Gênes ou de Palerme, toute la compagnie dansait la ronde (le Roi aimait cela ! ) par les bosquets du baldaquin ou sous les arbres de Judée. Les danseurs se tenaient à bras très allongés, à cause des paniers en gondole ou à guéridon, et Mme de Pompadour, d’une voix qui faisait songer Jasmin à l’orgue de son église au printemps, chantait :

Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés !

Dans les premières années de son séjour à Bellevue Jasmin aperçut souvent à ces réunions l’abbé de Bernis, qu’il avait entrevu à Étioles. Il le trouva plus replet et d’un air plus grave. Il en fit la remarque.

— Ah ! s’écria Flipotte, il n’en est plus au temps où, lorsqu’on l’invitait, ses amis lui donnaient un petit écu pour payer son fiacre !

— Il vient souvent chez la Marquise, dit Agathon.

— C’est que déjà à Étioles il était du dernier bien avec elle !

Jasmin serra les poings. Mais Martine intervint :

— Non point !

— Comment ! s’écria Flipotte, mais Madame l’appelle son bébé, son poupard, son pigeon !

— Bah ! reprit Martine, j’ai entendu devant Mme du Hausset la Marquise dire que l’abbé de Bernis est un pantin qui l’amuse, et qu’elle l’habillerait et le déshabillerait sans songer à mal. Il va partir pour Venise, où il sera ambassadeur.

Jasmin soupira. Et Agathon avoua que le départ de M. de Bernis le navrait autant que l’avait enchanté celui de M. de Voltaire pour la Prusse.

— Je crois bien, s’écria Flipotte, tu allais jeter de l’eau bénite à la place où M. de Voltaire avait passé. Cela te fait une besogne en moins !

Piedfin haussa les épaules, caressa son menton glabre et regarda les autres avec l’air d’un prestolet qui se croit l’étoffe d’un évêque.

Chaque fois qu’il y avait foule à Bellevue, Mamert Cornet, l’espion, apparaissait parmi la valetaille ou les seigneurs, souvent richement vêtu comme tous les coqueplumets, mousquetaires, dragons, timbaliers qui formaient les suites et les escortes. Piedfin l’avait pris en affection. Il préparait de petits plats pour Cornet, lequel était gourmand, et en échange l’espion lui apprenait des choses de son métier.

Cornet, à chaque visite, poursuivait Martine de ses assiduités, mais la soubrette se défendait. Le mouchard en vint à la moquerie et aux menaces.

— La fidélité est une vertu de village, dit-il.

— Eh bien, je suis villageoise, répliqua Martine, et n’ai point été élevée parmi les grands fripons de Paris.

— Malpeste ! Est-elle gothique ! s’écria Cornet esquissant une pirouette. Mais je te rattraperai, la belle !

Il y avait aussi à Bellevue des représentations théâtrales, des feux d’artifice, des mascarades.

Les mascarades commençaient l’été au crépuscule et se prolongeaient dans la nuit. Jasmin élevait des arcs de fleurs, des portiques parfumés et le soir il regardait passer les turcs, les dominos, les bergères, les arlequins, des gilles, des pèlerins. Les femmes déguisées montraient, sans panier, des corps souples et dansants, et du rire vermeil à la fente des masques. Quand la nuit tombait, Buguet s’employait avec les gens à poser des torches enflammées qui jetaient des reflets sanglants aux ramures et aux soies rayées, à allumer des étoiles de godets rouges, des frises, des lanternes et parfois de grands feux au delà des murs.

Un soir de fête, Buguet s’occupait à l’illumination du bosquet de la cascade ; la Marquise, en bayadère, arriva près de lui, poussant quelques petits cris et suivie de Martine.

— Oh ! comme j’ai mal au pied ! Voyez donc, Martine !

Mme de Pompadour était fort décolletée. Avec le sans-gêne des grands pour les domestiques, elle ordonna à Jasmin :

— Soutenez-moi !

Jasmin hésitait.

— Vite, ou je tombe ! s’écria la Marquise.

Jasmin lui prêta son bras. Tandis que Martine accroupie ôtait son soulier dont elle retirait une épine, Jasmin sentit contre lui respirer la Pompadour. Elle était palpitante, et Buguet dut fermer les yeux pour ne pas être tenté d’embrasser à lèvres folles la nuque qui semblait s’offrir.

L’épine enlevée, la Marquise partit rieuse vers un groupe de masques qui agitaient des castagnettes.

On jouait souvent au théâtre de Bellevue. Le spectacle des petits appartements, qui se donnait jadis à Versailles et au sujet duquel Martine avait écrit à Jasmin, lorsqu’elle était son accordée, y fut transporté. Mme de Pompadour devint la principale actrice. On donna l’Impromptu à la Cour de marbre, Zélisca, le Préjugé à la Mode, les Fêtes de Thalie, Vénus et Adonis, le Devin du village. Ces spectacles étaient mêlés de concerts délicieux. Quelques seigneurs y assistaient, un triolet de velours à la garde de leur épée. Jasmin put se glisser un jour et apercevoir Mme de Pompadour dans le rôle de Vénus. Elle avait le corps, les basques et une grande queue d’étoffe bleue, mosaïqués d’argent et elle brillait aux lueurs d’un soleil éclairé de mille bougies. Elle commandait, d’un sourire étoilé de mouches subtiles où Buguet retrouva l’étincelante séduction qui l’avait charmé dans la forêt de Sénart. Autour de la Marquise, les danseuses — des enfants de dix à quatorze ans — travesties en Plaisirs, portaient des jupes de taffetas blanc tamponnées de gaze d’Italie et parées de fleurs artificielles ; elles firent songer Buguet aux vingt-huit figurines de Saxe que possédait la favorite et qui représentaient des amours déguisés.

Lorsque Mme de Pompadour chantait, Buguet s’approchait du théâtre. Celui-ci résonnait de l’harmonie du clavecin, des violons, des violoncelles, des bassons, des violes, des flûtes et des hautbois. La voix de la Marquise s’élevait au milieu de ces phrases caressantes. Elle montait vers les étoiles. La voix était souple et chaude comme une fleur au soleil. Aux moments passionnés elle faisait frémir Jasmin. Le parfum des plantes qui dormaient autour de lui dans l’ombre achevaient de l’étourdir et il lui semblait qu’il n’était plus du monde.

Martine, qui assistait depuis Étioles aux études vocales de sa maîtresse, l’imitait à ravir.

Et une nuit d’été que toute la maison était couchée, elle osa mener Jasmin dans la grotte que la Marquise venait de quitter.

Assise sur les coussins au milieu desquels la favorite, s’accompagnant sur la mandoline, avait détaillé pour le Roi des airs de Rameau, Martine, dans l’obscurité voluptueuse, chanta pour Jasmin comme Mme de Pompadour.