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Le Jardinier de la Pompadour/XIII

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Mercure de France (p. 226-243).


XIII


Cette année-là, en 1755, un jeune domestique nommé Valère Loriot fut admis au château de Bellevue. Il avait quatorze ans, venait de Lille en Flandre et paraissait garder dans ses yeux le bleu du ciel des carillons. François Boucher le trouva joli : « Il semble, dit-il, que Valère a assisté à la naissance de Vénus. » Il le peignit nu, empoignant des tourterelles dans une cage. Une autre fois il le fit poser avec un carquois au dos et le cothurne au pied.

Valère Loriot fut choyé par Martine, Flipotte, Buguet, et tous accueillirent avec joie ce blondin qui restait gracieux même auprès des statues. La Pompadour l’employa à tenir son parasol ouvert ou la traîne de sa robe.

Quand les maîtres n’étaient point là, Valère, suivant une habitude prise aux canaux de Flandre, gagnait quelque bassin du parc, se déshabillait et se jetait à l’eau. Il était pâle sous la nappe fluide, mais dès qu’il en sortait il avait l’air d’un Adonis éclairé par l’aurore.

Souvent pour amuser l’enfant, quelque domestique donnait l’élan à un jet qui débouchait du tuyau avec des bruits de pétard. Valère y sautait, s’éclaboussait, s’enivrait de fraîcheur, se faisait fouetter, une main protectrice au bas ventre.

Il aimait aussi s’ébattre dans une fontaine ombragée de vignes vierges, au fond d’un cabinet de treillage. Là jaillissaient des bouillons de six pieds de chaque côté d’un petit gradin dont l’onde formait en retombant une nappe circulaire. Aux flancs du gradin montaient des chandeliers d’eau avec trois masques cracheurs à leur gaîne. Tout cela formait un refuge humide, plein de murmures et de sanglots, où la lumière coulait avec des douceurs fuyantes sur le marbre et lui donnait un peu de la lueur dorée des vignes vierges. Valère présentait les épaules, le ventre, les tétons aux cierges hydrauliques ; ils le baisaient, le caressaient, se brisaient sur sa peau vierge en gouttes étincelantes.

Ravi par ces blandices, Valère passait la main sur la nappe d’eau pour la flatter, essayait de rendre leurs cajoleries aux claires chandelles, les entourait de ses bras, les frôlait de son haleine.

Une fois qu’il s’essayait à ce jeu il entendit un bruit et s’étant retourné il vit Agathon Piedfin embusqué derrière le treillage. Rieur, l’enfant envoya un paquet qui inonda les habits du curieux.

— Va te sécher au fourneau ! s’écria-t-il.

Valère découvrit autour d’un autre bassin diverses machines hydrauliques très à la mode dans les jardins royaux. L’une présentait plusieurs oiseaux : ils chantaient quand une chouette se retournait vers eux et cessaient leur ramage dès qu’elle leur montrait la queue. Autour du bord, suspendus sur de minces jets, tournaient des globes argentés qui retombaient en un entonnoir, mais étaient relancés aussitôt et dansaient sur une aigrette de perles.

Ces fantaisies ravirent le garçonnet. Il fit chanter les oiseaux mécaniques, enleva les boules argentées, s’amusant de les voir retomber dans le bassin où lui-même plongeait jusqu’au haut des cuisses et où, surnageant, elles venaient le frôler.

Valère surprit encore Piedfin. Il était tapi derrière la machine.

— Agathon ! s’écria l’enfant, viens-tu jouer aux boules ?

Il sortit de l’eau, une balle dans chaque main : il les levait, formant des anses à la jolie amphore de chair blonde et rose qu’il figurait.

Agathon devint écarlate. Son corps tremblait. La gorge oppressée, il balbutia :

— Je cherche comment on fait chanter les oiseaux.

Il regardait à droite et à gauche, comme pour s’assurer que personne ne venait.

Jasmin parut au bout de l’allée. Alors Agathon s’enfuit en criant :

— Jésus ! Maria ! Jésus ! Maria !

Valère le poursuivit en jetant des mottes de terre. Quand ils arrivèrent près de Buguet, celui-ci se prit à rire.

— En voilà une tenue ! s’écria-t-il. Va te rhabiller, morveux ! Et ne recommence plus !

Puis il regarda Piedfin :

— Eh bien, Agathon, tu trembles. On dirait que tu viens d’échapper à un grand malheur ! Tu ne peut donc plus courir ? C’est-y la fumée des fricots qui t’affaiblit ?

— Non, ce petit drôle m’a fait peur en me voulant atteindre avec des pierres !

— Veux-tu que je lui tire les oreilles ?

— Non ! Non ! Non ! s’écria Piedfin implorant.

La remontrance de Buguet ne produisit aucun effet. Valère devint plus impudique. Au lieu de se rhabiller dans le parc il rentra nu à sa chambre, qui se trouvait près de celles de Buguet et d’Agathon.

— Est-il gentil, dit Flipotte. Depuis que je l’ai aperçu ainsi, le cœur me fond quand il me regarde.

— Il est si jeune ! répliqua-t-on.

— Peuh !

Elle eut l’occasion de constater que Valère, au moindre contact, devenait homme. Comme il rentrait en Adam, il rencontra une chèvre attachée à la grille de la cour. Badinant il la prit par les cornes et se mit à califourchon dessus, dans une attitude de Bacchus. Il caressa la bête au col, se frotta à son poil. Elle baissait la tête, se débattait. Finalement la chèvre désarçonna son cavalier : il se releva riant, gambada, barbouillé de verdure, joyeux, fier et droit comme Priape, le dieu des jardins.

— Je ne le dirai point aux amies, se promit Flipotte.

Valère regagna sa mansarde. Il y entra chantant.

Sa voix caressante fit se pâmer la Tourangelle. La gaillarde était dans la chambre de Martine.

— Qu’il chante bien !

Le refrain cessa brusquement et on entendit Valère crier :

— Allons, Piedfin ! Laisse-moi m’essuyer ! Tu es fou ! Ô le laid ! Lâche-moi !

— Que fait-il ? dit Flipotte en fronçant les sourcils.

Soudain Valère hurla :

— Le sale homme !

Flipotte et Martine accoururent.

— Bouc ! s’écria Martine en apercevant Piedfin.

Flipotte s’élança vers le jeune Valère et l’attira contre elle :

— Pauvre petit !

Valère ouvrait de grands yeux bleus. Il regarda Flipotte en souriant.

Alors Piedfin mit ses mains dans ses poches, releva le nez et siffla aux commères :

— Je ne lui faisais rien ! Peut-on pas être de bons amis ! Dieu défend-il de s’embrasser entre hommes ? Un seul baiser est ignoble, celui de Judas. Et d’ailleurs est-ce que je m’occupe de vous quand vous chuchotez à deux dans le grenier comme des pies borgnesses ?

— Ah ! tu nous crois des gueuses de ton espèce ! répliqua Flipotte. Je vais te servir, défroqué, quelques giroflées à cinq feuilles !

— Effrontée ! Tu paieras ces menaces en enfer !

— C’est toi qui iras chez le diable pour t’achever, mal cuit !

Valère écoutait abasourdi. La figure décomposée du marmiton lui fit peur. Il se frottait à Flipotte, ce qui augmenta la rage de Piedfin.

— Cloaques d’infection, lança-t-il aux femmes, puantes bêtes, pots fêlés, serves de Belzébuth, bourbiers d’immondices, avec le fard dont vous frottez vos figures pour attirer les mâles, pareilles à des écrevisses, vous allez à reculons dans la voie du ciel ! C’est ce qu’un prédicateur m’a dit !

— Ce prêcheur doit être laid comme toi ! interrompit Flipotte.

— Il avait raison de vous honnir, ô vous les viandes pourries que le démon offrit à saint Antoine et sur lesquelles ce saint cracha !

— C’était un bougre de ta sorte !

— Ferme ta bouche, créature, dit Agathon devenu vert, et ne te sers pas pour blasphémer de la langue que Dieu t’accorda pour la prière !

Flipotte se mit à rire :

— Il a une araignée dans sa vieille tonsure.

Elle embrassa Valère d’un air qu’elle essaya de rendre maternel. Alors Agathon vociféra rauque de fureur :

— Débauchées ! Que le diable vous perfore !

Martine s’élança vers le drôle, menaçante :

— Que me reproches-tu, enfin ?

— Comme toutes les femmes (car elles ont toutes sur leur corps un poil de la Reine de Saba ! ) tu es une coureuse, une libertine !

Un soufflet interrompit le marmiton.

— Pouah ! fit-il en se jetant en arrière. La main d’une femelle !

Il se retira dans sa chambre, se tenant la joue comme s’il avait eu mal aux dents.

Flipotte resta avec Valère :

— Je vais rhabiller cet enfant !

Martine rentra chez elle, reprit sa toilette. Mais les deux femmes n’eussent pas été aussi à l’aise si elles avaient pu voir le défroqué frotter sa joue, la parfumer en marmottant des choses qui n’étaient pas des litanies :

— Par saint Barnabé, je ferai chasser ces impies, ces éhontées ! Leur place est chez la Paris, rue de Bagneux, où elles recevront d’abondantes visites et où leur vertu se mesurera au cordon d’Angleterre ! Mais leur présence ici est comme l’ombre de Satan ! Hors d’ici, les vipères, hors d’ici, les diablesses !

Il se mit un peu de poudre :

— Hé ! hé ! Doux Jésus ! Le nigaud de Jasmin ne se doute point que je connais le fond de son cœur, que je sais qui il aime et ce qui le tourmente ! L’homme est faible et stupide. Hé ! Hé ! Au lieu de laisser son âme s’épanouir à la grâce de Dieu, s’enmouracher d’une marquise, d’une maîtresse de roi ! Ce fleuriste est vraiment digne de porter les reliques !

Agathon ricana :

— Et je sais où il cache une signature de Mme de Pompadour sur laquelle il va poser en cachette ses lèvres comme pour narguer les patènes et les baisers de paix ! Je sais où il a mis le gant, et un soulier qu’elle perdit en descendant de sa fliguette ! Hé ! Hé ! grâce aux saints du paradis et aux conseils de mon ami Mamert Cornet, j’ouvre son coffret sans clef et je connais la place d’où l’on peut épier ses simagrées. Hé ! Hé ! je soufflerai le sabbat dans sa vie !

Piedfin roula des yeux troubles :

— Ma conscience est à l’abri ! Je ne dois pas souffrir qu’un amoureux de Mme de Pompadour vive à proximité du Roi. Ah ! si c’était encore quelque petit-maître, plein de jolies fadeurs ! Mais un rustre qui manie la bêche et la serpette ! Le Roi a peur des assassins. Sait-on ce que la jalousie peut provoquer et à quel crime se livrera un brutal épris avec pareille frénésie ? Jésus, Marie, j’aime mon maître et je sacrifierais ma propre vie pour la sécurité du Roi.

Agathon continua en souriant :

— D’ailleurs Cornet m’a assuré qu’en toute circonstance je pouvais compter sur lui ; va donc, Piedfin, va donc !

Le cuisinier sortit de sa chambre, dégringola vers les casseroles, dans lesquelles il se mira en s’ajustant un toquet blanc. Sur la table se trouvaient des andouillettes. Il les compta avec l’allure d’un sacristain qui range des chandelles.


Quelques jours plus tard le défroqué préparait dans la cuisine une liqueur à son usage. À cet effet, il avait cueilli des œillets rouges et en coupait la partie herbeuse. Deux cruches de grès pleines d’eau-de-vie s’alignaient sur un dressoir à côté de lui, avec du sucre royal, de la cannelle fine, du macis, de la coriandre et des clous de girofle.

Buguet vint chercher du vin blanc.

— Ah ! te voilà, Piedfin ! Tu prépares une chose qui sent bon !

— C’est du rossoli.

— Elle est bonne, ta drogue ?

— Le rossoli fortifie le cœur, ranime la mémoire, préserve de la malignité en temps de peste.

Agathon coupait avec vivacité les œillets comme s’il eût ressenti du plaisir à plonger un couteau dans une chair quelconque :

— Assieds-toi, dit-il à Jasmin.

Buguet s’installa. Le défroqué sortit de sa poche un petit calendrier au chiffre de la Pompadour :

— Il est de l’an dernier. Mme de Pompadour le tint plusieurs mois sur sa poitrine. Le veux-tu ?

Jasmin saisit le calendrier, puis il hésita :

— Je ne sais pas si je dois l’accepter.

— Oh ! les choses qui appartiennent à notre maîtresse sont un peu à nous.

— Pourquoi me fais-tu des cadeaux ? Tu as eu avec Martine l’autre jour une querelle qui doit…

— Mince affaire ! Histoire de femmes ! Colères de femmes !

— Tu les détestes toujours ?

— Comme toutes les choses qu’on peut avoir aisément.

— Tu n’es guère aimable !

— Hé ! Hé ! Les laquais qui prennent le droit le porter la montre d’or, de se poudrer, de courir en chenille comme leur maître, séduisent avec aisance les plus belles filles. Il suffit de bourdonner une chanson d’amour à leur oreille et de les inviter à quelque promenade dans une désobligeante azurée. Ce que ces coquins peuvent faire nous l’accomplirions aisément, sans avoir besoin de nous adoniser la figure et par notre seul esprit. Mais ne parlons pas de cela ! J’ai pardonné à Martine. Jésus n’a-t-il point dit : « si l’on te frappe sur une joue, offre l’autre ! » Garde le calendrier, et pour te prouver que je ne t’en veux point je vais t’offrir quelques autres objets qui ont appartenu à notre maîtresse. Oh ! de petites pertintailles sans valeur, mais elles feront plaisir à Martine.

— Pourquoi me donner tout cela ?

— Cela me rappellera l’époque où j’étais au couvent. Nous échangions souvent de minces bagatelles entre frères et cela rendait plus profondes nos liaisons.

— Tu as l’air de t’être plu au monastère. Pourquoi l’as-tu donc quitté ?

Comme toujours Piedfin répondit :

— C’est un mystère.

Et yeux baissés, lèvres closes, il prit l’attitude d’un saint François d’Assises qu’il avait vu sculpté en bois et qu’il aimait à imiter.

— Viens ! dit-il brusquement.

Ils allèrent dans la chambre de Piedfin. Le lit ressemblait à la couche d’un moine. À la muraille pendaient des rameaux, un bénitier, de petits miroirs, l’image d’un saint Sébastien au torse nu, à l’œil pâmé.

— Voici, dit Agathon.

Il sortit d’un tiroir une boucle de corset :

— Elle a servi trois fois.

Puis ce fut une navette à frivolité, un pot à oille, une houpette, un gland d’argent :

— Ce gland provient du costume de Vestale que portait Mme de Pompadour dans Baucis. C’est trop païen. Je ne veux pas garder cet attirail de diable.

Jasmin prit les riens que lui offrait le cuisinier et les porta au coffret qu’il fermait avec soin et où Martine elle-même ne pouvait jeter le moindre regard. Il baisa tous les objets comme il le faisait d’habitude, il sourit au soulier à talon violet, au gant de chevrotin, et rangea près d’eux les cadeaux de Piedfin. Il ferma la boîte et descendit au parc sans voir Agathon qui, retourné à la cuisine, s’y trouvait seul et dansait en faisant des signes de croix.

Quelques jours après le Roi vint avec Mme de Pompadour. Le ciel d’août dorait les cimes des arbres et au loin les blés. Les moulins tournaient. La Seine était paresseuse et le château de Bellevue semblait prêt à s’endormir parmi ses fleurs et ses statues. Mamert Cornet se trouvait du voyage. Il était costumé en piqueur de cerf et portait des gants de vénerie. Il se mêla aux domestiques. Agathon seul le reconnut.

— Le Roi est triste, dit un cocher qui avait conduit le carrosse du monarque. Dans chaque village il a demandé combien on avait depuis un mois creusé de tombes neuves. Il a peur de mourir.

— Dame, fit Agathon, à chacun son tour d’aller au ciel, au purgatoire ou en enfer ! Mais le Roi est-il préoccupé de ces idées ?

— Sa Majesté prédit que les mânes de Ravaillac se réveilleraient un jour et qu’elle mourrait comme Henri IV !

— Ceci est grave et il faut qu’on prenne des précautions, reprit Agathon.

— Est-ce que le Roi s’est fait dire l’avenir ? demanda quelqu’un.

— C’est notre maîtresse qui va chez la tireuse de cartes avec une verrue postiche et un faux nez, répliqua Flipotte !

On rit. Jasmin sortit. Il alla soigner les bêtes : le sapajou attaché par une chaîne d’acier à sa boule brillante, les perroquets verts et rouges avec lesquels se disputait Valère Loriot, tous les oiseaux rares que Mme de Pompadour fit peindre par Oudry, perchés sur un cerisier. Agathon Piedfin disparut avec Mamert Cornet du côté des goulettes. Ils parlaient mystérieusement et le marmiton désigna de loin au piqueur de cerfs certaines places sur les toits des communs du château.


Trois mois plus tard, vers la fin d’octobre l’intendant des domestiques, Collin, vint trouver Buguet et lui dit d’un air ennuyé :

— J’ai une fâcheuse nouvelle à vous apprendre.

— Laquelle ?

— Le Roi vous ordonne de quitter le château avec Martine.

— Quitter le château ?

Jasmin devint blême. Ses jambes flageolèrent. Il dut s’appuyer à un orme.

— Oui, dit l’intendant. Et cela dans les deux jours. Sa Majesté s’apprête à venir et elle ne veut plus vous voir ici.

— Mais, s’écria Jasmin, le Roi n’est-il point satisfait de mon zèle ?

— Oui !

— Je me lève avant le soleil !

— C’est vrai.

— Que puis-je faire de plus ?

— Il ne s’agit pas de cela, murmura l’intendant.

— Ah ! si je pouvais sacrifier mes nuits, me passer de sommeil et travailler toujours. Mais depuis que je suis ici je n’ai pas pris le temps d’aller revoir ma mère.

— Mon pauvre ami, ceci importe peu au Roi. Ce que j’ai à vous dire est difficile. Je sais combien vous êtes courageux et bon jardinier. Mais vous avez la tête folle, un caractère léger !

— La tête folle !

— Oui. Il est dans votre chambre un coffret et dans ce coffret, que vous croyez fermé à tous, se trouvent vingt objets que vous aller baiser.

Jasmin sursauta :

— Qui l’a vu ?

— Oh ! Ne niez pas. Vous avez été dénoncé. À la cour il faut craindre les envieux et se défier de son ombre ! Il y a des gens qui savent prendre la couleur des murailles pour épier et qui voient à travers tout. On m’a fait monter sur le toit. Je vous ai vu ouvrir le coffret et je viens de confisquer les objets que vous portiez avec tant de passion à vos lèvres : ce papier paraphé, le soulier, le gant, le pot à oille, j’ai tout reconnu.

Jasmin était atterré.

— Un homme amoureux de votre façon peut, à ce qu’il fût expliqué à la police du Roi, devenir jaloux et dangereux. Le Roi redoute les gens dont il n’est pas sûr.

Buguet se prit la tête dans les mains :

— Ah ! hurla-t-il. Quel démon est entré dans ma vie ! Mais vous me rendez fou !

L’intendant s’apitoya :

— Oui, c’est bien malheureux.

— Martine se jettera aux pieds de la Marquise !

Elle lui dira la religion que j’ai pour sa personne, et comme je suis inoffensif ! Elle lui dira que tout mon bonheur est de tailler ses arbres et faire pousser ses fleurs.

Collin haussa les épaules :

— Martine ne sera point entendue et ne reverra pas Mme la Marquise. Ici on n’enfreint pas les ordres. Ils sont formels. J’ai même mission de veiller à ce que vous ne séjourniez pas dans ce pays ni l’un ni l’autre.

— Malheureux que nous sommes ! soupira sourdement Jasmin.

Il s’en fut affolé au fond d’un bosquet et là il pleura longtemps au milieu des feuilles mortes qui tombaient.

— Pauvre garçon ! se dit l’intendant. Il n’a pas même demandé en sa candeur le nom du traître.


Au soir, Buguet se retrouva vis-à-vis de Martine, dans sa chambre. Le crépuscule éclairait tout d’une lueur grise. Derrière les arbres mi-dépouillés une barre cuivrée s’allongeait au ciel triste. Des corbeaux qui avaient été picorer dans la plaine de Billancourt regagnaient les bois de Meudon.

— Martine, dit doucement Buguet en retenant avec peine un sanglot.

— Jasmin ?

— Sais-tu, Martine, ce qui est arrivé ?

— Oui, Jasmin, je le sais. Piedfin est venu me le dire. Il avait l’air navré, le brave garçon !

— Il t’a dit que nous étions chassés ?

— Oui.

— Que tu ne pourrais revoir la Marquise ?

— Oui.

— Que nous devions nous éloigner tout de suite ?

— Oui, Jasmin.

Buguet hésitait. Il jeta son chapeau sur le lit.

— Pauvre Martine, murmura-t-il.

Il embrassa sa femme sur la joue, et la pressa sur son cœur.

— Mon pauvre Jasmin, répliqua la soubrette.

Jasmin regarda par la lucarne le jardin désert où la nuit commençait à descendre. Le fleuriste poussait de profonds soupirs. Il s’approcha de sa femme et d’une voix tremblante :

— Tu sais pourquoi ?

Martine baissa les yeux et murmura :

— Je le sais.

— Dieu !

— Oui, Piedfin me l’a rapporté. Mais ne crains rien. Il m’a affirmé que lui seul le savait parmi les gens, par un hasard divin, a-t-il ajouté.

— Alors pourquoi t’avoir fait cette peine, c’est lâche ! Mais toi ! Ô Martine, Martine, tu dois me maudire !

— Non, Jasmin.

— Et tu ne me chasses pas, toi aussi !

— Je voudrais te reprendre entièrement, au contraire !

— Martine !

— Il y a longtemps que je savais tout.

— Tu dis ?

— Depuis le premier jour, celui des vendanges, après la rencontre dans la forêt de Sénart, j’ai deviné qu’elle t’avait pris.

— Ah ! Ce n’est pas possible !

— Oui, Jasmin.

Buguet avait le vertige comme si un abîme s’était creusé sous ses pieds.

— Et tu voulus de moi ? s’écria-t-il.

— Je t’aimais tant ! dit Martine doucement.