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Le Jardinier de la Pompadour/XV

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Mercure de France (p. 262-276).


XV


Tous ces événements avaient anéanti Buguet. Durant l’hiver, Martine vit son mari penché des jours entiers sur les livres de M. de la Quintinye, mais le soir descendait sur la même page que l’aube avait éclairée. Et qu’importait à Buguet les lois de l’horticulture ! Il avait planté un paradis et il ne pouvait oublier qu’il en était chassé ! Des souvenirs poignants se bousculaient en lui.

Les époux ne parlaient jamais du passé, sentant que des paroles les eussent fait souffrir davantage et que les consolations étaient inutiles.

Mais pour distraire Jasmin, Martine se prit à l’exciter au travail. Émoussant les arbres fruitiers pendant le jour, au soir elle fourbissait les sécateurs, la serpette, l’égoïne, dont la rouille rongeait les lames. Une nuit de gel que la faucille sortait brillante de ses mains, elle dit à Buguet :

— Vois-tu, mon pauvre homme, si tu le veux, nous pouvons aussi nous décrasser de notre misère. Le présent n’est pas pire pour nous que pour les autres. Combien se contenteraient de notre sort ? Avec nos économies et l’argent que nous a laissé ta mère nous possédons mille écus sonnants ! Et puis, Dieu merci, nous avons nos bras !

Jasmin ne dit mot.

— Hier, reprit Martine, en passant devant le parc du marquis d’Orangis, j’ai vu que ses arbres étaient en aussi piteux état que les nôtres. Va lui offrir tes services, que son père ne dédaignait pas.

— J’irai, promit Jasmin.

Les jours passèrent. Il fallait se décider.

— Après les gels poussent les bourgeons, ce sera trop tard, dit Martine.

Par un clair matin de février Jasmin se présenta à la porte du parc.

Depuis que le vieux marquis avait disparu, son petit-fils habitait le château. Insolent et dur, il affectait de ne pas regarder les villageois. Il exigeait des corvées, donnait des coups de cravache et viola, dit-on, une des filles aux Règneauciel.

Ce fut dans le fond de son parc, où il tirait des pics-verts, que Jasmin, conduit par un domestique, aborda le jeune seigneur. Il lui fit ses offres pour façonner le jardin au goût du jour, tailler les arbres :

— Beaucoup de ceux-ci ont été plantés par mon père. Cet érable a plus de quatre-vingts ans. Mon grandpère l’élagua le premier. Son tronc n’a pas un chancre. On le dirait de marbre.

Buguet passa la main sur l’écorce fine et jaspée.

— Il meurt malheureusement par la cime, continua-t-il. C’est dommage. Il faudrait le rabattre.

Le châtelain, qui n’avait pas encore ouvert la bouche, arma son arquebuse et, tirant sur l’érable, fracassa une branche.

— Voilà comment je taille mes arbres, railla le gentilhomme. Mais crois-tu, manant, qu’il soit aisé d’entrer chez un d’Orangis ? Je t’ai écouté trop longtemps. De qui te recommandes-tu ?

— J’ai planté les jardins de Bellevue, sous les ordres de M. de l’Isle, et suis resté près de neuf ans comme jardinier au service de Mme la marquise de Pompadour.

— Et pourquoi la Marquise t’a-t-elle chassé ?

— Je l’ignore, répondit Buguet en baissant la tête.

— Va le lui demander et reviens me le dire.

Le marquis rechargea son arme et regarda le jardinier s’éloigner. L’homme marchait le dos courbé, embarrassé de ses bras qui lui semblaient gourds et lâches.

En rentrant Buguet dit à Martine, d’un ton qu’il voulut rendre indifférent :

— Le marquis est un braque qui taille ses arbres à coups d’arquebuse et n’a que faire de mon travail.

Martine exigea des détails. Jasmin ne put s’empêcher de tout lui raconter, rougissant encore de l’affront.

La paysanne eut une révolte.

— Les nobles, s’exclama-t-elle, les nobles, des égoïstes, des sans-cœur, ils nous piétineraient sans vergogne. Nous ne sommes rien pour eux. Ah ! qui sait, on se vengera !

Ces mots rappelèrent à Jasmin les murmures de la populace qui avaient monté un jour jusqu’à Bellevue.

— Le peuple a aussi ses méchants, dit-il.

Quelque temps après, Buguet se dirigea vers le château de Courances, espérant y trouver l’emploi d’aide jardinier. Il traversa la Seine, grimpa par Vosves, Perthe, Cély. C’était un froid matin où la rosée semblait de lait sous le ciel bleu. L’hiver pluvieux avait empêché de travailler la terre et avancé la pousse des bourgeons. Toutes les fleurs vivaces perçaient déjà les plates-bandes.

Le concierge de Courances ne reconnut pas Jasmin, tant il avait changé. Buguet dut se nommer. L’homme eut un mouvement de plaisir à revoir une ancienne connaissance. Mais son sourire s’effaça bientôt :

— Tu sais, camarade, les gens de la marquise de Pompadour sont vus ici d’un mauvais œil. J’ai le regret de ne pouvoir te garder plus longtemps.

Il fit un pas pour reconduire Jasmin. Celui-ci insista :

— Je ne suis plus à Bellevue. J’ai repris mon ancien métier de fleuriste avec l’aide de ma femme, et comme autrefois je façonne les jardins, je fais des corvées et j’ai pensé qu’en cette saison on pourrait m’occuper.

— En ce cas, c’est une autre affaire. Viens voir le maître jardinier, un nouveau, pas commode.

Il conduisit Jasmin vers les serres ; un homme y donnait des ordres brefs à des jeunes gars occupés à lever les paillassons qui interceptaient le soleil. Buguet lui fit sa demande que le portier appuya en disant :

— Il sait son métier.

— D’où sors-tu ? demanda le maître.

— De Bellevue.

— Je n’ai point de place ici pour les gens qui ont servi chez la catin du Roi. Monsieur le comte me chasserait si je t’embauchais !

Pendant quelques secondes Buguet resta hébété, puis les larmes lui montèrent aux yeux et il s’esquiva comme un voleur, évitant le concierge, qui ne le vit pas sortir.

Cette tentative fut la dernière. À partir de ce jour Buguet s’enferma chez lui. Mais l’ivraie qui avait envahi son jardin étouffait aussi son courage. Il ne s’occupa plus guère que des arbres à fruits.

En août un confiseur de Melun vint chercher ses prunes, qui étaient réputées. En septembre il descendit ses poires fines au marché de Corbeil. Le voyage fut dur, car il faisait du vent et les vaguelettes de Seine se brisaient à l’avant de l’embarcation. À Corbeil, Jasmin regarda au loin, avec amertume, les peupliers qui voilaient Étioles, et son cœur se serra. À la fin d’octobre des marchands enlevèrent ses pommes.

Ils avaient un chaland accoté à la rive. Quand il fut plein ils jetèrent de grandes bâches vertes sur les fruits rouges et blonds et descendirent vers Paris.

Jasmin ne retrouvait plus la force de cultiver des fleurs, sauf pour Martine : quelques violettes en mars, puis des jonquilles ou des bassinets, des croix de Jérusalem et quelques géraniums. Ces plantes ornaient les petits théâtres que Jasmin avait raccoutrés et elles suffirent, avec les fleurs des pommiers et des cerisiers au printemps, puis en automne les flammes des sorbiers et des buissons ardents. D’ailleurs Martine ne sortait jamais sans rapporter un bouquet des champs ; elle excellait à découvrir les places mystérieuses où poussent les orchidées sauvages, telles que l’ophris, qui croît en juin sur les coteaux exposés au levant.

Les Buguet vivaient solitaires. Les pauvres autant que les seigneurs leur faisaient grise mine.

Seul Vincent Ligouy venait quelquefois travailler au verger. Il chantait, et cela faisait rêver Buguet. L’insensé montrait de la tendresse plein ses yeux, dès qu’il entrait et souvent il embrassait la main du jardinier qu’il avait prise brusquement.

Les autres reprochaient aux époux la mort de la mère Buguet. Laïde Monneau, qui gagnait une figure bouffie sous ses cheveux blancs et marchait comme une canne, s’apitoyait dès qu’elle voyait Martine :

— La pauvre défunte ! clamait-elle d’une voix aussi verte que la luzerne. Elle eût vécu encore si on ne l’avait laissée seule ! Moi qui veillais sur elle comme si j’avais été sa fille, je la voyais se manger les sangs tous les jours ! Elle se minait ! Elle se minait !

Quand Jasmin allait porter quelques pauvres chrysanthèmes au cimetière, les gens le dévisageaient avec des yeux sournois.

— Ça l’avance bien à cette heure, la vieille, dit une des Règneauciel. Il fallait lui donner plus de soins pendant sa vie. Les fleurs ne profitent qu’aux abeilles, maintenant qu’elle mange les pissenlits par la racine !

Comme Jasmin ne travaillait plus autant :

— Le fainéant ! disait-on. Il a appris chez les grands à passer de grasses journées pendant que sa mère préparait elle-même son pain noir.

À cause du décès de la mère et des objets du ménage qu’ils durent renouveler, les Buguet furent forcés, dès la seconde année de leur retour, d’entamer fortement leurs économies. Les commandes n’arrivant pas, le pécule s’épuisait. Le fleuriste vendit au prieur de Saint-Guenault, à Corbeil, les livres de M. de la Quintinye, et ses gravures de jardins de propreté aux religieuses Augustines qui voulaient créer des parterres près de leur église de Saint-Jean-de-l’Ermitage. Elles employèrent même Buguet durant quelques jours. Il dut orner les autels et se rappela la façon dont Piedfin formait jadis les bouquets destinés au culte. Le talent qu’il montra le fit rappeler pour garnir des églises et les jardins des curés, à Notre-Dame de Corbeil, à Saint-Léonard et à Saint-Jacques.

Mais ces profits ne suffisaient point à rendre à la maison de Buguet sa petite aisance. D’ailleurs, les dîmes, la gabelle, les corvées augmentaient. L’État saignait le peuple à fond. Les artisans et les laboureurs se plaignaient.

Un maréchal ferrant, qui venait quelquefois chez Jasmin prendre des feuilles et des fleurs de châtaignier pour guérir les chevaux poussifs, racontait les misères des pauvres et la méchante humeur de ceux qui souffraient :

— Les gens deviennent des bêtes, affirmait-il.

Dans le village on accusait les Buguet :

— Ils ont eu leur part à la galette des rois quand ils étaient à Bellevue.

Deux événements aggravèrent cette hostilité.

On apprit par les laquais du marquis d’Orangis qu’Agathon Piedfin était compromis dans une affaire de beugrerie. Les villageois se rappelèrent qu’il était venu à la noce de Jasmin.

Laïde Monneau accourut :

— Quand je pense que j’ai plumé des volailles avec lui ! Mon Dieu ! Ce qu’on risque à se frotter comme ça au premier venu ! Et puis, de vider des chapons tout seul avec une femme, ça peut leur donner des idées, à ces coquins-là !

Vers le même temps le bruit arriva que Tiennette Lampalaire, dont personne ne recevait plus de nouvelles, avait servi au Roi, dans la maison du Parc aux Cerfs, à Versailles.

— Elle est restée longtemps chez le Roi, avait dit un valet du marquis d’Orangis. Puis, attirée par un racoleur, elle est venue fringuer à Paris et fut bientôt la plus délurée danseuse de guinguette connue au Petit-Chantilly et au Grand-Vainqueur. Puis je la vis rue Pierre-au-Lard, criant aux passants : chit ! chit ! le soir, par son volet entr’ouvert.

Le village fut bouleversé.

— C’est-il Dieu possible ! s’écria la tante Monneau. Évertuez-vous à prêcher d’exemple pour éduquer la jeunesse ! C’est pourtant pas les bons conseils qui lui ont manqué ! Pour ma part je l’ai mise en garde contre tous les dangers qui guettent une honnête fille à son arrivée dans le grand monde. Et moi qui un jour l’ai caressée d’un revers de main parce qu’elle venait écouter ce que nous nous disions entre femmes, Rose Sansonnet et moi ! Ah ! faut qu’elle en ait entendu bien d’autres, à Bellevue, pour en arriver là. C’était donc un repaire de paillards et de catins, votre château ?

— Pourtant, dit Rose Sansonnet, elle a eu la bonne fortune la plus relevée, puisqu’elle a couché avec le Roi !

— Peuh ! c’était pas la peine qu’elle aille au catéchisme pour devenir pareille à la marquise de Pompadour !

Jasmin était atterré :

— Que de calomnies ! s’écria-t-il.

Martine, qui en savait plus que son mari, fit un geste vague.

Alors les commères la traitèrent d’entremetteuse.

— On t’a payé cher l’honneur de Tiennette ? Martine se sauva. Des enfants lui lançaient des pierres.

À la suite de ces nouvelles, Éloi Règneauciel et plusieurs de ses amis attaquèrent Jasmin un soir, au bord de la Seine. Il allait sans doute être jeté dans le fleuve quand de violents coups de bâton plurent sur la tête des agresseurs. C’était Vincent Ligouy. Il sentait qu’un danger planait sur Jasmin et il veillait.

Vers la fin d’avril 1764, un matin, Laïde Monneau et Nicole Sansonnet passèrent devant la maison de Buguet. Il faisait un joli temps printanier. Les alouettes planaient au-dessus des champs et la Seine était bleue. Les deux paysannes paraissaient solennelles comme le jour de Pâques.

— Elle a crevé, dit Laïde à Jasmin.

— Qui ?

— La coquine au Roi.

Le jardinier pâlit.

— Oui, dit Nicole, le 15 de ce mois, dans les petits appartements, à Versailles. On ne parle que de cela au marché de Melun. Elle est enterrée, à ce qu’on m’a dit, au couvent des Capucins. La v’là à son tour dans une boîte, celle qui mit tant de monde au cachot !

— On ne dit pas de quoi elle est morte, reprit Laïde. Des femmes comme celle-là on ne sait pas de quoi ça meurt.

— Allez-vous-en ! hurla Buguet.

Il avait l’air si étrange que les deux bavardes obéirent. Alors le jardinier s’affala sur un escabeau.

Toute la douleur retenue au fond de son cœur depuis des années sauta à sa gorge, creva en sanglots.

Maintenant, c’est bien fini ! Toujours Jasmin a espéré. Chaque matin il attendait un billet de Mme de Pompadour. Souvent il avait cru tenir le papier de petit format, doré sur tranche, avec le cachet aux trois tours qui le rappelait… Mais, c’est fini ! Les crachements de sang ont tué la Marquise. Buguet la voit pâle, très pâle, plus pâle qu’elle n’était les lendemains de fête, quand elle buvait du lait d’ânesse.

Elle est morte ! Cela pèse sur Jasmin. Il a le vertige du passé. Une angoisse l’étreint. Il étouffe, ouvre la porte et les fenêtres à l’air qui entre chargé des arômes du printemps.

— Les fleurs ! murmure Buguet. Elle les aimait !

Il sort, la poitrine gonflée, et machinalement cueille sur les petits théâtres des anémones, des primevères, des auricules. Il cueille sans plus penser, sentant le soleil sur son dos, sur ses tempes qui grisonnent. Il cueille d’une main tremblante et verse des larmes dans les calices.

Martine arrive :

— Tu me fais un bouquet ?

Le jardinier, serrant les tiges, cache son visage ruisselant.

— Tu sanglotes, Jasmin ?

Jasmin laisse rouler sa tête sur l’épaule de sa femme.

— Elle est morte, murmure-t-il.

Martine comprend. Elle saisit le bras de Buguet :

— Rentre, il ne faut pas qu’on te voie pleurer !

Elle installe Jasmin près de la table, mais ne trouve point de mots pour le consoler.

— Avons-nous été malheureux ! dit Buguet.

— Que veux-tu ? Nous avons eu nos jours de bonheur. Et tous n’en ont pas dans la vie.

Elle passe le bras autour du cou de Jasmin :

— Mais je te reste !

— Oui, ma bonne Martine, je me plains et tu es là ! J’ai dû souvent te navrer le cœur !

— Non, Jasmin, rien n’est arrivé par ta faute.

— Je t’ai mortifiée, Martine !

— Allons, mon pauvre homme, ne te lamente pas sur des peines passées ! De te voir si chagriné ça me fait du mal, et à notre maîtresse aussi, ajouta Martine très doucement, car maintenant qu’elle est là-haut elle reconnaît ceux qui lui sont fidèles.

— Oui, oui, dit Jasmin d’une voix sanglotante. Elle me pardonnera ma folie. Tu m’as bien pardonné, toi, Martine. Et pourtant il a dû t’en coûter de faire bien des choses…

— C’était pour te forcer à m’aimer. Tout à cet effet m’était doux. Et à vrai dire jamais notre maîtresse ne m’a porté ombrage. Et même, voici la preuve que je ne fus point jalouse.

Martine disparut dans la chambre voisine. Jasmin entendit un bruit de clef. Martine revint avec une gravure qu’elle déroula.

— Elle ! s’écria Jasmin.

— Dieu me pardonne, dit Martine, c’est la seule chose que je volai en ma vie !

C’était la Pompadour en « belle Jardinière », portant sur la tête un chapeau de paille, au bras gauche un panier de fleurs, de la main droite une branche de jacinthe.

Buguet prit l’estampe :

— J’ose la contempler devant toi, Martine. Maintenant ce n’est plus ni lâche ni méchant.

Martine laissa Buguet regarder la gravure, puis elle dit :

— Je veux ce portrait à notre muraille. Nous l’aurons chaque jour devant les yeux.

— Oh ! Martine ! Cela te ferait souffrir !

— Non ! Ce qui peut te consoler ne peut me déplaire. J’aimais aussi la Marquise et de la savoir disparue cela me fait de la peine. Elle était si bonne pour moi. Jamais je ne croirai qu’elle fut cause de nos malheurs.

Quelques jours après l’image ornait la chambre. Jasmin et Martine entretinrent des bouquets de fleurs sous le portrait de leur ancienne maîtresse.

Et la favorite, qui posséda tant de jardins et de parcs splendides, garda, après sa mort, alors qu’elle était oubliée, un parterre que des humbles cultivaient dans un coin de village.