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Le Jardinier de la Pompadour/XVI

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Mercure de France (p. 277-289).


XVI


Depuis des temps éloignés, les Buguet n’avaient cessé d’être la proie du village ; leurs cheveux blancs ne faisaient pas cesser les rancunes, que les rustres, avec des méchancetés de bêtes fauves, transmettaient à leurs enfants.

Quand il se rendait le dimanche à l’église, Jasmin entendait toujours les mêmes propos. On lui reprochait la mort de la mère Buguet, la disparition de Tiennette Lampalaire. Personne n’oubliait que le jardinier s’était vu chassé de Bellevue après avoir été le serviteur de la « putain du Roi ». Les nouveau-nés, à Boissise, paraissaient téter cette haine avec le lait de leurs mères. Les Règneauciel et les Lampalaire se montraient les plus venimeux et les plus hostiles. Ils menacèrent plusieurs fois les Buguet de mort.

Le curé seul venait chez Jasmin avec un bon sourire. Il consolait, prêchait la résignation. Il était maigre et pâle. On disait qu’il avait bien cent ans. Il trouva pour Buguet quelques travaux dans des cures et des couvents.

De son côté Martine allait coudre à Melun chez des bourgeois. Elle rapportait quelques sols. Mais elle était obligée de revenir au bord de la Seine par des nuits où le vent sifflait. Jasmin allait à sa rencontre et ils rentraient sans espérance de jours meilleurs. En hiver, ils se couchaient tôt pour ne consommer ni huile ni chandelle, et ils ne se nourrissaient souvent que de pain d’orge et d’avoine. Jasmin, le dos voûté, rattachait ses semelles avec des cordes pour peiner dans son jardin et Martine, les traits tirés, la mine creuse, finit, quand elle se rendait à Melun, par ressembler à une vieille pauvresse qui va quêter par les chemins.

Les Buguet avaient toujours gardé à leur muraille le portrait de la marquise de Pompadour. Jasmin cultivait quelques fleurs pour composer des bouquets qu’il mettait pieusement sous l’image.

Cette fidélité redoublait l’acharnement du village. Les gens rendaient les pauvres jardiniers responsables des exactions croissantes qui amaigrissaient leurs pitances. On leur montrait le poing :

— Vous recracherez ce que vous avez avalé chez les nobles !

Les paysans récriminaient contre le droit exclusif de chasse, celui de fuies et de colombiers. La dîme les exaspérait.

— C’est pour payer les frais de vos ripailles à Bellevue que nous sommes réduits à manger l’herbe ! criaient-ils aux Buguet.

Ceux-ci protestaient doucement. Jasmin se hasarda un jour à dire que la Marquise avait des goûts de bergère.

— De porchère ! lui fut-il hurlé. Elle a gardé sur terre les cochons du diable et elle les soigne en enfer !

Cependant depuis trente années les événements s’étaient pressés.

Louis XV était mort. La nouvelle reine était une Autrichienne, que personne n’aimait.

En 1789, le bruit se répandit que Louis XVI était ruiné et qu’il voulait demander de l’argent au peuple.

— Tu vois, dirent les paysans au vieux Jasmin, c’est nous qui paierons les violons !

Quelque temps après un des Règneauciel, Pierre, garçon de vingt ans, accourut essoufflé de Melun :

— Le peuple de Paris a pris la Bastille d’assaut ! s’écria-t-il. Ils ont massacré la garnison !

On s’assembla vis-à-vis de l’église. Pierre, qui avait vécu dans la capitale, parla de la liberté conquise. Il voulait aller se battre contre les Suisses et les Allemands du Roi.

À ces nouvelles, le vieux Jasmin vacilla sur ses jambes. Son visage, tout fripé par les rides et qu’encadrait une barbe argentée, devint plus pâle.

— On vit trop ! On vit trop ! murmura-t-il en levant une main tremblante.

Pierre Règneauciel entra chez lui, désigna le portrait de la Pompadour :

— Tu devrais brûler cela !

— Non ! s’écria le vieillard d’une voix rauque.

— Cela te portera malheur !

Les jours suivants, Pierre se promena dans le village avec quelques galvaudeux. Ils donnaient les détails sur l’événement du 14 juillet. Ils mirent des feuilles vertes sur leurs feutres cabossés pour imiter Camille Desmoulins au Palais-Royal : ils remplacèrent bientôt les feuilles par une cocarde rouge et bleue et Règneauciel agita une pique de garde national, qu’un marinier lui avait apportée de Paris.

Bientôt on apprit que les paysans boutaient le feu aux châteaux par toute la France. Jasmin craignit pour celui de Bellevue. Il le voyait avec ses quatre murailles noires, son toit écroulé, les serres détruites, les orangers jetés sur le sol comme les révoltés que la mitraille avait tués le long des murs de la Bastille. Le soir il fouillait l’horizon du côté d’Étioles.

Cependant les événements se calmèrent pour de longs mois. Une ère fleurie semblait renaître. Il vint de Paris quelques vagues espérances. Une fête avait eu lieu au Champ-de-Mars, où le Roi avait embrassé les représentants de la commune et les fédérés des départements. On se répétait jusqu’à Boissise les inscriptions patriotiques de l’arc de triomphe. L’Assemblée constituante ayant aboli les titres, les armoiries, les livrées et les ordres de chevalerie, Pierre Règneauciel affecta d’appeler le seigneur du village « citoyen Orangis ».

Mais peu après les manants virent plusieurs berlines attelées chacune de six chevaux s’arrêter devant le château. Le marquis descendit de l’une d’elles, botté à l’anglaise, sanglé dans un habit vert-dragon, les jambes serrées en une culotte de peau de daim. Il portait un chapeau rond qu’il s’enfonça, d’un geste colère, en pénétrant dans son parc.

Les valets hissèrent de grosses malles dans les voitures. Des villageois vinrent regarder. Les laquais les chassèrent avec furie.

Quand les berlines furent chargées, elles partirent au galop.

Pierre Règneauciel courut derrière le cortège en agitant un vieux pistolet sans amorce :

— Ils émigrent ! Ils émigrent !

Il revint essoufflé devant l’église et cria :

— Vive la nation !

Jasmin hocha la tête :

— Cette fuite ne présage rien de bon.

Ses pressentiments ne le trompèrent pas. On sut que Louis XVI avait fui aussi et que, ressaisi du côté de Varennes, il était sous la garde de la nation.

Pierre Règneauciel, en revenant de Melun, cria plusieurs fois :

— Vive la République !

Beaucoup de paysans ne comprirent pas ce mot. Pierre expliqua que c’était la suppression des rois.

Ses auditeurs frémirent.

— Au moins aurons-nous le pain quotidien ?

— On pillerait !

Puis des bruits de guerre circulèrent. Toute l’Europe, excitée par les émigrés, s’apprêtait à envahir la France. Règneauciel raconta qu’il avait vu des poteaux rouges sur lesquels il était inscrit : « Citoyens, la patrie est en danger. » Il parla de s’engager dans les armées qui allaient se battre à la frontière. Sa pique de garde national ne le quittait plus.

Jasmin entrevit des choses épouvantables. Les châteaux flambaient dans ses rêves. On massacrait les habitants. Il se réveillait hagard, et murmurait :

— Dieu ! qu’il ne lui arrive point de mal !

La vieille Martine savait pour qui son mari craignait. Elle n’osait lui rappeler que la marquise de Pompadour était morte depuis longtemps. Mais quand le jour pointait Buguet se souvenait et disait en hochant la tête :

— C’est fini ! Tout est fini !

En août 1792, l’écho des canons qui avait tonné à travers les Tuileries parvint à Boissise. Buguet trembla pour les beaux arbres et les statues. Au mois de septembre, Règneauciel arriva chez le jardinier.

— On en a massacré des centaines ! s’écria-t-il.

— Des centaines ? demanda Jasmin anxieux.

— Des aristocrates !

Règneauciel se pencha pour regarder Buguet d’un air menaçant :

— Et des suspects !

Règneauciel désigna le portrait de la Pompadour d’un doigt farouche :

— Si celle-là eût vécu, on l’aurait massacrée !

Il cracha sur la Belle Jardinière et partit.

Buguet essaya de courir sur les pas du garçon. Ses mains se levaient pour étrangler l’insolent. Celui-ci, déjà loin, sifflait, le nez en l’air.

Le vieillard suffoqué s’appuya sur le coin de sa table. Puis il prit un coquemar plein d’eau, se hissa d’un mouvement caduc sur une chaise et lava le cadre. Buguet fut heureux de se trouver tout près de la figure au clair regard, au chapeau gaillardement posé sur l’oreille gauche. D’ordinaire ses yeux faibles la voyaient à travers un brouillard. Il embrassa le bas de la gravure et demanda :

— Pardon !

À la fin du mois, Jasmin et Martine virent par la fenêtre Règneauciel qui arrivait, un bonnet rouge sur la tête, en agitant un bâton et escorté de gaillards qui braillaient. Martine se précipita pour fermer la porte. Règneauciel se prit à ricaner.

— La République est proclamée ! s’écria-t-il. Vive la République !

Il poussa la porte.

— Crie donc : Vive la République ! hurla-t-il à Buguet.

Le vieux jardinier de la Pompadour ne répondit pas.

— Vas-tu m’obéir, canaille !

Règneauciel fit mine de vouloir briser le portrait de la favorite. Alors, branlant la tête et d’une voix chevrotante, Buguet murmura :

— Vive la République !

— Plus fort ! s’écria Règneauciel.

Il leva son bâton vers la Belle Jardinière.

— Vive la République ! cria le vieillard de toute la force de ses pauvres poumons.

Règneauciel partit en criant :

— À bas Louis Capet !

L’exécution de Louis XVI épouvanta Jasmin. Dans ses idées, le souverain restait le Roi au visage rose et rond sous la poudre blanche, le Roi à la démarche élégante et ennuyée qu’il avait vu à Bellevue. C’est à ce cou cravaté de dentelles qu’il imagina la raie de la guillotine et, longtemps, son front chauve dans ses mains gourdes, il hoqueta :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Les mois suivants des bruits de guerre et d’échafaud continuèrent à arriver aux oreilles de Jasmin. Les prêtres du pays étaient partis. On raconta que des « Jacobins » avaient fait périr la Reine. Des « brûlements » eurent lieu à Corbeil et à Melun, où l’on faisait flamber tout ce qui rappelait la « tyrannie » et la « superstition » : armoiries, titres, reliques, livres, drapeaux. Règneauciel racontait qu’on accomplissait ces cérémonies au son de la musique et il ne manquait point d’aller acclamer.

— Tu ferais mieux de brûler de la poudre contre les Autrichiens, lui dit Martine.

— Je me fous de toi ! répliqua le sans-culotte.

Des bandes passaient dans les bourgs pillant les églises. L’une d’elles apparut un matin à Boissise. Ces hommes étaient plus de cent et venaient on ne savait d’où. Déguenillés, ils avaient l’air de sortir d’une prison. Des femmes échevelées portaient des bonnets rouges. Tous avaient des piques, des fusils, des sabres. Les villageois se réfugièrent dans les bois de La Mée. Règneauciel se joignit à la bande et la conduisit à l’église.

Buguet et Martine n’avaient pu fuir. Ils s’enfermèrent dans leur maison.

Des cris retentissaient par le village. Martine, qui avait conservé de bons yeux, aperçut une fumée épaisse qui montait du cimetière.

— Ils brûlent les livres de messe, dit-elle, et les catéchismes.

Elle observa par une lucarne. Des coups de feu éclatèrent.

— Ils tirent sur la croix !

Martine crispait ses mains à une poutre, se hissant pour mieux voir.

— Ils décapitent saint Antoine devant la maison de Cancri ! … Ciel, le saint ciboire ! …

Elle fit le signe de la croix.

— Ils jettent les hosties ! Bon Dieu ! Ils outragent la Sainte Vierge !

Martine lâcha la poutre et vint haletante s’asseoir près de son mari.

Les émeutiers entonnèrent un « Dies iræ » qu’ils coupaient des refrains de la « Carmagnole ». Les Buguet entendirent briser les vitres de l’église et le bruit de la cloche qui tombait. Ils prièrent.

Tout à coup, la bande encombra le chemin qui descendait vers la Seine. Jasmin les aperçut par la fenêtre. Ils s’étaient vêtus de chasubles et de surplis qui leur mettaient au dos de l’or et des croix noires. Ils brandissaient le goupillon, les encensoirs, les cierges bénits. La statue de la Vierge était promenée au milieu de leur bande sur un âne et une grosse « Mariane » toute rouge brandissait le petit porc de saint Antoine. Trois hommes sur une planche portaient la cloche. Tous hurlaient. Au milieu, Pierre Règneauciel, coiffé du bonnet phrygien, agitait sa pique au bout de laquelle se trouvait enfilée une toque de curé.

— C’est là ! dit-il.

Il montrait du doigt la maison de Jasmin. Quatre gaillards enfoncèrent la porte. Les Buguet se blottirent au fond de la chambre.

Un homme entra, en chemise déchirée, les mollets nus. Ses yeux brillèrent quand il aperçut la Belle Jardinière :

— La Pompadour, je l’ai connue en ma jeunesse ! J’ai logé à la Bastille pour un pamphlet à cause de cette arrogante Poisson ! Voyez, mes amis ! Je la retrouve !

Il agita un sabre sous la gravure :

— Tiens, crève, grisette formée pour le bordel, comme l’a chanté ton ami de Voltaire, crève, honte de la France !

Il donna trois coups à l’image. Le cadre vola en éclats, le portrait fut déchiré.

— Monstre ! s’écria Jasmin.

Il s’élança, armé d’un couteau, vers le brigand. Mais celui-ci l’arrêta avec la pointe de son sabre et étendit le vieux jardinier sur le sol :

— Ainsi périssent les ennemis de la liberté !

Jasmin râle. Le sang coule sur sa poitrine.

— J’étouffe, dit-il.

Martine se jette sur son mari, déchire sa veste, cherche la plaie.

— Jasmin ! Reviens ! Reviens !

Buguet ne répond pas.

— Jasmin ! hurle Martine.

Il pâlit davantage.

— Reviens donc ! Ah ! Tu reviendras !

Rapide comme à Étioles, elle escalade l’escalier, fait glisser d’un coin du grenier un coffre qu’elle ouvre. Elle en tire une robe rose et la déploie.

Cette robe ! Celle que sa maîtresse portait à Sénart, que Martine mit à Étioles devant Jasmin et que, Buguet vit à la Marquise quand elle dansait à la lueur des étoiles ! Martine s’en revêt ; fanée et fripée, la robe est lâche à la taille, se décollette sur la poitrine vide de la vieille, embarrasse ses pas. Qu’importe ! Martine la prit pour rappeler Jasmin si, un jour, il voulait la quitter ! Et Jasmin s’en va !

Trébuchante, Martine redescend, se précipite sur le blessé. Elle sourit d’une façon étrange :

— Jasmin, reviens donc ! Pourquoi partir ?

La vieille a imité l’accent de Mme d’Étioles. Buguet ouvre les yeux, ses lèvres remuent, il saisit la robe d’un geste vague. Jadis il épandit sur l’étoffe soyeuse des gouttes d’eau. Il la tache de sang. Ses doigts se crispent sur les rubans, s’accrochent aux nœuds. Ses narines paraissent chercher un relent de parfum. Martine roule sa tête sur le corps de son mari en riant aux éclats :

— Je savais bien que tu reviendrais !

Mais la bouche du jardinier reste ouverte, ses yeux deviennent vitreux, ses mains inertes.

Alors Martine se relève avec un sourire édenté ; elle prend un coin de sa robe, et, fardée de sang, poudrée par la vieillesse, elle entame autour de Jasmin le menuet, tandis que, d’une voix brisée, elle chante un air sautillant de Lulli qu’aimait la Pompadour.