Le Jeu des épées/Le Chant de Satan

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Le Jeu des épéesMercure de FrancePoèmes 1887-1897 (p. 232-239).

LE CHANT DE SATAN

À Henry de Groux.

I

Vénus, en robe brodée de chimères d’azur,
Était venue, cette nuit des années tristes du monde,
Rêver à sa naissance et aux destins futurs

Au bord de la mer monotone qui gronde
Sur les grèves et au pied des môles des cités,
Là-bas, où les phares tournent leurs lanternes rondes.

Et lasse de n’être plus et d’avoir été,
En mille temples, la déesse suprême des belles races,
Elle maudissait, dressant ses seins, la nouvelle déité.


Or Satan errait par là, fuyant la trace
De ses pieds fourchus sur l’étendue des sables.
Il blasphémait aussi le dieu pâle de la grâce.

Et quand il vit Vénus sortir de l’ombre comme de la fable
Il sentit bouillir en lui le vin noir de l’ivresse,
Et tordant, les griffes crispées aux lèvres, son râble,

Il sauta de tout son désir sur la déesse
Qu’il ploya sous le pantèlement épouvantable de son amour
Puis, fou de l’espoir d’une progéniture vengeresse,

Satan chanta ainsi jusqu’à l’heure blême du jour.



II



« En cette nuit d’or violet, où sonnent les cithares
Sous les citronniers lourds du fruit des Hesperides,
Je dénouerai tes cheveux où luisent des gemmes barbares.


J’arracherai de tes seins les bandelettes qui les brident
Et je déchirerai ta robe toute brodée de chimères
Qui cache ton corps en fleurs à mes baisers avides.

Et sur les âpres rochers où vient mourir la mer
Je te crierai : Tu es à moi, je suis à toi, déesse !
L’heure est celle, solennelle, qui fiancera nos chairs.

Dans ta bouche rouge j’étoufferai le cri de ta détresse,
Tes bras nus seront sans force contre ma bestiale étreinte,
Tes cuisses ne pourront clore ta rose à mes caresses.

Je suis l’Épouvante qui vient la nuit, sous la feinte
De l’Amour, violer les vierges froides dans leurs couches
Affaissées, le matin, sous une double empreinte.

Ouvre donc le collier de tes bras, donne ta bouche,
Et laisse éclore la fleur suprême de toi-même
Au Dieu dont les doigts sont fous et les yeux louches.

Des tonnerres, semble-t-il, meurent sur la mer extrême.
Des fruits d’or éclatent comme des flammes dans les vergers,
Les astres s’éparpillent sous une main qui les sème.


Je ne sens plus que la double brûlure de tes seins outragés,
Je ne vois plus que tes yeux d’amour où ton âme sombre,
Notre seul rythme est celui de mes reins lourds sur tes flancs légers.

Évohé ! le miracle est accompli de la lumière et de l’ombre !
Un enfant, fils de la terre et de la mer, naîtra de nous,
Qui détruira les villes que sur les côtes l’on dénombre.

Il aura les yeux troubles des prophètes et des fous ;
Son poing fera tourbillonner le septuple éclair de son épée
Vers les trônes où les rois d’or n’oseront mourir debout.

Sa bouche hurlera les strophes de l’épopée
Qui fait bondir les peuples hérissés et hors d’haleine
À l’attaque des portes que les béliers ont en vain frappées.

Son armée tracera un sillage de flamme dans les plaines
D’où ses trompettes répondront la nuit, tonnerre d’or,
Au tocsin qui sonne sur les villes soudain pleines.

Car on verra fuir devant elle, comme devant la mort,
Parmi les lourds chariots cahotant aux ornières,
Des troupeaux d’hommes ayant des signes de sang au corps.


Les torches s’allumeront dans la bourrasque des bannières
Et la tempête des tambours, pour faire flamber jusqu’à Dieu
Les temples où Jésus, tordu, grimace sous les lanières.

Car notre enfant apportera, jeune bousculant les vieux,
La haine de la laideur et le mépris du sacrifice :
Il restaurera le culte de la Lance et de l’Épieu.

Et parce qu’il sera, ô Vénus charnelle, ton fils,
Il aimera, parmi les parfums, les pierreries et les lampes,
Les garçons aux maigres hanches et les femmes aux lourdes cuisses.

Ses fêtes d’or et de sang, déroulées le long des rampes
Des escaliers de ses palais, feront frémir de peur
Les pauvres d’esprit qui dans les cryptes, à genoux, rampent.

Devant son char chantera l’innombrable chœur
Des briseurs d’images et des vociférateurs de blasphèmes,
Au son des tambourins qui palpiteront comme des cœurs.

Les légions des Vaincus, comme les strophes d’un poème,
Évolueront, casquées et cuirassées, à l’entour de son trône
D’où soleil du monde irradiera son diadème.


Et s’il est content, il fera, baissant son sceptre, l’aumône
D’une fête de la chair à ses millions d’esclaves :
Ces nuits-là, ceux qui dorment rêveront à Babylone.

Cuvant leur vin au bord des fleuves pleins d’épaves,
Les villes illuminées insulteront aux astres
De leurs hoquets, de leurs musiques et de leurs masques hâves.

Les femmes seront délivrées de monstres aux pieds des pilastres
Entre lesquels rugira la danse des bacchanales :
Et à l’aurore se liront au ciel des signes de désastres.

Car, ô Vénus, l’Ennemi ne sera pas mort, des anciennes annales.
D’autant plus fort qu’il sera plus faible, comme l’autre enfant,
Il naîtra, connu des seuls bergers qui veillent au fond du val.

Comme l’autre, nimbé de lumière et revêtu de blanc,
Il apportera le pardon de ses mains mortes aux hommes,
Et l’amour sans fin ni bornes de tout son cœur saignant.

Comme l’autre, il sera le vainqueur des dieux que nous sommes,
Et à cette heure-là de notre définitive défaite,
Ô Vénus qui entendis chanter vers toi Athènes et Rome,


Tu retourneras mourir dans les fraîches retraites
De la mer maternelle qui berça ta beauté,
Une aube où Pan, mon père, enjôlait la tempête.

Moi j’irai finir dans les forêts d’été,
Y mordant les glands, les noisettes et les pommes de pin,
Et les loups seuls verront Satan à terre sangloter.

Notre fils (qu’importe ? il ne sera qu’humain,
Et non l’Instinct formidable que tu fus
Et que je serai jusqu’à la honte de demain),

Notre fils sera le dernier de la race des élus
Qui fera peser le joug brûlant de sa révolte
Sur les hommes désormais asservis à Jésus.

Ô Vénus, nous verrons bientôt faucher nos dernières récoltes.



III



Tour à tour triomphale et désespérée
La voix de Satan s’éteignit dans la nuit
Comme celle de la tempête sur la mer empourprée.


Les bras pâles de Vénus se tordaient vers lui,
Et ses lèvres comme des fleurs s’ouvraient à ses mots.
Mais Satan, cerné soudain de centaures, s’enfuit

Vers la forêt tremblant d’un choc sourd de galops
Et vers les antres sonores du chant des derniers faunes,
Et vers la mort où les dieux mêmes oublient leurs maux.

Et Vénus, étendant, blanche sur le sable jaune,
Son corps puissant où brûlait l’infernale semence,
Rêva sous la lune à des rois qu’on détrône,

Jusqu’à ce que l’Aurore, rose dans le silence,
Eût éteint une à une, comme des rêves, les lumières
Dans les cités lointaines, Carthage ou Byzance,

D’où doit surgir un jour le renverseur de pierres
Et le dévastateur de plaines, de forêts et de champs,
Son fils, Orphée du mal, qui sur sa lyre de fer

Épouvantera le monde du tonnerre de ses chants !