Le Jeu des épées/Triomphe

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Le Jeu des épéesMercure de FrancePoèmes 1887-1897 (p. 212-214).

TRIOMPHE

Les cloches ont sonné la fête,
Chant d’allégresse et d’oraison
Sur la grand’ville qui s’apprête
À sourire en chaque maison.

Ce sont banderolles de soie
Des balustres jusqu’aux balcons
Des palais d’où vole la joie
Des éperviers et des faucons.

Car voici revenir le Prince,
Avec trompettes et tambours,
De sa plus lointaine province
Où l’avaient leurré ses amours.


Parmi pennons et pertuisanes
Il caracole en casque d’or
En tête de ses courtisanes
Et des porteurs de son trésor.

Ses fous ont les bras pleins de roses
Qu’ils lancent, en dansant, en l’air
Et fripant leurs marottes roses
Dont les grelots font un bruit clair.

De leurs doigts alourdis de bagues
Ses mignons à léger toquet
S’en vont, jonglant avec leurs dagues
Ou jouant, vifs, du bilboquet.

Au poing des palefreniers nègres
Cent chevaux à caparaçons,
Remuant des plumes allègres,
Piaffent, lustrés de blancs frissons.

Puis, lourd d’épieux et de fascines,
C’est le troupeau des éléphants
Que conduisent de leurs houssines.
Nus comme l’Amour, des enfants.


Enfin, après toutes les bêtes
Qu’escortent, armés de gourdins,
Les dompteurs musclés de ces fêtes,
S’avance, entre les hauts gradins,

Traîné par mille mains d’esclaves
Et salué de mille cris,
Le char de la reine des braves
Dont le peuple entier s’est épris.

Et nul, sauf au seuil de l’église,
Le pauvre mendiant sans yeux,
Ne voit, malgré qu’on dise et lise,
La ville brûler jusqu’aux cieux

Pour avoir trop aimé la femme
Dont la main prête à tout forfait
Brandira l’épée et la flamme
Au front du Prince qu’elle hait.