Le Joueur (Dostoïevski)/X

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 69-78).
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X


Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent un appartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir de ceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquer qu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka était d’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambre de bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la dame de compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres, qu’elle examina sévèrement.

On avait inscrit sur le livre de l’hôtel : « Madame la générale princesse de Tarassevitcheva. »

De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquait quelque meuble qui lui déplaisait et posait des questions inattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance. Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copie de quelque célèbre composition mythologique, et disait :

— De qui, ce portrait ?

Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’une certaine comtesse.

— Comment ? De qui ? Pourquoi ne le sais-tu pas ? Et pourquoi louche-t-elle ?

Le maître d’hôtel ne savait que dire.

— Sot ! dit la babouschka en russe.

Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit de sa chambre à coucher.

— C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.

On défit un peu le lit.

— Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.

La babouschka examina tout attentivement.

— Pas de punaises ? Bien ! Enlevez tout le linge, et qu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’en ferais-je ? Je m’ennuierais, seule là dedans. Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tu auras fini de donner ta leçon aux enfants.

— Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service du général. Je vis ici à mon compte.

— Pourquoi donc ?

— Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin un illustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai dit quelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduire exactement la prononciation de Berlin.

— Et alors ?

— Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint au général, qui m’a donné congé.

— Mais quoi ? Tu l’as donc réellement injurié ? Et puis, quand tu l’aurais injurié !

— Non ; c’est, au contraire, le baron qui m’a menacé de sa canne.

— Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiter ainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’as chassé ! Imbécile ! Vous êtes tous des imbéciles, tous !

— Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sans hauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vous a pas raconté la chose très exactement.

— Et toi, tu as supporté cela ! continua-t-elle en revenant à moi.

— Moi ? Je voulais demander au baron une réparation d’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y est opposé.

— Et pourquoi t’y es-tu opposé ?

— Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit le général en souriant.

— Comment, pas permis ? Et le moyen d’empêcher les hommes de se battre ! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendre le nom de Russe que vous portez. Allons ! soulevez-moi. Et toi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à la promenade, ce fon[1] baron ! Et la roulette où est-elle ?

J’expliquai que la roulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demanda alors s’il y avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute la journée, en quoi consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valait mieux qu’elle vît la chose de ses propres yeux, car la meilleure explication n’en pourrait donner qu’une idée très imparfaite.

— Eh bien ! menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant, Alexis Ivanovitch.

— Comment, ma tante, vous ne prendrez pas d’abord un peu de repos ?

Le général et tous les siens semblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité publique de la babouschka. Cependant ils avaient tous promis de l’accompagner.

— Je ne suis pas fatiguée. Voilà cinq jours que je n’ai pas bougé. Nous irons visiter les sources, et puis ce Schlagenberg… C’est bien cela, dis, Prascovia ?

— Oui, babouschka.

— Et qu’y a-t-il encore à voir ?

— Beaucoup de choses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé.

— Oui, je te vois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à la roulette, dit-elle à sa dame de compagnie.

— Mais cela ne se peut pas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch.

— Quelle bêtise ! Parce que c’est un domestique ? Mais c’est un homme tout de même. Et je suis sûre qu’il désire aussi voir tout cela. Et avec qui pourraient-ils y aller si ce n’est avec moi ?

— Mais, babouschka…

— As-tu honte de moi ? Reste. On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général ! Mais je suis générale moi-même ! Et, en effet, tu as raison, je n’ai pas besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira.

Mais de Grillet insista pour que tout le monde accompagnât la babouschka, et il trouva quelques mots aimables sur le plaisir tout particulier, etc.

On se mit en route.

— Elle est tombée en enfance, répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule, elle fera des folies…

Je n’entendis pas le reste de la conversation. Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de nouveaux projets et reprenait espoir.

Il y avait une demi-verste de l’hôtel jusqu’à la gare.

Le général était un peu rassuré ; pourtant il craignait visiblement la roulette. Qu’allait faire là une vieille impotente ? Paulina et Mlle  Blanche marchaient chacune d’un côté du fauteuil. Mlle  Blanche était gaie, ou du moins affectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiosité de la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dit à l’oreille : « La matinée ne s’achèvera pas sans incident. » Potapitch et Marfa se tenaient derrière le fauteuil. Le général et de Grillet, un peu à l’écart, causaient avec animation ; ce dernier semblait donner des conseils. Mais que faire contre la terrible phrase de la babouschka : « Je ne te donnerai rien ! » Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait plus d’espoir. De Grillet et Mlle  Blanche se faisaient des signes.

Nous fîmes à la gare une entrée triomphale. Les domestiques de l’endroit montrèrent autant d’empressement que ceux de l’hôtel. La babouschka commença par ordonner qu’on la portât dans tous les salons. Enfin, on arriva à la salle de jeu. Les laquais qui gardaient les portes les ouvrirent à deux battants.

À l’extrémité de la salle où se trouvait la table de trente et quarante se pressaient de cent à deux cents joueurs. Ceux qui parvenaient jusqu’aux chaises de cette table sacrée ne quittaient guère leur place avant d’avoir perdu tout leur argent. Car il n’était pas permis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se tenaient debout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaient par-dessus les têtes des joueurs assis ; du troisième rang il y avait des habiles qui réussissaient à poser leur mise. On se disputait à propos de mises égarées ; car il arrive qu’un filou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous leurs yeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est la mienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtout effronté ; il empoche la somme.

La babouschka regardait tout cela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage. Ce fut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir le jeu de plus près. Comment cela se passa-t-il ? je ne sais ; le fait est que les laquais, très empressés, — des Polonais ruinés pour la plupart, — lui trouvèrent aussitôt une place malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On posa le fauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la table pour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelque espérance sur un joueur si excentrique, une vieille femme paralysée ! Je me mis auprès d’elle. Les nôtres restèrent parmi les spectateurs.

La babouschka regarda d’abord les joueurs. Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros jeu, de fortes sommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francs amoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle, ses yeux étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sans compter, à pleines mains, et il gagnait toujours. Les laquais s’agitaient derrière lui, lui offraient un fauteuil, lui faisaient de la place, dans l’espérance d’un riche pourboire. Près de lui était assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forces et humblement ne cessait de lui parler à l’oreille, le conseillant sans doute pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dans l’espérance d’une rémunération. Mais le joueur ne le regardait ni ne l’écoutait, pontait au hasard et gagnait. La babouschka l’observa pendant quelques instants.

— Dis-lui donc, fit-elle tout à coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu et de s’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, il va tout perdre d’un coup.

La respiration lui manquait, tant elle était agitée.

— Où est Potapitch ? Envoie-lui Potapitch. Entends-tu ? — Elle me poussait du coude. — Où est-il donc, ce Potapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elle elle-même au jeune homme.

Je me penchai vers elle, et lui dis d’un ton assez bref que ces manières n’étaient pas admises à la table de jeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute voix, qu’on allait nous mettre à la porte…

— Quel dommage ! Il est perdu, ce pauvre garçon ! Mais il y travaille, certes, lui-même… Je ne puis pas le regarder sans dépit. Quel sot !

Et la babouschka se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémité de la table, on remarquait parmi les joueurs une jeune dame accompagnée d’un très petit homme. Qui était cette espèce de nain ? Peut-être un parent, ou bien s’en faisait-elle suivre pour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame. Elle venait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi et partait ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Elle sortait de sa poche une certaine quantité de pièces d’or, plusieurs billets de mille et pontait tranquillement, froidement, en calculant et en cherchant, au moyen d’opérations tracées au crayon sur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de gain. Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille, quelquefois trois mille francs et s’en allait aussitôt. La babouschka la regarda longtemps.

— Ah ! celle-ci ne perdra pas ! dit-elle. Qui est-ce ?

— Une Française, probablement, lui répondis-je tout bas.

— Ah ! cela se voit… Explique-moi maintenant la marche du jeu.

Je lui donnai les explications les plus claires possibles sur les nombreuses combinaisons de rouge et noir, pair et impair, manque et passe et sur les diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutait attentivement, questionnait sans cesse et se pénétrait de mes réponses.

— Et que signifie le zéro ? Le croupier principal a crié tout à l’heure : « Zéro », et a ramassé toutes les mises. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Le zéro, babouschka, est pour la banque ; toutes les mises lui appartiennent quand c’est sur le zéro que tombe la petite boule.

— Et personne alors ne gagne ?

— Le banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéro on vous payerait trente-cinq fois votre mise.

— Et cela arrive souvent ? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, ces imbéciles ?

— Parce qu’on n’a qu’une chance contre trente-cinq.

— Quelle bêtise !… Potapitch !… Mais non, j’ai mon argent sur moi.

Elle tira de sa poche une bourse bien garnie et y prit un florin.

— Là, mets-le tout de suite sur le zéro.

— Babouschka, le zéro vient de sortir ; c’est un mauvais moment pour jouer sur ce chiffre. Attendez.

— Qu’est-ce que tu racontes ! Mets où je te dis.

— Soit, mais le zéro peut ne plus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez y perdre mille florins.

— Des bêtises ! Quand on craint le loup on ne va pas au bois[2]. C’est perdu ? Mets encore.

Le deuxième florin fut perdu comme le premier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas en place. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautait sur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. La babouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur la table quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.

— Canaille ! s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut donc pas sortir ? Je veux rester jusqu’à ce qu’il sorte ! C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche de sortir !… Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois, autrement nous ne gagnerions rien, même si le zéro sortait.

— Babouschka !

— Mets ! mets ! Ce n’est pas ton argent !

Je mis les deux louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit à sauter plus doucement sur les rayons ; la babouschka était comme hypnotisée et serrait ma main. Tout à coup, boum !

— Zéro ! cria le croupier.

— Tu vois ! Tu vois ! dit vivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même qui m’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir ? Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent ? Potapitch ! Marfa ! Où sont-ils ? Où sont les nôtres, Potapitch !

— Babouschka, Potapitch est à la porte ; on ne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous paye, prenez.

On jetait à la babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans du papier bleu, vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant la babouschka.

— Faites le jeu, messieurs, faites le jeu… Rien ne va plus ! cria le croupier au moment de mettre en branle la roulette.

— Dieu ! nous sommes en retard. Mets ! mets donc vite !

— Où ?

— Sur le zéro, encore sur le zéro ! Et mets le plus possible. Combien avons-nous gagné ? Soixante-dix louis ? Pourquoi garder cela ? Mets vingt louis à la fois.

— Mais vous n’y pensez pas, babouschka ! Il peut rester deux cents fois sans sortir. Vous y perdrez votre fortune !

— Mensonges ! bêtises ! Mets, te dis-je ! Assez parlé, je sais ce que je fais.

— D’après le règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur le zéro. Voilà, j’ai mis les douze.

— Pourquoi ? Ne me fais-tu pas des histoires ? — Moussieu, cria-t-elle en poussant le coude du croupier, combien sur le zéro ? Douze ? Douze ?

Je me hâtai d’expliquer la chose en français.

— Oui, madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaque mise ne doit pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.

— Alors, c’est bien, va pour douze !

— Le jeu est fait ! cria le croupier.

La roue tourna et le nombre treize sortit.

— Perdu !

— Encore ! encore ! encore !

Je ne résistai plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douze nouveaux louis.

La roue tourna longtemps. La babouschka tremblait.

Espère-t-elle sérieusement que le zéro va encore sortir ? me demandai-je avec étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnait sur son visage. La petite boule tomba dans la cage.

— Zéro ! cria le croupier.

— Quoi !  !  ! Eh bien ! tu vois ? me dit la babouschka avec une indescriptible expression de triomphe.

J’étais moi-même joueur. Jamais je ne le sentis plus qu’en cet instant. Mes mains frémissaient, la tête me tournait. Certes, le cas était rare : trois zéros sur dix coups ! Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant, j’avais vu le zéro sortir trois fois de suite.

Tout le monde rivalisa d’amabilité pour la babouschka ; on lui régla son gain avec humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis, c’est-à-dire quatre mille florins et vingt louis.

Cette fois-ci, la babouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus, extérieurement du moins ; elle tremblait, pour ainsi dire, intérieurement.

— Alexis Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettre quatre mille florins, n’est-ce pas ? Eh ! mets les quatre mille sur le rouge.

La roue tourna.

— Rouge ! cria le croupier.

Cela faisait donc en tout huit mille florins.

— Donne-m’en quatre mille et mets les quatre autres mille sur le rouge.

J’obéis.

— Rouge !

— Ça fait douze ; donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. En voilà assez. Rentrons.

  1. Fon, prononciation figurée de von, particule nobiliaire des Allemands.
  2. Dicton russe.