Le Jour de Saint-Valentin/10

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 115-125).


CHAPITRE X.

LA CHANTEUSE.


Mon bon ami, ne lui reproche pas sa joie, elle était triste hier et peut encore l’être demain.
Joanna Baillie.


Le duc d’Albany, comme son royal frère, se nommait Robert. Le nom de baptême du roi avait été Jean jusqu’à son avènement au trône ; la superstition de l’époque observa que ce nom avait toujours été uni au malheur sous les règnes de Jean d’Angleterre, Jean de France et Jean Baliol d’Écosse. Il fut donc convenu que, pour éluder tout mauvais présage, le nouveau roi prendrait le nom de Robert, rendu cher aux Écossais par le souvenir de Robert Bruce. Nous entrons dans ces détails pour expliquer comment il se trouvait dans une seule famille deux frères avec le même nom de baptême, ce qui n’était pas plus qu’aujourd’hui une chose ordinaire.

Albany, à peu près de l’âge de son frère, ne paraissait pas beaucoup plus disposé aux entreprises guerrières que le roi lui-même. Mais, s’il n’avait pas de courage, il avait la sagesse de déguiser et de cacher ce défaut, qui, soupçonné le moins du monde, eût ruiné tous les plans que son ambition avait conçus. Il avait d’ailleurs assez d’orgueil pour suppléer, à la rigueur, au manque de bravoure réelle, et savait assez composer sa figure pour voiler son agitation. Du reste, il avait une grande expérience des cours ; il était calme, froid et rusé, fixant les yeux sur le but où il voulait atteindre lorsqu’il était encore très-éloigné, et ne le perdant jamais de vue, même quand les routes qu’il prenait paraissaient conduire à un point opposé. Pour l’extérieur, il ressemblait au roi, car son port et sa figure étaient nobles et majestueux. Mais il avait sur son frère aîné l’avantage de n’être embarrassé par aucune infirmité ; il était plus léger et plus actif. Ses vêtements étaient riches et graves comme il convenait à son âge et à son rang ; et, de même que son royal frère, il ne portait d’armes d’aucune espèce ; seulement un étui, renfermant plusieurs petits poignards, tenait à sa ceinture la place ordinairement occupée par une dague en l’absence d’une épée.

À l’entrée du duc, le prieur, après une profonde révérence, se retira respectueusement dans un endroit reculé de l’appartement, à quelque distance du siège royal, pour laisser aux deux frères la liberté de s’entretenir sans être gênés par la présence d’une troisième personne. Il est nécessaire de dire que cet endroit était un enfoncement formé par une fenêtre de la façade intérieure des bâtiments monastiques, appelés le Palais, parce qu’ils étaient souvent la résidence des rois d’Écosse ; bâtiments où le prieur logeait dans les temps ordinaires. La fenêtre était située au-dessus de l’entrée principale des appartements royaux, et de là la vue dominait sur le quadrangle intérieur du couvent, formé à droite par le prolongement de la magnifique église, à gauche par un bâtiment où se trouvaient la suite des cellules, le réfectoire, la salle du chapitre et d’autres appartements au-dessous ; car le couvent proprement dit ne dépendait en aucune façon de l’espace occupé par le roi Robert et ses gens. Une quatrième rangée de bâtiments, qui déployaient une noble façade extérieure au soleil levant, renfermait un vaste hospitium pour la réception des étrangers et des pèlerins, et d’autres pièces moins importantes, telles qu’offices, greniers et magasins pour les immenses provisions qui entretenaient la magnifique hospitalité des pères dominicains. En venant de l’intérieur du quadrangle, on trouvait un haut portail placé à l’extrémité d’un passage qui traversait le bâtiment oriental. Ce passage était précisément opposé à la fenêtre où se tenait le prieur Anselme, de manière qu’il voyait sous la voûte, faiblement éclairée par la porte de l’Est qui se trouvait ouverte. Mais, à cause de la hauteur d’où il regardait et de la longueur de ce passage, son œil ne pouvait atteindre qu’imparfaitement le portail extérieur. Il est nécessaire de bien connaître ces localités. Nous revenons à la conversation entre les deux illustres parents.

« Mon cher frère, » dit le roi en relevant le duc d’Albany qui se baissait pour lui baiser la main ; « mon très-cher frère, pourquoi ce cérémonial ? Ne sommes-nous pas tous deux fils du même Stuart d’Écosse et de la même Élisabeth More ? — Je ne l’ai point oublié, » dit Albany en se relevant ; « mais je ne dois pas oublier, dans la familiarité du frère, le respect qui est dû au roi. — Oh : cela est vrai, très-vrai ! Robin, répondit le roi, le trône est comme un roc escarpé et stérile où fleurs ni arbrisseaux ne peuvent prendre racine. Tous les tendres sentiments, toutes les douces affections sont refusés à un monarque ; un roi ne doit pas embrasser un frère… Il n’ose s’abandonner à sa tendresse pour un fils ! — Tel est sous quelques rapports le sort de la grandeur, Sire, répliqua Albany ; mais le ciel, qui a éloigné à quelque distance de la sphère de Votre Majesté les membres de sa propre famille, lui a donné tout un peuple de sujets pour être ses enfants. — Hélas ! Robert, votre cœur est mieux façonné aux devoirs d’un souverain que le mien. Je vois, de la hauteur où le destin m’a placé, cette multitude que vous appelez mes enfants… Je les aime ; je leur souhaite du bien… mais ils sont nombreux, et si loin de moi ! Hélas ! le dernier même d’entre eux a quelque être chéri qu’il peut serrer sur son cœur, et sur lequel il peut répandre la tendresse d’un père ! Mais tout ce qu’un roi peut donner à son peuple est un sourire semblable aux rayons que le soleil accorde aux sommets neigeux des monts Grampians, d’aussi loin et sans plus d’effet. Hélas ! Robin, notre père avait coutume de nous caresser ; et s’il nous grondait, c’était avec un ton de bonté ; pourtant il était monarque aussi bien que moi ; et pourquoi n’aurais-je pas la permission, comme lui, de faire revenir mon enfant prodigue par l’affection plutôt que par la sévérité ? — Si on n’avait pas encore essayé de l’affection, mon souverain, » répliqua Albany du ton d’un homme qui exprime des sentiments qu’il lui répugne d’énoncer, « il faudrait assurément employer d’abord des moyens de douceur. Votre Grâce est à même de juger s’ils n’ont pas été tentés depuis avant long-temps, et si la rigueur et la contrainte ne seraient pas un correctif plus efficace. Il est absolument en votre royal pouvoir de prendre à l’égard du duc de Rothsay les mesures qui vous paraîtront les plus profitables à son avantage futur et à celui du royaume. — Voilà qui est mal, mon frère ; vous m’indiquez le pénible chemin que vous voulez que je suive, sans m’offrir cependant votre appui pour le parcourir… — Mon appui… Votre Grâce peut toujours le demander, répondit Albany ; mais ne dois-je pas être le dernier qui vous conseille d’adopter de violentes mesures contre votre fils et votre héritier ? moi qui devrais succéder à cette fatale couronne, si votre famille venait à s’éteindre, ce qu’à Dieu ne plaise ! Le fougueux March et le hautain Douglas ne diraient-ils pas qu’Albany a semé la dissension entre son royal frère et l’héritier de la couronne d’Écosse, pour frayer le chemin à sa propre famille ?… Non, mon souverain… je puis sacrifier ma vie à votre service, mais je ne dois pas exposer mon honneur. — Vous dites vrai, Robin… vous dites très-vrai, » répliqua le roi se hâtant d’interpréter selon ses désirs les paroles de son frère ; « nous ne devons pas laisser voir à ces puissants et dangereux lords qu’il y a dans la royale famille rien qui ressemble à la discorde. C’est ce qu’il faut surtout éviter ; c’est pourquoi nous voulons encore essayer des mêmes indulgences, dans l’espoir de corriger les folies de Rothsay. J’aperçois de temps à autre dans ce caractère certaines étincelles qui promettent pour l’avenir, et qui doivent faire pardonner le reste. Il est jeune, très-jeune ; il est prince, et dans l’âge des passions. Nous emploierons la patience avec lui, comme fait un cavalier avec un cheval fougueux. Laissez-lui épuiser cette humeur frivole, et personne ne sera plus satisfait de lui que vous-même. Vous m’avez blâmé dans votre bonté d’être trop facile, trop retiré… Rothsay n’a point ces défauts-là. — Je parierais ma vie qu’il ne les a pas, » répondit Albany sèchement.

« Et il ne manque ni de réflexion ni de promptitude, » continua le pauvre roi plaidant la cause de son fils devant son frère. « Je lui ai fait dire d’assister au conseil d’aujourd’hui, et nous verrons comment il s’acquitte de son devoir. Vous reconnaissez vous-même, Robin, que le prince ne manque ni de pénétration ni de capacité pour les affaires quand il veut bien y donner son attention. — Sans doute, il n’en manque pas, Sire, répliqua Albany, quand il veut bien y donner son attention. — C’est ainsi que je l’entends, repartit le roi ; et j’ai le cœur réjoui de vous voir convenir, Robin, qu’il faut encore une fois essayer des voies de douceur avec ce malheureux jeune homme. Il n’a plus de mère, à présent, pour plaider sa cause, il faut s’en souvenir, Robert. — J’espère, dit Albany, que les moyens les plus agréables au cœur de Votre Grâce seront aussi les plus sages et les meilleurs. »

Le duc s’aperçut bien du simple stratagème par lequel le roi s’efforçait d’échapper aux conclusions de son raisonnement, et d’accepter, en feignant de se rendre au désir du duc, une manière d’agir contraire aux intérêts de ce dernier. Mais Albany, tout en voyant bien qu’il ne pourrait faire adopter au roi la ligne de conduite qu’il avait tracée, ne voulut point abandonner les rênes ; il se résolut à attendre une occasion plus propice pour obtenir les sinistres avantages que de nouvelles querelles entre le roi et le jeune prince devaient infailliblement lui procurer.

Cependant le roi Robert, craignant que son frère ne reprît le pénible sujet auquel il venait d’échapper, dit à haute voix au prieur des dominicains : « J’entends le galop d’un cheval. La place où vous êtes domine la cour, révérend père, veuillez voir par la fenêtre, et nous dire qui vient là… n’est-ce pas Rothsay ? — C’est le noble comte de March avec sa suite, dit le prieur. — Ses gens sont-ils nombreux ? demanda le roi. Viennent-ils jusque dans la cour ? »

Au même instant, Albany murmura à l’oreille du roi : « Ne craignez rien. Les Brandanes[1] de votre maison sont sous les armes. »

Le roi remercia d’un signe de tête, tandis que le prieur, toujours à la fenêtre, répondit à la question qui lui était adressée. « Le comte est accompagné par deux pages, deux gentilshommes et quatre valets. Le page le suit dans le grand escalier, portant l’épée de Sa Seigneurie. Les autres font halte dans la cour, et… Benedicite ! que signifie cela ?… Voici une chanteuse ambulante, avec sa viole, qui se prépare à chanter sous les royales fenêtres, et dans le cloître des dominicains, comme elle le ferait dans une cour d’auberge ! Je m’en vais la faire déguerpir à l’instant. — Non, mon père, dit le roi. Permettez-moi de demander grâce pour la pauvre vagabonde. La race errante qui exerce ce que l’on appelle la gaie science est sujette à des privations et à des malheurs qui contrastent étrangement avec ce nom ; et en cela, ces infortunés ressemblent à un monarque que tout le monde salue d’acclamations joyeuses, tandis qu’il demande en vain à leurs familles l’obéissance et l’amour que le plus pauvre villageois est sûr de trouver dans la sienne. Ne chassez donc pas la pauvre musicienne, mon père ; qu’elle chante si elle veut pour les valets et les soldats qui encombrent la cour. Cette distraction empêchera peut-être plus d’une querelle parmi des hommes qui appartiennent à des maîtres si indisciplinés et si ennemis. »

Ainsi parla le prince fort bien intentionné, mais, hélas ! bien faible d’esprit ; et le prieur s’inclina en signe d’obéissance. Au moment même, le comte de March entra dans la salle d’audience, revêtu du costume des cavaliers du temps, avec un poignard à la ceinture. Il avait laissé dans l’antichambre le page qui portait son épée. Le comte était bien fait, d’une belle taille, et d’une agréable figure, avec une forêt de cheveux brun clair, et de brillants yeux bleus qui luisaient comme ceux d’un faucon. On lisait néanmoins sur sa physionomie les indices d’un caractère violent et irritable, auquel sa position, comme haut et puissant seigneur féodal, ne lui avait donné que trop d’occasions de s’abandonner.

« Je suis charmé de vous voir, milord de March, » dit le roi en s’inclinant d’une gracieuse manière ; « vous avez été long-temps absent de nos conseils. — Mon souverain, » répondit March en saluant profondément le roi, et en faisant un salut hautain et plein de contrainte au duc d’Albany, « si j’ai manqué aux conseils de Votre Grâce, c’est que ma place a été remplie par des conseillers plus agréables, et sans doute plus capables. En ce moment je viens seulement dire à Votre Altesse que des nouvelles que j’ai reçues récemment de la frontière anglaise rendent nécessaire que je retourne sans délai dans mes domaines. Votre Grâce a son sage et politique frère pour la conseiller, et le puissant et belliqueux Douglas pour exécuter ses résolutions. Je ne puis vous servir que dans mon pays ; et je me propose, avec la permission de Votre Majesté, d’y retourner sur-le-champ, pour y remplir mes fonctions, comme gardien des frontières de l’Est. — Vous n’agirez pas si mal avec nous, cousin, répliqua le monarque débonnaire. Il y a de mauvaises nouvelles sous vent ; ces malheureux clans de montagnards sont en révolte générale, et la tranquillité de notre cour exige que nous ayons près de nous nos meilleurs conseillers pour délibérer, et nos plus braves barons pour mettre à exécution les décisions que nous pourrons prendre. Le descendant de Thomas Randolph n’abandonnera certainement pas le petit-fils de Robert Bruce dans un pareil moment. — Je laisse avec lui le descendant du fameux Jacques de Douglas, répondit March. Sa Seigneurie se vante de ne jamais mettre le pied dans l’étrier sans que mille hommes montent à cheval avec lui pour former sa garde personnelle, et je crois que les moines d’Aborbrotock peuvent jurer que c’est vérité. Il sera certainement plus facile à tous les chevaliers de Douglas d’étouffer une rébellion de bandits montagnards, qu’à moi de résister aux archers anglais et à la valeur de Henri Hotspur ? D’ailleurs, voilà Sa Grâce le duc d’Albany, si jaloux de veiller sur votre auguste personne, qu’il ordonne à vos Brandanes de prendre les armes quand un respectueux sujet s’approche de votre résidence avec une dizaine d’hommes d’armes, c’est-à-dire avec une aussi pauvre suite que le moindre des barons qui possèdent une tour et mille acres de bruyères. Quand de telles précautions sont prises sans qu’il y ait la moindre apparence de danger… car j’espère qu’on n’avait rien à craindre de moi… votre royale personne sera certainement défendue comme il faut dans un péril réel. — Milord de March, dit le duc d’Albany, les moindres barons dont vous parlez font armer leurs gens, même lorsqu’ils reçoivent leurs plus chers et leurs plus intimes amis en deçà de la grille de leur château ; et s’il plaît à Notre-Dame, j’en ferai autant pour la sûreté du roi qu’ils en font pour la leur. Les Brandanes forment la garde particulière du roi, et une centaine de ces gens est une fort modeste suite pour Sa Grâce, quand vous-même milord, aussi bien que le comte de Douglas, vous arrivez souvent avec une escorte dix fois plus nombreuse. — Milord duc, quand le service du roi le nécessite, je puis venir avec dix fois autant de cavaliers que vous me l’avez dit ; mais je ne l’ai jamais fait ni par trahison envers le roi, ni par vanterie pour intimider d’autres nobles. — Mon frère Robert, » dit le roi toujours inquiet de maintenir la paix, « vous faites injure à milord de March en concevant l’ombre d’un soupçon. Et vous, cousin de March, vous interprétez mal la précaution de mon frère… Mais écoutez… pour faire diversion à ce triste entretien… j’entends une musique assez agréable. Vous connaissez la gaie science, milord de March, et vous savez l’estimer… Mettez-vous à cette fenêtre près du saint prieur, à qui nous ne pouvons pas adresser de question sur des plaisirs mondains, et vous nous direz si la musique et les vers sont dignes d’être entendus. C’est un air français, je crois… Le jugement de mon frère d’Albany sur de telles matières ne vaut pas une cosse d’ivraie… c’est donc vous, cousin, qui devez nous apprendre si la pauvre chanteuse mérite quelque récompense. Notre fils et Douglas vont arriver dans un instant, et alors, quand notre conseil sera réuni, nous traiterons de plus graves affaires. »

Avec une espèce de sourire orgueilleux sur les lèvres, le comte de March se retira dans l’embrasure de la fenêtre, et y resta en silence à côté du prieur, comme si, tout en obéissant à l’ordre du roi, il pénétrait et méprisait la précaution timide qui l’avait dicté afin de prévenir une querelle entre Albany et lui-même. L’air qu’on joua sur la viole fut gai et vif d’abord, avec une teinte de cette légèreté propre à la musique des troubadours. Mais, en avançant, les sons de l’instrument et la voix féminine qui l’accompagnait, devinrent plaintifs et brisés, comme pour exprimer les pénibles sentiments de la chanteuse.

Quels que pussent être son jugement et son goût en pareille matière, le comte offensé donna, on peut le croire, peu d’attention à la musique de la chanteuse. Son cœur fier luttait entre la soumission qu’il devait à son souverain et l’affection qu’il ressentait encore pour la personne de son excellent roi, et un désir de vengeance, provenant de son ambition désappointée et de la substitution de Marjory Douglas à sa propre fille lorsqu’il s’était agi de l’hymen du duc de Rothsay. March avait les vertus et les défauts d’un caractère téméraire et irrésolu ; et alors qu’il venait dire adieu au roi avec l’intention de lui refuser son allégeance dès qu’il aurait un pied sur ses domaines féodaux, il se sentait de la répugnance à faire un pas si criminel et si rempli de péril, il s’en trouvait même incapable. C’était à ces dangereuses réflexions qu’il s’abandonnait au commencement du lai de la chanteuse ; mais des objets qui attirèrent puissamment son attention pendant que la musicienne préludait, détournèrent le cours de ses pensées, et les dirigèrent sur ce qui se passait dans la cour du monastère. La chanson était en dialecte provençal, bien compris, comme langage des poètes, dans toutes les cours d’Europe, et surtout à celle d’Écosse. Il était plus simplement tourné cependant que la plupart des sirvantes, et ressemblait plutôt au lai d’un ménestrel normand. On peut le traduire ainsi :

LE LAI DE LA PAUVRE LOUISE

Pauvre Louise ! elle erre tout le jour,
De la chaumière à la superbe tour ;
Sa viole agreste, à ses désirs soumise,
Redit d’accord avec sa douce voix :
Jeunes beautés, loin du sentier des bois
Fuyez, fuyez, en pensant à Louise.

Pauvre Louise ! un soleil radieux
Brûlait sa joue, éblouissait ses yeux.
L’étroit chemin embaumé de cytise,
Et les concerts des folâtres oiseaux,
Qui se mêlaient au doux bruit des ruisseaux.
Tout se liguait pour captiver Louise.

Pauvre Louise ! en ce bocage frais
L’ours des déserts ne s’établit jamais ;

Jamais bergère ici ne fut surprise
Par les brigands ou les loups ravisseurs.
D’autres dangers s’y cachaient sous les fleurs.
Plaignez le sort de la pauvre Louise.

Pauvre Louise ! un jeune et beau chasseur
Au doux langage, au regard séducteur,
L’a rencontrée et sent son âme éprise
D’un conte adroit, débité tout d’abord,
Il intéresse, il séduit sans effort
Le jeune cœur de la pauvre Louise.

Pauvre Louise ! Il te ravit ta fleur !
Je ne sais pas s’il ne fut qu’un voleur ;
Si c’est par ruse, ou par don qu’il l’a prise :
Mais dès ce jour les remords douloureux
Et la misère et son cortège affreux
Ont bien puni l’imprudente Louise.

Pauvre Louise ! il lui faut du secours !
Pour peu de temps en tous elle a recours.
Courte sera votre utile entremise ;
Bientôt sans doute un pardon dans les cieux
Et sous la terre un lit silencieux
Seront donnés à la pauvre Louise.


La chanson ne fut pas plutôt finie que, craignant de voir la dispute recommencer entre son frère et le comte de March, le roi Robert demanda à celui-ci : « Que pensez-vous de la musique, milord ?… Il me semble, pour l’avoir entendue à cette distance, que c’était un lai gracieux et mélancolique. — Mon Jugement n’est pas profond, milord ; mais la chanteuse peut se passer de mon approbation, puisqu’elle semble avoir obtenu celle de Sa Grâce de Rothsay, le premier juge d’Écosse. — Comment ! dit le roi alarmé, mon fils est-il en bas ? — Il est à cheval auprès de la musicienne, » dit March avec un malicieux sourire, « et paraît aussi satisfait de sa conversation que de sa musique. — Que signifie cela, père prieur ? » demanda le roi ; mais le prieur se retira de sa croisée. — « Sire, je désire ne pas voir des choses qu’il me peinerait de redire. — Que signifie tout cela ? » répéta le roi, à qui le rouge montait au visage, et qui sembla prêt à s’élever de son fauteuil ; mais il changea d’idée, ne voulant pas s’exposer à voir quelque inconvenante folie du léger jeune prince, qu’il n’aurait pas eu le courage de punir ensuite avec la sévérité nécessaire. Le comte de March sembla prendre plaisir à l’informer de ce dont sans doute il désirait rester ignorant. — Mon souverain, s’écria-t-il, c’est de mieux en mieux ; la chanteuse a non-seulement charmé l’oreille du prince d’Écosse, aussi bien que de tous les valets et soldats qui sont dans la cour, mais elle a aussi attiré l’attention de Douglas le Noir, que nous ne connaissons pas encore comme admirateur passionné de la gaie science. Mais vraiment je ne suis plus surpris de son attention, car le prince a honoré la belle maîtresse de chant et de viole d’un baiser d’approbation. — Comment ! s’écria le roi ; Rothsay s’amuse-t-il à badiner avec une chanteuse, et en présence de son beau-père ?… Allez, mon bon père abbé, dire au prince de monter sur-le-champ… Allez, mon très-cher frère. » Et quand ils furent tous deux sortis de la salle, le roi continua : « Allez, mon beau cousin de March, il va arriver un malheur, j’en suis sûr. Allez-y donc, cousin, je vous en prie, et secondez le seigneur prieur chargé de mes ordres. — Vous oubliez, Sire, » répondit March avec la voix d’une personne profondément offensée, « que le père d’Élisabeth de Dunbar ne serait qu’un intercesseur impuissant entre Douglas et son royal beau-fils. — Je vous demande pardon, cousin, dit le bon vieillard. J’avoue qu’on vous a fait injustice… mais mon Rothsay va être massacré… J’y cours moi-même. »

Mais en se levant précipitamment de son fauteuil, le pauvre roi fit un faux pas, glissa et tomba lourdement sur le parquet, et sa tête frappant contre un coin du siège qu’il venait de quitter, il perdit un instant connaissance. La vue de cet accident triompha du ressentiment du comte et attendrit son cœur. Il courut au monarque tombé et le replaça dans son fauteuil, employant avec le plus vif empressement tous les moyens qui lui semblaient propres à lui rendre ses sens. Robert ouvrit les yeux, et les promena autour de lui avec surprise. — « Qu’est-il arrivé ?… Sommes-nous seuls ?… Qui est avec nous ? — Votre respectueux sujet March, répliqua le comte. — Seul, avec le comte de March ! » répéta le roi, son esprit encore troublé s’alarmant au nom d’un chef puissant qu’il avait raison de croire mortellement offensé. — Oui, mon gracieux souverain ; avec le pauvre George Dunbar, de qui bien des gens ont excité Votre Majesté à mal penser, quoiqu’il se montre encore plus dévoué à votre royale personne, que ces gens-là. — Il est vrai, cousin : on vous a fait une trop grande injustice ; et, croyez-moi, nous aviserons à la réparer. — Si votre Grâce y consent, tout peut encore s’arranger, » dit précipitamment le comte. « Le prince et Marjory Douglas sont proches parents… la dispense de Rome manque des formalités voulues… leur mariage ne peut être légitime… Le pape, qui fera beaucoup pour un si bon prince, peut casser cette union antichrétienne par respect pour le premier contrat. Réfléchissez, mon souverain, » continua le comte allumant une nouvelle traînée de pensées ambitieuses auxquelles donnait naissance l’occasion inattendue de plaider personnellement sa cause ; « songez bien, réfléchissez avant que de faire un choix entre Douglas et moi. Il est puissant et redoutable, je l’avoue ; mais George de Dunbar porte les clefs de l’Écosse à sa ceinture, et peut amener une armée anglaise aux portes d’Édimbourg, avant que Douglas puisse quitter les frontières de Cairntable pour lui résister. Votre royal fils aime ma pauvre fille délaissée, et déteste la fière Marjory Douglas ; Votre Grâce peut juger du peu de cas qu’il fait de sa femme en badinant avec une chanteuse publique, même en présence de son beau-père. »

Le roi avait jusque-là entendu les arguments du comte avec l’embarras d’un timide cavalier emporté par un cheval impétueux dont il ne peut modérer ni diriger la course ; mais les derniers mots rappelèrent à son souvenir le sentiment du péril imminent de son fils. — Oh ! oui, cela est très-vrai… Mon fils… Douglas… Oh ! mon cher cousin, empêchez l’effusion du sang, et tout sera comme vous voudrez… Écoutez, il y a du tumulte… N’est-ce pas le cliquetis des armes ? — Par ma couronne de comte !… Par ma foi de chevalier, c’est vrai ! » dit March regardant de la fenêtre dans la cour du monastère, alors remplie de gens armés et d’armes brandissantes et retentissant du choc des armures. Le passage long et voûté était encombré de soldats jusqu’à la porte extérieure, et il semblait qu’il s’échangeât des coups entre des personnes qui s’efforçaient d’ouvrir cette porte et d’autres qui tâchaient de la retenir.

« Je descends à l’instant, dit le comte de March, et j’aurai bientôt apaisé cette querelle subite… Je prie humblement Votre Majesté de penser à ce que j’ai eu la hardiesse de lui proposer. — Oui, oui, beau cousin, » dit le roi, sachant à peine ce qu’il promettait lui même ; « empêchez seulement le tumulte et l’effusion du sang. »



  1. Les habitants de l’île Bute, une des Hébrides, s’appelaient Brandanes. On ignore l’origine précise de ce nom. Cette île, dit Walter Scott, était le patrimoine propre du roi, et les gens du pays formaient sa garde personnelle. a. m.