Le Jour de Saint-Valentin/12

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 137-153).


CHAPITRE XII.

RESPECT HUMAIN.


Alors la vieille ménagère se leva et parla : et d’un air refrogné elle dit : certainement si votre père avait fait semblable chose, il lui en serait arrivé malheur.
Lucky Trumbull.


Nos fugitifs furent introduits dans l’église, dont les portes extérieures, ordinairement ouvertes à tout le monde, avaient été fermées pendant le tumulte, lorsque les combattants avaient voulu s’y précipiter par des motifs fort peu dévots. Ils traversèrent les bas-côtés, dont les sombres voûtes retentissaient des pas pesants de l’armurier ; mais aucun bruit ne trahissait le passage de la sandale du moine et du pied léger de la pauvre Louise, toute frissonnante de crainte et de froid. Elle voyait bien que ni son pieux conducteur, ni son guide laïque, ne s’occupait d’elle avec bonté ; le premier était un homme austère, qui semblait regarder la malheureuse musicienne avec un mépris mêlé d’horreur ; tandis que le second, quoiqu’un des meilleurs hommes du monde, était alors grave jusqu’à la sévérité, fort mécontent d’avoir à remplir un pareil rôle sans pouvoir s’y refuser.

Son mécontentement retombait sur l’objet innocent de sa protection ; et il se disait intérieurement, en la regardant avec dédain : « Parcourir les rues de Perth avec cette reine de mendiants, moi, un digne bourgeois ! Cette pimpante mignonne compromettrait une réputation aussi bien que le reste de ses sœurs, et je serai joliment récompensé de ma chevalerie si cela vient aux oreilles de Catherine ; mieux vaudrait avoir tué un homme, fût-il le meilleur de Perth. Eh ! par mon marteau et mes tenailles ! je l’eusse fait à la moindre provocation plutôt que de colporter cette marchandise à travers la ville. »

Peut-être Louise soupçonna-t-elle la cause de l’inquiétude de son conducteur, car elle dit timidement et avec hésitation : « Digne monsieur, ne serait-il pas convenable que je m’arrêtasse un instant dans cette chapelle pour mettre ma mante ? — Hum ! c’est bien pensé, mon cœur, » dit l’armurier. Mais le moine intervint, et levant un doigt en signe de défense :

« La chapelle du pieux saint Madox, dit-il, n’est pas une loge où de vils jongleurs et des vagabondes font leur toilette ; je vais à l’instant te montrer un vestiaire plus convenable pour toi. »

La pauvre jeune femme baissa humblement la tête et se détourna de la porte de la chapelle avec le plus profond sentiment de sa basse condition. Son petit épagneul sembla comprendre aux regards et aux manières de sa maîtresse qu’ils étaient des intrus dans le lieu saint qu’ils parcouraient, et baissa les oreilles, balaya le pavé avec sa queue, tout en trottant doucement bien près des talons de Louise.

Le moine allait toujours sans s’arrêter ; ils descendirent plusieurs larges marches et s’enfermèrent dans un labyrinthe de passages souterrains faiblement éclairés. En passant auprès d’une porte basse et voûtée, le moine se retourna, et dit à Louise d’une voix toujours aussi sévère : « Voilà, fille folle ! voilà le cabinet de toilette où beaucoup d’autres avant vous ont déposé leurs vêtements ! »

Obéissant au moindre signal avec une soumission craintive, elle poussa la porte ; mais aussitôt elle recula de terreur. C’était un charnier à moitié rempli de crânes et d’os secs.

« J’ai peur de changer d’habits en ce lieu, et d’y rester seule, mais si vous l’ordonnez, mon père, votre volonté sera faite. — Enfant de la vanité, les restes que tu vois ne sont que les dépouilles mortelles de ceux qui, pendant leur vie, ont recherché les plaisirs mondains ou s’y sont laissés entraîner ; et telle tu deviendras aussi après tes danses et ton vagabondage, après tes danses et ta musique ; toi, comme tous les ménestrels et ceux qui les admirent, tu deviendras semblable à ces ossements qui répugnent aujourd’hui à ta délicatesse. — Ne dites pas qu’ils répugnent à ma délicatesse, mon père, répondit la chanteuse, car le ciel sait que je convoite le repos de ces pauvres restes déjà blanchis, et si, en couchant mon corps près d’eux, je pouvais sans péché obtenir un état semblable au leur, je choisirais ce charnier pour lieu de repos, de préférence à la couche la plus douce et la plus riche de toute l’Écosse. — De la patience, et marchons, » reprit le moine d’un ton moins rude ; « le moissonneur ne doit pas quitter la besogne avant que le coucher du soleil en donne le signal. »

Ils avancèrent encore. Frère Cyprien, au bout d’une longue galerie, ouvrit la porte d’un petit appartement, ou peut-être d’une chapelle, car il était orné d’un crucifix, devant lequel brûlaient quatre lampes. Tous s’inclinèrent et se signèrent, et le religieux dit à la chanteuse, en montrant le crucifix : « Que signifie cet emblème ? — Il invite le pécheur aussi bien que le juste à s’approcher. — Oui, si le pécheur se repent de son péché, » dit le moine, dont le son de voix s’adoucissait évidemment ; « prépare-toi en ce lieu pour ton voyage. »

Louise resta peu d’instants dans la chapelle, et en ressortit bientôt, couverte d’une mante de gros drap gris qui la cachait entièrement, après avoir serré ceux de ses ornements qu’elle avait eu le temps d’ôter dans le petit coffret qui contenait auparavant son costume de tous les jours.

Aussitôt après, le moine ouvrit une porte qui communiquait avec le dehors. Ils se trouvèrent dans le jardin qui entourait le monastère des dominicains. « La porte du sud est fermée au loquet, et vous pouvez sortir par là sans être aperçus, dit alors le moine ; le ciel te bénisse, mon fils ; le ciel vous bénisse aussi, malheureuse enfant : en songeant au lieu où vous avez quitté de vains colifichets, puissiez-vous penser que vous ne devez jamais les reprendre ! — Hélas ! mon père, répondit Louise, si la pauvre étrangère pouvait subvenir aux premiers besoins de la vie par une occupation plus honorable, elle ne tiendrait pas à professer son art frivole ; mais… »

Mais le moine avait disparu ; la porte même par où il venait de passer semblait avoir disparu aussi, tant elle était habilement cachée sous un arc-boutant mobile, et au milieu des ornements nombreux de l’architecture gothique. « Voici une femme qui sort par cette poterne secrète, oui vraiment ! fasse le ciel que les bons pères n’en fassent jamais entrer par là ! » se dit Henri à lui-même. « L’endroit convient à merveille pour de telles parties de cache-cache. Mais benedicite ! qu’allons-nous faire maintenant ? Il faut que je me débarrasse de cette fillette le plus tôt possible, et que je la mette en lieu sûr ; car, qu’elle soit au fond ce qu’elle veut, elle a l’air trop modeste depuis qu’elle est décemment vêtue, pour mériter les mauvais traitements que les sauvages Écossais de Galloway, ou la légion du diable venant de Liddell, lui feraient certainement souffrir. »

Louise s’arrêta en attendant que son guide indiquât la route qu’elle devait suivre. Son petit chien, réjoui d’avoir quitté les voûtes souterraines, faisait mille cabrioles au milieu des allées, et sautait après sa maîtresse, et même, quoique plus timidement, il courait autour du forgeron pour lui témoigner sa reconnaissance et se concilier sa faveur.

« À bas, Charlot, à bas ! dit la chanteuse ; vous êtes joyeux de revoir la lumière du jour ; mais où reposerons-nous cette nuit, mon pauvre Charlot ? — Et maintenant, jeune fille, » dit l’armurier, non pas brutalement, car ce n’était pas dans son caractère, mais brusquement, et comme un homme qui désire terminer promptement une occupation désagréable, « par où voulez-vous aller ? »

Louise regarda la terre et se tut. Henri lui demanda de nouveau dans quelle direction elle désirait être conduite ; elle baissa les yeux, et dit qu’elle ne savait pas.

« Allons, allons, dit Henri, je comprends tout ce manège ; j’ai été un gaillard… un farceur dans mon temps… mais il vaut mieux parler franchement. Dans les circonstances où je me trouve, je suis un homme changé pour long-temps ; il faut donc nous quitter plus tôt peut-être qu’une joyeuse fille comme vous n’aurait voulu quitter un jeune et joyeux garçon. »

Louise pleura en silence, les yeux toujours fixés sur la terre, comme si elle recevait un affront dont elle n’avait pas droit de se plaindre. Enfin, s’apercevant que son guide s’impatientait, elle balbutia : « Noble sire… — Sire se dit à un chevalier, répliqua l’impatient bourgeois, et noble à un baron ; je suis Henri du Wynd, honnête artisan, et membre libre de ma corporation. — Eh bien ! bon artisan, dit la musicienne, vous me jugez sévèrement, mais avec une raison apparente. Je vous débarrasserais sur-le-champ de ma compagnie, qui peut-être fait peu d’honneur à d’honnêtes gens, si je savais seulement par où aller. — À la première fête ou à la foire voisine, certainement, » dit Henri avec dureté, ne doutant pas que ce chagrin ne fût affecté, et peut-être craignant de ne pouvoir résister à la tentation ; « et c’est justement la fête de saint Madox à Auchterarder. Je parie que vous trouverez bien votre chemin jusque-là. — Aftr… Auchter… » répéta la chanteuse, qui, avec son accent méridional, cherchait vainement à prendre la prononciation celtique. « J’ai ouï dire que mes pauvres chansons ne seraient pas comprises, si j’approchais davantage de cette terrible chaîne de montagnes. — Voulez-vous alors demeurer à Perth ? — Mais où logerai-je ? » dit la fille errante. — Ma foi, où avez-vous logé la nuit dernière ? répliqua l’armurier. Vous savez sûrement d’où vous venez, quoique vous sembliez ne savoir pas où aller ? — J’ai couché dans la salle d’asile du couvent ; mais je n’y fus admise qu’après bien des instances, et on m’a recommandé de ne pas revenir. — Oui, ils ne vous accueilleront jamais quand le fer des Douglas est levé contre vous ; ce n’est que trop vrai. Mais le prince a nommé sir John Ramorny… je puis vous mener à sa maison, à travers les rues… quoique ce soit une triste besogne pour un bourgeois, et que le temps me presse. — J’irai partout… Je sais que je scandalise et que j’embarrasse. Il fut un temps où il en était autrement… Mais ce Ramorny, quel est-il ? — Un chevalier de la cour, qui mène une vie de joyeux garçon, maître d’équitation, et privado, comme on dit, du jeune prince. — Quoi ! de cet imprudent et dédaigneux jeune homme qui a occasionné tant de scandale ?… Oh ! ne me menez point là, mon bon ami : N’est-il pas une femme chrétienne qui consente à donner le couvert, pour une nuit, à une pauvre créature, quand ce serait dans son étable à vache ou dans sa grange ? J’en partirai au point du jour. Je l’en récompenserai richement ; j’ai de l’or… Et je vous récompenserai aussi, si vous voulez me conduire dans un lieu où je n’aurai à craindre ni ce libertin, ni les gens de ce sombre baron qui avait la mort dans ses yeux. — Gardez votre or pour ceux qui en ont besoin, jeune fille, dit Henri, et n’offrez pas à d’honnêtes mains un argent gagné en jouant de la viole, en tambourinant, en cabriolant, et peut-être en faisant quelque chose de pis. Je vous le déclare net, la belle, vous ne m’enjôlerez pas. Je suis prêt à vous conduire en lieu de sûreté ; indiquez-moi seulement le lieu, car ma promesse est aussi solide qu’une boucle de fer. Mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez quelle route prendre. Vous n’êtes pas si neuve au métier que de ne point savoir qu’il y a des hôtelleries dans chaque ville, et plus encore dans une cité comme Perth, où des voyageuses telles que vous peuvent loger pour leur argent, quand elles n’ont point trouvé quelque dupe pour payer leur dépense. Si vous avez de l’argent, jeune fille, j’aurai encore moins besoin de m’occuper de vous, et vraiment je ne vois qu’un prétexte dans toute cette excessive affliction et dans cette crainte de rester seule, quand on fait votre métier. »

Après avoir démontré ainsi qu’il ne se laisserait point séduire par les artifices ordinaires d’une chanteuse, Henri s’avança brusquement de quelques pas, s’efforçant de penser qu’il faisait la chose la plus prudente et la plus sage du monde. Pourtant il ne put s’empêcher de regarder en arrière pour voir comment Louise prenait son départ, et fut interdit en observant qu’elle était tombée sur un banc, ses bras appuyés sur ses genoux, et sa tête sur ses bras, dans une attitude qui annonçait le plus profond désespoir.

Le forgeron tâcha d’endurcir son cœur.

« Ce n’est que feinte, dit-il ; la fille sait son métier… je le jurerais par saint Ringan. »

Au même instant quelque chose tira le coin de son manteau ; et regardant autour de lui, il aperçut le petit épagneul qui aussitôt, comme pour plaider la cause de sa maîtresse, se leva sur ses pattes de derrière, et se mit à danser tout en pleurant et en regardant Louise, comme pour implorer sa compassion en faveur de la chanteuse délaissée.

« Pauvre bête ! dit le forgeron, c’est encore une ruse peut-être, car tu ne fais que ce qu’on t’a appris… Pourtant, puisque j’ai promis de protéger cette pauvre créature, je ne dois pas l’abandonner évanouie, si elle l’est vraiment, ne fût-ce que par amour de l’humanité. »

Il revint donc, et s’approchant de son embarrassante compagne, il s’aperçut, à l’altération de ses traits, qu’elle était plongée dans la plus violente douleur, ou qu’elle avait un talent pour dissimuler au-dessus de l’intelligence d’un homme… même d’une femme.

« Jeune fille, » dit-il avec plus de bonté qu’il n’en avait montré jusqu’alors, « je vais vous expliquer franchement ma position. C’est aujourd’hui la Saint-Valentin, et selon l’usage je devais passer ce jour avec ma jolie Valentine ; mais des coups et des querelles ont employé toute la matinée, à l’exception d’une pauvre demi-heure. Maintenant vous pouvez bien comprendre où sont mon cœur et mes pensées, où je devrais être moi-même, ne fût-ce que par pure politesse. »

La chanteuse écouta et parut comprendre.

— Si vous êtes un sincère amant, et si vous devez tenir compagnie à une chaste Valentine, à Dieu ne plaise qu’une fille comme moi mette de la mésintelligence entre vous ! Ne pensez plus à moi. Je demanderai à cette grande rivière d’être mon guide jusqu’au lieu où elle rencontre l’Océan ; là il y a, m’a-t-on dit, un port de mer. Je m’embarquerai pour ma belle France, et me retrouverai encore une fois dans un pays où le plus grossier paysan n’insulterait pas la plus pauvre femme. — Vous ne pouvez aller à Dundee aujourd’hui, répliqua Henri ; les gens de Douglas sont en marche des deux côtés de la rivière ; car l’alarme de ce matin est déjà arrivée jusqu’à eux. Aujourd’hui, demain, et même la nuit entière, ils courront rejoindre l’étendard de leur chef, comme les montagnards leur croix de feu. Voyez-vous ces cinq ou six hommes qui galopent si vite de l’autre côté de l’eau ? Ce sont des Annandales ; je les reconnais à la longueur de leurs lances et à leur manière de les porter. Un Annandale ne penche jamais sa lance en arrière, mais tient toujours la pointe droite ou dirigée en avant. — Et que sont-ils ? demanda la chanteuse, des hommes d’armes et des soldats… Ils me respecteraient, grâce à ma viole, et rien que pour me voir sans appui. — Je ne médirai pas d’eux, répondit Smith ; si vous étiez dans leurs vallées, ils vous recevraient hospitalièrement, et vous n’auriez rien à craindre ; mais ils sont à présent en expédition. Tout leur est poisson qui vient tomber dans leurs filets. Il y a tels d’entre eux qui vous arracheraient la vie pour la valeur de vos boucles d’oreilles d’or. Toute leur âme est dans leurs yeux pour apercevoir la proie et dans leurs mains pour la saisir. Ils n’ont d’oreilles ni pour entendre les airs de musique, ni pour écouter les prières de merci ; et d’ailleurs ils ont reçu un ordre de leur chef relativement à vous, et c’est un ordre de nature à être exécuté. Oui, les grands seigneurs sont plus vite obéis quand ils disent : « Brûlez une église que quand ils disent : Bâtissez-en une. — Alors, dit la chanteuse, je n’ai qu’à me coucher à terre et à mourir. — Ne dites donc pas cela ; si je pouvais seulement vous procurer un logement pour cette nuit, je vous conduirais demain matin aux escaliers de Notre-Dame, d’où les bateaux descendent la rivière pour se rendre à Dundee, et je vous embarquerais avec quelqu’un allant au même endroit, qui aviserait à vous loger dans un lieu sur où vous seriez bien nourrie et bien traitée. — Homme bon, excellent, généreux ! s’écria la chanteuse ; faites cela, et si les prières et les vœux d’une pauvre infortunée peuvent jamais atteindre le ciel, ils y monteront en votre faveur. Nous nous retrouverons à cette poterne à quelque heure que partent les bateaux. — C’est à six heures du matin, quand le jour commence. — Retournez donc près de votre Valentine… Et si elle vous aime, oh ! ne la trompez pas ! — Hélas, pauvre demoiselle ! je crains bien qu’une tromperie d’amour ne vous ait réduite à embrasser ce malheureux état ; mais je ne dois point vous abandonner ainsi. Je veux savoir d’abord où vous passerez la nuit. — Ne vous inquiétez pas, répondit Louise… Le ciel est pur… Il va assez de buissons et de bosquets sur le bord de la rivière ; Charlot et moi pourrons bien faire notre chambre à coucher d’un arbre vert pour une nuit ; et demain, avec le secours que vous me promettez, j’échapperai à toute injure, à tout mal. Oh ! la nuit passe vite quand on espère pour le lendemain !… Eh bien ! vous ne bougez quand votre Valentine vous attend ? Je vous tiendrai pour un amant déloyal, prenez-y garde ; et vous devez savoir de quelle importance est l’opinion d’un ménestrel. — Je ne puis vous quitter, jeune fille, » répondit l’armurier fort adouci. « Ce serait un vrai meurtre de souffrir que vous passassiez la nuit exposée à la froidure d’une nuit d’Écosse en février. Non, non… ce serait mal tenir ma parole ; et si je cours quelque risque d’être blâmé, ce n’est qu’une juste punition pour vous avoir traitée plutôt d’après mes préjugés, je le reconnais bien maintenant, que comme vous le méritez. Suivez-moi, jeune fille… Vous aurez un asile sûr et honnête pour la nuit, quelles qu’en puissent être les suites. Ce serait faire un trop mauvais compliment à ma Catherine que de laisser une pauvre créature mourir de faim pour jouir de sa compagnie une heure plus tôt. »

En parlant ainsi et s’endurcissant contre toute appréhension des fâcheuses conséquences d’une telle mesure, le généreux Smith se détermina à braver tous les mauvais bruits et à donner à la pauvre musicienne un asile dans sa propre maison. Il faut ajouter qu’il s’y détermina avec une extrême répugnance et dans une espèce d’enthousiasme de bienveillance.

Avant que notre vigoureux fils de Vulcain eût adressé ses vœux à la Jolie Fille de Perth, une certaine fougue de caractère l’avait placé sous l’influence de Vénus, aussi bien que sous celle de Mars ; ce fut seulement l’effet d’un à attachement sincère qui l’arracha entièrement à des plaisirs licencieux. Il était donc justement jaloux de conserver la réputation de constance qu’il avait acquise depuis si peu de temps, et que sa conduite à l’égard de la pauvre chanteuse pouvait compromettre. Il était peut-être un peu effrayé de s’être exposé de gaieté de cœur à la tentation, et d’une autre part il éprouvait un véritable chagrin d’avoir perdu ce jour de la Saint-Valentin, que la coutume enjoignait de passer auprès de la compagne de l’année. Le voyage à Kinfauns et les divers événements qui avaient suivi sa rencontre avec le duc de Rothsay avaient employé tout le jour, et il était bientôt l’heure de vêpres.

Comme pour regagner par la vitesse de sa marche le temps qu’il avait été contraint de perdre pour un objet si étranger à ce qu’il avait tant à cœur, il traversa les jardins des dominicains, entra dans la ville, et, montant son manteau pour cacher le bas de sa figure, enfonçant son bonnet pour en couvrir le haut, il parcourut les passages et les rues avec la même rapidité, espérant gagner sa maison dans le Wynd sans être observé. Quand il eut ainsi couru pendant dix minutes, il commença à penser qu’il allait peut-être trop vite pour que la jeune fille pût le suivre. Il se retourna donc avec une sorte d’impatience et de colère, qui se changea bientôt en compassion, lorsqu’il la vit épuisée des efforts qu’il lui avait fallu faire.

« Je mériterais d’être pendu comme une brute ! » se dit Henri en lui-même ; « eussé-je cent raisons pour courir, mes raisons donneraient-elles des ailes à cette pauvre créature ; et lorsqu’elle est chargée de bagages, encore ! Je suis une bête mal élevée, cela est certain, dès qu’il s’agit de femmes ; et je suis toujours sûr de faire mal quand j’ai la meilleure volonté de bien faire. Écoutez, jeune fille ; laissez-moi porter tout cela, nous irons plus vite. »

La pauvre Louise aurait voulu faire une objection ; mais elle avait tellement perdu haleine qu’elle ne put parler ; et elle laissa son excellent guide lui prendre son petit coffret ; l’épagneul voyant cela s’en alla droit à Henri, se dressa sur ses pattes de derrière et agita celles de devant, en se plaignant doucement comme s’il avait aussi besoin d’être porté.

« Il faut donc que je te prenne aussi dans mes bras, » dit le forgeron, qui vit que l’animal était fatigué.

« Fi ! Charlot, dit Louise ; tu sais bien que je le porterai moi-même. »

Elle voulut prendre le petit épagneul ; mais il lui échappa en s’en allant de l’autre côté de l’armurier en renouvelant ses supplications.

« Charlot a raison, dit l’armurier ; il sait mieux qui est plus capable de le porter. Ceci m’apprend, ma jolie fille, que vous n’avez pas toujours porté vos bagages vous-même ; Charlot peut en apprendre beaucoup. »

Une pâleur mortelle couvrit la figure de la pauvre chanteuse quand Henri prononça ces mots, et il fut obligé de la soutenir pour qu’elle ne tombât point à terre ; elle se remit pourtant au bout d’une minute ou deux, et pria son guide d’une voix faible de continuer leur route.

« Voyons, voyons, » dit Henri lorsqu’ils se mirent en route, « tenez mon manteau ou donnez-moi le bras, cela vous aidera davantage. Nous devons avoir bonne mine, pensa-t-il, et si j’avais seulement un violon ou une guitare sur le dos et un marmot sur les épaules, nous ressemblerions au plus joyeux couple de ménestrels qui fît jamais vibrer une corde à la porte d’un château. Par mes tenailles ! si un voisin allait me rencontrer avec le paquet de cette petite sur le dos, son chien sous mon bras, et elle-même pendue à mon manteau, que pourrait-il penser, sinon que je me suis fait gueux par partie de plaisir ? Je ne voudrais pas, pour la meilleure armure que j’aie jamais frappée de mon marteau, qu’aucun de nos voisins à longues langues me vît dans cet équipage ; ce serait une plaisanterie à durer depuis la Saint-Valentin jusqu’à la Chandeleur. »

Entraîné par ces réflexions, l’armurier, au risque de faire plus de chemin qu’il ne le souhaitait, prit la route la moins directe et la plus déserte qu’il put trouver, pour éviter les rues principales, encore encombrées de peuple, à cause du tumulte de la nuit précédente. Mais malheureusement sa politique ne lui servit de rien ; car en enfilant une allée, il rencontra un homme qui avait la figure cachée dans son manteau, comme pour ne pas être reconnu ; mais le corps maigre et chétif, les jambes de fuseaux qu’on voyait sous le manteau, et les petits yeux noirs qui clignotaient au-dessus des plis supérieurs, annonçaient l’apothicaire aussi exactement que s’il eut porté son nom à son bonnet. Sa présence inattendue et inopportune jeta l’armurier dans la confusion. Une prompte fuite ne convenait point à son caractère franc et hardi, et sachant parfaitement que son homme était un observateur curieux, une mauvaise langue, et qu’il n’était nullement bien disposé particulièrement à son égard, la meilleure espérance qui lui vint à l’esprit fut que l’honorable apothicaire lui donnerait un prétexte pour lui tordre le cou et s’assurer de sa discrétion.

Mais loin de dire ou de faire rien qui put justifier de telles extrémités, l’apothicaire, se voyant si près de son vigoureux concitoyen que la reconnaissance était inévitable, sembla déterminé à ce que l’entrevue fût aussi courte que possible, et à ne paraître rien remarquer de particulier dans les circonstances où ils se rencontraient. Dwining laissa seulement échapper ces mots en passant devant Henri Smith, sans même lancer un coup d’œil à la chanteuse après le premier instant de leur rencontre : « Encore un joyeux jour de fête pour vous, vaillant Smith. Vous voici donc avec votre cousine, la jolie mistress Jeanne Lebham, et portant son bagage ; elle arrive de Dundee, des bords de la rivière, je le parie. J’avais ouï dire qu’on l’attendait chez le vieux cordonnier. »

En parlant ainsi, il ne regarda ni à droite ni à gauche ; et échangeant un « Portez-vous bien. » contre un salut de même genre, que le forgeron balbutia plutôt qu’il ne le prononça, il disparut comme une ombre.

« Le malin esprit m’attrape, si je puis avaler cette pilule, quelque bien dorée qu’elle soit, se dit Henri Smith. Le drôle a l’œil perçant quand il s’agit de femmes, et distingue un canard sauvage d’un canard apprivoisé, aussi bien qu’aucun homme de Perth… Il serait le dernier de la jolie ville à prendre des raisins secs pour des poires, et à prendre pour ma grosse cousine Jeanne cette personne fantastique. Il me semble que son air voulait dire : « Je ne verrai pas ce que vous pouvez vouloir me cacher. Il a eu raison, car il aurait pu gagner quelques rudes horions à se mêler de mes affaires… Ainsi, il se taira dans son intérêt. Mais, qui vient là, maintenant, par saint Dunstan ! Ce babillard, ce fanfaron, ce lâche drôle d’Olivier Proudfute. »

Ce fut en effet le bonnetier qu’il rencontra ensuite, et qui, son bonnet sur l’oreille et fredonnant la chansonnette de :

Vous aimez trop le cabaret,
Thomas, vous n’êtes pas discret,


laissait voir clairement qu’il n’avait pas dîné sans boire. — Ha ! mon brave Smith, dit-il, ne te prends-je pas en flagrant délit ?… Quoi ! le pur acier peut-il ployer ?… Vulcain peut-il, comme dit le ménestrel, payer Vénus de sa propre monnaie !… Vrai ! tu seras un gai Valentin pendant l’année, si tu commences aussi joliment dès le premier jour. — Écoutez, Olivier, » dit le forgeron mécontent, « fermez les yeux et passez outre, mon vieil ami ; et encore un mot. Ne jouez pas de la langue touchant ce qui ne vous regarde pas, si vous tenez à conserver vos mâchoires entières. — Moi, trahir une confidence !… moi, tenir des propos, et cela contre mon frère d’armes !… C’est indigne de moi… Je ne voudrais pas même le rapporter à mon soudan de bois !… Sur ma foi, je puis être dans mon coin un aussi rude gaillard que toi, homme… Et maintenant que j’y songe, j’irai avec toi quelque part, et nous ferons un réveillon ensemble, et ta Dalila nous honorera d’une chanson ; hein ! n’est-ce pas bien dit ? — Admirablement, » dit Henri qui brûlait d’envie d’étendre son frère d’armes sur le pavé ; mais, adoptant sagement une plus paisible manière d’échapper à l’importunité de sa présence ; « c’est admirablement pensé ! Je puis d’ailleurs avoir besoin de ton secours… car il y a cinq ou six Douglas devant nous ;… ils ne manqueront pas d’essayer d’enlever cette fillette à un pauvre bourgeois comme moi. Je me trouverai fort heureux de l’assistance d’un spadassin tel que toi. — Je vous remercie… je vous remercie, répliqua le bonnetier ; mais ne vaudrait-il pas mieux que je courusse faire sonner la cloche de ville, et chercher mon grand sabre. — Oui, oui… courez chez vous le plus vite possible, et ne dites rien de ce que vous avez vu. — Qui ? moi !… oh ! ne craignez rien. Je méprise les médisants. — Courez donc ! j’entends le cliquetis des armes. »

Ce mensonge mit le feu aux talons du bonnetier qui, tournant le dos au péril supposé, partit d’un pas tel que le forgeron ne douta point qu’il ne fût bientôt rendu chez lui.

« Voilà une autre pie babillarde à qui j’aurai affaire, pensa le forgeron ; mais j’ai un bâillon à lui mettre, les ménestrels content un fabliau d’un geai qui se pare de plumes empruntées… ma foi, Olivier ressemble fort à ce geai-là, et par saint Dunstan ! s’il laisse sa langue bavarde caqueter à mes dépens, je le dépouillerai comme jamais épervier ne pluma une perdrix, et il le sait bien. »

Tandis que ces réflexions occupaient son esprit, il approchait du terme de sa route, et la chanteuse tenait toujours son manteau, épuisée en partie par la crainte, en partie par la fatigue ; il arriva enfin au milieu du Wynd qui était honoré de sa maison, et d’où il tirait un de ses surnoms. Là, les jours ouvrables, on voyait briller son fourneau et quatre malheureux demi-nus assourdissaient le voisinage du vacarme de leurs marteaux tombant sur les enclumes. Mais la fête de Saint-Valentin était un jour de repos pour ces hommes d’acier, la boutique était fermée et les ouvriers partis, afin de se livrer pour leur compte à la dévotion ou au plaisir. La maison attenante à la forge appartenait à Henri, et quoiqu’elle fût petite et située dans une rue étroite, comme il y avait par derrière un vaste jardin avec des arbres fruitiers, c’était au total une agréable habitation. Le forgeron, au lieu de frapper ou d’appeler, ce qui eût attiré les voisins aux fenêtres et aux portes, tira de sa poche un passe-partout de sa propre fabrication, objet de curiosité pour l’époque ; et ouvrant la porte, il introduisit la compagnie dans sa demeure.

L’appartement qui reçut Henri et la chanteuse était la cuisine où les gens de la classe de Smith dînaient avec toute leur famille, quoiqu’un ou deux personnages comme Simon Glover eussent une salle pour manger différente de celle où on préparait les repas. Dans un coin de cet appartement, qui était tenu avec une propreté extraordinaire, était assise une vieille femme dont les vêtements éclatants de blancheur, et le plaid écarlate soigneusement posé sur sa tête de façon à descendre sur ses épaules des deux côtés, pouvaient indiquer un rang plus élevé que celui de Luckie Shoolbred, la ménagère du forgeron ; néanmoins telles étaient ses fonctions. N’ayant pas entendu la messe ce matin-là elle se reposait tranquillement au coin du feu ; son chapelet à moitié dit pendait à son bras gauche : des prières à moitié récitées restaient sur ses lèvres ; ses yeux à moitié fermés s’abandonnaient au sommeil tandis qu’elle attendait le retour de son nourrisson, sans pouvoir conjecturer à quelle heure il arriverait. Elle se leva au bruit de son entrée, et considéra sa compagne d’abord avec un air de vive surprise qui se changea graduellement en une expression de grand déplaisir. — Que tous les saints bénissent la vue de mes yeux, Henri Smith !… » s’écria-t-elle dévotement.

« Amen, de tout mon cœur. Servez-nous vite un morceau, bonne nourrice, car j’ai peur que cette voyageuse n’ait dîné fort légèrement. — Je prie aussi Notre-Dame de protéger la vue de mes yeux contre les infâmes illusions de Satan ! — Ainsi soit-il, vous dis-je, bonne femme… Mais à quoi bon toutes ces exclamations, toutes ces prières ? ne m’entendez-vous pas, ou ne voulez-vous pas faire ce que je demande ? — Il faut donc que ce soit lui, après tout ! mais il ressemble plutôt au malin esprit, avec une femme perdue, pendue à son manteau… Henri Smith ! on vous a appelé un libertin pour de moindres folies ! mais qui aurait jamais pensé qu’Henri aurait amené une fille de joie sous le toit qui abrita sa digne mère, et où sa propre nourrice a habité trente ans ? — Paix, vieille femme, et de la raison ! dit le forgeron ; cette chanteuse n’est pas ma maîtresse, ni celle de personne que je sache ; mais elle se rend demain à Dundee par les bateaux, et il nous faut lui donner le couvert jusque-là. — Le couvert ! répéta la vieille femme ; vous pouvez donner le couvert à un tel bétail, si bon vous semble, Henri du Wynd ; mais la même maison ne couvrira point cette ignoble créature et moi, et vous pouvez en être sûr. — Votre mère se fâche à cause de moi, » dit Louise se méprenant sur les rapports qui existaient entre Henri et la vieille. Je ne resterai pas ici pour lui causer la moindre peine. S’il y a une étable à vache, une écurie, un coin vide, cela nous servira de lit à Charlot et à moi. — Bien, bien ! je pense que c’est là le couvert qu’on vous accorde ordinairement, dit dame Shoolbred. — Écoutez, nourrice Shoolbred, dit Henri Gow, vous savez que je vous aime pour vous-même, et pour ma mère ensuite ; mais par saint Dunstan qui était un saint de mon état ! je veux commander dans ma propre maison ; et si vous me quittez sans de meilleures raisons que vos soupçons ridicules, il vous faut songer à la manière dont vous ouvrirez la porte à votre retour, car je n’irai pas vous aider, je vous le promets. — Il suffit, mon enfant ; mais rien ne me fera compromettre l’honnête nom que j’ai porté soixante ans. Ce ne fut jamais l’habitude de votre mère, et ce ne sera pas la mienne, de faire société avec des paillasses, des jongleurs et des chanteuses, et je ne suis pas assez embarrassée pour trouver un logement, pour souffrir que le même toit me couvre, moi, et une princesse danseuse comme celle-ci. »

En disant ces mots, la gouvernante rebelle se mit au plus vite à ajuster sa mante de tartan pour partir, en fermant le capuchon de manière à cacher son bonnet de toile blanche, dont les bords environnaient sa figure ridée, mais fraîche encore et florissante de santé. Cela fait, elle saisit un bâton, compagnon fidèle de ses petits voyages, et s’avançait d’un pas ferme vers la porte, quand Henri s’interposa entre elle et le passage.

« Attendez au moins, vieille femme, que nous fassions nos comptes. Je vous dois des gages et gratifications. — C’est encore là un rêve de votre tête de fou. Quels gages ou gratifications puis-je accepter du fils de votre mère qui m’a nourrie, vêtue, choyée, comme si j’eusse été une sœur ? — Et vous l’en payez bien, nourrice, en abandonnant son fils unique quand il a tant besoin de vous. »

Ces mots semblèrent faire quelque impression sur la vieille femme entêtée. Elle s’arrêta et regarda alternativement son maître, puis la chanteuse ; puis elle branla la tête, et se dirigea de nouveau vers la porte.

« Je reçois cette pauvre vagabonde sous mon toit, seulement afin de la sauver de la prison et du fouet, » dit Smith d’un ton suppliant.

« Et pourquoi voulez-vous la sauver ? » dit l’inexorable dame Shoolbred. « J’ose dire qu’elle a mérité l’un et l’autre aussi bien que jamais bandit mérita une cravate de chanvre. — Je ne sais si elle le mérite ou non ; mais je ne devais point la laisser fouetter jusqu’à la mort, ou mettre en prison pour y mourir de faim ; et c’est le sort de tous ceux à qui Douglas le Noir garde rancune ! — Et allez-vous irriter Douglas le Noir pour les beaux yeux d’une chanteuse ? Ce sera la pire des querelles que vous ayez encore eues… Oh ! Henri Gow ! il y a autant de fer dans votre tête que dans votre enclume. — Je l’ai parfois cru moi-même, mistress Shoolbred ; mais si j’attrape une coupure ou deux dans cette nouvelle affaire, je cherche qui la soignera si vous me fuyez comme une oie sauvage effrayée ? Oui, et, en outre, qui aurai-je pour recevoir ma gentille fiancée que j’espère amener au Wynd un de ces jours ? — Henri, Henri ! » dit la vieille branlant la tête, « ce n’est pas la manière de préparer la maison d’un honnête homme pour une jeune fiancée… VOUS devriez être guidé par la retenue et la discrétion, et point par la débauche et le libertinage. — Je vous dis encore que cette pauvre créature ne m’est rien. Je souhaite seulement qu’elle soit mise en sûreté ; et je pense que le plus hardi habitant des frontières qui soit aujourd’hui dans Perth respectera mes verrous autant que la porte du château de Carlisle… Je me rends chez Simon Glover… je peux y passer toute la nuit ; car le sauvage montagnard s’est enfui dans les montagnes, comme un chien-loup qu’il est : ainsi il y a un lit de vide, et père Simon sera charmé que j’en use. Vous resterez avec cette pauvre créature, vous lui donnerez à manger, vous la protégerez durant la nuit, et je l’appellerai avant le jour ; vous pourrez la suivre jusqu’au bateau, si vous voulez, et vous la verrez pour la dernière fois en même temps que moi. — Voilà qui est assez raisonnable, dit dame Shoolbred. Et cependant pourquoi mettre votre réputation en péril à propos d’une créature qui trouverait à se loger pour deux sous d’argent et moins encore ? C’est un mystère pour moi. — Remettez-vous-en à moi, vieille, et soyez bonne envers cette fille. — Meilleure qu’elle ne le mérite, je vous en réponds ; et vraiment, quoique j’aime peu la compagnie de pareil bétail, je pense pourtant qu’elle me donnera moins de mal qu’à vous… À moins qu’elle ne soit sorcière, ma foi, ce qui pourrait bien être, attendu que le diable a un souverain pouvoir sur cette tribu errante. — Elle n’est pas plus sorcière que je ne suis sorcier, moi, dit l’honnête Smith ; une pauvre fillette désespérée, qui, si elle a fait mal, a plutôt cédé à l’influence de quelque sortilège. Traitez-la bien… Et quant à vous, jeune fille… je vous appellerai demain matin pour vous mener au bord de la rivière. Cette vieille femme aura toute sorte d’égards pour vous, si vous ne dites rien qui puisse blesser des oreilles honnêtes. »

La pauvre chanteuse avait entendu ce dialogue sans en comprendre plus que le sens général ; car quoiqu’elle parlât bien l’anglais, elle l’avait appris en Angleterre même, et le dialecte du nord était alors, comme maintenant, d’un caractère plus grossier et plus dur. Elle vit pourtant qu’elle devait rester avec la vieille dame, et croisant avec humilité ses bras sur son sein, baissa tristement la tête. Elle regarda ensuite Henri avec une vive expression de reconnaissance ; puis, levant les yeux au ciel, prit sa main qu’il abandonna, et parut prête à baiser ses doigts nerveux en signe d’une profonde gratitude. Mais Shoolbred ne donna point son approbation à cette manière d’exprimer de la reconnaissance. Elle s’avança entre eux, et repoussant la pauvre Louise, dit : « Non non, je ne veux pas depareille besogne. Mettez-vous dans le coin de la cheminée, mistress, et quand Henri Smith sera sorti, si vous voulez des mains à baiser, vous baiserez les miennes aussi long-temps qu’il vous plaira… Et vous, Henri, allez vite chez Simon Glover ; car si la gentille mistress Catherine entend parler de la compagnie que vous avez amenée dans votre maison, il se peut qu’elle n’en soit pas plus contente que moi… Qu’est-ce à dire maintenant ?… l’homme a-t-il perdu la tête ?… Ne partez-vous pas sans votre bouclier ? et toute la ville est sens dessus dessous ! — Vous avez raison, nourrice, » dit l’armurier ; et jetant son bouclier sur ses larges épaules, il quitta la maison sans attendre d’autre question.