Le Jour de Saint-Valentin/16

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 197-213).


CHAPITRE XVI.

LE MARDI GRAS.


Un soir de carnaval quand nous avions bien bu.
Chants écossais.


La nuit qui tombait sur le lit du malade n’était pas destinée à être tranquille. Deux heures s’étaient écoulées depuis le couvre-feu, qu’on sonnait alors à sept heures du soir ; et tout, dans cet ancien temps, s’allait coucher, excepté les gens que la dévotion, des devoirs ou des parties de débauche tenaient éveillés. De ces trois occupations, comme on était au soir du mardi gras, ou comme on dit en Écosse, à la veille du jeûne, le plaisir attirait le plus de monde.

Le menu peuple s’était, tout le jour, fatigué, harassé au ballon ; les nobles et les seigneurs avaient assisté à des combats de coqs et écouté les chansons grivoises des ménestrels ; les bourgeois s’étaient gorgés de crêpes frites à la graisse, ou de pain trempé dans le bouillon d’un potage gras, fait avec du bœuf salé et saupoudré de farine d’avoine grillée ; ragoût qui, même aujourd’hui, flatte encore le palais peu difficile des Écossais du vieux temps. Tels étaient les exercices et les régals de la fête. C’était aussi une chose reçue que, dans la soirée, le catholique dévot devait boire autant de bon vin et de bonne ale qu’il avait le moyen de s’en procurer, et s’il était jeune et agile, qu’il dansât au son des grelots, ou figurât parmi les danseurs mauresques, qui portaient un accoutrement d’une excessive bizarrerie, et se distinguaient par leur adresse et leur activité. Toute cette gaieté, on s’y livrait sous le prudent motif que la longue période du carême, qui s’approchait avec ses jeûnes et ses privations, rendait sage que les hommes prissent autant de plaisirs et de jouissances qu’il était possible, durant le court espace de temps qui les séparait du jour des Cendres.

À ces réjouissances annuelles avait succédé dans presque toute la ville le repos accoutumé. La noblesse avait pris un soin particulier pour éviter toute nouvelle dispute entre leurs gens et les citoyens de la ville, de sorte que les fêtes s’étaient passées sans plus de malheurs que de coutume, c’est-à-dire trois morts et un certain nombre de membres brisés, accidents qui arrivèrent à des individus si peu marquants qu’on ne crut pas devoir prendre la peine d’en rechercher les auteurs. Le carnaval se terminait paisiblement en général, mais, en quelques endroits, les amusements continuaient encore.

Une compagnie de masques, qui avaient été particulièrement remarqués et applaudis, semblaient peu disposés à finir leurs folies. Le cortège se composait de treize personnes, habillées de la même manière, portant des pourpoints en peau de chamois, artistement tailladés et chargés de broderies, qui dessinaient parfaitement leurs formes. Ils avaient des bonnets verts avec des bordures d’argent, des rubans rouges et des souliers blancs… des grelots aux genoux et aux pieds, et des épées nues à la main. Cette élégante mascarade, après avoir exécuté une danse à l’épée devant le roi, avec force cliquetis d’armes et postures bizarres, alla galamment répéter ses pas à la porte de Simon Glover, et là, après avoir donné une brillante preuve de leur savoir-faire, ils firent apporter du vin pour eux et pour les spectateurs ; puis, avec une acclamation unanime, ils burent à la santé de la Jolie Fille de Perth. Ces cris attirèrent le vieux Simon à la porte de la maison, et pour reconnaître la courtoisie de ses concitoyens, il fit à son tour circuler les flacons en l’honneur des joyeux danseurs mauresques de Perth.

« Nous te remercions, père Simon, » dit une voix qui s’efforçait de donner un accent artificiel au ton vif et résolu d’Olivier Proudfute. « Mais la vue de ta charmante fille serait plus douce à nous autres jeunes lurons, que tout un poinçon de malvoisie. — Je vous remercie, voisins, de votre politesse, répliqua le gantier. Ma fille est indisposée et ne peut sortir à l’air froid de la nuit… mais si l’aimable galant, dont je crois reconnaître la voix, veut entrer dans ma pauvre maison, Catherine le chargera de compliments pour tous les autres. — Apporte-les-nous à l’auberge du Griffon, » cria le reste des danseurs à leur compagnon favorisé, « car c’est là que nous sonnerons en carême, et que nous boirons un second coup à la santé de la charmante Catherine. — Je vous rejoins dans une demi-heure, dit Olivier, et on verra qui avalera le plus large flacon ou chantera son couplet le plus haut. Oui, je veux me donner de la joie le reste de la veille du jeûne, dût le carême me fermer la bouche à jamais ! — Adieu donc, » lui crièrent ses camarades de la danse mauresque ; « adieu, bonnetier fendant, jusqu’au revoir. »

Les danseurs mauresques continuèrent donc leur route, dansant et gambadant le long du chemin, au son de quatre musiciens qui conduisaient la bande joyeuse, tandis que Simon Glover entraînait leur coryphée dans sa maison, et le plaçait dans un fauteuil au coin du feu de son salon. — Mais, où est donc votre fille ? dit Olivier, c’est un appât pour nous autres bonnes lames. — Je vous assure qu’elle garde la chambre, voisin Olivier ; et pour parler franchement, elle garde le lit. — Eh bien ! je monterai la voir… vous m’avez arrêté dans ma course, Gaffer Glover, et vous devez une réparation… À une rude lame comme moi… je ne veux pas perdre à la fois la jeune fille et le coup de vin… Elle est au lit, n’est-ce pas ?

Mon chien et moi toujours allons,
Remplis d’une heureuse folie,
Visiter, dans leur maladie,
Les fillettes de nos vallons ;
Et prêtes à rendre la vie,
Recueillant leur âme assoupie,
Mon chien et moi les consolons.

Quand la mort viendra me surprendre,
Et me montrera mon tombeau,
Avec mon chien j’y veux descendre,
Enveloppé dans un tonneau
Dont l’ale échauffe mon cerveau.
Les bras croisés, que je sommeille.
Et près de moi que mon chien veille !

— Ne pouvez-vous être sérieux un moment, voisin Proudfute ? dit le gantier ; j’ai un mot à vous dire. — Sérieux ! répéta le visiteur. Ma foi, j’ai été sérieux toute la journée… Je puis à peine ouvrir la bouche sans que mes discours roulent sur la mort, les enterrements, etc. les sujets les plus sérieux que je connaisse. — Par saint Jean ! l’ami, êtes-vous fey[1] ? — Pas le moins du monde… Ce n’est pas ma propre mort qu’annoncent ces sombres caprices d’imagination… J’ai un excellent horoscope, et j’ai encore cinquante ans à vivre ; mais c’est le cas de ce pauvre diable… l’homme de la suite de Douglas que j’ai terrassé dans la bataille de Saint-Valentin… il est mort la nuit dernière… Voilà ce qui me pèse sur la conscience et réveille en moi ces sinistres pensées. Ah ! père Simon, nous autres guerriers, qui avons versé le sang dans notre colère, nous avons de noires idées parfois… De temps à autre, je souhaiterais que mon couteau n’eût jamais coupé que des écheveaux de fil. — Et je souhaiterais, dit Simon, que le mien n’eût jamais coupé que de la peau de daim, car il m’a quelquefois coupé les doigts. Mais en cette occasion, tu peux te dispenser de remords ; il n’y eut qu’un homme dangereusement blessé dans le combat, celui dont Henri avait abattu la main, et il se porte à merveille. Il se nomme Black Quentin, un des gens de sir Ramorny. On l’a renvoyé en secret à son comté de Fife. — Comment, Black Quentin ? mais c’est précisément l’homme que Henri et moi, car nous ne nous quittons pas, nous avons frappé en même temps ; seulement, mon coup est arrivé un peu trop tard. Je crains que nouvelle dispute ne s’ensuive, et le prévôt le craint aussi… Et il se porte à merveille ? Eh bien ! vive la joie ! Et puisque tu ne veux pas me laisser voir comment la camisole de nuit sied à Catherine, je retourne au Griffon, rejoindre mes danseurs mauresques. — Voyons ; reste un moment. Tu es camarade d’Henri du Wynd, et tu lui as rendu le service de prendre sur ton compte deux ou trois de ses actions, la main coupée entre autres ; je voudrais que tu pusses le décharger des autres accusations que la renommée met sur son compte. — Oh ! je jurerais par la garde de mon épée qu’elles sont aussi fausses que l’enfer, père Simon. Quoi !… lames et boucliers ! les hommes d’épée ne se soutiendraient pas mutuellement ? — Allons, voisin bonnetier, de la patience ; tu rendras un bon service à l’armurier, si tu accommodes cette affaire comme il faut. Je t’ai choisi pour te consulter sur ce sujet, non que je te croie la plus sage tête de Perth, car si je le disais, je mentirais. — Oui, oui, » répondit le bonnetier d’un air satisfait ; « je sais pourquoi vous voyez des défauts en moi… vous, têtes froides, vous pensez que nous, têtes chaudes, nous sommes fous… C’est ce que j’ai vingt fois entendu dire d’Henri du Wynd. — Têtes folles ou têtes froides, que m’importe à moi ! dit le gantier ; mais tu as un bon caractère, et je pense que tu aimes ton vieil ami. Nous venons de nous brouiller ensemble, continua Simon. Sais-tu qu’il a été question de mariage entre ma fille Catherine et Henri Gow ? — Je l’ai ouï dire depuis le matin de la Saint-Valentin… Ah ! celui qui obtiendra la Jolie Fille de Perth sera un homme heureux… Et pourtant le mariage a gâté plus d’un jeune luron… Moi-même, je regrette un peu… — Je t’en prie, trêve de regrets pour cette fois, l’ami, » dit le gantier en l’interrompant avec quelque aigreur ; « vous devez savoir, Olivier, que certaines de ces commères qui font, je crois, leurs affaires des affaires de tout le monde, ont accusé Henri de fréquenter mauvaise compagnie ; des chanteuses et d’autres filles du même genre. Catherine a pris la chose à cœur, j’ai cru mon enfant insultée de ce qu’au lieu de remplir près d’elle les devoirs d’un Valentin, il s’était jeté dans une société inconvenante un jour même où il avait belle occasion d’avancer ses affaires auprès de ma fille… Aussi, lorsqu’il est venu tard, dans la soirée de la Saint-Valentin, moi, comme un vieux brutal, je l’ai prié d’aller rejoindre la compagnie qu’il avait laissée chez lui, et je n’ai point voulu le recevoir. Je ne l’ai pas vu depuis, et je commence à croire que j’ai agi avec trop d’emportement. Elle est ma fille unique, et le tombeau l’aura plutôt qu’un débauché. Mais j’ai cru jusqu’à présent connaître Henri Gow comme s’il était mon fils ; je ne puis penser qu’il nous ait voulu tromper ainsi, et peut-être y a-t-il moyen d’expliquer la conduite qu’on lui reproche. Je suis allé aux informations près de Dwining, qui a, dit-on, salué l’armurier pendant qu’il se promenait avec cette honorable compagnie. Si j’en crois ses paroles, cette fille était la cousine d’Henri, Jeanne Letham. Mais tu sais que ce vendeur de drogues parle toujours d’une manière avec son visage, d’une autre avec sa langue… Or, toi, Olivier, tu as trop peu d’esprit… je veux dire beaucoup trop d’honnêteté… pour mentir. Et comme Dwining m’a lâché que tu l’avais vue aussi… — Moi, je l’ai vue, Simon Glover ! Will Dwining dit que je l’ai vue ? — Non pas précisément… Mais il dit que vous lui avez dit avoir rencontré le forgeron en pareille compagnie. — Il ment, et je le pilerai dans son mortier ! s’écria Olivier Proudfute. — Comment ! ne lui avez-vous donc jamais parlé d’une telle rencontre ? — Le diable m’enlève si je lui en ai parlé ! répliqua le bonnetier ; ne m’a-t-il pas juré qu’il ne répéterait point à âme qui vive ce que je lui ai communiqué ? Ainsi en vous contant l’aventure, il a commis un mensonge. — Tu n’as donc pas rencontré le forgeron, dit Simon, avec une chanteuse, comme le bruit en court ? — Ventrebleu, que sais-je, moi ! Peut-être oui, peut-être non. Songez-y, père Simon… Me voilà marié depuis quatre ans, pouvez-vous attendre de moi que je me rappelle la tournure de la cheville d’une chanteuse, la façon de ses souliers, la broderie de ses cotillons, et d’autres babioles pareilles ? Non, je laisse ce soin aux drôles sans femmes comme mon compère Henri. — Enfin donc, » dit le gantier en colère, « vous l’avez rencontré le jour de la Saint-Valentin, battant le pavé des places publiques… — Non pas, voisin ; je l’ai rencontré dans la ruelle la moins fréquentée et la plus sombre de Perth, galopant vers sa maison avec sacs et bagages, qu’en galant homme il tenait sur ses bras, avec le petit chien d’un côté, et la jeune fille, qui m’a semblé charmante… pendue de l’autre. — Oh ! par saint Jean ! s’écria Simon Glover, cette infamie ferait renoncer un chrétien à la croyance, et adorer Mahomet de colère ! Mais il a vu ma fille pour la dernière fois. J’aimerais mieux qu’elle allât rejoindre son moine à jambes nues, pour vivre parmi les sauvages montagnards, que de lui voir pour époux un homme qui en un pareil jour oublie si complètement l’honneur et la décence… Que le diable l’emporte ! — Bah ! bah ! père Simon, dit l’accommodant bonnetier, vous ne considérez pas la nature du jeune sang. Mais ils ne sont pas long-temps demeurés ensemble car (je l’ai un peu guetté, à vrai dire) je l’ai rencontré, avant le lever du soleil, conduisant la demoiselle errante aux escaliers de Notre-Dame, pour qu’elle s’embarquât sur le Tay et s’éloignât de Perth, et je sais d’une manière certaine… car j’ai pris des informations… qu’elle partit sur un bateau pour Dundee. Ainsi vous voyez que c’est une escapade de jeunesse. — Et il vint ici, » répliqua Simon amèrement, « demander à voir ma fille, tandis qu’il avait sa catin qui l’attendait chez lui ! J’aimerais mieux qu’il eût tué vingt hommes… Ce serait un crime plus pardonnable, à ton avis surtout, Olivier Proudfute, puisque, si tu es moins ferrailleur que l’armurier, tu voudrais sembler l’être autant ; mais… — Allons, ne parlez pas si sérieusement, » dit Oliver, qui commençait à réfléchir au tort que son babillage ferait à son ami, et aux conséquences de la colère d’Henri quand il apprendrait les révélations que le bonnetier avait faites, plutôt par vanité que par mauvaise intention. « Considérez, continua-t-il, que ce sont des folies de jeunesse. L’occasion entraîne à de telles fredaines, et la confession efface tout. J’irai jusqu’à vous dire que, quoique ma femme soit aussi bonne épouse que toute autre de la ville, pourtant j’ai moi-même… — Silence, sot rodomont ! » dit le gantier furieux ; « tes amours et tes combats sont également apocryphes. Si tu as besoin de mentir, ce qui est, je crois, dans ta nature, ne peux-tu inventer des mensonges qui du moins ajoutent à ta réputation. Ne vois-je pas au fond de ton âme, comme je verrais la lumière au travers de la corne d’une sale lanterne ? Ne sais-je pas, misérable tisserand de chanvre pourri, que tu n’oserais pas plus passer le seuil de ta porte si ta femme savait la vanterie que tu viens de faire, que tu n’oserais croiser ta lance avec celle d’un enfant de douze ans qui manie une épée pour la première fois ? Par saint Jean ! ce serait payer à leur prix tes importuns caquetages que de rapporter à ta Madeleine un mot de tes fanfaronnades. »

Le bonnetier, à cette menace, tressaillit comme si le trait d’une arbalète eût sifflé soudain au-dessus de sa tête. Et ce fut d’une voix tremblante qu’il répondit : « Allons, bon père Glover, vous parlez trop haut pour vos cheveux gris. Considérez, bon voisin, que vous êtes trop vieux pour lutter avec un jeune guerrier. Et quant à ma chère Madeleine, je puis me fier à vous ; car je sais que personne n’est moins disposé que vous à troubler la paix des ménages. — Que ta lâcheté ne se fie plus long-temps à moi, » dit le gantier qui ne se contenait plus ; « mais tâche que toute ta personne, et surtout ce que tu appelles ta tête, ne se trouve pas sous ma main ; car si j’emprunte cinq minutes de ma jeunesse, je te casserai cette caboche. — Vous avez eu un joyeux mardi gras, voisin, dit le bonnetier, et je vous souhaite un sommeil paisible ; nous nous retrouverons meilleurs amis demain matin. — Sors de chez moi à l’instant ! je suis honteux qu’une langue aussi stupide que la tienne ait le pouvoir de me fâcher ainsi.

« Idiot… bête… langue de vipère ! » s’écria-t-il en rejetant une chaise, tandis que le bonnetier décampait ; « dire qu’un drôle, qui n’ouvre la bouche que pour mentir, n’a pas eu l’esprit de forger un mensonge, quand il pouvait voiler ainsi la honte d’un ami ! Et moi, qui suis-je donc, pour souhaiter au fond de mon cœur qu’on enlumine de belles paroles l’insulte grossière faite à moi et à ma fille ? Pourtant, telle était mon opinion sur Henri, que j’aurais gobé avec joie les plus énormes menteries que cet âne rodomont eût inventées. Bien ! il n’y faut donc plus songer ; notre nom honnête nous demeurera du moins, dût tout le reste nous manquer ! »

Pendant que le gantier moralisait ainsi sur la malheureuse confirmation de l’aventure qu’il souhaitait trouver fausse, le danseur mauresque expulsé avait le loisir, à l’air rafraîchissant d’une nuit froide et noire de février, de songer aux conséquences de la terrible colère du gantier.

« Mais ce n’est rien, pensait-il, en comparaison de la fureur d’Henri Wynd, qui a tué un homme pour quelque chose de beaucoup moindre que de le brouiller avec Catherine et le père de Catherine. Certainement j’eusse mieux fait de tout nier ; mais l’envie de paraître un galant qui s’y connaît, et c’est mon fait, à moi, m’a entraîné trop loin. N’aurais-je pas mieux fait d’aller au Griffon achever nos réjouissances ; mais Madeleine tempêtera à mon retour. Cependant, comme c’est jour de fête, je puis réclamer un privilège… J’y suis, je n’irai point au Griffon… Je cours de ce pas chez l’armurier, qui doit être chez lui, puisque personne ne l’a vu d’aujourd’hui aux réjouissances. Je tâcherai de faire la paix avec lui, et lui offrirai mon intercession auprès du gantier. Henri est un simple et franc garçon, et quoiqu’il puisse se tirer mieux que moi d’une bagarre, je puis, par mon éloquence, le mener où je veux. Les rues sont à présent tranquilles… la nuit est noire, et je peux passer sans être vu si je rencontre des tapageurs. Je vais donc chez l’armurier, et, sûr de son amitié, je ne m’inquiète plus du vieux Simon. Saint Ringan me défend cette nuit, et je rognerai plutôt ma langue que de m’exposer encore à un pareil danger ! Ce vieux drôle, quand le sang lui montait à la tête, avait plutôt l’air prêt à pourfendre des justaucorps de buffle qu’à tailler des gants de chevreau. »

Tout en faisant ces réflexions, le redoutable Olivier marchait vite et avec aussi peu de bruit que possible, se dirigeant vers le passage, où, comme nos lecteurs le savent, demeurait l’armurier ; mais sa mauvaise fortune n’avait pas cessé de le poursuivre. Au détour de la rue principale, High-Street, il entendit une symphonie de musique tout près de lui, suivie de grandes clameurs.

« Mes joyeux camarades les danseurs mauresques, pensa-t-il ; je reconnaîtrais le violon du vieux Jérémie entre cent autres ; je m’aventurerai à traverser la rue avant qu’ils passent ; et si je suis aperçu, j’aurai l’honneur de paraître chercher des aventures, ce qui ne nuira point à ma renommée de bonne lame. »

Avec ce désir d’être compté au rang des plus braves et des plus galants, que combattaient toutefois intérieurement des considérations plus prudentes, le bonnetier tenta de traverser la rue ; mais les masques étaient accompagnés de torches dont la lumière tombait sur Olivier, qu’on reconnut aisément à son habit de couleur claire ; un cri général de : « Une prise ! une prise ! » couvrit les accords des instruments ; et avant que le fabricant de bonnets eût pu décider s’il ferait mieux de s’arrêter ou de fuir, deux agiles jeunes gens vêtus d’un bizarre costume de carnaval, qui semblait imiter le costume des sauvages, et tenant de grandes massues, le saisirent en disant d’un ton tragique : « Rends-toi, homme à grelots et à marotte, rends-toi à merci et sans condition, ou tu es un danseur mauresque mort. — À qui faut-il me rendre ? » dit le bonnetier d’une voix tremblante ; car, quoiqu’il vît bien qu’il avait affaire à une bande de masques sur pied pour le plaisir, il remarqua en même temps qu’ils étaient bien au-dessus de sa classe, et perdit l’audace nécessaire pour faire sa partie dans un jeu où l’inférieur pouvait être en butte à de mauvais traitements. — Oses-tu parler, esclave ? dit un des masques ; et ai-je besoin de te montrer que tu es captif, en te donnant sur-le-champ la bastonnade ? — Oh ! nullement, puissant homme de l’Inde, répondit le fabricant de bonnets ; tenez, je me soumets à votre bon plaisir. — Avance donc, dit un de ceux qui l’avaient arrêté ; avance, et rends hommage à l’empereur des mimes, au roi des cabrioleurs, et au grand-duc des heures ténébreuses. Explique-nous aussi de quel droit tu es assez présomptueux pour gambader, pour regimber, pour user tes souliers de peau dans ses domaines sans lui payer tribut. Ne sais-tu pas que tu as encouru la peine de haute trahison ? — Ce serait une grande cruauté, dit le pauvre Olivier, puisque j’ignorais que Sa Grâce régnât ce soir. Mais je suis tout disposé à racheter cette forfaiture, si la bourse d’un pauvre bonnetier est assez riche, par une amende de quatre litres de vin, ou quelque autre bonne chose. — Menez-le devant l’empereur ! » fut le cri universel, et le danseur mauresque fut conduit devant un jeune homme frêle, mais gracieux et beau, splendidement habillé, portant une ceinture et une tiare en plumes de paon, alors apportées d’Orient comme une merveilleuse rareté ; une jaquette courte et un gilet en peau de léopard lui couvraient élégamment le reste du corps, qui était couvert en dessus d’un vêtement de soie couleur de chair, de manière à réaliser l’idée qu’on se forme d’un prince indien. Il portait des sandales attachées avec des rubans de soie écarlate, et tenait à la main une espèce d’éventail, comme les dames en portaient alors, formé de mêmes plumes disposées en huppe.

« Quel individu tenez-vous là ? dit le chef indien. Qui ose attacher les grelots d’un maure aux talons d’un âne stupide ?… Écoutez, l’ami, votre costume vous fait un de nos sujets, puisque notre empire s’étend sur toute la joyeuse terre, et particulièrement sur les mines et les ménestrels de tout genre… Quoi ! la langue bée au palais ?… Il veut du vin, servez-lui notre coquille de noix pleine de vin sec. »

Une vaste calebasse pleine de vin fut offerte aux lèvres du suppliant, tandis que le roi de la bande joyeuse l’exhortait à l’avaler.

« Casse-moi cette noisette, et fais-le gentiment, sans grimace surtout. »

Mais Olivier, quoiqu’il eût volontiers bu un coup modéré de ce bon vin, était épouvanté de la quantité qu’il lui fallait expédier. Il but une gorgée, et puis demanda merci.

« S’il plaît à Votre Majesté, j’ai encore loin à aller, et si j’avalais tout entier le cadeau que Votre Grâce veut que j’accepte, et dont je la remercie, il me serait impossible de me traîner jusqu’au premier chenil. — Es-tu au moins dans le cas d’agir en gaillard ? Voyons, saute-moi une cabriole… Ah ! une… deux… trois… admirable !… Encore… Donnez-lui de l’éperon… (ici un satellite de l’Indien piqua Olivier avec son épée). Ah ! c’est la meilleure de toutes ; il saute comme un chat dans une gouttière !… Approchez-lui encore la noisette… Bien ! pas de violence, il a payé son délit, et mérite non-seulement sa mise en liberté, mais encore une récompense. À genoux, à genoux donc, et relève-toi, sire chevalier de la Calebasse. Quel est ton nom ? Et qu’un de vous me passe une rapière. — Olivier, s’il plaît à Votre Honneur… je voulais dire à Votre Majesté. — Olivier, l’ami, tu es donc maintenant un des douze pairs, et le destin a avancé la promotion que nous voulions faire. Mais lève-toi, vaillant sire Olivier Thatchpate, chevalier de l’ordre honorable de la Citrouille… lève-toi, au nom de l’Absurdité, et va-t’en à ta besogne au nom du diable. »

Ainsi parlant, le prince des mascarades frappa un bon coup du plat de l’épée sur les épaules du bonnetier, qui se remit sur ses pieds avec plus d’agilité qu’il n’en avait encore montré, et les rires, les cris qui le poursuivaient doublant sa course, il arriva à la porte du forgeron tout d’une haleine, courant aussi fort qu’un renard traqué se sauve vers sa tanière.

Ce ne fut qu’après avoir frappé un coup à la porte que le bonnetier, toujours épouvanté, se ressouvint qu’il aurait dû réfléchir à la manière dont il pouvait se présenter devant Henri, et obtenir son pardon pour les fâcheuses communications qu’il avait faites à Simon Glover. On ne répondit pas au premier coup de marteau, et peut-être, lorsque ces réflexions vinrent à son esprit dans le court espace de temps que les circonstances lui donnaient, peut-être l’inquiet fabricant eût-il renoncé à son dessein, et battu en retraite vers l’auberge où il voulait d’abord se rendre. Mais un bruit lointain de musique lui fit craindre de tomber encore entre les mains des joyeux masques auxquels il avait échappé, et il se mit à battre le marteau de plus belle contre la porte de l’armurier, précipitant les coups, tout en tremblant toujours. Il fut enfin effrayé par la voix forte d’Henri Gow, qui disait de l’intérieur : « Qui frappe à cette heure, et que demandez-vous ? — C’est moi, Olivier Proudfute, dit le bonnetier ; j’ai une excellente plaisanterie à vous raconter, compère Henri. — Porte ta sottise à quelque autre endroit ; je ne suis pas d’humeur à plaisanter, dit Henri ; décampe… je ne reçois personne cette nuit. — Mais, compère, bon compère, reprit le guerrier du dehors, je suis assailli par des vilains, et vous prie de me donner asile sous votre toit ! — Sot que tu es, répliqua Henri, le coq le plus lâche de tous ceux qui ont combattu pendant le carnaval ne voudrait pas déranger ses plumes pour lutter contre un poltron comme toi

En ce moment, une autre symphonie de musique qui, comme le bonnetier put s’en apercevoir, approchait de plus en plus, porta sa frayeur au comble ; et d’une voix qui ne chercha plus à déguiser son excessive terreur, il s’écria :

« Par égard pour notre ancien compérage, pour l’amour de Notre-Dame bienheureuse, recevez-moi, Henri, si vous ne voulez pas, en place d’un être vivant, trouver demain un cadavre sanglant à votre porte, tombé sous les coups des sanguinaires Douglas. — Ce serait une honte pour moi, » pensa l’armurier au bon cœur ; « et à vrai dire, son péril peut être réel. Il est des faucons en chasse qui attaqueraient un moineau aussi bien qu’un héron.

Après ces réflexions qu’il murmura en partie, qu’en partie il fit à voix haute, Henri alla ouvrir sa porte bien fermée pour reconnaître la réalité du péril avant d’admettre dans sa maison son hôte importun. Mais tandis qu’il regardait dehors pour voir où en étaient les choses, Olivier s’élança dans la maison, comme un cerf effarouché dans un taillis, et se campa au coin du feu dans la cuisine de l’armurier, avant qu’Henri eût parcouru la ruelle des yeux depuis le haut jusqu’en bas, et reconnu qu’il n’y avait point d’ennemis à la poursuite du fugitif épouvanté ; il referma donc sa porte, et revint à la cuisine, mécontent d’avoir troublé sa sombre solitude, en sympathisant à des appréhensions qu’il aurait dû, pensait-il, reconnaître pour fausses, comme toutes celles de son timide concitoyen.

« Comment donc ? » dit-il assez froidement quand il vit le bonnetier tranquillement assis dans sa maison. « Quelle sotte farce est-ce là, maître Olivier ?… Je n’aperçois personne aux environs qui vous veuille du mal. — Donne-moi à boire, cher compère, répondit Olivier ; j’étouffe de la course que j’ai faite pour venir ici. — J’ai juré, dit Henri, que la nuit se passerait sans réjouissance dans cette demeure… je suis dans mon costume des jours ouvriers, comme vous voyez, et je jeûne pour de bonnes raisons, au lieu de me livrer à la fête. Vous avez déjà assez bu ce soir, car votre langue bredouille… S’il vous faut encore de l’ale ou du vin, allez en chercher ailleurs. — Oh, oui ! j’ai déjà trop riboté, dit le pauvre Olivier ; et l’on m’a presque noyé dans le vin… Cette maudite calebasse !… une gorgée d’eau, bon compère… vous ne me laisserez sûrement pas vous demander si peu en vain, ou, s’il vous plaît, un coup de petite ale fraîche ? — Eh bien ! si c’est là tout, répliqua Henri, vous allez l’avoir. Mais il faut que vous ayez terriblement bu pour en être à demander autre chose que du vin ou de la bière.

Ainsi parlant, il remplit un flacon d’une pinte à un poinçon qui était là près, et le présenta à son hôte. Olivier l’accepta avec empressement, le leva jusqu’à sa bouche d’une main tremblante, y plongea ses lèvres avec un frissonnement d’émotion, et, quoique ce fut le simple breuvage qu’il avait demandé, il était tellement épuisé par l’excès de sa frayeur et par ses fredaines du matin, qu’en replaçant le flacon sur la table de chêne, il laissa échapper un grand soupir de satisfaction, et resta muet.

« Eh bien ! maintenant que vous avez bu votre soûl, compère, dit l’armurier, que vous faut-il encore ? Où sont ceux qui vous menaçaient ? Je n’ai aperçu personne… — Non, mais vingt bandits m’ont chassé jusque dans votre passage, dit Olivier ; mais quand ils nous voient ensemble, vous savez qu’ils perdent bien vite le courage qui les pousse à se mesurer avec un seul d’entre nous. — Allons, ne plaisantez pas, ami Olivier, répliqua son hôte ; je ne suis pas gai aujourd’hui. — Je ne plaisante pas, par saint Jean de Perth ; j’ai été arrêté et indignement outragé, » dit-il en passant avec un air de souffrance sa main sur le membre meurtri… « C’est ce fou de David de Rothsay, avec le tapageur de Ramorny et le reste de la bande ; ils m’ont forcé à boire un quartant de malvoisie. — Tu déraisonnes, l’ami… Ramorny est malade, presque mort, à ce que l’apothicaire répète partout ; ils ne pourront sûrement pas, eux et lui, se lever à minuit pour faire de telles sottises. — Je ne sais, répliqua Olivier ; mais j’ai vu la troupe à la lueur des torches, et je le puis hardiment jurer d’après les bonnets que je leur ai vendus depuis la dernière fête des Innocents ; ils sont joliment travaillés, et je dois reconnaître mon faire. — Eh bien ! on a pu se tromper à votre détriment, répliqua Henri ; si vous courez un danger réel, je vais ordonner qu’on vous prépare un lit ici. Mais vous vous y camperez sur-le-champ, car je ne suis point en humeur de jaser. — Je voudrais pouvoir accepter ; seulement… ma chère Madeleine se mettra en colère… cela me serait fort égal… mais la vérité est que son inquiétude serait extrême dans une nuit de réjouissances comme celle-ci : car elle sait qu’avec une humeur comme la nôtre un mot amène un coup. — Eh bien ! alors allez-vous-en chez vous, et montrez-lui que son trésor est en sûreté, maître Olivier… Les rues sont tranquilles…. Et, pour parler sans façon, je voudrais être seul.

— Soit ; mais j’ai à causer un instant avec toi, » répliqua Olivier, qui, effrayé de rester, n’était pourtant guère disposé à partir. « Il y a eu tapage dans notre conseil de ville pour l’affaire de la veille de la Saint-Valentin ; le prévôt m’a dit, il n’y a pas quatre heures, que Douglas et lui étaient convenus de faire vider la querelle par un seul combattant de part et d’autre. Notre connaissance, Dick du Diable, passant par-dessus sa gentilhommerie, soutiendrait la cause de Douglas et des nobles, et vous ou moi nous combattrions pour la jolie ville. Or, quoique je sois doyen des bourgeois, je veux bien pourtant, vu l’amitié et la tendresse que nous eûmes toujours l’un pour l’autre, te laisser la préséance, et me contenter du rôle plus humble de second[2]. »

Henri, malgré sa tristesse, put à peine s’empêcher de rire.

« Si c’est là, dit-il, ce qui trouble ton repos et te retient hors du lit à minuit, j’aurai bientôt accommodé l’affaire. Tu ne perdras point l’honneur qu’on te propose. J’ai eu des vingtaines de duels… J’en ai eu beaucoup, beaucoup trop. Quant à toi, jusqu’à présent tu ne t’es mesuré, je pense, qu’avec ton soudan de bois… Il serait injuste à moi… inconvenant… infâme d’accepter ton offre amicale. Retourne chez toi, brave gaillard, et que la crainte de perdre un tel honneur ne trouble point ton sommeil. Sois sûr que c’est toi qui combattras, comme cela est juste, puisque c’est toi que ce fier cavalier a insulté. — Grand merci, merci de tout mon cœur, » dit Olivier très-embarrassé de la déférence inattendue de son ami ; « tu es bien le bon compère que j’ai toujours cru trouver en toi ; mais j’ai autant d’amitié pour Henri Smith qu’il en a pour Olivier Proudfute. J’en jure par saint Jean ! je ne combattrai pas dans cette querelle à ton préjudice. Après ce serment, je suis sûr de ne point succomber à la tentation ; car tu ne voudrais pas me faire manquer à ma parole, quand il s’agirait de vingt duels. — Allons, dit l’armurier, avoue que tu as peur, Olivier ; dis l’honnête vérité une fois dans ta vie, autrement je te laisse le soin de vider ta querelle. — Mais, mon compère, tu sais que je n’ai jamais peur. Cependant c’est un bandit bien résolu ; et comme j’ai une femme… la pauvre Madeleine, tu sais… et une petite famille, et que toi… — Et que moi, » interrompit Smith brusquement, « je n’en ai pas, et je n’en aurai jamais. — Bah ! vraiment ?… En ce cas… j’aimerais mieux que ce fût toi qui combattisses en cette occasion. — Par la sainte Vierge, compère ! on t’en fait accroire de belles. Apprends donc, mon pauvre sot, que sir Patrick Charteris, qui a toujours le mot pour rire, s’est tout à fait moqué de toi. Crois-tu qu’il exposerait l’honneur de la cité en te chargeant de la défendre ? ou que je te céderais la préséance s’il s’agissait de combattre pour une cause semblable ? Ventrebleu ! retourne chez toi, dis à Madeleine de te mettre un bonnet de nuit bien chaud : mange ton souper ; avale une coupe d’eau-de-vie, et tu seras en état demain matin de rosser ton dromond, ton soudan de bois, la seule chose sur laquelle tes coups aient jamais été rudement appliqués. — Ah ! c’est ainsi que tu parles, camarade ! » répondit Olivier reprenant courage, et croyant nécessaire de paraître offensé ; « je m’inquiète peu de ton humeur grondeuse ; il est heureux pour toi que tu ne puisses user ma patience au point de me fâcher. En voilà assez… Nous sommes compères, et cette maison est la tienne. Pourquoi les deux meilleures lames de Perth se croiseraient-elles l’une contre l’autre ?… Va ! je sais la cause de ta mauvaise humeur, et je peux te la pardonner… Mais la dispute est-elle réellement arrangée ? — Aussi solidement que jamais marteau enfonça une pointe de fer ; la ville a donné au Johnton une bourse d’or pour ne les avoir pas délivrés d’un drôle importun, appelé Olivier Proudfute, lorsqu’il l’avait à sa disposition, et cette bourse d’or achète pour le prévôt l’île de Slerpess, que le roi lui concède ; car le roi paie tout avec le temps. Ainsi, sir Patrick acquiert la charmante prairie qui est devant son château, et l’honneur est sauvé de part et d’autre, car, comme tu peux le comprendre, ce qui est donné au prévôt est donné à la ville. En outre, Douglas a quitté Perth pour marcher contre les Anglais, qui sont, dit-on, appelés dans les Marches par le comte de Marck qui nous trahit. La jolie ville est donc débarrassée de ce terrible personnage. — Mais, au nom de saint Jean ! qu’est-ce que cela signifie ? personne n’en a dit mot. — C’est que, vois-tu, ami Olivier, voici comment la chose s’est faite : le drôle à qui j’ai abattu la main est, dit-on, un domestique de sir John Ramorny, et il s’est sauvé vers son comté natal de Perth, où sir John lui-même doit être exilé à la grande satisfaction de tout honnête homme. Or, tout ce qui concerne sir Ramorny touche un plus haut personnage… Je crois que Simon Glover en a dit autant à sir Patrick Charteris. Si je devine juste, j’ai des grâces à rendre au ciel et à tous les saints de ne pas avoir tué celui que j’avais fait prisonnier sur l’échelle. — Et j’en rends aussi grâce au ciel et à tous les saints, très-dévotement ; j’étais derrière toi, tu sais, et… — N’en parle plus, si tu es sage… La loi punit ceux qui frappent des princes ; il faut laisser refroidir le fer avant d’y mettre la main. Tout est arrangé maintenant. — En ce cas, » dit Olivier un peu confus, mais encore plus soulagé par les renseignements que lui avait donnés son ami, « j’ai raison de me plaindre de sir Patrick Charteris, qui croit pouvoir plaisanter, parce qu’il est prévôt, avec l’honneur d’un honnête bourgeois de notre ville. — Soit, Olivier ; appelle sir Patrick en champ-clos, et il commandera à ses valets de lancer ses chiens sur toi. Mais voyons, la nuit se passe, ne partiras-tu pas ? — Ah ! j’ai encore un mot à te dire, bon compère ; mais d’abord un autre verre de ton ale. — La peste soit de toi, imbécile ! je souhaiterais que tu fusses dans un endroit où l’on trouve peu de liqueurs fraîches… Voilà, vide la barrique à ton gré. »

Olivier remplit une seconde coupe, et but ou sembla boire très-lentement, afin de gagner du temps pour réfléchir à la manière dont il pouvait entamer son second sujet de conversation, qui semblait fort délicat dans l’état d’irritabilité où se trouvait le forgeron. À la fin il ne trouva rien de mieux que d’entrer d’un seul coup en matière, en disant : « J’ai vu Simon Glover aujourd’hui, compère. — Eh bien ! dit l’armurier d’une voix lente, grave et triste ; si tu l’as vu, que m’importe à moi ? — Rien, rien, » répondit Proudfute déconcerté, « seulement je pensais que vous seriez bien aise de savoir qu’il m’a pris à part pour me demander si je t’avais vu le jour de la Saint-Valentin, après la bagarre du couvent des dominicains, et en quelle compagnie tu étais. — Et je parie que tu lui as répondu que tu m’avais rencontré avec une chanteuse, dans ce noir passage ? — Tu sais, Henri, que je n’ai pas le don de mentir ; mais j’ai tout accommodé avec lui. — Et comment cela, je te prie ? — Père Simon, ai-je dit, vous êtes vieux et vous avez oublié que, dans les veines de jeunes gens comme nous, le sang est comme du vif-argent. Vous croyez donc, ai-je dit, qu’il s’occupe encore de cette fillette, et que peut-être il la cache dans quelque coin de Perth ? Cela n’est point, ai-je dit, et je suis prêt à jurer qu’elle est sortie de la maison le matin suivant pour se rendre à Dundee. Heim ! n’était-ce pas bien plaider ta cause ? — Oui vraiment ! c’est ce qu’il me semble ; et si quelque chose peut ajouter à ma peine en ce moment, c’est, quand je suis enfoncé profondément dans la boue, de sentir un âne comme toi me mettre son gros pied sur la tête pour m’y plonger tout à fait. Allons, décampe, et puisses-tu rencontrer le sort que mérite ton adresse à servir les gens ! Alors on te trouverait demain matin avec le cou cassé dans l’égout le plus proche… Allons, déguerpis ou je te jette à la porte, la tête la première. — Ah, ah ! » s’écria Olivier en riant aussi bien qu’il pouvait ; « rien que cela ! Mais triste comme tu es, compère Henri, ne veux-tu pas venir faire un tour avec moi jusqu’à ma maison dans le Meal Venall ? — Que le diable t’emporte, non. — Je te donnerai de fameux vin, si tu veux venir. — Je te donnerai du gourdin, si tu restes. — Eh bien ! alors je vais endosser ton bulletin et ton bonnet d’acier, taper du talon comme toi et siffler ton air : « Os brisés à Loncarty ; » si on me prend pour toi, on n’osera pas passer auprès de moi, fût-on à quatre. — Prends tout ce que tu veux, au nom du diable ! Mais va-t’en. — Bien, bien Henri ; nous nous retrouverons quand tu seras de meilleure humeur, » dit Olivier qui avait revêtu son nouvel accoutrement.

« Pars… et puissé-je ne jamais voir ta stupide figure. » Olivier débarrassa enfin son hôte de sa présence. Dès qu’il fut dans la rue, il se mit à imiter autant que possible la démarche brusque et les gestes décidés de son redoutable compagnon ; en même temps il se mit à siffler un pibrock composé sur la déroute des Danois à Loncarty, qu’il avait appris parce que c’était l’air favori du forgeron, et qu’il se faisait fort de l’imiter en tout point. Mais lorsque le bourgeois inoffensif en dépit de ses rodomontades se trouva au bout du passage qui communiquait avec High-Street, il reçut par derrière un coup que son casque ne pouvait parer, et tomba mort sur la place ; un effort pour murmurer le nom de Henri, auquel il avait toujours soin de recourir pour être défendu, expira sur sa langue mourante.



  1. Les Écossais appellent être fey, avoir une espèce de vertige moral qu’ils supposent précéder la mort, et surtout la mort violente.
  2. En anglais, sticker ; les seconds dans les combats singuliers d’autrefois s’appelaient ainsi parce qu’ils portaient des bâtons (sticks) blancs en signe de leurs fonctions, qui étaient de veiller à ce que tout se passât selon les règles.