Le Jour de Saint-Valentin/21

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 260-272).


CHAPITRE XXI.

LE DROIT DU CERCUEIL.


Au nom du ciel, voyez si l’on prépare la lice et tout ce qui est nécessaire ; qu’ils vident ensuite leur querelle… Dieu protège le bon droit !
Shakspeare. Henry IV. part. II.


Dans la même salle de conseil du palais des dominicains, le roi Robert était assis avec son frère Albany, qui, en affectant une vertu austère et en mettant en œuvre tous les ressorts de l’intrigue et de la dissimulation, exerçait la plus haute influence sur le faible esprit du monarque. En effet, il était naturel qu’un prince qui voyait rarement les choses dans leur forme et sous leurs couleurs véritables, les envisageât sous le jour où elles lui étaient présentées par un homme hardi et astucieux qui se pouvait prévaloir auprès de lui d’une si proche parenté.

Toujours inquiet au sujet de son malheureux fils égaré par de mauvais conseils, le roi s’efforçait en ce moment de faire partager à Albany son opinion que Rothsay était innocent de toute participation à la mort du bonnetier, dont le procès-verbal avait été remis entre les mains du roi par sir Patrick Charteris.

« Voilà une malheureuse affaire, mon frère Robin, disait-il, une très-mauvaise affaire ; elle pourrait bien mettre en querelle la noblesse et les communes, qui se sont fait la guerre dans tant de provinces éloignées. Je ne vois qu’un sujet de consolation dans tout ceci, c’est que sir John Ramorny ayant été congédié de la maison du duc de Rothsay, on ne pourra dire que lui, ou ceux de ses gens qui sont les auteurs de ce meurtre (si on les en accuse avec raison) ont été encouragés ou excités à cette affreuse action par mon pauvre enfant. Certainement, mon frère, vous vous souvenez comme moi, qu’à ma prière il a consenti sans hésiter à renvoyer de son service sir John Ramorny, la cause première de cette échauffourée dans Curfew-Street. — Cela est vrai, dit Albany, et j’espère que le prince n’a pas renoué ses relations avec Ramorny depuis qu’il a paru se conformer aux désirs de Votre Grâce. — Paru se conformer ?… renouer ses relations ? répéta le roi ; que voulez-vous dire par ces mots, mon frère ? Sûrement quand David m’a promis que, si cette malheureuse affaire de Curfew-Street était étouffée, il se séparerait de sir John Ramorny, qu’on croyait capable de l’entraîner à de pareilles extravagances, et qu’il ne s’opposerait point à l’exil de sir John ou à tout autre châtiment qu’il nous plairait de lui infliger… Assurément vous ne doutez pas que notre fils ne fût sincère et décidé à tenir sa parole ? Ne vous rappelez-vous pas que, quand vous donnâtes l’avis de lever une forte amende sur les domaines de Ramorny, dans le comté de Fife, au lieu de le bannir, le prince sembla dire que l’exil serait une mesure plus convenable pour Ramorny et pour lui-même ? — Je me le rappelle parfaitement, mon royal frère. Certainement je n’aurais pas supposé à Ramorny tant d’influence sur le prince, après avoir contribué à le mettre dans une situation si périlleuse, sans la déclaration de mon noble neveu que vous venez de rappeler ; déclaration d’où il résulte que, si Ramorny demeurait à la cour, il continuerait à diriger la conduite du duc de Rothsay. Je regrettai, à ce moment, d’avoir conseillé une amende au lieu du bannissement ; mais cela est passé, et maintenant il a été commis un nouveau désordre qui compromet Votre Majesté, l’héritier de la couronne et tout le royaume. — Que voulez-vous dire ? Robin, » s’écria le timide prince. « Par la tombe de mes parents ! Par l’âme de Bruce, notre immortel aïeul ! je vous supplie, mon cher frère, d’avoir pitié de moi. Dites-moi quel danger menace mon fils ou mon royaume. »

Le visage du roi agité par l’inquiétude, et ses yeux obscurcis par les larmes étaient fixés sur son frère qui sembla se recueillir en lui-même avant de répondre.

« Milord, dit-il, voici quel est ce danger. Votre Grâce croit que le prince n’a pris aucune part à cette seconde agression contre les citoyens de Perth… au meurtre de ce bonnetier, sur la mort duquel ils crient comme une troupe de mouettes, quand un de ces animaux criards a été percé par la flèche d’un enfant. — Leurs vies, dit le roi, leur sont chères, ainsi qu’à leurs amis. — Oui, en vérité, milord, et ils savent nous les rendre chères quand il faut nous entendre avec ces drôles pour une goutte de leur sang répandu… Mais, comme je l’ai dit, Votre Majesté pense que le prince n’a été pour rien dans ce dernier attentat. Je ne veux point essayer d’ébranler votre conviction sur ce point délicat ; je m’efforcerai plutôt de la partager. Votre opinion est toujours la mienne ; Robert d’Albany ne pensera jamais autrement que Robert de la puissante Écosse. — Je vous remercie, Robert, je vous remercie, » dit le roi en serrant la main de son frère ; « je savais que je pouvais compter sur votre affection pour rendre justice à ce pauvre fou de Rothsay qui s’expose à tant de mauvaises interprétations de sa conduite, qu’il mérite à peine les sentiments que vous avez pour lui. »

Albany était si impassible et si ferme dans ses résolutions, qu’il eut le courage de serrer amicalement la main de son frère pendant qu’il combinait les moyens de détruire les espérances du bon et indulgent vieillard. »

« Mais, hélas ! » reprit le duc avec un soupir, « cet intraitable chevalier de Kinfauns et son troupeau de bourgeois querelleurs ne verront pas la chose comme vous et moi ; ils ont l’audace de dire que le bonnetier avait été maltraité par Rothsay et les gens de sa suite qui parcouraient les rues masqués, arrêtant pour se divertir les hommes et les femmes, les forçant de danser ou de boire une énorme quantité de vin, sans parler de bien d’autres folies qu’il est inutile de rapporter. Ils disent que la bande se dirigea vers la maison de sir John Ramorny, que tous s’y précipitèrent confusément, afin d’y terminer leur partie de plaisir. Ils prétendent trouver dans ce fait de bonnes raisons pour croire que le renvoi de sir John Ramorny du service du prince n’était qu’un stratagème, afin de tromper le public. Et ils en concluent que, si des excès ont été commis pendant cette nuit par sir John Ramorny ou ses gens, on est en droit de penser que le duc de Rothsay en a eu pour le moins connaissance, si même il ne les a pas autorisés. — Albany, cela est terrible ! voudraient-ils faire passer mon fils pour un meurtrier ? Prétendraient-ils qu’il a trempé ses mains dans le sang écossais, sans provocation et sans motifs ? Non, non, ils n’inventeront point des calomnies si monstrueuses, car elles sont trop grossières et elles ne seraient pas crues. — Pardonnez-moi, milord ; ils disent que le sujet de querelle qui occasionna l’échauffourée de Curfew-Street concernait plus le prince que sir John ; car personne ne croit, personne même ne soupçonne que cette expédition ait été entreprise au profit du chevalier de Ramorny. — Tu me feras tourner la tête, Robin. — Je n’ajouterai pas un mot ; je n’ai fait qu’exprimer mes pauvres réflexions, d’après l’ordre que m’en a donné Votre Majesté. — Je sais que tu as de bonnes intentions ; mais au lieu de me déchirer le cœur par le tableau détaillé de calamités inévitables, un bon frère, Robin, ne devrait-il pas plutôt m’indiquer les moyens d’éviter ces malheurs ? — Votre Grâce a raison ; mais, comme le seul remède qui existe est douloureux et cruel, il est nécessaire que Votre Majesté soit bien convaincue de l’absolue nécessité d’en faire usage avant qu’on le lui fasse connaître. Le chirurgien doit fortement persuader à son malade que le membre gangrené est incurable, avant de prononcer le mot d’amputation, quoiqu’il ne reste pas d’autres moyens de salut. »

Robert, à ces mots, s’abandonna à un violent mouvement d’inquiétude et d’indignation que son frère était loin de prévoir.

« Un membre malade et gangrené ! l’amputation, le seul moyen de salut !… Milord d’Albany, ce sont là des mots inintelligibles ! Si vous les appliquez à notre fils Rothsay, il faut que vous démontriez rigoureusement qu’ils sont exacts, autrement je pourrais vous donner lieu de vous repentir de les avoir prononcés. — Vous prenez mes paroles trop à la lettre, mon auguste seigneur, dit Albany, ces termes rigoureux ne s’appliquaient point au prince ; car je puis prendre le ciel à témoin que ce fils d’un frère bien-aimé m’est plus cher que s’il était mon propre fils. Je ne parlais que de l’éloigner des folies et des vanités du monde, qui, selon le langage des saints, ressemblent à des membres gangrenés, et qu’il faut, pour cette raison, retrancher et jeter loin de nous, comme des choses qui interrompent notre marche dans la bonne voie. — Je comprends… » dit le prince soulagé ; « tu voudrais que ce Ramorny, qu’on regarde comme l’instrument des folles de mon fils, fût exilé de la cour jusqu’à ce que ces malheureux scandales fussent oubliés, et nos sujets habitués à voir notre fils avec des yeux mieux disposés et plus confiants. — Ce serait là un excellent parti, monseigneur, mais j’allais un peu plus loin : je voulais que le prince lui-même fût, pour un peu de temps, éloigné de la cour. — Comment, Albany ! me séparer de mon enfant, de mon premier-né ! de lui, la lumière de mes yeux, et… malgré ses folies… le fils chéri de mon cœur… Oh, Robin ! je ne le puis, ni ne le veux. — Ce n’était, milord, qu’une proposition… Je sens la blessure qu’une telle résolution ferait au cœur d’un père, car ne suis-je pas père, moi aussi ? » et il inclina la tête comme dans un morne désespoir.

« Je n’y pourrai survivre, Albany. Quand je pense que notre influence, qui est nulle lorsqu’il est loin de nous, et qui suffit toujours pour le contenir lorsque nous sommes près de lui, se trouverait entièrement paralysée par votre projet ! À quel péril ne serait-il pas exposé ? Je ne pourrai goûter un moment de sommeil en son absence… Je croirai entendre son dernier soupir dans chaque souffle du vent ; et vous, Albany, peut-être dissimuleriez-vous mieux votre inquiétude, mais vous ne seriez pas plus tranquille. »

Ainsi parla le facile monarque : voulant plaire à son frère et s’abuser lui-même, il supposait, entre l’oncle et le neveu, une affection dont il n’existait pas la moindre trace.

« Votre cœur de père s’alarme trop aisément, milord, répondit Albany ; je ne vous propose pas de laisser le prince abandonné au mouvement de son fougueux caractère… je parlais de soumettre, pendant quelque temps, le prince à une surveillance convenable… de le confier à la garde d’un conseiller sage, qui répondrait de sa conduite et de sa vie comme un tuteur de celles de son pupille. — Comment ! un tuteur ! à l’âge de Rothsay ? s’écria le roi ; il a dépassé de deux années l’âge que nos lois fixent pour la majorité. — Les Romains, plus sages que nous, fixaient cet âge quatre ans plus tard ; et, à ne consulter que le bon sens, le droit de surveillance doit durer aussi long-temps qu’il est nécessaire, et par conséquent il doit varier selon le caractère des individus. Voici le jeune Lindsay, comte de Crawford, qui, dit-on, accorde son appui à sir Ramorny pour le combat… C’est un jeune homme de quinze ans, mais qui a déjà les passions ardentes et la constance d’un homme de trente ; tandis que mon royal neveu, avec de plus nobles et plus aimables qualités d’esprit et de cœur, montre souvent, à vingt-trois ans, l’humeur capricieuse d’un enfant, envers qui la contrainte peut n’être qu’une tendresse bien entendue… Ne vous désolez point de cela, mon noble seigneur ; ne sachez pas mauvais gré à votre frère parce qu’il vous dit la vérité : les meilleurs fruits sont ceux qui mûrissent le plus lentement, et les meilleurs chevaux, ceux qui donnent le plus de peine à dresser pour les combats ou pour la lice. »

Le duc s’arrêta, et après avoir laissé le roi se livrer, pendant deux ou trois minutes, à une rêverie qu’il n’essaya pas d’interrompre, il ajouta d’un ton plus aimable : « Mais ayez bonne espérance, mon noble seigneur ; peut-être cette querelle pourra-t-elle s’arranger sans de nouvelles difficultés et de nouveaux combats. La veuve est pauvre, car son mari, quoique bien connu dans sa profession, avait des habitudes de fainéantise et de dépense. L’affaire pourra sans doute s’arranger avec de l’argent, et la valeur de l’assythment[1] sera payée par Ramorny sur ses biens. — Ah ! nous la payerons nous-même, » s’écria le roi Robert, saisissant avec empressement l’espérance que cet affligeant débat se terminerait d’une manière pacifique ; « l’avenir de Ramorny sera détruit par son bannissement de la cour et la perte de sa charge dans la maison de Rothsay, il serait peu généreux d’accabler un homme dans la disgrâce… Mais voici notre secrétaire le prieur, qui vient nous dire que l’heure du conseil approche… Bonjour, mon digne père. — Soyez béni ! mon royal maître, répondit l’abbé. — Mon bon père, dit le roi, sans attendre Rothsay qui viendra au conseil, nous vous le garantissons nous-même, occupons-nous des affaires de notre royaume. Quelles nouvelles avez-vous reçues de Douglas ? — Il est arrivé à son château de Tantallon, monseigneur, et il a envoyé un courrier peur annoncer que, quoique le comte de March demeure enfermé dans la forteresse de Dunbar, ses partisans et ses amis se rassemblent, et forment un camp dans le voisinage de Coldingham, où, à ce qu’on suppose, ils comptent attendre l’arrivée de l’armée anglaise que Hotspur et sir Ralph Percy réunissent sur la frontière de l’Angleterre. — Voilà de mauvaises nouvelles, dit le roi ; que Dieu pardonne à George de Dunbar ! » Le prince entra au moment où il prononçait ces mots : « Ah ! te voilà enfin, Rothsay… je ne t’ai pas vu à la messe. — Je me suis levé trop tard ce matin ; j’ai passé la nuit sans repos et avec la fièvre. — Ah, jeune fou ! reprit le roi ; si tu avais pris un peu plus de repos le mardi gras, tu n’aurais pas passé la nuit du mercredi des Cendres avec la fièvre. — Que je n’interrompe pas vos prières, Sire, » reprit le prince d’un ton léger ; Votre Grâce invoquait le ciel en faveur de quelqu’un… d’un ennemi sans doute, car vos ennemis ont souvent part à vos oraisons. — Assieds-toi, et tiens-toi tranquille, jeune extravagant, » répondit son père ; et en même temps ses yeux se reposaient avec plaisir sur la belle figure et la tournure gracieuse de son enfant chéri. Rothsay fit glisser un coussin aux pieds de son père, et s’y jeta nonchalamment pendant que le roi reprenait :

« Je regrettais que le comte de March, qui m’avait quitté amicalement et avec les plus fortes assurances de se contenter d’une satisfaction convenable pour tous les griefs dont il avait à se plaindre, eût été capable de se liguer avec Northumberland contre son pays… Est-il possible qu’il ait douté que nous eussions l’intention de tenir notre promesse ? — Je répondrai que non pour lui, dit le prince ; March n’a jamais douté de la parole de Votre Altesse ; mais il peut très-bien s’être demandé si vos doctes conseillers laissant à Votre Majesté le pouvoir de la tenir. »

Robert III poussait aussi loin que possible cette politique timide, qui consiste à ne pas entendre les expressions, qu’on ne peut écouter décemment sans en témoigner quelque déplaisir. Il continua donc son discours sans faire attention à l’interruption de son fils ; mais au fond de son cœur, l’audace de Rothsay aigrissait le mécontentement que son père commençait à nourrir contre lui.

« Heureusement, reprit le roi, que Douglas est sur les frontières ; sa poitrine, comme celle de ses ancêtres, a toujours été le meilleur boulevard de l’Écosse. — Alors, c’en est fait de nous, s’il s’avise de tourner le dos, » dit l’incorrigible Rothsay.

« Osez-vous révoquer en doute le courage de Douglas, » dit le roi vivement piqué.

« Personne ne conteste le courage du comte, répondit Rothsay ; il est aussi incontestable que son orgueil ; mais il est permis de douter de son bonheur ; car les annales de sa maison ne l’ont pas surnommé pour rien Tin-man (Malencontreux). — Par saint André, David ! s’écria le roi, tu es comme un chat-huant… tu ne dis pas un mot qui ne soit un pronostic de trouble et de malheur — Je me tais, mon père, répondit le jeune homme. — Et quelles nouvelles avez-vous reçues des Highlands ? » continua le roi, s’adressant au prieur.

« Je crois, répondit l’abbé, que les choses, de ce côté, prennent une tournure satisfaisante. L’incendie qui menaçait d’embraser tout le pays s’éteindra dans le sang de quarante ou cinquante de ces mutins. Les deux grandes confédérations sont convenues par un traité solennel de décider leurs querelles avec telles armes qu’il plaira à Votre Altesse de désigner, en votre royale présence, dans le lieu qui leur sera indiqué, le 30 mars prochain, qui est le dimanche des Rameaux. Le nombre des combattants est fixé à trente de chaque côté. Le combat sera à outrance, car ils supplient humblement et conjurent Votre Majesté que, par grâce spéciale, vous vouliez bien renoncer, pour ce jour-là, à votre royal privilège, d’interrompre le combat, en jetant votre sceptre ou en criant : « C’est assez ! » avant que le combat soit entièrement terminé. — Les barbares sauvages, s’écria le roi, veulent-ils limiter le meilleur et le plus précieux de nos droits royaux, celui de mettre un terme à un combat, et de crier aux combattants : « Trêve ? » Veulent-ils détruire le seul motif qui pourrait me décider à assister au spectacle de leur sanglante boucherie ?… Prétendent-ils combattre comme des hommes ou comme les loups de leurs montagnes ? — Milord, dit Albany, le comte de Crawford et moi, nous avons pris sur nous, sans consulter Votre Majesté, d’accorder cette requête ; et cela, pour beaucoup de raisons très-pressantes. — Comment ! reprit le roi, le comte de Crawford ? C’est un bien jeune conseiller dans une si grave affaire. — Malgré sa jeunesse, reprit Albany, il est si considéré parmi ses voisins les Highlanders, que je n’aurais rien pu auprès d’eux sans son aide et le secours de son influence. — L’entendez-vous, jeune Rothsay ? » dit le roi à son fils d’un ton de reproche.

« Je plains Crawford, Sire, répondit le prince ; il a perdu trop tôt un père dont les conseils auraient mieux convenu à une époque comme celle-ci. »

Le roi tourna la tête vers Albany, d’un air charmé de l’affection filiale qui éclatait dans cette réponse.

Albany reprit sans se déconcerter : « Ce n’est pas la vie de ces Highlanders, c’est leur mort qui est à souhaiter pour le bien du royaume d’Écosse ; et il a paru très-désirable au comte de Crawford et à moi que ce combat fût un combat d’extermination. — Juste ciel ! s’écria le prince ; si telle est la politique du jeune Lindsay, ce sera un homme d’État plein d’humanité dans dix ou douze ans d’ici ! C’est un jeune homme qui a le cœur endurci avant d’avoir du poil au menton ! Il eût mieux fait d’assister aux combats de coqs, le jour du mardi gras, que de combiner des plans pour faire massacrer des hommes le dimanche des Rameaux, comme s’il était chargé d’organiser des mêlées où chacun doit combattre jusqu’à la mort. — Rothsay a raison, Albany, dit le roi. Il ne convenait pas à un monarque chrétien d’accorder une telle demande. Je ne puis consentir à voir des hommes se battre jusqu’à ce qu’ils soient tous assommés comme des bestiaux à la boucherie. Un tel spectacle suffirait pour me rendre malade, et le bâton s’échapperait de ma main, faute de pouvoir le retenir. — Il tomberait sans qu’on y fît attention, dit Albany. Permettez-moi de représenter à Votre Grâce qu’elle renonce seulement à un privilège qui ne saurait être respecté dans cette occasion. Si Votre Majesté jetait son bâton royal dans le fort de l’action, quand le sang de ces hommes est échauffé, on n’y aurait pas plus d’égard que si un aigle laissait tomber, au milieu d’un troupeau de loups acharnés les uns contre les autres, le brin de paille qu’il porte à son nid : rien ne peut les séparer que l’épuisement complet de leur sang ; et il vaut mieux qu’il soit répandu par les mains les uns des autres, que par les troupes qui tâcheraient de faire la paix par l’ordre de Votre Majesté. Une tentative pour les contraindre à la paix par la force serait considérée par eux comme une embûche ; les deux partis s’uniraient pour résister… le carnage ne serait pas moindre, et les espérances de paix que nous avons pour l’avenir seraient entièrement détruites. — Il n’y a que trop de vérité dans ce que vous dites, mon frère, répliqua le docile monarque. À quoi bon ordonner ce que je ne puis faire exécuter ; et, quoique j’aie le malheur d’endurer cet affront chaque jour de ma vie, cependant il est inutile de donner un si public exemple de mon impuissance royale en présence de la foule rassemblée pour être témoin de ce spectacle. Que ces hommes sauvages assouvissent donc leur passion sanguinaire les uns sur les autres, je n’essayerai point de défendre ce que je ne pourrais empêcher. Que le ciel prenne pitié de ce malheureux pays ! je vais me retirer dans mon oratoire et prier pour lui, puisqu’il ne m’est permis de l’aider ni par ma prudence ni par la force de mes armes. Père prieur, accordez-moi l’appui de votre bras. — Mon frère, dit Albany, pardonnez-moi si je vous rappelle que nous devons nous occuper de l’affaire entre les citoyens de Perth et Ramorny, au sujet de la mort d’un bourgeois. — Cela est vrai, » dit le monarque se rasseyant ; « encore des querelles… encore des batailles… belle Écosse ! si le sang de tes plus généreux enfants fertilisait ton sol stérile, quel pays sur la terre l’emporterait sur toi en fécondité ! Quand verra-t-on un Écossais porter une barbe blanche, à moins que ce ne soit quelque misérable comme ton souverain, que sa faiblesse protège contre le meurtre, et qui devient témoin involontaire des scènes de carnage qu’il ne peut abréger ?… Faites-les entrer… Ne les faites pas attendre, ils ont hâte de se tuer, de se disputer l’un l’autre chaque souffle de l’air que leur a donné leur Créateur. Le démon des combats et du carnage s’est emparé de tout ce pays ! »

Le monarque débonnaire se jeta en arrière sur son fauteuil avec un air d’impatience et de mauvaise humeur qui ne lui était pas ordinaire. En ce moment la porte qui se trouvait à l’extrémité inférieure de l’appartement s’ouvrit, et, de la galerie, où l’on apercevait en perspective une garde des Brandanes sous les armes, s’avança la veuve du pauvre Olivier, conduite par sir Patrick Charteris, avec autant de respect que si c’eût été une dame du premier rang. Derrière eux marchaient deux femmes, épouses des magistrats de la cité, l’une et l’autre vêtues de deuil, la première portant le plus jeune enfant d’Olivier, et la seconde conduisant l’aîné. Derrière eux venait l’armurier paré de ses plus beaux habits, et portant une écharpe de crêpe noir par-dessus son justaucorps de buffle. Le bailli Craigdallie, et un magistrat son confrère, vêtus de deuil comme les autres, terminaient ce funèbre cortège.

La mauvaise humeur du roi s’évanouit quand il fixa les yeux sur la figure pâle de la veuve désolée, et qu’il considéra l’air insouciant des innocents orphelins qui avaient éprouvé une si irréparable perte. Et lorsque sir Patrick Charteris, après avoir aidé Madeleine Proudfute à s’agenouiller, mit lui-même un genou en terre en tenant toujours la main de la veuve, ce fut avec un ton de pitié que le roi Robert demanda à l’infortunée son nom et ce qu’elle voulait. Elle ne répondit pas, mais se retourna en murmurant quelques mots vers son conducteur. — Parlez pour la pauvre femme, sir Patrick Charteris, dit le roi ; et dites-nous ce qui l’amène en notre présence. — Sous votre bon plaisir, monseigneur, » répondit sir Patrick en se levant, « cette femme et ces malheureux orphelins portent plainte à Votre Altesse contre sir John Ramorny, chevalier de Ramorny, attendu que de son fait ou de celui des gens de sa maison, Olivier Proudfute son mari, homme libre, et bourgeois de Perth, a été tué dans les rues de la ville, le soir du mardi gras ou le matin du mercredi des Cendres. — Femme, » répliqua le roi avec bonté, « ton sexe doit inspirer de la douceur, et ton affection même peut t’apprendre à être miséricordieuse ; car nos malheurs personnels doivent nous rendre… et nous rendent en effet compatissants pour les autres. Ton mari n’a fait que franchir le passage qu’il nous faudra tous franchir. — Votre Majesté voudra bien se rappeler que pour lui le passage a été court et sanglant, dit la veuve. — J’avoue que son sort est digne de pitié ; mais puisque je n’ai pu le protéger, comme je reconnais que c’était mon devoir de roi, je consens, en réparation, à pourvoir à vos besoins et à ceux de ces orphelins, sur le même pied, ou mieux encore que du temps de votre mari, mais à condition que vous vous désisterez de cette plainte et que vous ne donnerez pas lieu à une nouvelle effusion de sang. Faites-y attention, je vous laisse le choix entre accorder merci ou poursuivre vengeance ; entre l’abondance dans le premier cas, et la misère dans l’autre. — Il est vrai, Sire, que nous sommes pauvres, » répondit la veuve avec une fermeté inébranlable ; « mais, moi et mes enfants, nous chercherons notre nourriture comme les animaux des bois, avant que de vivre du prix du sang de mon mari ; je vous demande le combat par mon champion, comme vous êtes chevalier portant le ceinturon et roi portant la couronne. — Je m’en doutais, » dit à voix basse le roi à Albany. « En Écosse les premiers mots que balbutie un enfant, et les derniers que répète le vieillard à l’agonie sont : « Le combat… du sang… vengeance. » Il serait inutile de résister plus long-temps. Faites entrer les défendants. »

Sir John Ramorny entra ; il était vêtu d’une longue robe fourrée, selon la coutume des hommes de qualité lorsqu’ils étaient désarmés. Caché sous les plis de l’étoffe, son bras blessé était soutenu par une écharpe de soie cramoisie, et de l’autre il s’appuyait sur un jeune homme qui, paraissant à peine sorti de l’enfance, portait déjà sur le front les traces profondes de passions prématurées, et d’une méditation au-dessus de son âge. C’était le célèbre Lindsay, comte de Crawford, qui dans la suite fut connu sous le nom du comte Tigre, et qui gouverna la grande et riche vallée de Strathmore, avec le pouvoir absolu et la cruauté effrénée d’un tyran féodal. Deux ou trois gentilshommes, amis du comte ou les siens, assistaient sir John de Ramorny de leur présence en cette occasion. L’accusation fut répétée une seconde fois, et repoussée par un démenti formel de la part des accusés : les demandeurs répliquèrent en proposant de prouver leur dire par un appel au droit du cercueil.

« Je ne suis pas obligé de me soumettre à cette épreuve, répondit sir John Ramorny, puisque je puis prouver par le témoignage du prince, qui était naguère mon royal maître, que j’étais chez moi, couché dans mon lit et malade, à l’heure où le prévôt et le bailli prétendent que je commettais ce meurtre, dont je n’eus jamais la pensée. Il n’y a donc aucun sujet raisonnable de soupçon contre moi. — Je puis certifier, dit le duc de Rothsay, que j’ai vu sir John Ramorny, et me suis entretenu avec lui de différents sujets, relatifs à ma maison, la nuit même où cet attentat fut commis. Je suis donc personnellement instruit qu’il était malade et hors d’état de le commettre lui-même. Mais j’ignore où étaient ses gens, et je ne puis prendre sur moi d’affirmer qu’un ou plusieurs d’entre eux ne sont pas coupables du crime qui leur est imputé. »

Sir John Ramorny, au commencement de ce discours, avait regardé autour de lui avec un air de bravade, qui fut un peu déconcerté par la fin du discours de Rothsay. « Je remercie Votre Altesse, » dit-il avec un sourire, « du témoignage circonspect et restreint qu’elle a porté en ma faveur. Il était sage celui qui a écrit : « Ne placez pas votre confiance dans les princes. » — Si vous n’avez pas d’autres preuves de votre innocence, sir John Ramorny, dit le roi, nous ne pouvons, en ce qui concerne les gens de votre maison, refuser à la veuve outragée et aux orphelins l’épreuve par le droit du cercueil, à moins que l’un d’eux ne préfère celle du combat. Pour vous, vous êtes, par la déposition du prince, déchargé de tout soupçon. — Monseigneur, répondit sir John, je puis me porter caution de l’innocence des gens de ma maison et de ma suite. — C’est ainsi que pourrait parler un moine ou une femme, dit Patrick Charteris ; mais, pour parler en chevalier, sir John de Ramorny, voulez-vous combattre avec moi en faveur des gens de votre maison ? — Le prévôt de Perth, répondit sir John, n’aurait pas le temps de prononcer le mot de combat, que j’aurais déjà accepté. Mais je ne suis pas en ce moment en état de tenir la lance. — J’en suis charmé pour vous, sir John ; il y aura moins de sang répandu, dit le roi. Vous présenterez donc les gens de votre maison, conformément au rôle dressé par votre sénéchal, dans la grande église de Saint-John, afin qu’en présence de toutes les parties intéressées ils se disculpent de cette accusation. Faites en sorte que chacun d’eux paraisse à l’heure de la grand’messe, autrement votre honneur en serait souillé.

« Ils y seront tous, » répliqua John Ramorny. Alors, après avoir salué profondément le roi, il se dirigea vers le jeune duc de Rothsay, s’inclina respectueusement devant lui, et lui dit de manière à n’être entendu d’aucun autre : « Vous en avez usé généreusement avec moi, milord. Un mot de votre bouche aurait terminé ce débat, et vous avez refusé de le prononcer. — Sur ma vie ! » répondit le prince à voix basse, « j’ai dit tout ce que la vérité et ma conscience me permettaient de dire. Je pense que vous ne deviez pas supposer que j’inventerais des mensonges pour vous servir ; et d’ailleurs, John, dans mes souvenirs imparfaits de cette nuit, je me rappelle un sauvage, à la tournure de boucher, avec une hache courte, qui ressemblait beaucoup à celui qui a commis cet attentat nocturne. Ah ! je vous ai touché au cœur, sire chevalier. »

Sir John ne répondit pas ; mais il se détourna précipitamment, comme si quelqu’un eût pressé son bras malade, et il regagna sa demeure avec le comte de Crawford. Quoiqu’il fût disposée tout autre sentiment qu’à la joie, il fut obligé d’offrir à ce jeune seigneur une splendide collation pour lui témoigner sa reconnaissance de l’appui qu’il en avait reçu.



  1. Amende due par le meurtrier au plus proche parent de la victime. a. m.