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Le Jour de Saint-Valentin/30

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Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 365-377).


CHAPITRE XXX.

LA TRAHISON.


Il nous faut retourner aux personnages de notre histoire, que nous avons laissés à Perth quand nous avons suivi le gantier et sa jolie fille à Kinfauns, et quitté ce château pour accompagner Simon dans son voyage au lac du Tay. Le prince, comme le plus éminent de tous, réclame d’abord notre attention.

Cet impétueux et inconsidéré jeune homme souffrait avec impatience son séjour forcé chez le lord grand connétable, dont la compagnie, satisfaisante sous tous les rapports, lui déplaisait par cela seul qu’il remplissait en quelque sorte les fonctions de son geôlier. Irrité contre son oncle, et mécontent de son père, il désirait assez naturellement la société de Ramorny, sur qui il était habitué depuis long-temps à se reposer du soin de son amusement, et même, quoiqu’il eût regardé cette imputation comme une insulte, du soin de sa conduite. Il lui fit donc dire de venir le trouver, si sa santé le lui permettait, et de venir par eau, à un petit pavillon du jardin du grand connétable, qui, comme celui de sir John, donnait sur le Tay. En renouvelant une liaison si dangereuse, Rothsay se souvint seulement qu’il avait été l’ami généreux de sir John Ramorny ; tandis que sir John, en recevant cette invitation, ne se rappela que les insultes que lui avait fait essuyer son patron : la perte de sa main, la légèreté avec laquelle Rothsay avait traité cette blessure, et la promptitude avec laquelle il l’avait abandonné dans l’affaire du meurtre du bonnetier : il sourit amèrement en lisant le billet du prince.

« Éviot, dit-il, fais préparer une bonne barque avec six hommes sûrs, des hommes sûrs, entends-tu ? ne perds pas un instant, et fais venir Dwining ici sur-le-champ… Le ciel me sourit, mon digne ami, » dit-il au médecin ; « je me creusais le cerveau pour trouver moyen d’approcher de ce frivole enfant, et voilà qu’il m’invite à l’aller voir. — Hem ! je vois la chose très-clairement, dit Dwining ; le ciel sourit à certaines conséquences funestes. Hé ! hé ! hé ! — N’importe, le piège est prêt, il s’y trouve une amorce qui l’attirerait hors d’un sanctuaire, quand une troupe armée l’attendrait à la porte. Cependant à peine si cela est nécessaire. L’ennui qu’il éprouve en face de lui-même aurait suffi pour cela. Prépare tout promptement ; tu viens avec nous. Écris-lui, puisque je ne puis le faire, que je me rends sur-le-champ à son ordre, et écris cela comme un clerc ; il sait lire, et c’est à moi qu’il le doit. — Il devra à votre vaillance beaucoup d’autres connaissances avant de mourir. Hé ! hé ! hé ! mais votre marché avec le duc d’Albany est-il bien sûr ? — Assez pour satisfaire mon ambition, ton avarice, et la vengeance de tous deux. Dans la barque, dans la barque ! Éviot, mets-y quelques flacons du meilleur vin, et quelques viandes froides. — Mais votre bras, sir John ? n’en souffrez-vous point ? — Les palpitations de mon cœur me font oublier la douleur de ma blessure ; il bat comme s’il voulait sortir de ma poitrine. — Le ciel nous en garde ! » dit Dwining, et il ajouta à voix basse : « Ce serait un étrange spectacle si cela arrivait ; je le disséquerais ; mais non, son enveloppe de pierre gâterait mes meilleurs instruments. »

En quelques minutes ils furent dans le bateau, tandis qu’un messager portait en toute hâte la réponse au prince.

Rothsay était assis auprès du connétable ; après le dîner, il paraissait soucieux et gardait le silence. Le comte venait de lui demander s’il lui plaisait qu’on desservît, quand un billet remis au prince changea tout à coup sa physionomie.

« Comme vous voudrez, dit-il ; j’irai au pavillon du jardin, toujours avec la permission de milord connétable, pour recevoir la visite de mon ex-grand écuyer. — Milord ? dit lord Errol. — Oui, milord ; faut-il vous demander deux fois votre permission ? — Non, sans doute, répondit le connétable ; mais Votre Altesse royale se rappelle-t-elle que sir John Ramorny ?… — Il n’est pas pestiféré, j’espère ? répondit le duc de Rothsay. Tenez, Errol, vous voudriez faire le geôlier sévère, mais cela n’est pas dans votre caractère. Adieu pour une demi-heure. — Nouvelle folie ! » dit lord Errol tandis que le prince ouvrait une porte de la salle au rez-de-chaussée, où ils étaient entrés dans le jardin ; « quelle folie de rappeler ce misérable ! mais il en est infatué. »

Cependant le prince se retournant, lui dit à la hâte :

« L’hospitalité de Votre Seigneurie voudra bien nous envoyer quelques flacons et une légère collation. J’aime à collationner al fresco de la rivière. »

Le connétable s’inclina et donna les ordres nécessaires, de manière que sir John trouva tous les préparatifs d’un repas, quand, au sortir de la barque, il entra dans le pavillon.

« Je suis affligé de voir Votre Altesse aux arrêts, » dit Ramorny, jouant parfaitement la compassion.

« Ton affliction me causera de la peine, dit le prince. Errol, qui est un homme loyal, m’a tellement fatigué par son air grave et quelques sermons, qu’il m’a forcé de revenir à toi, réprouvé que tu es. Si je n’ai rien de bon à attendre de toi, tu pourras au moins me procurer quelque amusement. Mais avant d’aller plus loin, ce qui s’est passé le mercredi des Cendres était une vilaine affaire, Ramorny ; j’espère bien que tu n’y étais pour rien. — Sur mon honneur, milord, c’est une méprise de cette brute de Bonthron ; je lui avais fait entendre qu’une bastonnade était bien due au drôle qui m’avait coupé la main ; et le coquin a fait une double bévue ; il a pris un homme pour un autre, et s’est servi de la hache au lieu du bâton. — Il est heureux que cela n’ait pas été plus loin. Quant au bonnetier, c’était peu de chose ; mais je ne t’aurais jamais pardonné si c’eût été l’armurier ; il n’a pas son égal dans la Grande-Bretagne. Mais j’espère que l’assassin a été pendu assez haut ? — Si trente pieds suffisent, répondit Ramorny. — Ne parlons plus de lui, dit Rothsay ; le nom de ce misérable donne au vin un goût de sang… Et quelles nouvelles de Perth, Ramorny ? que deviennent nos joyeuses filles et nos gaillards ? — La gaillardise ne fait pas grand bruit, milord, répondit le chevalier. Tous les yeux sont fixés sur Douglas le Noir, qui vient avec cinq mille hommes d’élite pour nous remettre tous dans le droit chemin, comme s’il marchait à un autre Otterburn[1]. On dit qu’il sera de nouveau lieutenant du royaume. Il est certain que beaucoup de gens se sont déclarés pour lui. — Il est temps alors que mes pieds soient libres ; autrement je pourrais avoir un geôlier pire qu’Errol. — Ah ! milord, si vous êtes une fois hors d’ici, vous pourrez lever la tête aussi hardiment que Douglas. — Ramorny, » dit le prince d’un ton grave, « je n’ai qu’un souvenir confus d’une horrible proposition que vous me fîtes récemment. Prends garde de me donner un conseil de ce genre. Je voudrais être libre. Je voudrais disposer à mon gré de ma personne ; mais je ne prendrai jamais les armes contre mon père, ni contre ceux à qui il lui plaît d’accorder sa confiance. — C’était seulement de la liberté personnelle de Votre Altesse que j’osais parler, répondit Ramorny ; si j’étais à la place de Votre Grâce, je me jetterais dans cette bonne barque qui est là sur le Tay, j’irais tranquillement dans le comté de Fife, où vous avez beaucoup d’amis, et je prendrais possession de Falkland. C’est un château royal ; et quoique le roi en ait fait don à votre oncle, quand même on ne pourrait pas contester cette concession, Votre Grâce peut bien se permettre de demeurer chez un si proche parent. — Il s’est bien permis autre chose avec moi, comme la terre de Reufrew peut le prouver. Mais n’ai-je pas entendu dire à Errol que lady Marjory Douglas, qu’on appelle duchesse de Rothsay, habite Falkland ? Je ne veux ni demeurer sous le même toit que cette dame, ni l’insulter en l’expulsant de son habitation. — Elle y était, milord ; mais je sais de bonne part qu’elle en est partie pour aller rejoindre son père. — Ah ! pour exciter Douglas contre moi ? ou peut-être pour lui demander de m’épargner, à condition que je viendrai à genoux la trouver dans son lit, comme les pèlerins disent que les émirs et les amiraux sont obligés de faire quand un soudan sarrasin leur accorde sa fille en mariage ? Ramorny, j’agirai d’après la maxime même de Douglas : « Il vaut mieux entendre chanter l’alouette que la souris crier. » Je tiendrai mes pieds et mes mains à l’abri des fers. — Nul endroit ne vous convient mieux que Falkland, répondit Ramorny ; j’ai assez d’hommes d’armes pour défendre la place ; et si Votre Altesse voulait le quitter, il faut très-peu de temps pour gagner la mer de trois côtés. — Cela est bien dit ; mais nous mourrons d’ennui là-bas. Pas de divertissements, pas de musique, pas de femmes ! Ah grand Dieu ! » s’écria le prince inconsidéré. — Pardon, noble duc ; quoique lady Majory Douglas en soit partie, comme une dame errante de roman, pour implorer l’appui de son illustre père, je puis dire qu’une femme plus aimable, et certainement plus jeune, se trouve maintenant à Falkland, ou, au moins, elle sera bientôt sur la route qui y conduit. Votre Altesse n’a pas oublié la Jolie Fille de Perth ? — Oublier la plus jolie fille d’Écosse ? Non, certes, pas plus que tu n’as oublié que tu as mis la main à l’expédition de Curfew-Street, la veille de la Saint-Valentin. — Que j’y ai mis la main ! Votre Altesse veut dire que je l’y ai laissée. Aussi vrai que je ne trouverai jamais cette main, Catherine Glover est ou sera bientôt à Falkland. Je ne veux point flatter Votre Altesse en vous disant qu’elle espère vous y trouver. À dire vrai, elle se propose de se mettre sous la protection de lady Majory. — La petite traîtresse ! dit le prince ; elle aussi se tourne contre moi ! Elle mérite punition, Ramorny. — Je pense que Votre Grâce lui infligera une douce punition. — Sur ma foi, il y a longtemps que je voudrais être son confesseur ; mais je l’ai toujours trouvée sur la réserve. — L’occasion vous a manqué, milord, et maintenant le même temps presse. — Je ne me sens que trop disposé à faire une folie ; mais mon père… — Il est en sûreté, et aussi libre qu’il peut jamais l’être, tandis que Votre Altesse… — Doit toujours porter des fers, quand ce ne serait que ceux de l’hymen, je le sais. Je vois venir Douglas conduisant sa fille, aussi hautaine, les traits aussi durs que lui, sauf les traces de l’âge. — Et dans la solitude, à Falkland est la plus jolie fille d’Écosse. Ici est la pénitence et la contrainte, là la joie et la liberté. — Tu l’emportes, sage conseiller, s’écria Rothsay ; mais songes-y bien, ce sera la dernière de mes folies. — Je l’espère ainsi ; car une fois en liberté, vous ferez un accommodement avec votre royal père. — Je veux lui écrire, Ramorny. Donne-moi ce qu’il faut pour écrire… Non, je ne puis mettre mes idées en ordre… Écris toi-même. — Votre Altesse royale oublie… » dit Ramorny en montrant son bras mutilé.

« Ah ! cette maudite main ! Comment ferons-nous ? — S’il plaît à Votre Altesse, répondit le conseiller, nous pourrions nous servir de la main du médecin Dwining ; il écrit comme un clerc. — Connaît-il les circonstances ?… est-il au fait ? — Il les connaît parfaitement, » répondit Ramorny ; et allant à la fenêtre, il appela Dwining, qui était dans la barque.

Le médecin s’avança devant le prince avec autant de précaution que s’il eût marché sur des œufs, les yeux baissés, et son corps semblant se retenir et se resserrer par l’effet de la crainte.

« Tenez, voici de quoi écrire ; je veux voir ce que vous savez faire. Vous savez de quoi il s’agit ; exposer ma conduite à mon père sous un jour favorable. »

Dwining s’assit, et en quelques minutes il écrivit une lettre qu’il présenta à sir John Ramorny.

« Il faut que le diable t’ait aidé, Dwining, dit le chevalier ; écoutez, milord :

« Mon père respecté et royal seigneur, je vous fais savoir que des motifs puissants me portent à quitter votre cour pour aller habiter à Falkland. Ce château appartient à mon très-cher oncle Albany avec qui je sais que Votre Majesté veut me voir vivre en toute familiarité, et d’ailleurs c’est la demeure d’une personne à laquelle j’ai été trop long-temps étranger, et à qui j’ai hâte de vouer la plus vive et la plus fidèle affection. »

Le duc de Rothsay et Ramorny rirent aux éclats, et le médecin qui avait écouté la lecture de sa lettre, comme si c’eût été son arrêt de mort, encouragé par leur approbation, leva les yeux, fit entendre à demi-voix son exclamation de joie, hé ! hé ! puis redevint grave et silencieux, comme s’il eût craint d’avoir passé les bornes du respect.

« Admirable ! dit le prince, admirable ! le vieillard entendra cela de la duchesse de Rothsay, comme on l’appelle. Dwining, tu devrais être à secretis de sa sainteté le pape, qui souvent, dit-on, a besoin de secrétaires qui sachent trouver des mots à double entente. Je signerai cette lettre, et j’aurai le mérite de l’avoir composée. — Et maintenant, milord, » dit Ramorny cachetant la lettre et la laissant sur la table, « ne venez-vous point dans la barque ? — Il faut d’abord que mon chambellan vienne avec mes habits et tout ce qui m’est nécessaire. Vous ferez bien aussi d’appeler mon écuyer tranchant. — Milord, le temps presse, et les préparatifs exciteront des soupçons. Vos officiers vous joindront demain ; et, pour ce soir, j’espère que mes humbles services vous suffiront à table et dans votre chambre. — Cette fois, c’est toi qui t’oublies, » dit le prince en touchant le bras blessé de Ramorny avec sa badine ; « songe donc que tu ne peux ni découper un chapon, ni nouer une aiguillette. Tu ferais un bon écuyer tranchant et un excellent officier de bouche. »

Ramorny frémit de rage et de douleur, car sa blessure était encore très-sensible, et un doigt dirigé vers elle le faisait trembler.

« Maintenant Votre Altesse veut-elle venir dans le bateau ? — Non pas sans avoir pris congé du lord connétable. Rothsay ne doit point s’échapper de la maison d’Errol comme un voleur d’une prison. Priez-le de venir. »

Le comte se rendit sur-le-champ au désir du prince.

« Je vous ai donné la peine de venir, milord, » dit Rothsay avec ce ton de courtoisie et de dignité qu’il savait si bien prendre, « pour vous faire mes remercîments de votre hospitalité et de votre compagnie. Je ne puis en jouir plus long-temps ; de pressantes affaires m’appellent à Falkland. — Milord, dit le lord connétable, j’espère que Votre Grâce voudra bien se rappeler qu’elle est sous ma garde. — Comment ! sous votre garde ? Si je suis prisonnier, parlez sans détour ; si je ne le suis pas, je prendrai la liberté de partir. — Je désirerais, milord, que Votre Altesse demandât à Sa Majesté la permission de faire ce voyage ; elle en sera fort mécontente. — Voulez-vous dire mécontente de vous, milord, ou de moi ? — J’ai déjà dit à Votre Altesse qu’elle est ici sous ma garde ; mais si vous êtes décidé à partir, je n’ai pas l’ordre, à Dieu ne plaise, d’user de force pour vous retenir. Je ne puis que supplier Votre Altesse, dans son intérêt même… — Je suis le meilleur juge de mes propres intérêts. Adieu, milord. »

Le prince entêté entra dans le bateau avec Dwining et Ramorny, et sans attendre personne, Éviot poussa au large le bateau qui descendit rapidement le Tay, avec l’aide d’une voile, des rames et du reflux.

Pendant quelque temps le duc de Rothsay parut silencieux et pensif, et ses compagnons n’interrompirent point ses réflexions. Enfin il leva la tête et dit : « Mon père ne hait point une plaisanterie, et il ne prendra pas celle-ci plus au sérieux qu’elle ne mérite ; il n’y verra qu’une folie de jeunesse qu’il traitera comme il a traité les autres. Voici, mes maîtres, le vieux château de Kinfauns qui s’élève sur le Tay avec son aspect refrogné. Maintenant dis-moi, Ramorny, comment as-tu fait pour tirer la Jolie Fille de Perth des mains de cet entêté de prévôt ; car, à ce que m’a dit Errol, le bruit courait qu’elle était sous sa protection. — Elle y était en effet, milord ; mais sir Patrick avait l’intention de la placer sous la protection de la duchesse, je veux dire de lady Marjory Douglas. Ce prévôt à tête dure, qui n’est après tout qu’une pièce de courage brut, a, parmi les gens de sa suite, comme beaucoup de gens de son espèce, un homme de quelque adresse dont il se sert dans toutes les affaires, et dont il considère généralement les suggestions comme ses propres idées. Quand je veux connaître les projets de quelque baron imbécile, je m’adresse à un pareil confident. Celui-ci s’appelle Kitt Henshaw, ancien marinier sur le Tay, et qui ayant autrefois été sur mer jusqu’à Campvère, a pour sir Patrick le respect dû à un homme qui a vu les contrées lointaines. J’ai mis cet agent dans mes intérêts, et, par son moyen, j’ai fait présenter divers motifs pour retarder le voyage de Catherine pour Falkland. — Mais dans quel dessein ? — Je ne sais s’il est sage à moi de vous le dire, dans la crainte que vous ne désapprouviez mes vues. Je voulais que les officiers de la commission contre l’hérésie trouvassent la Jolie Fille à Kinfauns, car notre beauté est une rebelle au respect dû à l’Église, et certes j’aurais désiré que le chevalier entrât pour sa part dans les amendes et confiscations qui seraient prononcées. Les moines eussent été assez aises de le tenir, vu les différentes discussions qu’ils ont eues avec lui pour la dîme du saumon. — Mais pourquoi voulais-tu ruiner le chevalier, et faire monter cette charmante fille sur le bûcher, peut-être ? — Bon, milord ! les moines ne brûlent jamais les jolies filles. Une vieille femme aurait pu courir quelque danger. Quant à milord prévôt, comme on l’appelle, quand ils auraient pris quelque chose de ses meilleures terres, c’eût été une réparation pour l’insulte qu’il m’a faite dans l’église de Saint-Jean. — Il me semble, John, que c’est là une basse vengeance, dit Rothsay. — Détrompez-vous, milord ; celui qui ne peut se servir de son bras doit user de son esprit. D’ailleurs cette chance m’a été enlevée par la déclaration du bon Douglas en faveur des consciences faibles. Et alors, milord, le vieux Henshaw n’a plus trouvé d’objection à faire à ce que la Jolie Fille de Perth se rendît à Falkland, non pour partager l’ennui de la société de lady Marjory, comme sir Patrick, et elle-même le pensait, mais pour empêcher Votre Altesse de s’ennuyer, quand Votre Altesse reviendra de chasser dans le parc. »

Il y eut alors un intervalle de silence, pendant lequel le prince semblait réfléchir profondément. Enfin il dit : « Ramorny, j’ai un scrupule en cette affaire, mais si je te le fais connaître, le démon du sophisme dont tu es possédé le détruira, comme il en a déjà détruit beaucoup d’autres. Cette fille est la plus belle que j’aie jamais vue ou connue, une seule exceptée, et Catherine me plaît d’autant plus qu’elle a des traits d’Élisabeth de Dunbar. Mais elle est fiancée, et sur le point de se marier avec Henri, l’armurier, artisan sans égal pour son habileté, et homme d’armes qui n’a pas encore trouvé son pareil, par-dessus le marché. Poursuivre cette intrigue, ce serait outrager trop fortement un brave garçon. — Votre Altesse n’espère pas que je sollicite en faveur d’Henri Smith, » dit Ramorny en regardant son bras blessé.

« Par Saint André et sa croix ! ton malheur te tient trop à cœur. D’autres se contentent de mettre le doigt dans le plat, tu y fourres la main tout entière. Cela est fait et ne peut se défaire, il faut l’oublier. — Milord, vous y faites allusion plus fréquemment que moi, répondit le chevalier, il est vrai que c’est pour vous en railler ; tandis que moi, je ne saurais me taire sur un sujet que je ne puis oublier. — Eh bien ! je le dirai donc que j’ai scrupule de mener cette intrigue jusqu’au bout. Te souviens-tu, quand nous fîmes ensemble la folie d’aller écouter le père Clément, ou plutôt d’aller voir cette jolie hérétique, qu’il parla d’une manière aussi touchante qu’aurait pu le faire un ménestrel sur le riche qui enlève l’unique brebis du pauvre ? — Voilà une grande affaire, vraiment, répondit sir John ; quand le fils aîné de la femme de ce rustre aurait pour père le prince d’Écosse, combien de comtes envieraient un pareil sort pour leurs jolies comtesses ? et combien ont eu le même avantage qui n’en dorment pas plus mal ? — Et, si je puis me permettre de parler, dit Dwining, les anciennes lois d’Écosse accordaient ce privilège à tous les seigneurs sur leurs vassales, quoique, par lâcheté, ou par besoin d’argent, beaucoup l’eussent échangé contre une autre redevance. — Je n’ai pas besoin d’argument pour me déterminer à être galant auprès d’une jolie femme ; mais Catherine a toujours été très-froide avec moi, dit le prince. — Milord, si vous, jeune, beau et prince, vous ne savez pas comment réussir auprès d’une femme, je n’ai plus rien à vous dire. — Et si je pouvais, sans trop d’audace, prendre la parole une seconde fois, dit le médecin, je dirais que tout le monde sait à Perth que Gow Chrom n’a jamais été un amant du choix de la jeune fille, mais imposé par son père. Je sais de science certaine qu’elle l’a refusé à plusieurs reprises. — Ma foi, si tu peux nous affirmer cela, le cas est tout différent, dit Rothsay ; Vulcain était forgeron, comme Henri du Wynd, il voulut épouser Vénus, et nos chroniques nous disent ce qu’il en arriva. — Puisse donc lady Vénus vivre et être adorée long-temps, reprit sir John, et bon succès au galant chevalier Mars qui va faire la cour à sa divinité. »

La conversation prit en quelques minutes une tournure très-gaie ; mais le duc de Rothsay changea bientôt de ton : « J’ai laissé là-bas, derrière moi, dit-il, l’air de ma prison, et cependant ma gaieté a de la peine à renaître. J’éprouve cette sorte d’abattement mélancolique, sans être désagréable, où l’on tombe, quand on est épuisé par l’exercice, ou rassasié par le plaisir. Quelques airs de musique se glissant dans notre oreille, et d’un ton assez bas pour ne pas faire lever les yeux, seraient un amusement digne des dieux. — Votre Grâce n’a qu’à exprimer ses désirs, et les nymphes du Tay lui sont aussi favorables que les jolies nymphes de la terre. Écoutez, un luth ! — Un luth ! » dit le duc de Rothsay écoutant, « c’en est un, et habilement touché. Je voudrais rappeler cette finale mourante… Avancez vers le bateau d’où part cette musique. — C’est le vieux Henshaw qui remonte le fleuve, dit Ramorny ; holà batelier ! »

Le batelier répondit, et s’approcha de la barque du prince.

« Oh ! oh ! une ancienne connaissance ! » dit le prince, en reconnaissant les traits et l’habillement de Louise, la chanteuse française : « Je crois que je te dois quelque chose, pour t’avoir au moins effrayée le jour de la Saint-Valentin. Viens dans cette barque avec ton luth, ton chien, ta mallette et tout ce que tu possèdes. Je te mettrai au service d’une dame, qui nourrira ton chien lui-même de poulets et de vin de Canaries. — J’espère que Votre Altesse considérera… dit Ramorny. — Je ne considérerai que mon plaisir, John. Je t’en prie, sois assez complaisant pour y songer aussi. — Est-ce vraiment au service d’une dame que vous me mettrez ? dit la fille de la gaie science ; et où demeure-t-elle ? — À Falkland, répondit le prince. — Oh ! j’ai entendu parler de cette grande dame ! dit Louise ; voudriez-vous, en vérité, me mettre au service de votre royale épouse ? — Oui, sur mon honneur oui, quand je la reconnaîtrai comme telle… remarque bien cette réticence, John, » dit-il à part à Ramorny.

Les personnes qui étaient dans le bateau entendirent ces paroles, et elles en conclurent qu’une réconciliation allait se faire entre les deux époux ; on engagea donc Louise à profiter de sa bonne fortune et à s’attacher à la duchesse de Rothsay. Néanmoins avant de laisser partir la musicienne, les gens de la barque lui offrirent une légère récompense pour l’exercice de ses talents.

Pendant ce moment de délai, Ramorny dit tout bas à Dwining : « Fais donc quelque objection, drôle ; cette addition à sa suite est tout à fait superflue. Cherche dans ton esprit, tandis que je vais parler à Henshaw. — Si je puis me permettre de parler, dit Dwining, en homme qui a étudié en Espagne et en Arabie, je vous dirai, milord, qu’une épidémie s’est déclarée à Édimbourg, et qu’il peut y avoir du danger à admettre cette femme errante si près de Votre Altesse. — Ah ! et qu’est-ce que cela te fait, si je veux être empoisonné par la peste ou par un apothicaire ? Faut-il que toi aussi tu contraries mes désirs !

Tandis que le prince réduisait ainsi Dwining au silence, sir John Ramorny avait saisi un instant pour apprendre d’Henshaw que le départ de la duchesse de Rothsay était encore enveloppé du plus profond secret, et que Catherine Glover arriverait le soir même à Falkland ou le lendemain matin, comptant bien se placer sous la protection de la noble dame.

Le duc, plongé dans ses réflexions, reçut cet avis si froidement, que Ramorny prit la liberté de lui faire une remontrance. « C’est jouer, lui dit-il, l’enfant gâté de la fortune. Vous désirez la liberté, elle vous arrive. Vous désirez une beauté, elle vous attend, tout juste dans le délai nécessaire pour rendre la faveur plus précieuse. Vos plus légers désirs même semblent une loi pour le destin ; vous demandez de la musique au moment où elle paraissait le plus éloignée, et le luth et la chanson se trouvent sous votre main. Il faut jouir de dons ainsi accordés, autrement on ressemble aux enfants gâtés qui brisent et rejettent loin d’eux les joujoux qu’ils n’ont obtenus qu’en pleurant. — Pour jouir du plaisir, Ramorny, répondit le prince, il faut avoir eu quelque peine, comme il faut jeûner pour avoir bon appétit. Nous qui avons tout à souhait, nous en jouissons peu quand nous le possédons. Vois-tu là-bas ce nuage épais, qui est prêt de tomber en pluie ? il me semble qu’il m’étouffe, les vagues me paraissent troubles et sombres ; les rivages ont perdu leur belle forme. — Pardon, milord ; mais vous vous abandonnez à votre vive imagination, comme un cavalier inhabile laisse un cheval fougueux se cabrer jusqu’à ce qu’il soit renversé et écrasé par sa monture. Je vous en prie, secouez cette léthargie. Faut-il que la chanteuse fasse un peu de musique ? — Oui, mais de la musique mélancolique : en ce moment les sons gais retentiraient mal à mon oreille. »

La jeune fille chanta une chanson mélancolique en français-normand. Les paroles, dont nous donnons l’imitation, étaient accompagnées d’un air non moins triste qu’elles :

Oui, tu peux aujourd’hui, de ton âme flétrie
Exhalant un soupir, voir encore une fois
El le ciel et la terre, et les eaux et les bois ;
Ta course est terminée, il faut quitter la vie.

Assieds-toi quand ton pouls bat avec plus d’effort ;
Qu’un prêtre à ton côté prononce sa prière,
Et que la cloche tinte un lent signal de mort :
Ta vie a fui, tu dois descendre dans la bière.

Ne sois point effrayé, ce n’est qu’un tremblement.
Un court accès de fièvre, et puis tout est de glace ;
Et de l’humanité s’arrête le tourment.
Car au sein de la mort tu vas prendre ta place.

Le prince ne fit aucune observation sur cette chanson ; et Louise, sur l’ordre de Ramorny, continua de faire entendre ses chants de temps à autre. Quand vint le soir, il tomba de la pluie ; ce fut d’abord comme une douce rosée, puis bientôt ce fut une averse furieuse, accompagnée d’un vent très-froid. Il n’y avait ni manteau ni rien qui pût servir à garantir le prince, et il refusa brusquement le manteau de Ramorny que celui-ci lui offrit.

« Ce n’est point à Rothsay à porter vos vieux habits, John. Cette neige fondue me pénètre jusqu’à la moelle des os, et, je la reçois par votre faute. Pourquoi vous êtes-vous obstiné à faire partir le bateau sans ma suite et mon bagage ? »

Ramorny ne tenta point de se disculper ; il savait que quand le prince était dans un de ses accès d’humeur, il aimait mieux l’exhaler à son aise sur un grief quelconque, que de se voir fermer la bouche par une excuse raisonnable. Le prince, tantôt gardant un sombre silence, tantôt exhalant d’amères reproches contre Ramorny, se trouva enfin dans un village de pêcheurs appelé Newburgh. Les voyageurs débarquèrent et trouvèrent des chevaux, que Ramorny avait fait tenir prêts depuis plusieurs jours. Ces pauvres animaux fournirent au prince un déluge de sarcasmes qu’il adressait à son ami, en y joignant très-souvent des railleries plus personnelles. Enfin ils partirent, au milieu des ténèbres et d’une pluie abondante ; le prince guidait la marche avec une rapidité téméraire. La chanteuse, à qui on avait donné un cheval par l’ordre exprès de Rothsay, suivait la petite caravane ; et heureusement elle était accoutumée à souffrir l’intempérie des saisons et à faire de longues routes à pied et à cheval ; elle supporta donc avec autant de fermeté que les hommes les fatigues de ce voyage nocturne. Ramorny était forcé de rester aux côtés du prince, craignant vivement que, par quelque caprice, il ne quittât tout à coup cette route, et qu’en se réfugiant dans la maison de quelque baron loyal, il ne parvînt à échapper au piège qu’on lui avait tendu. Aussi, pendant tout le voyage, sir John souffrit d’inexprimables douleurs de corps et d’esprit.

Enfin ils entrèrent dans la forêt de Falkland, et un rayon de la lune fit voir la sombre et vaste tour qui appartenait à la couronne, quoiqu’elle eût été cédée temporairement au duc d’Albany. À leur signal, le pont-levis s’abaissa ; des torches brillèrent dans la cour, des domestiques se présentèrent, et le prince, qu’on aida à descendre de cheval, entra dans un appartement où Ramorny le suivit avec Dwining, en le priant instamment de consulter le médecin. Le duc de Rothsay refusa d’en rien faire, et ordonna avec hauteur qu’on lui préparât un lit ; et après avoir resté quelque temps grelottant dans ses vêtements mouillés devant un foyer ardent, il se retira dans son appartement sans prendre congé de personne.

« Vous voyez l’humeur capricieuse de cet enfant, dit Ramorny à Dwining ; vous étonnerez-vous maintenant qu’un serviteur qui a fait autant que moi pour lui soit fatigué d’un tel maître ? — Non, vraiment, dit Dwining ; ce motif et la promesse du comté de Lindores suffisaient pour ébranler toute espèce de fidélité. Mais commencerons-nous ce soir avec lui ? Si l’œil et les joues ne sont pas trompeurs, il y a un germe de fièvre qui rend notre besogne facile, parce qu’elle semblera l’effet de la nature. — C’est une occasion perdue, dit Ramorny ; mais il faut différer jusqu’à ce qu’il ait vu cette beauté, Catherine Glover. Elle pourra attester par la suite qu’elle l’a vu bien portant et maître de ses actions peu de temps avant… Vous me comprenez ? »

Dwining fit signe que oui, et ajouta :

« Il n’y a pas de temps de perdu ; car il n’est pas difficile de flétrir une fleur qui a fleuri trop tôt. »



  1. Nom d’une victoire remportée par Douglas. a. m.