Le Journal d’une femme/I/IX

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Calmann Lévy (p. 99-104).
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IX


13 juillet.


Depuis quelques jours, je n’ai pu trouver le courage de reprendre ma plume. Je ne sais ce qui se passe ; je ne sais quel mauvais génie a touché le château de sa baguette, et y a subitement assombri tous les esprits, aigri tous les caractères et transformé tous les cœurs, — hélas ! excepté le mien.

Les premiers symptômes de ce bouleversement se sont manifestés dans la soirée même qui m’avait laissé une impression si heureuse — et, j’en ai peur, si décevante. Quand j’eus rejoint Cécile sous les fenêtres du salon après m’être séparée de M. d’Éblis, je crus voir qu’elle me boudait, et je lui en demandai la raison. Elle se fit, suivant l’usage, un peu prier pour me la dire ; puis, comme j’insistais, elle m’entraîna sous les lilas, et me déclara, sur un ton de sérieux et d’amertume fort extraordinaire dans sa bouche, que j’étais une mauvaise amie, que je négligeais complétement ses intérêts, que je trahissais sa confiance, que je m’amusais elle ne savait à quoi, pendant qu’elle restait en l’air entre ses deux prétendants dans une situation horriblement pénible et même ridicule. — Je courbai la tête sous cet orage, reconnaissant à part moi que j’avais un peu mérité ces reproches, et que, depuis quelque temps, je m’étais effectivement plus occupée de mes intérêts que des siens. Je la calmai de mon mieux, en prétextant toujours l’embarras du choix, et en lui promettant d’avoir très-prochainement avec elle une conversation décisive où j’essayerais de fixer nos communes irrésolutions.

Il paraît que dans ce même moment une querelle beaucoup plus grave éclatait entre le commandant d’Éblis et M. de Louvercy. À quel propos ? Personne n’a pu me le dire. J’ai appris seulement de madame de Chagres que M. de Louvercy, qui était d’abord rentré chez lui après sa petite scène avec Cécile, était bientôt revenu dans la cour. ; qu’il avait accosté M. d’Éblis à l’instant où je le quittais, et qu’il s’était engagé avec lui sous la voûte ténébreuse de l’avenue. Là, on les avait entendus parler tous deux avec une extrême animation ; madame de Chagres m’a dit que la voix de M. de Louvercy surtout témoignait d’une sorte de colère ou de douleur presque folle. On les vit ensuite traverser la cour en silence, M. d’Éblis soutenant M. de Louvercy, qui semblait marcher avec plus de peine encore que de coutume. Peu de minutes après, on venait chercher en toute hâte madame de Louvercy, parce que son fils était tombé dans une violente attaque de nerfs. À la suite de cet accident, il a été deux ou trois jours sans reparaître parmi nous.

M. d’Éblis, de son côté, nous a beaucoup délaissés pendant le même intervalle : il restait enfermé toute la journée avec son ami, ou bien il courait les champs en sa compagnie, et nous ne l’apercevions qu’aux heures des repas. Il était remarquablement triste et silencieux ; son attitude à mon égard était embarrassée, son langage d’une froideur toute nouvelle et comme affectée. S’il m’était possible d’imaginer qu’il eût été question de moi dans sa querelle avec M. Roger, et que ce dernier m’eût calomniée auprès de M. d’Éblis, véritablement je le croirais. Mais c’est là évidemment une supposition inadmissible. Quel qu’ait été d’ailleurs le sujet de leur dissentiment, il n’en reste aucune trace entre eux. Leur union amicale paraît même plus étroite que jamais ; on la dirait fortifiée par quelque lien nouveau. Cette nuance est surtout sensible dans la manière d’être de M. Roger, qui apporte dans ses rapports avec M. d’Éblis je ne sais quelle grâce attendrie, comme s’il avait quelque chose à se faire pardonner. Il est clair que les torts sont de son côté. Mais quels torts ?

Madame de Louvercy le sait apparemment, car elle est plus pensive qu’à l’ordinaire. Par contagion sans doute, ma grand’mère se montre préoccupée, et MM. de Valnesse eux-mêmes, ainsi que leurs sœurs, rêvent dans les coins.

Pour moi, je ne m’appesantirai pas sur ce que j’éprouve. — Je volais dans le ciel parmi les astres ; on m’a subitement coupé les ailes, et je suis tombée lourdement sur la terre. Voilà tout. — Je m’efforce d’oublier cette illusion radieuse d’un instant : je ne le puis pas ; je crains de ne le pouvoir jamais.