Le Journal d’une femme/I/VIII

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Calmann Lévy (p. 83-98).
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VIII


5 juillet.


Ce matin, après une nuit presque sans sommeil, je me suis levée dès l’aube, c’est-à-dire à sept heures, et j’ai résolu de faire une chose extraordinaire. J’ai mis sous mon bras mon divin livre à serrure, j’ai pris mon ombrelle d’une main, de l’autre mon nécessaire en bambou, qui contient tout ce qu’il faut pour écrire, et je suis sortie discrètement de la tour du Nord par la porte du Sud. En face de cette porte, il y a une grande avenue ; dans cette avenue, il y a à main gauche une allée tournante ; au bout de cette allée tournante, il y a un bosquet, et dans ce bosquet une statue de Flore, de Cérès ou de Pomone, avec une table rustique et trois chaises. C’est un endroit charmant, surtout par une belle matinée d’été comme celle-ci. Il y règne un demi-jour religieux : les feuillages retombent et s’entre-croisent dans un épais lacis qui laisse à peine voir quelques coins de ciel bleu. Le soleil jette çà et là sur le sable, sur les chaises, sur les épaules de la déesse, quelques bandes lumineuses, quelques rayons qui semblent tamisés par les vitraux peints d’une église. Une vague odeur d’oranger s’évapore, avec la rosée, des grappes blanches des acacias, — et, pour tout achever, on entend sortir d’une ravine, qu’on ne voit pas, le babillage musical du petit ruisseau qui alimente l’étang aux cygnes, et qui passe par là on ne sait comment.

On ne sait pas davantage pourquoi la pensée est venue à mademoiselle Charlotte d’Erra de choisir ce lieu délicieux pour y écrire le récit de sa soirée d’hier. Peut-être a-t-elle voulu encadrer richement dans l’or et dans les fleurs un simple épisode de sa vie de jeune fille qui pourrait devenir — si Dieu le permettait dans sa bonté — la première page de la vie d’une femme.

Hier, après le dîner, nous nous étions, suivant notre usage quotidien, répandus dans la cour du château, pour y respirer l’air frais du soir, mêlé aux parfums des roses et des cigares. M. de Louvercy fumait et se prélassait sur son banc favori au milieu des coussins dont nous l’avions comblé. Cécile, toujours agitée comme une étoile, eut tout à coup l’idée malencontreuse de jouer avec la béquille de son cousin. Elle l’examina d’abord timidement ; puis elle se familiarisa avec elle, et s’en servit pour faire son apprentissage de chasseresse. Son père lui a envoyé ces jours-ci un petit fusil avec lequel elle se propose de détruire tous les lapins et tous les écureuils du parc. En attendant, elle s’exerçait à porter les armes avec cette béquille, à épauler, puis à mettre en joue des lapins imaginaires représentés par MM. Henri et René de Valnesse. Je voyais cependant M. Roger froncer péniblement les sourcils, et le commandant d’Éblis mordre sa moustache ; je lançais à Cécile des regards sévères ; mais je perdais mes peines. Encouragée par l’admiration expansive de ses deux soupirants, elle aggrava cruellement son étourderie en plaçant la béquille sous son bras, et en essayant de marcher un pied en l’air comme son pauvre cousin mutilé. Elle fit quelques pas dans la cour en cet appareil, avec un grand sérieux et sans l’ombre de malice, simplement pour voir, disait-elle, si c’était bien incommode. M. Roger affectait de sourire ; mais son front était chargé de colère. Je m’en aperçus ; j’allais courir à Cécile pour l’avertir ; mais M. d’Éblis me prévint. Il alla rapidement jusqu’à elle, et lui dit à demi-voix avec vivacité quelques mots que je n’entendis pas. Mais j’entendis parfaitement Cécile lui répondre :

— Toujours des leçons !

— Celle-ci est très-méritée, je crois, dit M. d’Éblis.

Elle parut comme saisie, et elle hésita un instant entre son diable et son ange ; puis elle revint à pas précipités vers la maison, posa doucement la béquille contre le banc, et, détachant du treillage qui entoure la fenêtre une branche de jasmin, se mit en devoir de la passer dans l’habit de M. de Louvercy en lui disant :

— Que je vous fleurisse, cousin !

M. Roger lui arracha la fleur des mains, et la jeta sur le sable :

— Vous êtes une folle, dit-il.

Il se leva aussitôt, me salua légèrement et rentra chez lui.

Dès qu’il eut disparu, Cécile joignit les mains et haussa les épaules :

— Il y a des moments où je me tuerais ! s’écria-t-elle.

En même temps, elle se laissa tomber sur le banc, cacha sa tête dans ses mains, et nous entendîmes qu’elle sanglotait. M. d’Éblis échangea avec moi un regard d’intelligence et un sourire ; puis, se penchant vers Cécile :

— Voyons, mademoiselle, — lui dit-il, — c’est excessif, ce désespoir !… Pour si peu de chose… un enfantillage !… Eh bien, quoi ! ajouta-t-il en ramassant la branche de jasmin, voulez-vous que je la porte, moi, votre fleurette ?

Tout en pleurant, elle fit signe qu’elle le voulait bien ; puis elle releva un peu la tête, et, souriant à M. d’Éblis à travers ses larmes :

— Toujours un père pour moi ! dit-elle.

Nous nous éloignâmes alors un peu pour la laisser se remettre. — Tous les hôtes de madame de Louvercy se promenaient çà et là par groupes, en causant à demi-voix comme pénétrés par la beauté de la soirée. Elle était tiède et superbe. Une lune éblouissante remplissait la vaste cour de sa limpide clarté ; il y avait un glacis d’argent sur l’eau du bassin, au milieu duquel les deux grands cygnes dormaient immobiles dans leur blancheur de neige. Tout en échangeant quelques paroles indifférentes, nous allions et venions, M. d’Éblis et moi, entre l’extrémité du bassin et les premiers arbres de l’avenue, dont la nef, au milieu de toute cette lumière, demeurait sombre comme une cathédrale à minuit. Après un silence, je dis à M. d’Éblis :

— Une scène si douce et si paisible doit former un singulier contraste avec vos souvenirs de guerre, n’est-ce pas, commandant ?

Il s’arrêta :

— Est-ce que vous avez le don de seconde vue, mademoiselle ?

— J’ai à peine le don de première vue, dis-je en riant ; car je suis très-myope… Mais pourquoi cette question, monsieur ?

— Parce qu’en ce moment même, mes souvenirs me reportaient précisément à une scène de ma vie militaire, à une soirée comme celle-ci, mais moins douce, quoique aussi paisible.

— Puis-je savoir ?

Il hésita, soupira, puis s’inclinant légèrement :

— Oh ! mon Dieu ! oui. — J’étais alors sous Metz… Dans la soirée dont je parle, le 27 octobre, j’avais été chargé de porter quelques ordres dont le sens ne me paraissait que trop clair… Je devais en particulier arrêter dans sa marche un de nos régiments, dont j’ai oublié le numéro. Je l’avais rejoint et arrêté en effet… J’allais repartir… J’attendais seulement que mon cheval eût un peu soufflé… Nous nous trouvions alors dans une plaine près d’un village nommé Colombey, je crois ; les horribles tempêtes qui marquèrent ces jours sinistres s’étaient apaisées pour quelques heures ; une lune tranquille se reflétait dans les flaques d’eau qui couvraient la campagne. L’imagination fait des rapprochements étranges. Il y a certainement peu de rapport entre le décor riant qui nous entoure ici et ces marécages désolés ; cependant ce clair de lune sur l’eau me les rappelait tout à l’heure… et ces beaux cygnes qui dorment là me faisaient songer à mes dragons d’escorte, immobiles comme eux dans leurs manteaux blancs… Le régiment, en attendant de nouvelles instructions, gardait ses rangs, l’arme au pied. On avait allumé un grand feu de bivouac, autour duquel quelques officiers s’entretenaient à voix basse d’un air morne… Des bruits de capitulation couraient depuis la veille dans les camps… Le colonel, qui était un homme déjà mûr, à moustaches grisonnantes, allait et venait solitairement à quelque distance en froissant dans sa main l’ordre que je lui avais apporté. — Tout à coup, il s’approcha de moi et me saisit le bras :

« — Capitaine, me dit-il avec l’accent d’un homme qui va en provoquer mortellement un autre, deux mots, je vous prie !… — Vous venez du quartier général… vous devez en savoir plus long que moi… C’est la fin, n’est-ce pas ?

» — Mon colonel, on le dit, et je le crois.

» — Vous le croyez ?… Comment pouvez-vous croire une chose pareille ? »

Il lâcha mon bras avec une sorte de violence, fit quelques pas, et, revenant à moi brusquement, il me regarda dans les yeux.

« — Prisonniers, alors ?

» — Mon colonel, je le crains. »

Il y eut encore un silence : il demeura quelque temps devant moi dans une attitude de réflexion profonde ; puis, relevant la tête, il reprit avec une émotion extraordinaire dans la voix :

» — Et les drapeaux ?

» — Je ne sais pas, mon colonel.

» — Ah ! vous ne savez pas ? »

Il me quitta de nouveau, et marcha à l’écart pendant cinq ou six minutes ; s’avançant alors vers le front de ses hommes, il dit d’un ton de commandement :

« — Le drapeau ! »

Le sous-officier qui portait le drapeau sortit du rang. — Le colonel saisit la hampe d’une main, et, levant l’autre vers le groupe des tambours :

« — Ouvrez un ban ! » dit-il.

Les tambours battirent.

Le colonel s’était approché du feu, portant haut le drapeau : il posa la hampe sur le sol, promena un regard sur le cercle des officiers, et se découvrit : — ils l’imitèrent tous aussitôt ; la troupe attentive gardait un silence de mort. — Il eut alors un moment d’hésitation ; je voyais ses lèvres trembler ; ses yeux étaient attachés avec une expression d’angoisse sur le glorieux lambeau de soie déchirée, triste image de la patrie. Enfin il se décida : il fléchit un genou, et coucha lentement l’aigle dans l’ardent foyer. — Une flamme plus vive jaillit soudain, et éclaira plus nettement les visages pâles des officiers. Quelques-uns pleuraient.

« — Fermez le ban ! » dit le colonel.

Et pour la seconde fois résonna la batterie lugubre des tambours détrempés par la pluie.

Il remit son képi, et vint vers moi :

« — Capitaine, — me dit-il de sa voix la plus dure, — quand vous serez là-bas — ne vous faites aucun scrupule — aucun — de raconter ce que vous avez vu !… Je vous salue.

» — Mon colonel, lui dis-je, voulez-vous me permettre de vous embrasser ? »

Il m’attira violemment sur sa poitrine, et, me serrant à m’étouffer : — Ah ! mon pauvre enfant ! — murmura-t-il — mon pauvre enfant !

À ce point de son récit, M. d’Éblis se détourna, et j’entendis une sorte de sanglot. Je ne pus m’empêcher de lui tendre ma main. — Il parut étonné ; il la prit et la pressa avec force.

— N’est-ce pas, vous comprenez tout ce qu’on souffre dans ces moments-là ?

— Oui.

Et, comme je retirais ma main, il la retint doucement.

— Si quelque chose au monde, ajouta-t-il, pouvait les faire oublier, ce serait un moment comme celui-ci !

Je ne répondis pas, et il me rendit ma main.

Après quelques pas faits en silence :

— Si nous rentrions ? lui dis-je.

— Hélas ! tout ce que vous voudrez !

Et nous rentrâmes.

Rien de plus. — Mais, de la part d’un homme si réservé et si loyal, n’est-ce pas beaucoup, n’est-ce pas tout ? — Ses paroles, quand je me les rappelle, quand je les relis, me semblent presque insignifiantes ; mais le ton qu’il y mettait, cet accent si profond, si tendre, si pénétré, — n’était-ce pas celui d’un cœur qui s’offre, se dévoue et se consacre ? Véritablement je le crois, — et, si j’en juge par moi-même, il suffit d’un instant pareil, d’un seul instant où deux âmes se touchent et se confondent si étroitement, pour qu’elles s’appartiennent l’une à l’autre pour jamais, sur la terre et dans le ciel. — Mon Dieu ! je vous en prie, faites que je ne m’abuse pas !