Le Journal d’une femme/I/XI

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Calmann Lévy (p. 113-123).
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XI


26 juillet.


Je suis encore tout émue, toute bouleversée d’une conversation que je viens d’avoir avec Cécile. — Sensible aux reproches qu’elle m’avait adressés l’autre jour, j’avais repris de tout cœur le cours de mes observations et de mes études sur les mérites relatifs de MM. de Valnesse. Toutes réflexions faites, ma préférence s’était arrêtée sur M. René, qui me paraît décidément d’un naturel moins léger et d’une intelligence plus cultivée que son cousin Henri. Tout à l’heure, — après le déjeuner, — j’ai dit mystérieusement à Cécile que j’avais à lui parler.

— Ah ! très-bien ! m’a-t-elle répondu assez sèchement. Et de quoi ?

— Mais… de ce qui t’intéresse si fort.

— Rien ne m’intéresse si fort !… Enfin voyons !

Un peu surprise de ce début, je l’ai emmenée sous les sapins du parc.

— Eh bien, ma chérie, lui ai-je dit, mon choix est fait !

— Ah ! tu y as mis le temps !

— Le choix en sera meilleur, ai-je repris en riant.

Je lui ai conté alors mes longues hésitations ; puis je lui ai énuméré toutes les raisons qui me semblaient faire pencher la balance en faveur de M. René.

Elle m’avait écoutée d’un air singulier, les lèvres serrées, les yeux distraits, frappant çà et là les troncs d’arbres du bout de son ombrelle. Quand j’ai eu fini :

— Il y a un malheur, a-t-elle dit, c’est que, moi, je préfère l’autre.

— Quel autre ?

— Mais, M. Henri, naturellement.

— Le malheur n’est pas grand, ma mignonne… car, ainsi que je te l’ai dit, je ne vois entre ces deux messieurs que des différences à peine saisissables, des nuances, — et, dans cette égalité de convenances, de qualités et de mérites, il est bien clair que c’est ton goût personnel qui doit prononcer et l’emporter.

— Ainsi, toi, a repris Cécile, tu épouserais M. René ?

— Il ne s’agit pas de moi.

— Mais enfin l’épouserais-tu si tu étais libre de le faire ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne l’aime pas.

— C’est-à-dire qu’il ne serait pas digne de toi,… mais qu’il est assez bon pour moi !

— Ma chérie, ai-je répliqué tranquillement, si tu le veux bien, nous remettrons cet entretien à un moment où tu seras de meilleure humeur.

— Non, c’est que vraiment, s’est-elle écriée en agitant son ombrelle, c’est une chose incroyable… blessante… que cette fureur que vous avez tous de vous débarrasser de moi, — mon père, ma tante… et toi enfin !… Au reste, je ne suis pas votre esclave… on ne marie pas les filles de force… et je te le dis nettement, ma chère… comme je le dirai à mon père et à ma tante : — je ne veux pas me marier !

— Quant à cela, ai-je dit, rien n’est plus facile, ma chère enfant.

— J’aime mieux cent fois rentrer au couvent !

— Pardon, ma chérie, ce n’est pas dans un couvent que tu devrais entrer, c’est dans une maison de santé… En attendant, je rentre, moi, dans ma chambre.

Je m’éloignais, car ma patience, qui est grande pourtant, était à bout. — Elle m’a retenue par le bras.

— Charlotte !… ne m’abandonne pas… je suis malheureuse !

Et, suivant sa tendre manière, elle s’est jetée à mon cou en pleurant.

J’étais profondément troublée, car ce mot : « Je suis malheureuse ! » — avait fait jaillir dans mon esprit une lueur effrayante.

— Mais enfin, ai-je murmuré à travers les caresses que je lui prodiguais, qu’est-ce qui se passe ?… qu’as-tu ?

Elle me répondait en secouant la tête et en balbutiant des paroles entrecoupées :

— Rien… rien… je ne sais pas… je ne sais vraiment pas !…

Quand je l’ai vue un peu remise, je l’ai de nouveau pressée de questions ; elle me regardait par instants fixement, comme si elle eût été sur le point de me confier quelque secret ; puis elle soupirait et se taisait.

Enfin elle a pu me donner une explication telle quelle de son émotion et de son désordre.

— Tant qu’elle apercevait le mariage, m’a-t-elle dit, dans un horizon lointain, elle l’envisageait avec l’insouciance d’un enfant ; mais, à mesure qu’il lui apparaissait dans une perspective plus proche et plus réelle, elle en comprenait mieux le sérieux caractère, et elle reculait devant une détermination qui devait entraîner le bonheur ou le malheur de toute sa vie. Elle a conclu en me suppliant de la laisser encore réfléchir pendant quelques jours.

Je lui ai fait simplement observer qu’elle soumettait ces messieurs à un noviciat un peu long, et que, si elle restait encore quelque temps sans manifester une préférence pour l’un ou pour l’autre, on pouvait craindre de les voir partir tous deux un beau matin découragés.

— Eh bien, bon voyage ! a dit Cécile.

Nous sommes rentrées, et je suis aussitôt montée chez moi ; j’avais hâte de me trouver seule, pour essayer de remettre un peu d’ordre et de calme dans mes idées. — Je n’y parviens pas ; ma tête et mon cœur sont affolés… Il ne m’est pas possible de me méprendre sur les sentiments de Cécile ; il n’y a pas deux façons d’interpréter son indifférence toute nouvelle à l’égard de MM. de Valnesse, ses paroles, ses silences, ses pleurs… Elle aime — ou elle croit aimer M. d’Éblis. — Voilà son secret !… Grand Dieu ! est-ce possible ?… De toutes les douleurs qui peuvent m’être infligées, de toutes les afflictions que mon imagination peut concevoir, celle-ci serait assurément une des plus amères. — Une rivalité de cœur, une lutte de jalousie entre Cécile et moi !… un combat où je devrais sacrifier ou la plus chère amitié — ou le plus cher amour ! Quelle épreuve !… et je n’ai même pas à prier le bon Dieu de me l’épargner… elle est venue… elle existe.

J’ai beau faire, j’ai beau élever ma pensée de toutes mes forces, je ne puis désirer que son amour soit partagé… je ne le puis ! Tout ce que je puis faire, — et je le ferai, — c’est d’apporter dans cette triste lutte une droiture, une loyauté irréprochables, — de ne pas dire un mot qui puisse desservir Cécile, pas un mot non plus qui puisse trop me servir moi-même, — d’attendre enfin, le cœur déchiré, mais la conscience en paix, qu’il choisisse entre nous deux… S’il me choisissait enfin, Cécile souffrirait sans doute cruellement, pauvre fille ! — pourtant je le crois, — telle que je la connais, — si vive, si tendre, mais si légère, elle se consolerait… Moi, jamais !

Dès le principe, son inclination le portait plutôt vers moi que vers elle. Une femme ne se trompe pas à ces choses-là. Ma grand’mère, d’ailleurs, l’a remarqué ; — et puis enfin, quoique je sois bien loin de le valoir, il y a, il me semble, entre nos deux personnes, nos deux caractères, plus de rapport et d’harmonie. Depuis cette douce soirée où nous nous entendîmes si bien, je l’ai trouvé, il est vrai, plus froid, plus réservé avec moi ; mais il avait quelque chose sur l’esprit. Il s’est montré aussi un peu plus occupé ou, pour mieux dire, plus curieux de Cécile ; mais elle l’amuse, je crois, plus qu’elle ne lui plaît… Qui sait cependant ?… Ah ! ma pauvre chérie ! quel mal tu me fais !

… On m’appelle pour la promenade de l’après-midi. M. d’Éblis nous accompagne. Maintenant que mes yeux sont ouverts, la moindre circonstance, le moindre détail peuvent être une révélation décisive…