Le Journal d’une femme/I/XII

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Calmann Lévy (p. 124-132).
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XII


Le soir du même jour.


Il est arrivé, dans le cours de cette promenade, une aventure singulière à Cécile.

Nous sommes montés en voiture vers deux heures pour aller faire une visite au curé de Louvercy, qui nous avait préparé une partie de pêche. Son presbytère, qui touche à l’église, est situé à quelques kilomètres du château, sur le bord d’une petite rivière qui est, je pense, un affluent de l’Eure. La moitié de la bande s’est installée dans le jardin du presbytère, qui s’avance en presqu’île dans la rivière, et s’est mise en devoir de pêcher. M. d’Éblis, madame de Chagres, son mari et moi, nous sommes restés dans le cimetière, qui est un des plus jolis cimetières de village qu’on puisse voir. L’église elle-même, perdue dans les arbres, est un gracieux monument du xve siècle, dont le porche et les fenêtres ogivales sont des bijoux de ciselure. M. d’Éblis s’était proposé de la dessiner. On nous avait apporté des chaises, et nous formions un groupe autour de lui en surveillant son travail, et en admirant aussi les jeux de la lumière sur l’eau et dans le feuillage ; car la journée était magnifique. Il y a, au bout du chemin qui longe le cimetière, un vieux pont en bois jeté sur la rivière, et, en face, de l’autre côté de l’eau, une colline rocheuse couronnée d’un panache de verdure. Nous regardions tout cela, assis sous l’ombre d’un vieil if qui dégageait, sous les feux du jour, une odeur de résine.

Nous avons bientôt vu apparaître Cécile, qui s’était vite ennuyée de la pêche, — et peut-être aussi de l’absence de M. d’Éblis. — Elle est venue rôder et voltiger comme un papillon autour de lui ; puis elle s’est mise à parcourir le petit cimetière en lisant les épitaphes à demi-voix. Mais il y avait une chose qui attirait surtout son attention, et qui n’a pas tardé à l’absorber tout entière ; quelqu’un était mort dans le village, et on avait creusé au milieu du cimetière une fosse qui devait être sans doute remplie le lendemain matin. Cette fosse ouverte éveillait à un degré extraordinaire l’intérêt de Cécile ; après s’en être approchée plusieurs fois avec un mélange de curiosité et d’inquiétude, elle s’enhardit peu à peu, et voulut en voir le fond. Mais cela était difficile parce que de tous les côtés la tombe était entourée de l’amas de terre et de cailloux qu’on en avait retirés, et qui s’écroulaient sous le pied. — Cependant elle tenait à son idée ; pour pouvoir se pencher sur la fosse sans danger, elle saisit fortement d’une main la cime d’un petit cyprès qui croissait sur un tertre voisin, et, s’appuyant de l’autre sur son ombrelle, nous la vîmes ployer son buste frêle et plonger dans la fosse un regard avide. — M. d’Éblis avait dressé la tête ; il saisit d’un coup d’œil cette scène étrange, éclairée par le plein soleil de l’été, ce corps charmant courbé sur ce trou sinistre, ce jeune et frais visage à demi souriant, à demi terrifié : — il tourna à la hâte la feuille de son album, comme pour fixer rapidement ce souvenir sur l’autre page. — Puis, se levant tout à coup :

— Prenez garde, mademoiselle ! — cria-t-il. — Mon Dieu ! prenez garde !

Nous nous étions tous levés du même mouvement. — Le cyprès auquel Cécile se retenait d’une main avait été à moitié déraciné le matin par le travail du fossoyeur ; il cédait et venait à elle ; en même temps, les décombres s’éboulaient sous ses pieds… Elle perdit l’équilibre, jeta ses bras en avant, poussa un cri, et disparut dans la fosse béante.

Nous courûmes, pénétrés d’une impression qu’il m’est difficile de rendre. Je m’étais sentie, pour moi, comme traversée de la tête aux pieds par un éclair glacé. — Nous fûmes bientôt arrivés. — La pauvre fille s’était relevée ; elle était debout au fond de cette fosse, les cheveux dénoués, immobile, tout éperdue, nous regardant avec un sourire de folle.

MM. de Valnesse étaient accourus comme nous au cri qu’elle avait poussé. Chacun émettait en désordre son avis pour la tirer de cette horrible tombe. On lui tendait les mains, mais vainement. — On sait combien ces fosses mortuaires sont profondes. — Quelques-uns de ces messieurs disaient qu’il fallait aller chercher des cordes, les autres des chaises, une échelle : Cécile cependant paraissait être dans un état d’exaltation nerveuse qui pouvait devenir dangereux en se prolongeant.

La voix calme et impérative de M. d’Éblis fit taire tout le monde ; il nous écarta du geste.

— Allons, mademoiselle, dit-il en riant, ne perdons pas la tête… C’est une niaiserie, cet accident… un peu de sang-froid, et dans une minute vous serez sortie de là… Je suis très-fort en gymnastique… vous allez voir ça ! Attention ! laissez-moi passer les mains sous vos deux bras !…

Il s’était agenouillé à demi sur les débris : il souleva Cécile par les épaules en lui souriant et en l’encourageant du regard, et, se redressant lui-même peu à peu, il lui fit prendre pied sur le sol. Mais, en ce moment, elle défaillit, ses yeux se fermèrent, et elle demeura sans mouvement dans ses bras, pâle comme une morte, les lèvres entr’ouvertes.

— Il ne faut pas, nous dit M. d’Éblis, qu’elle se retrouve ici quand elle va revenir à elle… Je vais la porter dans ce champ de pommiers là-bas… c’est plus gai.

Il sortit alors du cimetière, tenant toujours sur sa poitrine Cécile évanouie ; nous ouvrîmes devant lui, de l’autre côté du chemin, la barrière du champ de pommiers : à l’instant où il se baissait pour la déposer doucement sur l’herbe, elle ouvrit les yeux, le regarda deux secondes sans se rendre compte ; puis, se rappelant et lui souriant :

— … Un père pour moi ! — murmura-t-elle.

Elle referma aussitôt les yeux, et s’évanouit de nouveau.

On avait apporté de l’eau : je lui baignai les tempes ; je défis un peu son corsage, et elle ne tarda pas à reprendre sa connaissance. — Un quart d’heure après, nous repartions pour le château. Pendant la route, nous affections tous de tourner l’aventure en plaisanterie et d’en rire très-haut, sans réussir tout à fait à dissiper l’impression superstitieuse qu’elle avait laissée dans l’esprit de Cécile, car, tout en essayant de rire avec nous, elle est restée très-pâle et très-pensive.

Peut-être cependant devra-t-elle son bonheur à ce lugubre incident. Je marchais à côté de M. d’Éblis tandis qu’il la portait dans ses bras, et j’ai pu observer l’expression de son visage penché sur cette jolie tête endormie : ce n’était pas seulement de la sympathie et de la pitié, c’était la plus tendre admiration… — Il y a sans doute dans la faiblesse même de cet être délicat qui a toujours besoin d’être protégé un attrait puissant pour une âme forte.

— Ah ! ma Cécile, — la Providence est pour toi !