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Le Journal d’une femme/I/XIII

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Calmann Lévy (p. 133-137).
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XIII


30 juillet.


Rien de bien nouveau. Cécile est de plus en plus domptée sous le joug et sous le charme de M. d’Éblis : cela est évident, et tout le monde commence à s’en apercevoir. Quant à lui, je ne sais qu’en penser. C’est une énigme. Il y a certainement dans sa manière d’être avec Cécile de la curiosité éveillée et amusée, du goût, de l’intérêt vif, de l’affection même, — mais rien, il me semble, de passionné, rien qui vaille — si j’ose le dire — un de ces regards que je trouvais si souvent attachés sur moi autrefois, et que maintenant encore je crois surprendre par instants. Sa voix même, en me parlant, a des troubles singuliers qu’elle n’a pas avec Cécile… — Qu’est-ce qui se passe dans ce cœur-là ?

Je me promenais ce matin dans le parc en me le demandant, et, en me le demandant, j’avoue que je pleurais un peu. Je n’ai pourtant pas les larmes très-faciles. Mais cette agitation continuelle et contenue à laquelle je suis en proie, cette rivalité sourde avec ma meilleure amie, ces combats intérieurs entre ma conscience et mon devoir, entre ma malheureuse passion et mon amitié désolée, tout ce martyre — car c’en est un — m’a ébranlé affreusement les nerfs. — Au détour de l’allée solitaire où je me promenais, j’ai vu subitement apparaître madame de Louvercy ; comme j’essuyais mes larmes à la hâte, madame de Louvercy, qui avait son mouchoir à la main, m’a paru faire le même mouvement que moi. Elle aussi venait de pleurer. Elle n’a pu se remettre aussi vite que moi.

— Vous me surprenez, m’a-t-elle dit, dans un de mes moments de grand découragement.

— Est-ce que M. Roger est plus souffrant, madame ? ai-je demandé.

— Physiquement, non… mais son état moral me désespère… J’avais cru pendant quelques jours, depuis qu’il a consenti à prendre un peu de distraction au milieu de nous, j’avais cru à un peu d’amélioration de ce côté ; mais c’était une illusion… Je me figure même que cette rentrée dans le monde lui a fait sentir plus vivement la rigueur de ses disgrâces, qu’elle a exaspéré ses regrets, ses humiliations… vous ne pouvez le savoir, vous… mais, moi, j’en suis chaque jour témoin, — il a des exaltations révoltées, des fureurs d’ange déchu qui m’épouvantent comme mère, hélas ! et comme chrétienne… Ah ! ma chère enfant, a-t-elle ajouté en me prenant les mains, contre de telles infortunes, il n’y a que Dieu !… Et il n’y croit pas, — ou bien, ce qui est pire peut-être, il lui en veut ! — Il fuit l’église comme un lépreux… Si une seule fois il priait, je sens qu’il serait apaisé, sinon consolé… Mais il ne veut pas… il m’aime bien pourtant… et jamais, depuis son malheur, je n’ai pu obtenir de lui qu’il priât… je me suis mise à ses genoux… il ne veut pas !…

Et la pauvre femme a laissé un libre cours à ses pleurs. Nous étions là toutes les deux à nous regarder douloureusement, trouvant je ne sais quelle consolation à rapprocher nos deux tristes cœurs.