Le Journal d’une femme du monde/Deuxième Période

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P. Ollendorff (p. 123-201).


DEUXIÈME PÉRIODE

L’ÉPOUSE

Paris, 10 mai.

Treize semaines se sont écoulées depuis mon mariage.

Treize semaines !

En ce laps de temps que s’est-il passé ? Un changement quelconque s’est-il opéré en moi ?

Non. Si ce n’est que ma souffrance, au lieu d’être aiguë comme dans les premiers jours, s’est un peu alanguie. Au milieu de l’abattement, de la tristesse, de la mélancolie, peu à peu se sont endormies mes velléités de révolte.

Parfois cependant, ainsi qu’un éclair, qui brusquement déchire les ténèbres, une lueur d’indignation éclate encore en moi, vive, mais brève ; je me calme bien vite, impuissante et découragée, et la vie continue, de nouveau sombre, monotone, affreusement monotone.

Sans cesse devant mes yeux se dresse le calvaire dont je gravis péniblement la pente et ne vois pas la fin.

Me rappelant les paroles du prêtre, l’abbé de la Vernière, qui est mon directeur, et les exhortations des bonnes sœurs, j’ai d’abord cherché des consolations dans la religion. Durant un mois, je fréquentai assidûment les églises, je courus de l’une à l’autre, avec la précipitation fébrile d’un malade qui court après le remède qu’il croit devoir le sauver. J’étais assoifée de consolations célestes et jamais lasse de prières ; j’usai fièvreusement toutes les formules des manuels religieux. Les trouvant insuffisantes à l’emploi des heures que je consacrais à mes dévotions, j’en inventai bientôt de nouvelles. Et puis je tombai dans des extases sans fin : la statue de la Vierge semblait me sourire, le Sacré-Cœur saignait devant mes yeux ravis, et je sentais en mon âme brisée se réveiller tout le mysticisme de mes jeunes années.

J’aimais tout particulièrement les petites chapelles de quartier, celles où la solitude est plus profonde ; il me semblait y être en commerce direct et plus intime avec la divinité. Que de fois la nuit me surprit, agenouillée devant l’autel, la tête dans les mains, priant ou rêvant. Une ombre me frôlait, une voix murmurait à mon oreille : « On va fermer la chapelle, Madame ». Je demeurais quelques instants indécise, troublée, comme une personne que l’on a réveillée subitement et qui rassemble ses esprits avec peine. Et puis je partais, le cœur triste, me promettant de revenir au saint lieu dès qu’il me serait possible.

L’abbé de la Vernière, qui est pourtant intelligent et mieux que dévot, aurait dû me faire voir les dangers de cette recrudescence exagérée de piété rêveuse, qu’avait chez moi provoquée l’infortune et dont le premier inconvénient était de m’écarter des soins vulgaires du ménage. Peut-être ne les vit-il pas lui-même, ces dangers ; peut-être se trompa-t-il sur ma nature ; peut-être me crut-il folle, alors que je n’étais qu’affolée. Toujours est-il qu’au lieu de m’indiquer une autre voie, plus pratique et dans laquelle se fût exercée avec plus de profit mon activité, il m’encouragea dans celle que j’avais choisie.

Ce fut mon malheur.

Ce qui tout d’abord m’avait séduite et consolée, je m’en fatiguai peu à peu, comme l’on se fatigue de toute chose qui va contre le tempérament. Dans le recueillement qui m’avait isolée des chagrins que je fuyais, ces mêmes chagrins vinrent me rejoindre : ils s’y établirent, s’y développèrent, si bien que la solitude où j’avais cru trouver le seul bonheur qui me fût permis, l’oubli, me devint insupportable, odieuse. Des méditations que je m’étais imposées chaque jour au pied des autels, je revenais plus triste, plus abattue, plus découragée, le cœur plus meurtri, l’âme plus déchirée. Alors, au lieu de m’en prendre à moi-même, j’élevai la voix contre cette religion qui m’avait tant promis et qui n’avait rien tenu. Et mon irritation ressemblait un peu à celle de l’enfant qui trépigne de rage devant le couteau avec lequel il vient de se blesser, parce qu’il ne sait pas s’en servir.

L’abbé de la Vernière comprit, mais trop tard. Il essaya bien de me raisonner, de me calmer : je ne voulus rien entendre, et n’ayant pu trouver dans la solitude le réconfort que j’y cherchais, je le demandai à l’agitation. Je suis allée au monde que j’avais repoussé avec mépris et qui m’appelait, paré de ses plus brillantes séductions. Comme dans la religion, je m’y jetai à corps perdu, avide d’ivresse et d’étourdissement. On me vit voler de dîner en dîner, de fête en fête, de bal en bal, de théâtre en théâtre, sans repos, sans répit, frénétiquement, tant j’avais peur d’une minute de réflexion, d’un retour sur moi-même.

Partout je fus admirée, courtisée, adulée, choyée !

Un instant même je crus au bonheur que l’on m’enviait.

Hélas ! la réaction fut brusque, terrible. Devant l’inanité de cette vie insensée, je ne pus longtemps m’empêcher de frémir. Je m’arrêtai, comme l’animal blessé sur le bord du chemin, épuisée, dégoûtée d’une vie dans laquelle je n’entrevoyais plus de consolations.

Quelques jours je demeurai désemparée, appelant la mort de toutes mes forces.

Une dernière ressource s’offrit à moi. J’ai reçu, pour une jeune fille, une forte instruction : je résolus d’en tirer profit et d’employer à des travaux littéraires mon esprit inactif. Je dévorai fièvreusement toutes les pages de notre littérature où l’homme a pensé, gémi, pleuré ! M’étant adonnée à ces études sans méthode, sans mesure, avec exagération, presque par dépit, je m’en lassai plus vite encore que de la dévotion et du monde.

J’ai donc essayé de tout, sans m’arrêter à rien. Aujourd’hui je languis tristement et je nourris, comme un cancer, le mal qui me ronge le cœur.

Ce mal étrange, je m’en rends compte maintenant, n’est autre qu’un violent besoin d’affection : la religion qui n’offre à l’amour et à l’adoration de ses adeptes que des entités, a pu le tromper un instant, mais non le satisfaire complètement. Et voilà pourquoi, n’ayant personne à qui m’attacher, dans L’isolement où je suis, ma douleur m’est devenue chère : c’est ma compagne inséparable, ma seule amie et elle me restera fidèle, puisque personne autour de moi ne me peut consoler, ne soupçonne même le mal dont je souffre.

Personne !… et j’ai une mère !

Ah ! la vie, quelque chargée d’ennuis qu’elle soit, me serait douce, si ma mère du moins avait pu rester pour moi l’aimable confidente de mes jeunes années. Le ciel m’a refusé jusqu’à cette consolation : le jour, où, l’oreille à la porte du cabinet de mon père, j’ai appris notre triste situation et ce qu’on attendait de moi, ce jour-là, je me suis juré que jamais ma bonne mère ne saurait de ma bouche l’horrible secret de ma vie, le sacrifice que j’ai consenti en épousant M. Grandidier.

Elle est d’ailleurs admirable, ma chère maman : elle arrive chez moi, toujours fraîche, souriante, enjouée. Elle a fait un nombre incalculable de visites dans son après-midi. À peine a-t-elle le temps de m’embrasser, n’a pas celui de retirer son chapeau : il lui faut en effet courir prendre le thé chez Mme X…, puis s’habiller, dîner chez Y…, aller au bal chez les Z… et demain matin monter à cheval ou faire de l’automobile.

La vie est charmante, délicieuse, idéale ! Tout y est pour le mieux ; et dire qu’il y a des gens qui s’en plaignent : ce sont des sots et des raseurs.

Cependant, son instinct maternel devine sur mon visage, dans mes yeux, la tristesse que pourtant je dissimule de mon mieux. Alors, elle éclate :

— Ma chérie, ma petite loute adorée, mais qu’est-ce que tu as donc ? Je n’y comprends rien ! Te voilà toute drôle. Allons, pas de cachotteries et raconte-moi çà : je vais te guérir. De petits chagrins ?… Ah ! je devine : toujours cette maudite question d’argent. Parbleu, je devais m’en douter, ton mari ne te donne pas assez d’argent, je parie ! Tous les mêmes : des avares, des grippe-sous ! C’est peut-être aussi que tu ne sais pas bien le prendre. Alors, naturellement, la couturière, la modiste te talonnent !… Laisse-moi faire, j’ai l’habitude, j’arrangerai cela. Elles sont impossibles, ces femmes-là : il faudra bientôt, quand on ira chez elles, avoir l’argent en main. Mais aussi tu es ridicule, Raymonde, de te bouleverser pour si peu !… Bah ça passera : tout cela, vois-tu, c’est parce que tu n’as pas encore l’expérience de la vie !

Et elle parle, parle avec volubilité, m’embrasse, me trouve jolie, charmante, « la plus belle fille de France » et puis s’en va.

Chère maman !… Si vous saviez… mais vous ne saurez jamais.

Paris, 1er juin.

Mon Dieu, quand cette existence finira-t-elle !

La mort, il me semble, me serait douce : je l’accueillerais comme une amie. Hélas ! elle prend plaisir à trancher les jours des heureux qui la fuient ; elle est sans pitié pour ceux qui souffrent et qui l’appellent.

Ma vie sera longue et ma douleur sans répit.

Toujours, j’aurai devant les yeux ce visage que je ne puis voir sans qu’un frisson de dégoût coure par tout mon corps ! Toujours cet homme auquel j’appartiens, dont je suis la chose et qui, à tout instant, comme s’il avait peur que je ne l’oublie, se charge de me le rappeler.

Et il m’aime, m’affirme-t-il !

Ah ! maudit soit le jour où j’allumai, chez cette brute, la passion dont je suis aujourd’hui la victime !

Paris, 10 juin.

Depuis une semaine, mon mari étant souffrant — la maladie des viveurs, la néphrite — nous ne sortons plus le soir. Le tête-à-tête qui chaque jour en résulte m’est un nouveau genre de supplice.

Toute la journée, je suis dehors. Bien que cela ne m’amuse guère, pour tuer le temps, je fais des visites. Je ne rentre que pour me mettre à table.

Il m’est arrivé de me faire déposer par ma voiture au Louvre, et de revenir chez moi à pied, tout cela pour ne rentrer qu’à huit heures.

M. Grandidier, lui, arrive serein et souriant. Il est tous les soirs en habit, même lorsque nous dînons seuls : on lui a rapporté que le duc de Crey fait ainsi, et comme mon mari ne jure que par lui, il s’est empressé de J’imiter. Il est dit que cet homme ne prendra jamais aux autres que leurs défauts et leurs ridicules.

Il m’embrasse, on se met à table. Il appelle le maître d’hôtel qui lui récite cérémonieusement le menu et lui explique la façon dont chacun des mets est préparé. Cela fait, M. Grandidier raconte ce qu’il a appris, beaucoup de potins, et s’attarde longuement sur les méchants, de préférence sur ceux où il est question de ruine. Il dit alors : « Encore une liquidation !… Peuh ! Ces pauvres gens ont voulu mener grand train et manquaient d’estomac. » Et sur sa physionomie satisfaite et railleuse, on lit ce qu’il n’ose ajouter : « Ils ont essayé de me suivre et se sont cassé les reins ! »

Il s’établit alors généralement un silence de quelques minutes, durant lequel M. Grandidier est évidemment tout au triomphe qu’il s’impute. Puis, se frottant les mains et pour ètre aimable, il s’informe de ma journée.

Je voudrais pouvoir lui répondre des choses qui le fâcheraient, qui l’irriteraient. Je le contredis en tout, de parti-pris, sans raison, bêtement, uniquement pour le contredire. J’en arrive ainsi à soutenir les plus monstrueux paradoxes, les plus extravagants. Lui, au lieu de se fâcher, il trouve cela drôle, il rit et déclare qu’il n’a jamais vu une petite femme aussi originale que moi. Bref, il me considère comme un jouet. Je ronge ma colère et me tais. Et dans le silence, qui de nouveau s’établit, j’entends le bruit qu’il fait en mangeant, en dégustant les vins dont ses verres sont toujours remplis, et sur sa large face cramoisie de bon vivant, s’épanouit la satisfaction d’un bonheur sans mélange, que rien ne saurait troubler. Et tandis que je l’observe, il lève les yeux, sourit et me dit :

— Vois-tu, ma bichette, avoir de la fortune, un bon estomac et une adorable petite femme comme toi, cela fait trouver la vie pas désagréable du tout !

Et tout cela, cette attitude sans dignité, ces expressions trop exactes de désirs terre à terre, ce rire, tout cela, comme un défi jeté à la souffrance que j’endure, moi qui n’ai rien de l’idéal auquel je rêve, m’irrite.

Le diner s’achève.

— Allons, dit-il, je ne suis pas encore très solide ce soir. Cependant cela va mieux, beaucoup mieux et j’en suis fort aise. Je ne sens presque plus mes reins. D’ici trois jours je serai complètement rétabli. En attendant, ton petit mari va faire un poker avec sa petite femme, et puis il ira se coucher, et si elle est bien gentille, elle viendra bien vite le retrouver.

Toujours, toujours ces invitations triviales et communes, où perce l’unique préoccupation de satisfaire la brute.

Quel supplice, mon Dieu !

Paris, 15 juin.

Je ne sais pourquoi, depuis quelques jours, il m’arrive fréquemment de me laisser emporter par des rêves insensés, des rêves comme en font les jeunes filles, les jeunes filles romanesques, les petites sottes ! Je suis mariée. Oh ! mais, avec quelqu’un que j’aime, que j’aime beaucoup, follement, si cela peut signifier quelque chose.

Nous faisons notre voyage de noce dans le Midi, ce pays que je ne connais pas et que mon imagination, sans doute parce que je ne le connais pas, me représente plus beau qu’un royaume de fées.

Le long de la mer, nous marchons tous les deux, sans rien dire : nous nous aimons, nous le savons et cela suffit. À quoi bon se dire ce qu’on lit dans les yeux !

Nous admirons seulement tout ce qui nous entoure, parce que nous sommes heureux et que rien ne dispose mieux à l’admiration que le bonheur.

Tout le long du rivage, qui s’étend devant nous en demi-cercle et va se perdre très loin dans une brume bleuâtre, fleurissent des hortensias : leurs têtes trop lourdes se courbent paresseusement et trempent dans la vague indolente, à peine frangée d’une légère écume blanche.

Le ciel n’est qu’un grand lac d’azur sans un ilôt de nuage. Et nous marchons.

Puis, nous quittons la grève de sable fin. Nous prenons un sentier qui grimpe à flanc de colline, s’insinue sous la verdure, comme un serpent. De grands arbres nous couvrent de leur ombrage bienveillant. Mais quelque épaisse que soit leur puissante ramure, le soleil faufile entre les feuilles quelques-uns de ses rayons : ils glissent, tombent sur le sol, y font de petites taches vermeilles, qui éblouissent les yeux. Nous marchons.

Alors, peu à peu, le soir descend. Nous avons atteint le sommet de la colline. Nous nous arrêtons et nous nous asseyons. Devant nous, la mer s’étale, immobile et calme : de toutes parts s’allument des feux, ceux des navires en rade, et cela fait sur ce fond bleu comme une guirlande merveilleuse de gemmes multicolores, rubis, émeraudes, topazes, diamants… À nos pieds est couchée la ville, qui s’illumine aussi, immense et toute blanche. Et tout là-bas, en face, le soleil, qui vient d’atteindre le flot, l’empourpre, et tout s’empourpre aussitôt, la ville, la colline, les arbres, les rochers, nos visages et nos mains, tout, comme éclaboussé du sang de l’astre agonisant. Mais cela dure peu. L’horizon se violace, bleuit, devient sombre. Le parfum âcre et troublant des eucalyptus monte, grisant, soulevé par une brise molle qui vient à nous, frémissante, et s’enfuit, emportant sur ses ailes invisibles, aux battements silencieux, quelque chose de plus, le murmure d’un serment, le bruissement d’un baiser.

Mon rêve ne va pas plus loin : il s’envole et disparaît avec la brise. Mon imagination, qui me représente si soigneusement, avec tant de détails, ces pays merveilleux qu’elle enfante, ne me dit rien de mon pseudo-mari. D’une façon générale il possède toutes les qualités : je ne lui en connais pas de particulièrement saillante, si ce n’est peut-ètre une extrême délicatesse de sentiment. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il me comprend, que je le comprends, qu’il est à moi comme je suis à lui, et que nous nous aimons.

Cela ne suffit-il pas ? Que de femmes ne voudraient pas en savoir plus long sur leurs époux.

Or, ces petites rêveries innocentes aboutissent généralement à un fait assez bizarre que je crois devoir noter : dès qu’a disparu le décor merveilleux de mes amours éthérées, une figure, toujours la même, apparaît à mes yeux : Roger de Clarance. Il me semble alors que je suis sa femme. Il me parle : il y a dans sa voix je ne sais quoi qui me caresse délicieusement. Je m’abandonne à lui : c’est mon refuge dans la tempête. Je lui dis que je souffre, je lui confie mes chagrins, il me console.

Comment expliquer ce rapprochement inconscient entre un rêve et cet homme que je connais à peine, et dont conduite, vis-à-vis de moi, ne m’a jamais permis de supposer la moindre affection.

Cela tient sans doute à ce que, parmi les personnes qui m’entourent, M. de Clarance est la seule qui se rapproche de l’idéal de mari que conçoit mon cerveau.

Faut-il tout de même que je sois folle et enfant !… L’imagination, toujours cette fâcheuse imagination !… Les bonnes sœurs me disaient bien qu’il fallait lui couper les ailes.

Et pourquoi, après tout ? Ne dois-je pas au contraire la nourrir, la soigner, l’aimer, puisque c’est à elle que je suis redevable de mes seuls moments d’oubli et de félicité.

Paris, 1er juillet.

Je commence à m’apercevoir — triste constatation — que je ne suis pas la seule personne très malheureuse dans ce pauvre monde. Cela ne me console pas, mais pourtant — à quoi bon le cacher — cela me donne du courage. C’est très mal, je le sens bien, mais ainsi le veut la nature humaine, tout au fond de laquelle sommeille l’égoïsme qu’un rien suffit à réveiller et que l’on ne parvient jamais à détruire complètement. On souffre d’ètre une exception au bonheur : on souffre moins, si l’on sait que le poids d’adversité qu’on supporte n’est en définitive qu’une part du fardeau commun.

Cette semaine toute une volée de petits potins est venue jusqu’à moi sans que je les appelle — je n’ai pas, grâce à Dieu, la curiosité malsaine, — et j’ai appris de bien vilaines choses.

La duchesse de Crey va demander le divorce parce que son mari a une conduite déplorable. Mme de Charley tient tous les jours compagnie, de cinq à sept, au petit Burigan, le caricaturiste à la mode, dans son rez-de-chaussée de l’avenue d’Antin ; on prétend que c’est pour se venger de son mari, lequel la trompe avec Mme de Gombourg, laquelle plaide tant qu’elle peut pour qu’on gratifie d’un conseil judiciaire son mari, lequel mange toute sa fortune à commanditer les directeurs de théâtre qui font jouer sa maîtresse.

C’est charmant !

Mais les histoires de ces gens-là ne me touchent guère, et je serais insensée de m’apitoyer sur leur sort : ils en riraient eux-mêmes. Non, ils ne sont pas malheureux. Des intrigues, des scandales, il leur en faut, c’est leur vie : s’ils n’en avaient pas, ils mourraient sur-le-champ de dépit et d’ennui.

Ce qui m’a causé un profond chagrin, c’est la nouvelle d’un autre scandale, celui-là à la veille d’éclater, dans un ménage qui m’intéresse et pour lequel j’ai une sincère affection. Il paraît que cette pauvre Jacqueline est plus folle que jamais et commet toute espèce de sottises. On ne m’a donné aucun détail, d’ailleurs je n’en ai pas demandé : il me serait pénible de les apprendre. On m’a seulement jeté quelques sous-entendus tellement affreux, tellement épouvantables, que je me refuse à les admettre tels quels et n’en veux retenir que la moitié.

Toujours est-il que Roger de Clarance doit être bien malheureux : un si honnête et si gentil garçon.

Eh bien ! en y réfléchissant, il n’y a dans cette nouvelle rien qui m’étonne ; j’ai toujours considéré ce mariage comme déplorable. Jacqueline avait tout ce qu’il faut pour séduire, la beauté, l’élégance, l’esprit. M. de Clarance n’a pas soupçonné l’abîme que couvraient ces charmes, et ne s’est pas aperçu que cette jeune fille, alerte et gracieuse, ne possédait aucune des qualités profondes qui font la femme honnête et sérieuse. J’ose avancer, sans médire de Jacqueline, qui eût peut-être rendu très heureux un jeune homme chez lequel elle aurait retrouvé sa nature primesautière, que M. de Clarance méritait mieux, beaucoup mieux, et qu’elle est indigne de lui.

Décidément, la Fortune fait bien mal les choses, surtout les mariages. Qui sait ! Peut-être un mari comme le mien eût convenu à cette femme : avec le sien, j’aurais certainement connu le bonheur.

Paris, 3 juillet.

Ce jour qui s’achève marquera dans ma vie. Depuis mon mariage, c’est le premier dont le souvenir me restera immortel et cher.

Roger de Clarance est venu me voir cet après-midi. Cette visite, une simple visite de convenance, qui menaçait d’être banale comme les autres, s’est par l’effet du hasard transformée en un véritable événement. Tandis que j’avais devant moi cet homme, que j’ai toujours beaucoup estimé et dont les malheurs domestiques venaient de m’être révélés, la fantaisie me prit d’approfondir sa nature et son caractère, et de savoir s’il était bien réellement tel que je me le représentais.

A-t-il deviné le but que je me proposais en lui posant quelques questions discrètes sur ses goûts et ses préférences ? Dans ce cas je puis affirmer qu’il ne s’en est nullement froissé, puisque c’est de la meilleure grâce du monde qu’il s’est prêté au petit examen déguisé, mais en règle, que je lui ai fait subir. Notre conversation, ainsi lancée, ne pouvait demeurer, il est facile de le comprendre, dans le cadre des banalités tracé par les usages. Nous fîmes bon marché des lieux communs sans cesse rebattus dans les salons, et comme, tandis que nous conversions, une mutuelle sympathie s’éveillait en nous, nous rapprochait et nous mettait à l’aise, nous en arrivâmes à nous entretenir, non point comme des gens du monde guindés et gènes par l’étiquette, mais comme de bons camarades, qui parlent franchement et sans détour.

Puis, peu à peu, insensiblement, nous glissâmes aux confidences. Un scrupule cependant, comme une sorte de pudeur et de délicatesse, nous arrêta sur la voie des aveux. La conversation étant tout d’un coup tombée sur Jacqueline et sur M. Grandidier, nous nous tûmes. Mais ce silence était assez éloquent et nous n’avions plus rien à nous apprendre.

En cet instant, il me sembla qu’une vague de bien-être se répandait en moi. Toutes mes peines disparurent, inondées par ce flot bien faisant qui s’épanchait de mon cœur entr’ouvert. Un cri de joie et de reconnaissance au ciel, qui m’avait prise en pitié, faillit m’échapper ; quelqu’un venait de comprendre ma cruelle destinée, de compatir à mes souffrances ; désormais je n’étais plus seule dans la vie, abandonnée à mon sort, sans appui ni soutien : j’avais un ami !

Cependant les heures avaient fui, délicieuses et brèves.

Roger de Clarance se leva :

— Je vous demande pardon, Madame, d’avoir abusé… Je me retire.

Je souris :

— Vous reviendrez ?

— Mais… de temps en temps !

— Souvent, n’est-ce pas !

Ses yeux s’illuminèrent d’un rayon de joie. Il me prit la main et me répondit :

— Merci !

Et, dans le regard que nous avons alors échangé, nos infortunes ont communié.

Paris, 11 juillet.

J’ai trouvé à mon malheur une consolation que je n’aurais jamais osé espérer. J’avais besoin d’affection sur ma route un homme s’est rencontré qui m’a offert la sienne, grande et généreuse.

J’avais besoin de répandre la mienne sur un être choisi et je l’ai trouvé, et je la lui ai donnée, tout entière, sans restriction. Mon cœur peut enfin s’épancher ! Je vis !

Le bonheur que je n’espérais plus, parce que je ne le croyais plus possible dans les limites du devoir, m’est apparu. Je lui ai tendu les bras de toute la force du naufragé qui s’accroche à l’épave.

Dieu soit loué !

Paris, 25 juillet.

J’ignore ce qu’est l’amour. Il m’a été refusé de le connaître honnêtement, et Dieu m’est témoin que je ne l’ai point cherché hors du foyer. Ce ne sera jamais pour moi qu’un grand mot vide de sens, un mot que les hommes ont continuellement à la bouche, que beaucoup profanent, que bien peu me paraissent comprendre.

Je veux croire toutefois que c’est mieux qu’un grand mot, et qu’il est d’autres amours que celles qu’il m’a été donne de contempler autour de moi et qui sont peu édifiantes. Je veux même croire que ce n’est pas là l’amour.

Quelqu’il soit d’ailleurs, qu’il procure des sensations agréables, enivrantes même, c’est possible : je leur préfère cependant les sentiments calmes, doux et profonds que procure l’amitié.

N’est-ce pas un grand philosophe de l’antiquité romaine qui a défini l’amitié « un accord parfait sur toutes choses divines et humaines, joint à un sentiment mutuel de bienveillance et d’affection. »

À mon sens, c’est la plus belle des passions que Dieu a permises aux hommes, la plus noble assurément, puisqu’elle plane bien au-dessus de ces unions charnelles, qui font naître ou consacrent l’amour, qui lui sont nécessaires, si j’ai bien jugé.

C’est la plus solide aussi, puisqu’elle n’est faite d’aucun de ces liens qu’un rien peut briser.

Il est rationnel que l’amour, en grande partie résultant de sensations, s’émousse à la longue, comme ces sensations elles-mêmes. L’amitié, sentiment pur, comme tout sentiment, ne peut que se développer avec le temps. La maladie, la vieillesse, les infirmités sont autant d’ennemis que rencontre l’amour et qu’il lui faut vaincre s’il ne veut périr. Pour l’amitié, ce ne sont au contraire que des occasions de s’exercer plus à son aise, et de se développer.

Ce qui me remplit de joie, c’est que l’amitié qui m’unit maintenant à Roger de Clarance m’apparaît comme le meilleur garant de la plus grande honnêteté : il m’est donc permis de m’abandonner à elle sans crainte et de toute mon âme. Je ne conçois pas en effet que l’amitié puisse subsister, si l’on s’écarte de la vertu qui en est la raison, alors que, au contraire, le principe du bien n’est en rien nécessaire à l’existence de l’amour, qui souvent même trouve un aliment dans le fruit défendu.

Et c’est pourquoi je suis heureuse, parfaitement heureuse, et c’est pourquoi mon cœur déborde de joie, et c’est pourquoi j’adresse à Dieu, en ce jour de félicité toute pure, sans nuage, une prière de reconnaissance, puisque, après m’avoir douloureusement éprouvée, il m’a récompensée au-delà de toute espérance !

Paris, 26 juillet.

Des plus petites causes sortent souvent les plus grands effets.

Quand Roger de Clarance m’est venu voir l’autre jour, je n’aurais jamais soupçonné quel heureux changement dans mon existence devait produire l’entretien que nous avons eu.

Paris, 1er août.

Nous partons demain pour Deauville, où M. Grandidier vient d’acheter la villa « Marguerite ».

Roger de Clarance doit y arriver avec Jacqueline vers la fin de la semaine.

Deauville, 4 août.

Il se passe en moi quelque chose d’étrange, que je ne puis m’expliquer. La violente sympathie qui m’attire vers Roger de Clarance n’a fait que s’accroître ; je lui suis aujourd’hui plus attachée qu’hier et cependant je n’éprouve plus le même plaisir à le voir. Ou plutôt non, je m’exprime mal : la joie que je goûte, quand je suis avec lui, aussi profonde, plus profonde que jamais, n’est plus aussi calme, aussi sereine. Mon bonheur n’est plus parfait ; quelque chose lui manque.

Deauville, 5 août.

Vraiment, c’est incompréhensible.

J’ai maintenant, à certaines heures, comme un vague remords de m’être abandonnée à mon amitié pour Roger de Clarance.

Il me semble que j’ai commis une faute. Quelle faute ? C’est ce qu’il me serait impossible de dire, car enfin, et je me le répète à tout instant sans parvenir jamais à me convaincre, je n’ai rien fait de mal.

Qu’ai-je à me reprocher ? Que puis-je donc craindre ?

Deauville, 6 août.

Le trouble qui m’a envahie s’affirme et se développe tous les jours davantage sans pourtant se préciser. Sa cause m’échappe.

Maintenant, en la présence de Roger de Clarance, j’éprouve un véritable malaise, mais un malaise où se mêle comme une sorte de volupté.

Deauville, 12 août.

Mes inquiétudes et mes agitations morales ont eu leur contre-coup physique : je suis malade. Tantôt, la nuit surtout, je suis dans un état de surexcitation tel qu’il m’est impossible de dormir. Tantôt, pendant des après-midi entiers, je reste abattue, épuisée, incapable d’un mouvement. Le docteur, qui vient tous les jours, me prescrit des calmants qui me soulagent quelques heures seulement.

Je voudrais ne pas rester en place, voyager, exercer l’activité fiévreuse qui me dévore. L’inaction m’énerve et me tue.

Deauville, 13 août.

Ce matin, comme je me sentais mieux portante, je suis sortie en tonneau. Je suis allée à Trouville. Dans la rue de Paris, devant le pâtissier, les de Gombourg, les Thuringe et toute cette bande de désœuvrés tenaient conseil, sans doute pour imaginer quelque réjouissance et trouver un emploi de leur journée. Ils ne savent jamais que faire : ils me font pitié.


J’ai pris soin de les éviter. Ils m’eussent retenue une heure entière, trop heureux de trouver en moi une distraction.

Sur les planches, il y avait foule. La mer était très belle — aussi belle du moins qu’elle peut l’être à Trouville — et le soleil radieux. J’ai aperçu de loin M. Grandidier : il marchait, imposant, décoratif, ridicule, entre le duc et la duchesse de Crey, qu’il ne quitte plus d’un pas. Ce que je les plains !

Je m’apprêtais à m’en retourner, quand j’ai rencontré Roger de Clarance. Il a été surpris de me voir en bonne santé et nr en a témoigné sa satisfaction :

— Vous avez eu raison de sortir, le temps est si beau. Vous venez de faire vos planches ?

— Oui, mais… rapidement.

— Et vous partez ?

— Plus maintenant, puisque j’ai trouvé un homme avec qui causer.

— Vous n’êtes guère aimable pour les autres !

— Vous n’êtes donc pas égoïste, vous ?

— Ma foi, si. Et puisque je vous tiens, j’entends vous garder et vous garder à moi tout seul. Si nous allions faire un petit tour dans la campagne ?

— Ce sera toujours plus agréable que de rester ici, au milieu de tous ces imbéciles !

— Mais quelle mouche vous a piquée ce matin au saut du lit, Raymonde ? Que vous ont donc fait ces pauvres gens, que vous les maltraitiez si fort !…

— Rien de plus qu’à vous : ils m’assomment, voilà tout !

— Alors, nous partons ?

Nous sommes aussitôt montés en voiture.

Toby avait le diable au corps ; il tirait comme un enragé.

Roger m’a dit :

— Vous allez vous fatiguer, Raymonde.

Je n’ai pas eu l’amour-propre de lui résister. Je lui ai très vite passé les guides.

Quand nous fûmes hors de la ville, dans un chemin qui grimpe sous les ombrages, il mit au pas.

Nous n’avions encore rien dit.

Roger me regarda alors et sourit :

— Vous êtes ravissante ainsi, Raymonde ; ce petit tailleur beige, ce canotier si effrontément posé sur vos cheveux, tout cela vous va à merveille.

Je répondis bêtement :

— Vous trouvez ?

Il continua :

— Il me semble que je vous aime de plus en plus !

Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il me disait cela. Eh bien ! j’ai eu peur !

— Roger !… Taisez-vous !

— Taire une vérité qu’il m’est si doux de vous dire… et qu’il ne peut vous être désagréable d’entendre !

J’étais horriblement gênée.

Il me prit la main que j’avais appuyée sur le devant du tonneau et voulut la porter à ses lèvres.

Je résistai.

Poursuivant son idée, il reprit :

— Les femmes ne répondent pas toujours aux compliments qu’on leur fait, mais elles les acceptent toujours !…

Cela me fit de la peine, beaucoup de peine, de l’entendre ainsi parler : pourquoi me comparer aux autres femmes ? De là à me traiter comme telle, il n’y avait qu’un pas.

Je retirai ma main de la sienne : il la reprit vivement et pour la seconde fois essaya de la porter à ses lèvres.

— Roger ! murmurai-je, je vous en prie !

Il fronça les sourcils :

— Raymonde ! Vous ne m’aimez plus comme avant !

À ces mots, il se fit dans mon esprit comme un trait de lumière, et les pensées obscures et confuses qui s’y agitaient depuis quelques jours, s’éclairèrent nettement.

— N’est-ce pas vous, lui dis-je, qui ne m’aimez plus comme avant ?

— Moi ? Que voulez-vous dire ?

— Vous m’aimez davantage, je le crains : vous ètes-vous demandé si c’était toujours de la même façon ?

Il rougit et baissa les yeux.

Puis, se reprenant, avec force :

— Après ? dit-il. Où serait le mal ?

— Oh ! Roger, vous n’y pensez pas !

Nous étions arrivés au sommet de la côte. Toby se remit à trotter. Nous nous tûmes.

Les églantiers, les ronces, les chèvrefeuilles et les horties étaient en fleurs. Dans l’air se mélangeaient le parfum suave de ces plantes et le goût âcre des varechs de la mer. À droite et à gauche de la route, des vaches somnolaient, les unes debout et immobiles, les autres couchées, dans des prés gras et frais que divisent en une infinité de petits carrés verdoyants des haies d’épines coquettement taillées ou des saules cachant un ruisseau. Alors, malgré moi, je pensai qu’il serait bien doux, dans ce charmant décor d’une nature féconde, de s’aimer librement… comme « il » l’entendait et venait de me le proposer. Mais à peine cette pensée eut-elle effleuré mon esprit, que j’en ressentis aussitôt confusion et honte. Quoi ! J’en étais arrivée à raisonner ainsi ? Non. Mon imagination m’avait une fois de plus emportée par delà les limites de la saine raison : la confusion et la honte que j’avais ressenties m’avaient suffisamment prouvé que ma conscience ne se prêterait jamais aux fantaisies dangereuses de cette folle imagination.

Nous fûmes obligés de nous garer sur les bas côtés du chemin qui, à cet endroit, est très resserré, pour laisser passer une automobile. Nous reconnûmes Jacqueline, la comtesse Branishka, Mme de Charley et le petit Burigan.

Ils crièrent tous ensemble :

— Ohé ! Bonjour, les retardaires ! Prenez garde, vous allez trop vite !

Jacqueline jeta :

— Tiens ! Mon mari qui fait la cour à Raymonde !

Ils disparurent dans un tourbillon de poussière.

— Folles ! murmura Roger.

Il me tardait maintenant de voir se terminer cette promenade, qui s’était annoncée pour moi si agréable. J’avais peur, ainsi seule dans la campagne, à côté de Roger : depuis ce qu’il m’avait dit, je n’avais plus en lui la même confiance. Je n’osais lever les yeux, dans la crainte qu’ils ne rencontrassent les siens et je redoutai par dessus tout qu’il ne s’aperçût de mon trouble et ne le prît pour un aveu, peut-être.

— Si nous rentrions ? demandai-je.

— Comme vous voudrez : il fait si bon pourtant !

— J’ai du monde à déjeuner, il faut que je m’habille.

— Vous allez au polo, cet après-midi ?

— Peut-être. Montez-vous ?

— Oui. La partie sera intéressante : lord Rosebery est arrivé hier soir à Deauville avec une douzaine de chevaux.

— C’est entendu, j’irai.

Nous descendîmes la côte. Sur Deauville une légère buée grisâtre flottait, annonçant une journée chaude. Toby, qui sentait l’écurie, marchait bon train : en peu de temps, nous atteignîmes la ville. Sur les gros pavés, la voiture sautait, rebondissait, rapide. Les quais apparurent, que nous longeâmes : dans les bassins étaient symétriquement rangés des bateaux de commerce aux formes sombres et sobres, et plus loin, les yachts gracieux et coquets, aux couleurs vives, aux cuivres éblouissants ; dans l’air, hachant l’horizon, se dressait une forêt de mâts, au faîte desquels claquaient au vent les pavillons multicolores.

— Voulez-vous que je vous dépose à l’hôtel ? demandai-je à Roger.

— Non, je vous remercie. Je vais rentrer à pied.

Nous étions arrivés à la Marguerite.

— Je ne vous retiens pas à déjeuner : il ya les de Crey, et je sais que vous ne pouvez pas les sentir.

— Vous me connaissez donc ?

— Mieux que vous, peut-être.

Il sourit.

— Alors, reprit-il, vous ne m’en voulez pas trop ?

— Pourquoi donc ?

— Pour… tout à l’heure.

— J’ai oublié… mais ne recommencez plus !

Deauville, 14 août.

Ah ! mon Dieu, j’ai découvert pourquoi je tremble maintenant, pourquoi je souffre, pourquoi toute félicité et toute paix se sont enfuies de mon âme ! Et moi qui naïvement reprochais à Roger… Mais, malheureuse, je suis aussi faible que lui, puisque je pense comme lui !

Je le voyais marcher vers l’abîme ; je prétendais le retenir, et je ne m’apercevais pas que, sur la pente fatale, je l’avais précédé.

Insensée !

Mais non, non, ce n’est pas possible ! Ce sont des illusions. Mon imagination m’abuse ! Je me suis trompée, j’en suis sûre, je le veux !… Non, le sentiment que j’éprouve pour Roger de Clarance n’a pas changé : il a grandi, voilà tout, et son développement rapide, sa grandeur et sa perfection me font peur, mais c’est le même, toujours le même : c’est bien de l’amitié, rien que de l’amitié !

Deauville, 15 août.

Hélas ! il ne m’est plus permis de douter maintenant. Un événement vient de confirmer mes soupçons et de mettre en lumière la triste vérité.

Cet après-midi, pendant que je disposais des fleurs dans les vases du salon, Roger de Clarance s’est présenté. Il s’est assis dans un fauteuil près de la fenêtre, ainsi qu’il en a l’habitude. À ses manières et à ses paroles, je ne tardai pas à reconnaître qu’il était embarrassé, aussi embarrassé que d’ailleurs je l’étais moi-même. Évidemment il se rendait compte de l’effet qu’avait dû produire sur moi sa question de l’avant-veille, sa déclaration, car ç’en était bien une. « Où serait le mal ? » avait-il dit. Il comprenait bien maintenant qu’il avait troublé notre amitié, en parlant d’amour. Sa visite n’avait-elle d’autre but que de me faire oublier ce qu’il considérait comme une faute ? Peut-être eût-il mieux valu, pour lui, aborder franchement cette question : je l’aime tant que j’aurais cru tout ce qu’il lui aurait plu de me dire ? Je ne demandais qu’à pouvoir reprendre confiance en lui. Il n’en eut pas le courage. Nous parlâmes du monde, du temps, des toilettes, de tout enfin, excepté de ce que nous avions dans le cœur.

Tout à coup, comme je choisissais, dans une botte de fleurs jetée sur un guéridon, une rose pour la lui offrir, une épine rencontra mon poignet et le déchira. Je relirai vivement la main : le sang parut. Roger m’entoura aussitôt le poignet de son mouchoir et, comme la manche qui était en dentelle le gênait dans cette opération, il la releva délicatement sur mon bras que frôla sa main. Un frisson me parcourut le corps : il me sembla que tout mon sang affluait au cœur. Je crus un instant que je perdais la tête : je chancelai, poussai un cri étouffé et je m’abandonnai, défaillante, dans les bras de Roger, toute remplie d’une volupté étrange, comme en délire.

— Raymonde ! s’écria-t-il. Qu’avez-vous ?… Vous pâlissez !…

Mais déjà, j’avais compris ce qui se passait en moi : c’était inévitable, fatal ; je m’étonnais maintenant de ne l’avoir pas prévu : mon cœur s’était ouvert tout entier à l’amour, dont n’était qu’une manifestation l’émotion sensuelle que je venais d’éprouver.

Je me redressai vivement, me dirigeai vers un siège et m’y assis.

— Est-ce bête ! murmurai-je. Manquer de se trouver mal pour une égratignure !

Il ne me répondit rien, sourit seulement, car il avait compris.

La porte s’ouvrit. M. Grandidier parut.

— Comme vous êtes pâle, Raymonde, remarqua-t-il tout de suite. Seriez-vous indisposée ?

Je lui montrai mon bras et lui dis comment je m’étais blessée.

— Allons, fit-il en riant, ce n’est pas grave et vous n’en mourrez pas, je pense !

Et se retournant vers Roger :

— Enchanté de vous rencontrer, mon cher ami. Dites-moi donc, je viens d’acheter pour douze mille francs une paire de carrossiers superbes. Allons faire un tour jusqu’aux écuries : je serais heureux d’avoir votre opinion.

Deauville, 16 août.

Il est écrit que je souffrirai, que toute félicité me sera refusée.

J’avais entrevu une consolation à mes peines, un dérivatif à mes souffrances, le bonheur enfin. Je viens de le briser de mes propres mains. Deux mots désormais résumeront toute ma vie : tristesse, isolement.

Tristesse ! Hélas, je n’ai même plus mainnant, comme aux premiers jours, la force de me révolter : je subis et je me résigne.

Isolement ! Isolement volontaire. J’aurais pu être consolée, soutenue : une âme élevée et généreuse m’avait offert d’associer sa douleur à la mienne. J’avais accepté et, durant quelques jours, les plus beaux de ma vie, j’ai connu l’amitié dans ce qu’elle a de plus profond, de plus fort, de plus suave et de plus discret.

Pourquoi cela n’a-t-il pas continué toujours ainsi ?

Je me plains. En ai-je le droit ? Ne dois-je pas plutôt remercier la Providence qui m’a éclairée et qui, brisant le rêve dangereux où je vivais, m’a fait voir à temps les dangers que je courais ?

Insensiblement, sur la pente de l’affection, je glissais de l’amitié innocente à un sentiment moins pur : mes sens, peu à peu, à mon insu, s’éveillaient en moi. Hélas ! le cœur a beau être haut placé, la chair est toujours faible. Ce devait être tôt ou tard la chute, la chute vulgaire, répugnante, ignoble, la honte !

Et moi, qui hier encore n’avais pas assez de pitié méprisante pour toutes ces femmes frivoles et légères, dont la vie me soulève le cœur de dégoût, j’allais être demain l’une d’entre elles !

Oui, je remercie Dieu de m’avoir avertie. J’ai pu rompre, et je l’ai fait d’un seul coup, sans plus tarder, l’idylle ébauchée, quelque innocente et quelque douce qu’elle fût encore.

Et cette vérité m’est alors apparue, brutale : l’amitié qui unit un homme et une femme, quand tous deux sont jeunes, beaux, ardents, n’est le plus souvent qu’une pente glissante qui conduit à l’amour. Que de pauvres créatures pleurent aujourd’hui leur dignité perdue pour s’être imprudemment aventurées sur cette pente fatale ; elles n’ont rien à se reprocher, ni une pensée malsaine, ni un serment criminel, rien, si ce n’est de s’être endormies dans les voluptés perfides d’une affection honnête au début. J’ai eu la minute de lucidité qui a été refusée à ces malheureuses : l’avenir m’est apparu. J’ai compris que, si je m’appartenais encore aujourd’hui, demain j’aurais perdu tout empire sur moi-même ; je ne serais plus que le jouet d’une passion violente.

Le devoir me trace mon chemin : j’y resterai jusqu’au bout, quoiqu’il m’en coûte.

Mais qui m’y aidera ?

« Souvenez-vous, ma fille, dans les ennuis qui pourront survenir, que la prière est la plus belle et la plus forte des consolations que Dieu a permises aux hommes. »

Hélas ! J’ai essayé de prier. J’ai demandé au ciel ce que le monde n’avait pu me donner ; le ciel est resté sourd à mes prières, comme le monde impuissant à les exaucer.

0 belles paroles qui m’aviez séduite, vous mentiez !

« Dédaignez les secours du monde qui étourdissent, mais ne guérissent pas : regardez le ciel, c’est de là haut que vous viendra toute vraie consolation. »

J’ai dédaigné les secours du monde, après en avoir essayé, parce qu’ils m’ont paru dangereux et vains. J’ai regardé le ciel : nulle consolation n’en est descendue.

Or, tandis que je cherchais, éperdue, le remède à mes infortunes, je suis tombée sur un petit livre que m’a donné une sœur, un petit livre dont je ne me sépare jamais et que l’on dit sublime.

Peut-être est-ce lui, le véritable et le plus sûr ami ? Je ne savais pas prier, ni regarder le ciel ? Peut-être me l’apprendra-t-il !

Sur la première page, engageantes et prometteuses, j’ai lu ces lignes, tirées de l’Evangile :

« Je vous donne la paix, non comme le monde la donne. »

Hélas ! D’autres avant lui m’avaient ainsi parlé. Quoiqu’il en soit, je me suis plongée, avide de paix et de consolation, dans ce petit livre au titre grandiose : l’Imitation de Jésus-Christ.

Deauville, 17 août.

Pauvre Clarance ! Il a bien souffert quand je lui ai dit mes craintes et la résolution que j’avais prise.

— Raymonde, ma chère Raymonde ! s’est-il écrié, mais vous n’y pensez pas !… C’est notre mort à tous les deux ! Non, non ! Cela n’est pas possible.

— Il le faut pourtant.

— Pourquoi ?

Je lui ai dit la vérité, toute la vérité.

— Je vous aime trop, vous m’aimez trop, pour qu’il nous soit possible de limiter notre sympathie — appelez-la du nom qu’il vous plaira, amour ou amitié, car nous en sommes au point critique où elle tient autant de l’un que de l’autre. — Aujourd’hui, nous pouvons nous quitter avec chagrin, mais sans rancune : demain, ce serait trop tard. Êtes-vous assez sûr de vous-même pour me pouvoir promettre que nous nous aimerons ainsi, toujours, sans jamais faillir ?… Il est des lois de la nature que je devine maintenant et contre lesquelles il serait téméraire de vouloir lutter.

— Raymonde, je vous jure que je saurais résister à tout sentiment ou désir qui ne serait pas digne de vous.

— Non.

— Qui vous autorise à douter de la sincérité de mes serments ?

— Dieu me garde d’en douter !… Je doute seulement de nos forces.

— L’estime que j’ai pour vous, Raymonde, ne vous garantit-elle pas…

— Aujourd’hui, vous parlez ainsi !

— Au nom de notre amour !…

— Demain, vous l’invoquerez pour d’autres fins !

— Comment pouvez-vous dire cela ?

— Parce que c’est vrai. Je vais plus loin : ce que je redoute doit arriver nécessairement.

— Ayez confiance en moi !

— Vous vous ignorez vous-même !

— Et comment vivrez-vous sans appui, sans consolation… sans ami ?

Je lui ai montré le petit livre.

Il a souri :

— Vous êtes jeune, Raymonde, votre imagination est vive et ce livre la flatte plus qu’il ne parle à votre raison. C’est peut-être mal à moi de vous tenir ce langage. Je devrais respecter votre naïveté, et je le ferais, si je n’étais convaincu qu’il y va de votre bonheur.

— Votre amitié pour moi, Roger, vous aveugle. Je ne puis vous en vouloir, laissez-moi seulement vous raisonner. Nous ne sommes faits, ni l’un ni l’autre, grâce à Dieu, pour une vie de turpitude et de honte : la faute commise, le dégoût tout aussitôt viendrait. Entre nous se dresserait sans cesse, empoisonnant nos moindres actions, le remords, et nous ne pourrions bientôt plus nous voir, car nous serions, l’un pour l’autre, le reproche vivant du passé, le châtiment. Quelle rupture ou quelle existence après ! Pour quelques heures d’un bonheur criminel, nous serions voués pour toujours à la plus horrible des tortures. Nous serions déshonorés, non seulement aux yeux du monde, mais à nos propres yeux. Non, croyez-moi, mon ami, mieux vaut prévenir la faute que d’avoir à l’expier si durement. Soyez raisonnable : n’ébranlez pas mes sages résolutions. Vous m’aimez, dites-vous. Eh bien ! je vous en demande une preuve, la plus éclatante que vous me puissiez donner : partez ! Eloignez-vous de moi, quelque temps du moins.

— Raymonde ! Ou vous ne m’aimez pas, ou vous êtes d’une force qui m’étonne et me terrifie !

— Non, mon ami. Je vous aime et je ne suis pas si extraordinaire que vous voulez bien le dire. Je suis seulement prudente et vous ne l’êtes pas. Partez, Roger, je vous en prie !

À l’expression de son visage, j’ai compris la lutte terrible qui se livrait en lui.

— Ainsi donc, fit-il, votre arrêt est irrévocable ?

— Ce n’est pas un arrêt, puisque c’est une prière !

— Je n’attendais de vous que de la joie, et vous me faites en ce moment bien cruellement souffrir !

— Roger, ayez pitié !… Abrégez mon supplice et le vôtre !

Il se laissa tomber sur un divan, la tête entre les mains et murmura :

— Malheureux que nous sommes !

Il se releva soudain et d’une voix tremblante, entrecoupée :

— Eh bien, soit ! je partirai. Je m’éloignerai de vous, puisque telle est votre volonté, Raymonde. Vous ne me verrez plus que dans le monde, parmi ces mille indifférents qui vous entourent et qui vous courtisent. Au moins, faites-moi la grâce de ne me jamais confondre avec eux, de me garder… votre amitié. « La plupart des femmes ne connaissent que les passions ou l’indolence, mais je crois vous connaître assez pour espérer de vous de l’amitié. »[1]. Et puis, retenez bien ce que je vais vous dire : « Si loin que je sois, je serai tout près de vous. À n’importe quel moment, à n’importe quelle heure de votre vie, il vous suffira de dire un mot, de faire un signe et je viendrai. »

Il est parti, et le rêve s’est brisé, où nous marchions tous deux.

Deauville, 22 août.

Une pluie fine et glacée ne cesse de bruiner depuis cinq jours. La jolie pluie normande ! La mer est mauvaise ; les courses sont gâtées ; j’y suis allée deux fois. Je m’ennuie à mourir.

Deauville, 25 août.

Nous sommes allés dîner hier à Trouviile chez le duc et la duchesse de Crey, dîner d’adieu : ils partent demain pour Biarritz, à bord de leur yacht, le Triton. La soirée m’a paru interminable.

En rentrant à Deauville, à côté de mon mari, tandis que la voiture longeait ces rues mornes et silencieuses, à peine éclairées, toutes détrempées, j’ai été prise d’un malaise indicible. Oh ! l’isolement.

Deauville, 1er septembre.

Le mauvais temps continue. Tout le monde se sauve.

Deauville, 5 septembre.

Dans quel siècle vivons-nous, grand Dieu ! Peu à peu, bien des choses se révèlent à moi que je ne soupçonnais même pas.

Ah ! que ne reste-t-on éternellement naïve !

Les détails qui m’ont été donnés sur la vie scandaleuse de cette malheureuse Jacqueline sont épouvantables.

Encore, si j’avais pu douter ! Mais les preuves sont là, tangibles.

Quelle horreur !

Et je ne puis m’empêcher de sourire quand je feuillette en arrière mon petit journal et que je tombe sur les pages où je consignais mes impressions sur la comtesse Branishka, dont les allures m’avaient un peu effarouchée.

Je ne sais comment cela finira, mais déjà on en parle à voix basse. À Paris, la comtesse Branishka et Jacqueline de Clarance sortaient en voiture ensemble, goûtaient ensemble chez Ritz, allaient au théâtre ensemble, soupaient ensemble. À Trouville, elles ne font pas un pas l’une sans l’autre. Aussi les a-t-on surnommées « les Inséparables ».

Clarance acceptera-t-il longtemps le ridicule dont le couvrent les imbéciles ? Est-il assez fou ou assez généreux pour cela ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fera tout son possible pour éviter un divorce, dont les débats scandaleux mettraient nécessairement au jour des faits singuliers qui feraient rire tout Paris.

Deauville, 20 septembre.

Nous pouvons dire que nous avons fermé Trouville ; je ne parle pas de Deauville qui est mort depuis la fin des courses.

Enfin, nous partons ! Ce n’est pas trop tôt ! Nous allons à Biarritz. Les Clarance y sont déjà depuis deux jours chez leurs parents qui ont une propriété là-bas.

Je suis contente de sortir d’ici.

Hélas ! Serai-je mieux ailleurs. Je suis comme ces malades incurables qui veulent sans cesse changer de place, qui se plaignent tout le temps et qui ne se plaisent jamais là où ils sont.

En tout cas, à Biarritz, le pays est plus beau et le temps n’y peut être plus laid. C’est une double consolation.

Biarritz, Hôtel du Palais, 25 septembre.

Le même événement, suivant qu’il se produit dans telles ou telles circonstances, est différemment interprété, jugé bon ou mauvais.

Celui qui m’occupe a fait pleurer bien des épouses. J’ose à peine dire qu’il me réjouit, et cependant c’est la vérité. Après tout, ce n’est pas ma faute et cela paraîtrait tout naturel à qui connaîtrait ma situation.

M. Grandidier me trompe.

Je viens de l’apprendre à l’instant, avant d’aller dîner.

Depuis quelques jours j’avais des soupçons. M. Grandidier n’était plus auprès de moi si empressé. Loin de m’en affliger, j’en remerciais le bon Dieu. Il rentrait tard pour dîner et s’il nous arrivait de n’avoir rien à faire le soir, il prétextait un baccara et, tout joyeux, disparaissait.

Je dois avouer que je ne faisais rien pour le retenir, ni pour savoir où il allait.

Quand on aime, on est jaloux ; quand on est jaloux, on est curieux ; quand on est curieux, on cherche, et quand on cherche on trouve. Ne pouvant m’appliquer le premier terme de cette déduction, je n’ai été ni jalouse, ni curieuse, je n’ai ni cherché, ni trouvé.

Mais les amies ne sont-elles pas là pour vous ouvrir les yeux sur les choses désagréables qui pourraient vous échapper.

Jacqueline de Clarance est tombée tout à l’heure chez moi comme une bombe. Ce sont toujours les personnes qui auraient pour se taire les meilleures raisons, ce sont celles-là dont la langue est la plus habile et la plus prompte à dénigrer le prochain.

— Eh bien !… tu ne sais pas, m’a-t-elle dit, ton mari en fait de belles !

— Quoi donc ?

— Ma pauvre chatte, cela m’ennuie de te faire de la peine, mais j’estime que c’est « mon devoir… » Et puis, après tout, les hommes, pour ce que ça vaut ! Enfin, voilà. Mon frère est rentré hier soir en claquant les portes. Pendant tout le dîner et toute la soirée, il a été d’une humeur de dogue. Tu comprends, ma chérie, j’ai voulu savoir et comme nous sommes très bien ensemble — je lui prête de l’argent — il m’a tout dit !…

— Quoi ?

— Oh ! ça serait trop drôle si ça n’était pas aussi triste, ma pauvre mignonne. Figure-toi qu’on lui a chipé sa maîtresse, la fameuse Castel-Sarrasin — qui, entre parenthèse, est un débri, ma chère, je la connais maintenant.

— Il s’était donné la peine de l’amener jusqu’ici ! Et le mieux, c’est que, la veille, elle lui avait tiré cinq cents louis, lui jurant sur la tombe de sa mère — expression consacrée dans un monde où l’on n’a guère de choses sur quoi jurer — qu’elle ne lui demanderait plus rien pendant six mois !… Ces femmes !… C’est égal, elles sont plus fortes que nous

— Mais… je ne vois pas…

— Ah c’est vrai. Oh tu vas comprendre tout de suite. Donc, quand Gaston est allé chez la Castel — elle habite au Casino — celle-ci lui a très poliment fait entendre que prendre la porte était le plus beau geste qu’il pût faire. Il s’est cabré, a rué, a parlé de tout casser, de tout démolir, de la tuer, de se tuer, de tout tuer. Elle est demeurée impassible au milieu de ces menaces de chambardement. Elle lui a seulement répondu : « Mon cher, tant que je n’ai pas rencontré un homme capable de me donner plus que toi, tu as été celui que j’aimais le plus !… Je te le jure sur… etc. Aujourd’hui, j’ai levé un type très chic ; il est marié, donc pas gênant, et m’offre un fixe de six mille par mois, plus l’extra et les carottes !.. » — « Et tu as accepté, malheureuse ? » — « Tu parles ! J’ai sauté dessus. Dame, tu ne m’en donnes que trois, encore faut-il que je m’égosille des nuits entières pour te les tirer, mes pauvres trois petits billets de fixe !… » — Mais j’abrège pour arriver à ce qui te touche : sais-tu bien quel est ce monsieur très chic pour lequel Castel-Sarrasin a plaqué mon frère ?… C’est précisément., ton mari, ma chère !

Dire que cela ne me fit rien, ce serait me flatter. Au fond de toute femme, quels que soient ses rapports avec son mari, il y a toujours l’amour-propre en pareil cas blessé. Je me mordis les lèvres de colère et répondis seulement, pour couper court :

— Tu ne m’apprends rien : je savais tout.

Mais, ce moment de mauvaise humeur passé, je fus bien heureuse quand je pensai aux conséquences de cette nouvelle situation. La vie tranquille de ces derniers jours allait donc continuer ; puisqu’il avait une maîtresse, il allait s’écarter de moi, me délaisser, m’oublier peut-être !… Quel bonheur !

Biarritz, 1er octobre.

Je ne me suis pas trompée dans mes prévisions. M. Grandidier est maintenant avec moi d’une correction parfaite. J’entends qu’il me laisse la paix et n’use plus de ses droits de mari.

J’en rends grâce à Mlle de Castel-Sarrasin. J’ai d’ailleurs pris des renseignements sur cette intéressante petite personne : elle a tout ce qu’il faut pour plaire à un monsieur comme mon mari. Outre les talents que je lui devine et qui tiennent à la noble profession qu’elle exerce, elle se grise tous les soirs, monte sur les tables, casse des assiettes et chante les plus grosses obscénités.

Voilà certes plus qu’il n’en faut pour retenir un galant homme !

Décidément, je n’étais pas son genre de femme !

Mon Dieu, que je suis heureuse !

Biarritz, 2 octobre.

Hélas ! cet événement a eu d’autres conséquences. La retraite et la méditation, qui convenaient à mon infortune, ne cadrent plus avec ma joie.

Je lis moins souvent l' Imitation, parce que j’ai moins besoin d’être consolée et je trouve que le monde a tout de même du bon, quoiqu’on en dise, quand ce ne serait que… les Castel-Sarrasin !

Biarritz, 4 octobre.

Dieu, que c’est drôle ! Depuis que mon mari a une maîtresse, tous les hommes me font la cour. Je reconnais bien là leur générosité. Une femme est-elle trompée ? Pourvu qu’elle ne soit pas trop mal tournée, ils s’offrent tous, jeunes et vieux, avec une ardeur touchante, à venger son injure et s’ingénient à lui en fournir le moyen. C’est adorable !

Hier, c’était le vieux duc de Crey, qui voulait à toutes forces m’emmener manger des « puits d’amour » chez le pâtissier, et me débitait, à ce propos, toute une litanie d’affreuses saletés.

Ce matin, c’était le tour au petit Burigan, qui me paraît en avoir assez de Mme de Charley. Ce que je l’ai remis à sa place !

Biarritz, 5 octobre.

J’aperçois à peine Roger de Clarance : je ne sais ce qu’il fait. Il me fuit. Après tout, il a raison et se conforme à mes désirs. Et pourtant !…

Biarritz, 8 octobre.

Le temps est superbe. Les journées sont moins chaudes et plus agréables.

Tous les matins je vais au Port-Vieux avec mon bon Toby. Je me promène dans les rues, je regarde les boutiques qui sont toutes pleines de si jolies choses, je fais quelques emplettes et je descends à la plage.

À l’heure du bain, c’est très gai, très animé, et l’on potine ferme. Les toilettes de Jacqueline — elle nous en exhibe tous les jours de nouvelles — font sensation. On l’attend avec impatience, on l’annonce de loin, on la complimente quand elle est là et, dès qu’elle a le dos tourné, tout le monde s’écrie avec une touchante unanimité : « Est-elle assez mal fagotée ! C’est ridicule, grotesque !… Elle est folle, ma chère. »

Et tout cela m’amuse énormément.

À midi et demie, on remonte la rue du Port-Vieux, en groupes zigzaguants, sans se presser : on flâne. C’est à ce moment que s’ébauchent bien des flirts, quelquefois mieux.

Comme pour reprendre haleine, après la côte, on s’arrête chez la pâtissière, qui a de très jolies filles, causes, dit-on, du grand nombre d’indigestions, dont les hommes sont victimes.

Notre mail, qui est bien attelé — je rends, en passant, justice à M. Grandidier qui a eu le bon goût de ne pas s’en rapporter au sien et s’en est remis à l’expérience d’un excellent piqueur — fait le plus généralement les frais de l’après-midi.

Mais ces promenades en bandes ont la vertu de m’agacer. S’il est parfois drôle d’observer les gens, il est souvent bien ennuyeux de passer des journées entières avec eux, d’être obligé de les écouter et surtout de leur répondre.

On va le plus souvent goûter à Bayonne. C’est monotone, il y a dans le pays cent promenades plus agréables, mais c’est la mode, et rien ne prévaut contre une habitude consacrée.

Ce que je préfère à tout cela, c’est une partie de tennis au coventry, ou mieux encore une promenade dans quelque coin tranquille, avec mon vieux Toby.

Biarritz, 10 octobre.

Les Clarance sont partis ce matin pour Paris. Je pensais que Roger viendrait me dire adieu : il n’est pas venu. Pourquoi ! C’eût été pourtant tout naturel et je suis forte maintenant !

Biarritz, 11 octobre.

Je viens de croiser sur l’avenue qui conduit à la gare, la jolie Mlle de Castel-Sarrasin. J’étais en victoria. Elle était en tilbury, un tilbury très haut, très élevé ; elle conduisait en tandem deux très beaux bais bruns — j’ai reconnu le goût du piqueur de notre maison.

Elle m’a regardée du haut de sa grandeur, — j’étais si bas — Dieu me pardonne ! Je crois qu’elle m’a souri !

Pauvre fille ! si elle croit qu’elle a mis la bisbille dans une maison, celle-là !

Biarritz, 14 octobre.

Mon mari a perdu hier cinquante mille francs dans sa soirée, au cercle.

Cela fait, ce matin, le sujet de toutes les conversations ; il est enchanté.

Que c’est beau, la fortune !

Biarritz, 20 octobre.

Voilà que de nouveau je m’ennuie. Ne plus avoir continuellement sur le dos un être que l’on ne peut supporter, ne plus être obligée de subir ses caprices, être libre enfin, ça m’avait paru, pendant quelque temps, le souverain bonheur.

Je comprends bien aujourd’hui que la liberté n’est rien qu’insipide, si l’on ne sait qu’en faire.

Or, ce ne sont pas toutes ces mille bagatelles mondaines qui pourront jamais m’intéresser vraiment. Elles distraient, mais n’occupent pas.

Et puis, la vie que je mène est trop égoïste. On peut éprouver quelque charme à rire en soi des gens qui vous entourent, mais on s’en fatigue bien vite. Le cœur a besoin d’affection : on ne le nourrit pas que de mépris.

Je ne puis vivre ainsi, renfermée en moi-même !

Est-ce ma faute, est-ce un crime, si, comme bien d’autres, je suis faite pour aimer ?

Biarritz, 1er novembre.

Nous rentrons demain à Paris.

Paris, 6 novembre.

Je ne puis continuer à vivre ainsi, je m’ennuie trop.

Oh ! si je n’avais pas pour me retenir le sentiment de mon devoir, il y a beau jour que je ne me lamenterais plus et je crois qu’il se rencontrerait bien peu de juges assez sévères, assez inflexibles, pour condamner ma conduite.

Paris, 10 décembre.

Nous sommes partis ce matin chasser à courre à Compiègne chez le prince de Radigal. Nous y sommes allés, mon mari et moi, en automobile. Les chevaux avaient été envoyés la veille.

Chose curieuse : depuis que mon mari me trompe, j’ai pour lui moins d’antipathie. Il m’est indifférent, comme un étranger quelconque.

J’élais ce matin, par extraordinaire, de bonne humeur et j’ai été très aimable avec M. Grandidier. À un moment j’ai même eu peur d’avoir été trop aimable : Mlle de Castel-Sarrasin qui, sans le savoir, est devenue ma meilleure amie, m’en voudrait trop ! Aussi ai-je mis un frein à ce qui aurait pu passer pour des avances de ma part.

Pendant un arrêt que nous avons fait, ou plus exactement pendant une panne que nous avons subie, M. Grandidier m’a remis un écrin. Il renfermait une bague : un rubis entouré de diamants. Cela m’a fait penser à mon aimable rivale, qui a dû recevoir, hier, un bien joli cadeau. Je connais en effet les usages des hommes du monde, lesquels, quand ils offrent un collier de vingt cinq mille francs à leur maîtresse, s’estiment quittes envers leur femme en lui achetant une bricole de cent louis.

C’est égal, je ne puis m’empêcher de trouver qu’il y a des moments où la vie est drôle !

Nous sommes arrivés au rendez-vous un peu en retard, à cause de la fâcheuse panne.

Il y avait beaucoup de monde, les Thuringe, les Radigal, le prince de Schlewig, les de Gourof, le duc et la duchesse de Crey — en attendant le divorce — la marquise avec le petit Burigan, auquel elle se cramponne désespérément — si elle savait ! — la Branishka, ce qui me fit penser que Jacqueline ne devait pas être loin.

Le temps était merveilleux. Une belle journée pâle de mois de novembre. La chasse a été très bien menée, sauf vers la fin qui a un peu traîné.

Au détour d’une allée, je suis tombée sur Clarance ; il y avait deux mois que nous ne nous étions pas rencontrés, et depuis notre séparation nous ne nous étions jamais adressé la parole. En me trouvant brusquement, inopinément, face à face avec lui, j’éprouvai comme une angoisse mêlée de joie. Allait-il me parler ? Qu’allait-il me dire ?

Il arrêta son cheval :

— Vous allez bien ?

— Pas mal et vous ?

— Très jolie, cette chasse.

— Oui, mais ça languit furieusement.

— C’est mon avis.

— Vous avez l’air inquiet ?

Il tira sa montre.

— Dame, c’est notre jour d’Opéra !

— Je comprends.

— Et le train de six heures raté, nous en avons jusqu’à neuf heures. C’est gai ! Si ce maudit animal nous fait encore galoper longtemps !… À propos, qu’est-ce que vous faites ce soir ?

Je réfléchis un instant, méfiante.

— Rien.

Il me regarda, cherchant dans mes yeux un encouragement. Je hasardai :

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

Il répondit, un peu ému :

— Voulez-vous venir ? Loge no 4.

J’allais refuser : la tentation fut trop forte. Je répondis, profondément troublée :

— Vous êtes bien aimable !

— Je vais aller inviter votre mari : c’est plus correct.

Il sourit.

Je pensais en moi-même : « Ai-je eu tort ? Peut-être. Bah ! nous verrons bien ! »

Tout à coup le son des cors nous arrive, rapproché.

— L’hallali !

Nous piquons dans la direction d’où partent les hurlements des chiens et nous débouchons dans une clairière, tapissée de mousse et de bruyère, encadrée de sapins. Dans une mare couverte de roseaux, l’animal, un dix cors, entouré d’une meute qui, tout autour de lui, forme une cohue lugubre, acharnée et hurlante, fait tête. Le soleil, de ses derniers feux, ensanglante le ciel, et il apparaît, au travers des troncs d’arbres qui se détachent, sombres, sur ce décor d’incendie, il apparaît, rond comme une boule de pourpre qu’on dirait posée sur l’horizon. Elle disparaît peu à peu ; les ombres descendent. L’animal, haletant, demeure presque immobile : seulement, de temps à autre, ses bois décrivent dans l’air un demi-cercle, et puis, la tête basse, la langue pendante, le dos arrondi, il semble, résigné, attendre la mort. Son poil est hérissé, fauve à certaines places, brun à d’autres, et partout trempé de sueur.

Tout le monde est là maintenant. Sur un signe du maître d’équipage on sonne la mort.

Cette sorte de spectacle, bien que j’y sois habituée, m’impressionne toujours. L’émotion et la brise du soir me firent frissonner.

— Vous avez froid ? me demanda Clarance, qui était demeuré avec moi.

— Non, ce n’est rien.

Les hurlements de la meute, reprenant vigueur, emplirent l’espace, féroces. Quelques chiens, grisés par la sonnerie qui leur annonçait la curée, s’approchèrent de la bête, lui sautèrent au poitrail : elle les repoussa sans énergie, épuisée, et recula de quelques pas dans les joncs, refusant la lutte.

Alors un éclair d’acier brilla dans l’ombre. Il y eut une sorte de hoquet et le « flac » d’un corps qui s’abat dans l’eau.

Les fanfares, sur un thème nouveau, éclatèrent.

À ce moment, sans bien savoir pourquoi, instinctivement, je regardai Clarance : lui aussi me regardait. Nous sourîmes et je lui tendis la main.

— Et l’Imitation ? dit-il.

Je ne lui en voulus pas.

Il reprit :

— Alors, c’est entendu, vous venez ce soir ?

— Entendu.

 

Nous sortions de l’Opéra.

— Grandidier, dit Clarance, vous venez avec nous ? Nous prenons quelque chose chez Paillard.

— Très volontiers.

Jacqueline, tout emmitouflée dans une sortie de bal rose, se retourna vers la comtesse Branishka, qui a le même jour à l’Opéra et la loge contiguë à celle des Clarance.

— Tu viens avec moi, chérie ?

Un valet de pied ouvrit la portière du coupé. Les deux jeunes femmes s’y engouffrèrent avec un éclat de rire.

— Nous nous retrouverons là-bas, fit une voix à travers la vitre.

Ma voiture était avancée, nous y montâmes, de Clarance, M. Grandidier et moi.

— Vous vous êtes amusés ce soir ? demanda Roger.

— Assommé ! fit mon mari.

— On dit toujours ça.

— Vous allez demain chez les Thuringe ?

— C’est probable.

La voiture s’arrêta. Nous entrâmes dans le restaurant. Jacqueline et la comtesse étaient installées à une table, ayant devant elles de grands verres remplis d’une boisson que je ne connais pas.

Quelles mœurs, mon Dieu !

Le maître d’hôtel, grave, solennel, attendait les ordres, insinuant de temps à autre une offre.

— Ces dames prendront des huitres ?… un consommé, peut-être ?… des œufs à la gelée pour commencer. Nous avons du foie gras délicieux. Une petite bête ? cailles, grives, merles de Corse ? Des truffes au madère, très recommandées, une macédoine de fruits pour finir ?

Personne ne l’écoutait : ces messieurs observaient la salle, Jacqueline et la comtesse se regardaient amoureusement, se prenaient les mains, riaient.

Sur un signe du maître d’hôtel, des garçons qui se tenaient derrière lui, immobiles et tout prêts, nous présentèrent sur la table les mets les plus variés. La comtesse s’exclama, avec cet accent slave que je ne puis sentir :

— Allons !… Retirez tout cela, et vite ! Je ne mange rien, vous le savez !… Faudra-t-il toujours vous le répéter !… Que ces gens sont drôles ! Lourdauds ! Ils ne comprennent jamais rien, brutes !

— Madame la comtesse prendra peut-être…

— Mon jus de viande, assurément !

— La même chose, fit Jacqueline.

Elles mangent, boivent, disent, pensent la même chose. C’est adorable ! Pour ma part, j’étais très gènée, car je sentais bien que tout le monde nous regardait. Elles sont maintenant connues de Tout-Paris.

Les tziganes commencèrent une valse. Ils jouaient bien. Cette musique me plut. J’écoutais attentivement. Le thème était en soi simple et monotone, et cependant ils le variaient à l’infini : la même note, sous leur archet magique, était tantôt légère, tantôt grave, tantôt brève, tantôt prolongée et vibrante, toujours étrange. Et ma pensée énervée, sur ces rythmes captants, partit. Elle partit, joyeuse, pour ces contrées lointaines, inexistantes, qu’évoquaient ces accords maintenant affolés, pour le pays des rêves et des enchantements, où tout est harmonie, parfum, volupté et bonheur. Et tout à coup, par une association d’idées toute naturelle, mon ancienne vision, qui depuis longtemps ne m’était pas apparue, se présenta : la grève d’or que lèche le flot de ses lèvres d’écume, le sentier grimpant dans la colline, l’amant.

— Vous avez l’air triste, me dit Clarance.

Je lui en voulus d’avoir brisé mon rêve, mais alors, mes yeux s’étant reportés sur lui, je trouvai, non plus ressemblance, cette fois, mais comme identité entre lui et l’autre.

— Non… pas du tout. Je suis très heureuse au contraire ! Très heureuse.

Mon mari tenait la conversation :

— Regardez donc le couple qui est là-bas, dans le coin : ils ne s’embêtent pas, ces gens-là !…

— Mais c’est le petit de Brissac. Avec qui est-il ?

— La Pasqueda, celle qui danse si mal aux Folies-Bergère.

— Elle est jolie.

— Peuh !

— Très jolie, affirma la comtesse. Elle me plaît.

Jacqueline la gratifia d’un regard incendié de colère.

L’autre sourit :

— Vous êtes divine, ce soir.

J’avais envie de rire.

Cependant l’heure avançait.

Je risquai timidement :

— Si on partait ?

Mon mari, qui était en train de détailler une petite femme à la table d’en face, fut néanmoins de mon avis.

On se leva. Le chef des tziganes, devant nous, faisait des effets de torse, se cambrait, pour attirer l’attention, chassant le pourboire.

Je fis signe à M. Grandidier.

— Donnez-lui quelque chose.

Il mit une pièce d’or dans l’ouïe du violon et trouvant la plaisanterie spirituelle, il éclata de rire et fit remarquer à tout le monde ce qu’il avait fait.

Le tzigane, comme un singe qui fait le pitre pour avoir une noix, grimaçait, montrait ses dents blanches, gesticulait, s’exténuait en assouplissements, ploiements, saluts.

Au moment de franchir le seuil de la porte, Roger de Clarance, qui était derrière moi, me glissa dans l’oreille :

— Quand peut-on vous voir ?

— Demain, après déjeuner.

— Merci.

On se sépara.

Je me trouvai seule avec mon mari dans le coupé.

Après un silence :

— Il est gentil, ce petit Clarance, me dit-il.

— Charmant garçon.

— Il méritait une autre femme.

— C’est mon avis.

De nouveau, le silence s’établit, puis :

— Seriez-vous assez aimable de me déposer au cercle. J’y veux tenter la veine ce soir. J’ai perdu cinq cents louis hier et je compte me refaire.

— Peut-être serez-vous plus heureux aujourd’hui.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Oh ! je dis cela… comme je dirais autre chose.

Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire : heureusement qu’il faisait noir et qu’il n’a rien vu.

J’ai laissé M. Grandidier en route et suis rentrée seule. Encore une soirée que Mlle de Castel-Sarrasin va me sauver. Elle ne saura jamais la reconnaissance que je lui ai. La pauvre fille !… Après tout, cela l’amuse peut-être, elle !…

Paris, 11 décembre.

Roger de Clarance est venu me voir cet après-midi, comme il avait été convenu.

Je l’ai attendu impatiemment : j’avais hâte de le retrouver, de reprendre le cours interrompu de nos épanchements.

Et puis, quand je l’ai vu devant moi, ma joie est subitement tombée.

Une sorte de gêne inexprimable arrêta sur mes lèvres les paroles d’amour prêtes à s’échapper. Oui, j’avais honte, honte de moi même. Qu’allait-il penser de moi ? N’était-ce pas une preuve de ma faiblesse que je lui donnais en ce moment ? Moi, qui l’avais écarté, repoussé, qui lui avais dit de douter de lui-même, moi qui m’étais toujours posée à ses yeux comme une force supérieure, inattaquable.

Ah ! comme il lui était facile de rire et de se moquer de moi !

Et ces paroles, qui me rappelaient les dangers que j’avais courus, auxquels j’avais su échapper, chantèrent alors dans ma mémoire :

— Si loin que je sois, je serai toujours près de vous. À n’importe quel moment, à n’importe quelle heure de votre vie, il vous suffira de dire un mot, de faire un signe, je viendrai.

J’avais dit le mot, j’avais fait le signe, il était venu. Lui, il avait tenu sa promesse, et moi, j’avais été incapable de poursuivre ma résolution. Ainsi sa prédiction se réalisait. Il m’avait traitée comme une enfant qui ne sait à quoi elle s’engage : il m’avait par avance, me prenant en pitié, facilité le retour. Ce n’en était pas moins un retour, un retour sur les engagements pris envers moi-même.

C’est ce que je compris en le voyant devant moi et, honteuse de ma faiblesse, j’éclatai en larmes.

Il devina sans doute. Il ne me parla pas de notre rupture. Tout ce qui aurait pu froisser ma susceptibilité de femme, il eut la délicatesse et la diplomatie de ne point me le rappeler. Il passa sous silence ma conduite à son égard, mes déclarations, mes engagements : il m’entretint seulement des heures de félicité vécues ensemble, de sorte qu’il me sembla bientôt que je le revoyais après une longue absence, sans que rien cependant fût survenu dans notre liaison.

Attentive, comme enveloppée d’un charme mystérieux, je l’écoutai. Et ses paroles bienfaisantes et douces tombaient une à une, sur mon cœur blessé, rafraîchissantes comme des gouttes de rosée, salutaires comme un baume, tandis que dans mon esprit s’éveillait une foule de souvenirs délicieux.

Il me fit l’histoire de son amour, et je suivais, en l’entendant parler, l’évolution du mien : leur histoire en effet n’était-elle pas commune ? N’avaient-ils pas même origine ? Leur développement n’avait-il pas été le même ? Le malheur nous avait réunis, mais nous n’avions d’abord cherché l’un chez l’autre que la consolation, l’oubli dont nous avions besoin. Et puis, nous nous étions imprudemment abandonnés aux délices de cette innocente liaison ; sans y prendre garde, nous avions laissé croître en toute liberté l’amitié qui nous liait. Le feu couve sous la cendre et la flamme jaillit tout d’un coup : un jour, nous sentîmes avec joie et stupeur la subite morsure d’une flamme inconnue et secrète, et nous nous aperçûmes que nous étions faits l’un pour l’autre, et que nous étions indispensables l’un à l’autre. Nous essayâmes de nous cacher la vérité, mais le trouble où nous étions, le malaise étrange qui nous envahissait, jusqu’à nos regards, quand ils se rencontrèrent, nous trahirent, et nous comprîmes que nous nous aimions, avant même de nous l’être avoué.

Il me dit alors comment son amour, dans l’éloignement et le recueillement, avait grandi, et s’était purifié.

— Avant d’être admis parmi les serviteurs de Dieu, continua-t-il, vous savez, Raymonde, que le futur religieux subit un noviciat : si sa passion résiste aux pénibles épreuves auxquelles on la soumet, elle est jugée digne de Celui qui en est l’objet. Les longs mois qui viennent de s’écouler, dans la tristesse et loin de vous, n’ont-ils pas été une sorte de noviciat pour mon amour : il en est sorti triomphant, parce qu’il est grand, immense, immortel : il est digne de vous !

Et plus bas :

— Mais vous… m’aimez-vous encore ?…

Au travers des larmes qui coulaient de mes yeux, maintenant si douces, je souris :

— N’êtes-vous pas chez moi ?… Ne vous ai-je pas dit de revenir ?

Il me prit la main, et d’une voix profonde, profonde comme était sa pensée :

— Raymonde, murmura-t-il, savez-vous bien ce qu’est un amour comme le mien, quelle en est la nature et quelle en est la force ?

— Depuis que je vous aime, oui.

— Je vous adore !

— Hélas !… Je vous le rends.

— Hélas ? Pourquoi : hélas ? Raymonde !…

— Parce que nous voici de nouveau exposés au danger qui m’avait fait vous fuir, avec cette aggravation qu’il a grandi en même temps que notre amour !

— Encore !… Vous y revenez !

— Il le faut bien. Je n’ai plus qu’une sauvegarde contre moi-même : votre générosité. Sera-t-elle plus forte que la passion ?

— Raymonde, je vous jure…

— Point de serment. J’ai confiance en vous, mon ami, j’ai confiance en votre honnêteté : je sais que vous n’êtes pas une âme commune. Quant à moi — à quoi bon vous le cacher — je suis à un de ces tournants de la vie, où la femme, quelle qu’elle soit, n’est plus qu’une loque, que le plus mauvais vent peut emporter. Votre puissance sur moi est sans limite : je suis moins qu’une esclave à vos pieds, puisque je n’ai même plus la liberté de jugement. Votre rôle, qui pourrait être lâche et ignoble, sera grand, parce que vous n’abuserez pas des circonstances qui me livrent à vous. Vous ne serez pas mon mauvais génie, vous serez mon sauveur ! N’est-ce pas, vous le serez ! Notre amour, de par votre volonté, qui désormais est la mienne, vivra pur, planera sans faiblesse bien au dessus de la fange où se trainent les passions des hommes. J’en suis sûre et c’est pour cela que je n’ai ni honte ni peur de vous dire, abattue après avoir lutté :

— Roger, me voici, je vous appartiens !

Cependant que je parlais, ses yeux ne quittaient pas les miens, et ses regards, tout pleins de joie et de reconnaissance, m’enveloppaient comme des rêts invisibles et me faisaient sa chose. Je l’aurais voulu, qu’il ne m’eût pas été possible de lui échapper maintenant.

Il dit :

— Votre confiance sans bornes m’honore, Raymonde. Je serais le dernier des hommes si je m’en montrais indigne !

— Permettez-moi cependant de vous poser une question. Avez-vous bien réfléchi à la terrible responsabilité que vous assumez en ce jour ?

— J’ai réfléchi que je vous aime, que je vous aime au delà de toute expression et que, vous aimant par dessus tout, pour vos vertus et votre honnêteté, je serais, si je les salissais, le propre assassin de mon amour !

— La chaleur avec laquelle vous vous exprimez me remplit de crainte. Vous manquez de sang-froid, et alors…

— Raymonde !… Vous aimerais-je véritablement, je vous le demande, si en cette heure où vous me donnez ce qu’il y a de plus beau, de plus grand, de plus noble, de plus respectable en vous, je restais maître de moi-même ?

— Je veux vous croire. Je me remets donc entre vos mains, tout entière. Unissons nos deux amours. Ne pensons plus à nos chagrins : vous en avez eu beaucoup, vous en avez encore, je le sais. Oublions tout cela : donnez-moi la main.

Un sanglot s’échappa de ma poitrine et je m’abandonnai, défaillante, dans ses bras.

Alors ses lèvres se posèrent sur mon front, délicatement, chastement, et sous ce premier baiser d’amour, mon âme s’épanouit.


  1. Voltaire. Lettre à Madame la Présidente de Bernières.