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Le Journal d’une femme du monde/Première Période

La bibliothèque libre.
P. Ollendorff (p. 1-121).


PREMIÈRE PÉRIODE

LA JEUNE FILLE

Clovers, 2 juin, 11 heures du soir.

Vingt ans !

Le couvent où j’étais entrée à l’âge de dix ans vient de s’ouvrir devant moi pour me rendre à la liberté.

Me voici dans ce vieux château de Clovers qui me vit naître, dans cette chambre que j’ai déjà habitée. J’y retrouve tous les objets qui m’étaient familiers, depuis le petit lit de fer doré où je fus bercée par de si doux rêves, jusqu’à la pendule dont le tic-tac régulier rythma les plus belles heures de mon enfance.

Eh bien ! parmi tous ces chers souvenirs, chose étrange, mon cœur est triste et comme oppressé !

À quoi cela tient-il ?

C’est sans doute parce qu’une vie nouvelle, toute nouvelle, va commencer pour moi, et comme j’ignore ce qu’elle sera et qu’on me l’a toujours peinte pleine de dangers, j’ai peur, je tremble.

Toutefois, ce malaise indicible est adouci par la pensée que désormais je vivrai près de mes parents que j’adore. Eux aussi sont bien contents de me retrouver : à l’affection que j’ai pour eux, peut seule être comparée celle qu’ils ont pour moi. Aussi me suis-je souvent étonnée qu’ils eussent consenti à se séparer de moi et à m’enfermer dans un couvent. Est-ce le désir de me donner une éducation soignée qui les a fait agir ainsi ? Non : les de Rieux ont gardé près d’eux leur fille Jacqueline, qui fut ma compagne d’enfance, et l’ont confiée à des gouvernantes et à des institutrices particulières.

Ce n’est pas que le couvent ait été bien triste pour moi. Oh ! non : d’une nature peu exigeante, je m’accoutumai vite à ce nouveau genre de vie. Au reste, les bonnes sœurs m’ont toujours beaucoup aimée. Je faisais avec


. mes parents, pendant les vacances, un petit voyage et, dans le courant de l’année, ma mère me venait, une fois par mois, rendre visite au parloir. Mais comme j’expiais chèrement ces quelques instants de félicité ! Elle pleurait toujours, ma pauvre maman, quand sonnait l’heure de la séparation, et je lui disais alors, en la câlinant :

— Ma petite mère chérie, puisque cela vous fait de la peine de me laisser ici, et puisque cela m’en fait encore plus de ne pas vous suivre, pourquoi donc ne m’emmenez-vous pas ? Je travaillerais aussi bien à la maison et même certainement mieux, puisque cela serait sous la direction de la plus aimable maîtresse qu’une petite fille puisse désirer.

Hélas Ces paroles n’avaient d’autre effet que de redoubler les pleurs de ma chère maman, qui me répondait toujours en me couvrant de baisers :

— Ma pauvre mignonne, si c’était possible, il y a longtemps que cela serait déjà fait !… Mais tu apprendras, trop tôt malheureusement, que dans la vie, il y a des choses que l’on voudrait et que l’on ne peut pas faire.

— Si c’était possible ! — J’avais beau chercher la raison de cette impossibilité, elle échappait à ma curiosité, et le respect profond que j’ai toujours eu pour ma mère m’empêchait de lui demander une explication.

Mais ce qui me frappait encore davantage dans cette réponse qui revenait continuellement sur les lèvres de ma mère, c’était le ton sur lequel elle était faite et cette prédiction énigmatique de futures contrariétés.

Il m’était de toute évidence que maman, pour me parler ainsi, devait les avoir éprouvées, ces contrariétés. Et cependant, elle est de tempérament très gai, d’humeur enjouée, encline au plaisir, et autour d’elle tout me paraît lui sourire.

Alors, mon petit cerveau a commencé à travailler, mon imagination s’est mise en campagne et j’ai trouvé une explication qui peut être inexacte, mais qui a du moins l’avantage de satisfaire toute ma curiosité : je crois savoir maintenant la raison pour laquelle mes parents ne m’ont pas élevée près d’eux et je devine aussi les contrariétés de la vie auxquelles ma mère fait allusion.

Nous avons dû être très riches. Je me souviens qu’une bonne me disait, quand j’étais toute petite :

— Mademoiselle Raymonde, votre papa a plus de pièces d’or que personne au monde n’en a jamais eu !

Et comme je demandais naïvement :

— Combien ?

Elle ne manquait jamais de me répondre :

— Autant que de petits cailloux dans les allées du parc.

Et le fait est que les apparences confirmaient, pour un esprit de baby, les affirmations de ma bonne.

On donnait des fètes merveilleuses, des diners splendides, et toutes les dames, durant la courte apparition que je faisais au salon, me prenaient sur leurs genoux, s’extasiaient sur la beauté de ma chevelure, la clarté de mes yeux, la finesse de mon sourire, la gentillesse de mon petit pied, et me disaient en me couvrant de chatteries :

— Est-elle assez mignonne, notre petite princesse : on peut bien l’appeler ainsi, puisque son papa fait les choses comme un roi !…

Et j’avoue que j’étais très fière d’avoir un papa que l’on pût comparer à un roi.

Mon enfance s’écoula donc dans une sorte de féerie et les contes merveilleux où je lisais que des seigneurs possédaient de grands coffres remplis de diamants et de pierres précieuses, me paraissaient très vraisemblables, puisque mon papa avait bien, lui, autant de pièces d’or que les allées du parc de petits cailloux.

Or, un jour — le souvenir m’en est resté vivace dans la mémoire — papa reçut à table, au milieu du déjeuner, une dépêche ; il la lut longuement, bien qu’elle ne comptât que quelques mots ; son visage s’altéra tout d’un coup ; il froissa fébrilement le papier bleu, le lut et le relut encore, puis le passa, sans mot dire, à maman, dont le front, toujours si pur, s’assombrit. Le repas s’acheva dans un silence glacial. Le lendemain, on me mettait au couvent.

Les fêtes s’espacèrent alors au château de Clovers, bien qu’il demeurât toujours le centre le plus aristocratiquement fréquenté de la région : elles ne tardèrent pas à s’évanouir tout à fait.

Mais n’est-ce pas un gros péché que je commets, en cherchant à pénétrer des secrets qui ne me regardent pas ? N’est-ce pas manquer de respect envers ceux à qui je dois tout et qui sont si bons pour moi ?

Donc, me voici dans ma chambre de petite fille. Je poursuis ma revue : de la table où j’écris, à la lumière de la lampe, j’aperçois, accroché à droite de la cheminée et monté sur écusson, le pied du cerf qui fut pris dans l’étang de Beaulieu, près de Clovers, le 25 novembre 18.., anniversaire de ma naissance. On lit, gravée en lettres ronges sur une petite plaque de nickel, cette dédicace :

« À ma petite Princesse
« Raymonde de Clovers.

 « 25 novembre 18.. »

L’animal avait été servi par mon oncle, le comte de Beauvoisy, qui m’offrit le pied. J’avais huit ans. Le soir, il y eut au château un grand dîner que je présidai. J’avais une robe rose : j’y fis même une tache de vin.

Comme c’est déjà loin !… douze ans.

La nuit est belle : j’ai ouvert la fenètre. À la lueur blanche qui tombe des étoiles, je reconnais les gros massifs d’arbres : dispersés çà et là, ils me font l’effet de grands animaux noirs, accroupis. Au milieu de la pelouse se dresse une masse confuse, qui doit être le sapin sous lequel je faisais goûter mes poupées, et plus loin, à travers les saules et les peupliers, miroite l’eau du petit étang solitaire, où chaque nuit, au clair de lune, viennent se désaltérer les biches et les chevrettes.

Avec le parfum fade des vieux tilleuls qui entourent le château, il me vient comme une lassitude qui me pénètre l’âme et l’engourdit.

Est-ce ce malaise étrange, vague, sans objet ni cause connus, et que je n’avais encore jamais éprouvé, qu’on appelle la mélancolie ?

Mais pourquoi serais-je mélancolique ?

N’ai-je pas tout ce qu’il faut pour être heureuse ?

Ah ! c’est que l’inconnu qui s’ouvre devant moi, dans lequel je vais entrer et me mouvoir désormais, me fait peur !

Craintes frivoles ou pressentiments, je ne sais !

Quoiqu’il en soit, cette peur subite, il n’est pas étonnant que je l’éprouve, moi qui jusqu’à ce jour n’ai entrevu la vie qu’à la lueur indécise des cierges, à travers la fumée troublante des encens.

Les sœurs nous entretenaient sans cesse des souffrances qu’on endure plus tard. Quand on leur objectait les joies du monde, un sourire d’incrédulité se posait sur leurs lèvres, doucerment ironique chez celles qui n’ont jamais connu le monde, amer et désenchanté chez les autres, étrange et séduisant chez toutes.

Et puis, ne sont-elles pas faites pour troubler les sérénités les plus confiantes, les peintures de la vie dans les sermons ? Quelles images !… Tantôt, c’est un sentier tout embroussaillé de ronces et d’épines et tantôt un calvaire dont la pente aride est rougie par le sang de ceux qui l’ont péniblement gravi.

Je me rappelle les dernières paroles que m’a dites la supérieure en se séparant de moi :

— Ma fille, souvenez-vous toujours, dans les chagrins et les épreuves qui sont le lot commun, qui seront le vôtre peut-être, souvenez-vous, ma fille, des pieux conseils que vous avez reçus durant votre jeunesse. Levez les regards vers le ciel et priez : la prière est la plus forte et la plus douce des consolations que Dieu a ménagées aux hommes.

Me voici au seuil de cette vie, à ce point que je ne croyais devoir jamais atteindre, tant j’avais fait mienne l’existence que je menais au couvent, me voici dans l’attente de ces souffrances dont on nous parle toujours et d’une façon si positive qu’on les dirait fatales.

Et dans l’angoisse qui m’étreint, je ne puis m’empêcher de jeter ce cri : « Mon Dieu, mon Dieu !… Mais quelles sont donc ces souffrances dont on nous parle toujours sans les nommer jamais ?… Qu’est-ce que la vie ? L’heure est-elle venue de souffrir ?… Et pourquoi souffrir ?… »

Jusqu’à ce jour une ligne régulière de conduite m’était tracée que je n’avais qu’à suivre. L’emploi de mes journées, jusqu’en leurs moindres détails, était fixé d’avance. Je ne pouvais m’égarer, je n’avais qu’à marcher. Et je trouvais douce, si douce que je la regrette, cette sécurité continuelle dans laquelle je vivais.

Aujourd’hui, plus de guide !

Plus de chemin tracé !

Je suis comme un naufragé, abandonné sur une barque, en pleine mer, seul, sans notions spéciales et sans boussole. La mer est calme, aucun danger ne paraît imminent, et cependant que faire, où aller ?…

Mon passé fut paisible, ordonné, pieux. Quel sera mon avenir ?

Clovers, 3 juin.

Quand je me suis réveillée ce matin, j’ai ressenti une joie paisible. Le malaise que j’avais éprouvé hier soir avait tout à fait disparu. J’étais heureuse de me retrouver chez moi, dans ma chambre, dans mon lit.

Autour de moi tout semblait me sourire et me souhaiter la bienvenue, et les moindres objets m’apparaissaient comme de vieux amis qui sont contents de vous revoir et qu’on est content de retrouver.

Alors, m’abandonnant à cette impression d’ivresse qui m’envahissait toute, j’allais me renfoncer frileusement sous les chaudes couvertures, tirer jusqu’à mon menton le couvre-pieds de soie rose, quand je me suis aperçue que le soleil frappait à mes carreaux : j’aurais eu mauvaise grâce à ne lui pas répondre. Aussi, comme si la cloche du couvent avait tout à coup tinté à mes oreilles, d’un bond je me suis élancée hors du lit et j’ai couru à la fenêtre.

Du revers de la main, j’ai effacé la buée qui troublait les vitres et m’empêchait de voir. La rosée du matin avait recouvert les pelouses d’un frêle réseau de perles humides qui étincelaient au soleil. Ce spectacle enchanta ma vue et ma joie fut parfaite lorsque, après un rapide coup d’œil, je me fus assurée que rien n’avait été changé à mon cher Clovers : on aperçoit toujours, émergeant d’un fouillis d’arbres, le clocher du village ; il n’est ni plus, ni moins de travers qu’autrefois. Les arbres eux-mêmes, qu’en arrivant hier je n’avais pu distinguer dans la brume du soir, sont bien tous à leur place, et mon fameux sapin, qui joua dans mon enfance un rôle si important, est bien là, devant ma chambre, et dresse immuablement vers le ciel limpide sa vieille bonne grosse tête verte.

Je me suis habillée à la hâte, comme au couvent. J’ai revêtu, pour la dernière fois peut-être, mon uniforme de drap gris.

Pauvre petit uniforme, si terne et si simplet !… Tu n’es pas très élégant, tu ne l’es même pas du tout !… Cela n’empêche que tu m’es cher et ce ne sera pas sans émotion et sans regret que je te quitterai, car, avec toi, c’est tout un lambeau de ma vie qui s’en ira.

Cette petite oraison funèbre terminée, m’étant couvert la tête d’un capulet, je suis sortie de ma chambre.

Ma première pensée fut de courir embrasser ma mère. Je m’apprêtais à frapper à sa porte, quand une femme de chambre, qui m’était inconnue et qui passait au même moment, m’arrêta :

— Vous n’y pensez pas, Mademoiselle !

Je ne savais ce qu’elle voulait dire.

Elle reprit :

— Réveiller Madame à cette heure !

Et comme je lui faisais poliment remarquer qu’il était huit heures et demie, elle m’a répondu :

— Madame la marquise ne souffre pas qu’on la réveille avant dix heures.

Madame la marquise !… Pourquoi pas tout simplement madame votre mère ? Suis-je donc une étrangère ici ? Et y a-t-il des heures pour embrasser sa mère ?

C’est peut-être sottise de ma part ou susceptibilité trop vive, ce petit rien m’a fait froid au cœur, et la joie qui l’inondait s’est immédiatement glacée. Je n’aime pas cette fille.

Toute triste, je me suis éloignée. J’ai descendu le grand escalier de marbre blanc, sur la pointe des pieds, pour ne réveiller personne. J’ai remarqué que les tapisseries qui ornaient les murailles et qui, disait-on, étaient d’une très grande valeur, avaient été enlevées. Peut-être les répare-t-on : quelques-unes, en effet, avaient été endommagées et je me souviens que le pied d’un Hercule, qui assommait une grosse bête, était même tout à fait déchiré.

En ouvrant la porte qui donne sur la terrasse, un souffle d’air frais m’est arrivé en plein visage. Cette caresse un peu brutale, mais délicieuse, m’a tirée de mon engourdissement et de ma tristesse. De nouveau, tout à coup et sans savoir pourquoi, à la vue des corbeilles de fleurs où éclatait la pourpre des géraniums, devant le ciel bleu, tout uni, sans un nuage, sans une ride, aux chants des oiseaux, je me suis trouvée heureuse, très heureuse, et la vie m’est apparue, éblouissante, dans un rayon de soleil.

Cette sensibilité ridicule aux moindres variations du temps et de la température, qui me rend morose quand il pleut, et toute joyeuse dès qu’il fait beau, m’avait valu d’une vieille bonne sœur tourière cet original surnom : le petit baromètre.

Je me suis donc élancée, le cœur en fête, avide de respirer le bon air et pressée de revoir chacun des endroits où j’ai laissé quelque souvenir endormi : je savais bien ne pouvoir pas terminer aujourd’hui ce pèlerinage, mais je tenais à Je commencer tout de suite.

Ma première visite fut pour les écuries qui se trouvent, cachées sous un bouquet de verdure, derrière le château. Elles sont très belles et très spacieuses ; elles ont été construites par mon père ; quoique à cette époque je fusse toute petite, je me le rappelle fort bien, parce que je dérobais aux ouvriers des briques pour construire une maison à mes poupées, toujours sous le grand sapin, mon endroit de prédilection, et qui abrita, pour ainsi dire, toute l’histoire de mon enfance.

Je suis entrée.

Oh quelle tristesse m’a saisie !

Que de vides !… Que de stalles, que de box déserts !…

Ce n’est plus comme autrefois, alors qu’une armée de lads et de garçons d’écurie courait, criait, jurait, parmi les hennissements et les piaffements des chevaux.

Il y a bien encore au-dessus de chaque râtelier de petites plaques de cuivre sur lesquelles se détachent des noms de chevaux, mais ceux qui portaient ces noms, dont quelques-uns furent fameux, n’y sont plus. Avec ses grands frères lui aussi s’en est allé mon petit poney favori sur lequel je faisais tous les matins le tour du parc.

Dans un coin, un cheval bai mange mélancoliquement sa bottelée de foin. Deux autres, qui me paraissent de fort jolies bêtes, occupent les places d’honneur, et tout seul, humble solitaire, perdu dans un vaste box, Fricot, l’âne du jardinier, Fricot, le compagnon de mon enfance, le bon Fricot somnole. Pauvre bourriquot, il a mon âge : je suis très jeune, il est très vieux ; j’entre dans la vie, il est bien près d’en sortir ! Autrefois, on lui mettait de beaux harnais jaunes, un collier avec des grelots et deux pompons écarlates aux oreilles : on l’attelait à une petite charrette et on le livrait, ainsi harnaché, à toute une bande de petits sans-cœur, dont Jacqueline et moi n’étions pas assurément les moins enragés !… Ce qu’elle a dû souffrir, la pauvre bête ! Elle a bien gagné son repos et c’est peut-être tout cet affreux passé que le vieil animal rumine placidement dans sa tête en mâchonnant sa paille.

Je lui ai donné une tape d’amitié et je suis sortie.

Mais alors la tristesse qui m’avait quittée, de nouveau m’a envahie.

Et tout un essaim de souvenirs auxquels je n’avais d’abord prêté qu’une attention superficielle, se mit à tourbillonner dans mon esprit. Toutes ces fêtes que donnaient autrefois mes parents au château de Clovers, toutes ces chasses splendides dont le récit m’était conté, tous ces dîners merveilleux dont je ne voyais jamais la fin, toutes ces réceptions que je ne faisais qu’entrevoir, tout cela, contraste frappant avec le sombre présent, repassa devant mes yeux, rêve vécu, en une apothéose de lumières, d’ors et de fanfares.

Quand je sortis de mes réflexions, je me trouvai dans une allée tapissée de mousse, qui s’enfonçait sous un berceau de verdure. Bien que je ne fisse pas de bruit en marchant, à droite et à gauche, dans les fourrés, partaient de petits oiseaux effarouchés, des merles et des grives. Un écureuil, qui jouait sur l’herbe, sa queue fauve relevée en panache, se dressa sur son séant quand il m’aperçut, découvrit son gilet blanc, s’élança sur un sapin et disparut en gloussant dans la ramure épaisse.

Tous ces animaux qu’un rien effarouchait étaient donc habitués à la solitude, au calme. Je me plus à le croire et sans doute cela flatta ma mélancolie, car tout de suite je pris en affection cette allée solitaire et ses craintifs habitants.

Je décidai d’y revenir souvent.

Clovers, 10 juin.

S’il est bon de beaucoup observer, il est dangereux de trop conclure : je l’eusse ignoré que je viendrais de l’apprendre.

Oui, je me suis trompée, trompée du tout au tout, et je le reconnais d’autant plus volontiers que cela me cause une grande joie.

S’il y a maintenant moins de chevaux dans les écuries, de voitures dans les remises, c’est tout simplement un effet du hasard, ou plus précisément de la volonté de Monsieur mon Père.

Et dire que je me voyais déjà dans une petite chaumière, préparant la soupe, ou bien, pieds nus, en haillons, faisant paître notre vache sur la lisière des chemins, en tricotant des bas.

Suis-je assez ridicule !

Comme elle avait raison la bonne sœur qui me disait :

— Ma petite Raymonde, vous êtes bien gentille ; vous avez beaucoup de qualités, mais vous avez un grand défaut : vous écoutez trop votre imagination.

Je lâcherai à l’avenir de lui rogner le bout des ailes.

Pour l’instant, je suis rassurée.

J’avais si peur qu’il ne fùt survenu quelque embarras d’argent à ma famille : ma pauvre maman surtout en aurait bien souffert, elle aime tant le luxe ! Et ce n’est pas sa faute : le tour d’esprit tient en grande partie à l’éducation que l’on a reçue. Ainsi, moi, je sais bien qu’une vie très modeste ne m’effrayerait pas parce que, toute jeune, on m’apprit à mettre en œuvre les ressources inestimables que nous recélons tous, en nous, qui s’y trouvent à l’état latent et qu’il suffit de savoir utiliser. Et puis, au sein même du plus extrême dénuement, mon imagination ne me resterait-elle pas ? N’en déplaise aux bonnes sœurs, et le cas échéant, je lui raccommoderais les ailes, lui rendrais toute liberté, et à défaut des châteaux de mon père, j’en bâtirais bien vite en Espagne.

Grâce à Dieu nous n’en sommes pas là. La vie renait à Clovers, magnifique comme autrefois. Nous recevons presque tous les jours. Une chose seule m’intrigue encore aujourd’hui et c’est précisément ce changement subit qui s’est produit, comme un coup de théâtre, au lendemain même de mon arrivée. Singulière coïncidence.

Bon ! Voilà que la petite folle que je suis se remet en campagne ! Il me faut absolument voir du mystérieux partout. Ne serais-je pas romanesque ?

Hier soir, il y avait à dîner une vingtaine de personnes et cependant les châtelains des environs sont encore à Paris pour la plupart. On a dansé, et je me suis aperçue que je dansais très mal, ce qui m’a fort attristée.

Clovers, 12 juin.

Naturellement j’ai renoué relation avec Jacqueline de Rieux, et comme le château de ses parents est à moins de trois kilomètres de Clovers, nous sommes constamment l’une chez l’autre.

Elle a beaucoup changé, physiquement à son avantage : de boulotte, lourde et maladroite, elle est devenue élancée, svelte et gracieuse. Son visage est régulier, d’un profil simple, à l’antique ; sa chevelure est abondante, ses yeux grands, noirs, ombragés par de longs cils qui en adoucissent l’éclat, ses lèvres minces et bien dessinées, et je n’ai jamais vu d’aussi petites mains que les siennes, ni d’aussi jolies. Elle est très élégante, trop élégante pour une jeune fille. Hier soir, elle portait au cou un collier de perles fines et nombre de bijoux sur sa robe. Cela m’a surprise ; à mon avis tant de luxe ne sied pas à une jeune personne de son âge.

Somme toute, ce n’est là qu’une erreur de goût ou de convenance, fâcheuse mais très excusable. Ce qui est bien autrement grave, ce qui m’a choquée, j’allais dire scandalisée, bien que je ne me sache pas prude, ce sont le genre, les manières, le ton et le langage qu’elle a adoptés.

Je me suis laissé dire que tout cela est fort bien. Aujourd’hui, paraît-il, les femmes n’ont rien plus à cœur que d’égaler les hommes, et pour commencer elles en prennent tous les défauts. Elles se « masculinisent » tant qu’elles peuvent et appellent cela du « féminisme ».

Adepte fervente de cette nouvelle école, Jacqueline de Rieux raisonne, pense, parle, mange et marche comme un homme. Peut-être la société d’un frère, au parler trop libre, aux manières débraillées, n’a-t-elle pas été sans quelque influence sur l’éducation déplorable de cette pauvre Jacqueline. En outre, de mauvaises lectures lui ont faussé l’esprit et ont éveillé en elle des désirs malsains. Enfin les approbations, les flatteries d’un monde indulgent et facile, qu’amusent toujours la verve et l’entrain immodérés d’une jeune fille, et qui, n’ayant pas charge d’âme, ne demande qu’à rire, ont achevé de la gâter. Elle est sans cesse entourée d’une cour de jeunes gens désœuvrés qui l’encouragent et la gouvernent.

Grisée par tant de succès, elle laisse échapper parfois, sans broncher, les mots les plus osés, qu’elle ne comprend pas toujours très bien, ce qui est sa meilleure excuse. Et tous ses courtisans de s’écrier en chœur à chaque énormité : « Est-elle assez gentille, cette petite Jacqueline !… En a-t-elle de l’esprit ! »

Je me rappellerai toujours notre première rencontre et les propos qu’elle me tint. Après s’être jetée dans mes bras, m’avoir follement embrassée, m’avoir mangée de caresses :

— Comme je suis heureuse, ma petite Raymonde chérie, comme je suis heureuse de te revoir ! s’exclama-t-elle. Tu dois être joliment contente d’avoir lâché ton couvent !… Es-tu pour quelque temps à Clovers ? Nous, nous partons bientôt pour Paris, nous y resterons une quinzaine. Viens-tu avec nous ?

— Tu es bien aimable, ma chère Jacqueline, mais donne-moi le temps de respirer le bon air de Clovers. Je suis si contente d’être à la campagne !

— Quel type tu fais !… Genre Watteau, quoi ! Des bergers, des bergères, quelques moutons et beaucoup d’herbe !… Seulement, ma pauvre chérie, tu oublies que les Watteau n’ont jamais existé que dans les salons !… Et puis, c’est vieux ! Si tu en es encore là, Raymonde, nous risquons de ne jamais nous rencontrer, ou les rencontres seront brèves, parce que, moi, tes paysages, tu sais, je ne les traverse qu’en automobile !… Et dame ! quand on fait du soixante, on ne distingue pas toujours très bien les gens qu’on croise !

— J’espère cependant, Jacqueline, que si l’automobile te laisse quelques minutes de loisir, tu les voudras bien consacrer à celle qui fut ta camarade d’enfance et qui désire être ta meilleure amie.

— Tu parles comme un ange !… Et puis, comme c’est tourné, ça !… Je t’embrasse et je t’emmène à Paris !

— Non, Jacqueline, je te remercie. Mes parents…

— La famille, c’est vrai, j’oubliais. Et cependant, quand je t’aurai tout dit, tu ne me refuseras plus. Écoute, mais garde un profond silence sur tout ce que je vais te dire. Allons bon ! voilà que je fais un drame pour l’Ambigu !… Ma petite Raymonde, je vais me marier. Tu ris ? C’est sérieux, tout ce qu’il y a de plus sérieux. Seulement, tu comprends, les mariages ; c’est comme le bœuf à la mode !

— ?…

— Faut que ça mijote ! Alors, on n’en parle pas encore. Ce qui n’empêche pas que c’est une affaire entendue, tellement entendue que je pars dans trois jours à Paris pour commander mon trousseau. Et voilà pourquoi tu ne peux pas ne pas m’accompagner : ton goût est exquis, tu me le prêteras, le mien est détestable. Oh ! et puis, on ne fera pas que du trousseau : on s’amusera un peu. À cette époque, Paris est charmant et la campagne est mortelle.

— Et qui épouses-tu, sans indiscrétion ?

— Indiscrétion ? T’es bête ! Oh ! laisse-moi te raconter comment s’est fait mon mariage ! C’est roulant !

— Dans le siècle des automobiles…

— De l’esprit ? Prends garde ! Il n’y a rien de tel pour vous endormir les méninges ! Donc, voici : La scène se passe au mois de novembre. Décor : de grands bois, des chiens qui donnent, des chevaux qui galopent, des habits rouges, quelques uniformes, tu as deviné : une chasse. On me présente un jeune homme très chic, le comte Roger de Clarance. J’ai tout de suite remarqué que sa bête était parfaite, très bien mise, et… superbement montée, oh ! mais là, superbement ! Je ne sais comment cela se fait, nous nous trouvons galoper toute la journée ensemble, seuls.

— Seuls ?

— Quand je dis seuls, j’étais bien pour ma part escortée de mon Mentor, mon vieil oncle de Saint-Fargès, mais il est sourd comme un pot, myope comme une taupe et toujours trop occupé à éviter les troncs d’arbre et les cailloux pour s’occuper d’autre chose. Naturellement, M. de Clarance et moi, nous causons — tu penses, une journée — Ce que nous nous disons ? Mon Dieu, des choses insignifiantes et bien anodines, mais ça ne fait rien, je lui plais, il me plaît. Rideau. Le premier acte est fini.

— Tu as le génie de la narration.

— Tu trouves ? Ça n’est toujours pas moi qui suis allée le chercher. Je continue. Le second acte se passe dans le cabinet de mon père, à Paris, un soir, après dîner. Papa marche de long en large, maman est assise dans un grand fauteuil, accablée ; la lampe file. J’attends. Que va-t-il se passer ? Quelque chose de grave, c’est sûr. Je prends un air de circonstance et je fixe obstinément la tête de Minerve qui orne l’encrier de papa : il me semble qu’elle a son casque plus que jamais enfoncé sur les yeux : peut-être bien que c’est pour cacher ses larmes ou ne pas voir ce qui va se passer !… Un malheur est arrivé, je n’en doute plus. Monsieur mon frère a encore fait quelque sale blague : il va falloir se serrer le ventre pendant six mois. Ou bien… si la République était renversée ? Ça ne m’expliquerait guère la figure de la Minerve, et pas du tout celle de mes parents !…

Quand je suis sortie du cabinet de papa, j’étais tout à fait rassurée sur le sort de mon frère et de la République : l’un et l’autre se portent à merveille. M. de Clarance me demandait en mariage. Je n’ai pas dit oui, je l’ai crié ! J’étais enchantée. Il me plaît beaucoup, ce garçon. Il est blond comme les blés quand ils sont mûrs, il a une moustache en feu d’artifice et joue délicieusement au tennis. Et d’une élégance ! Figure-toi, ma chère, qu’il a quarante-sept pantalons et vingt-huit paires de chaussures !…

— Tu m’amuses !

— C’est la vérité.

— Et son caractère ?

— Ah ! tu m’en demandes trop long ! Dame ! tu sais, je ne l’ai pas étudié au microscope, mon fiancé. J’en sais le principal et voilà tout.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire :

— Les quarante-sept pantalons et les vingt-huit paires de chaussures !

— Tu te moques ? je te le jure. Oh ! Je suis rudement contente de me marier. Sais-tu pourquoi ?

— Dame, non. Pour avoir des enfants, peut-être ?

— Je t’attendais là. Décidément, ma pauvre Raymonde, tu es vieux jeu. Pour avoir des enfants !… Ha ! ha !… Mais on n’a plus d’enfants, ma chère !

— Allons donc !

— C’est une façon de parler. Je veux dire que c’est très mal porté d’en avoir. Non, je ne veux pas d’enfants et je n’en aurai pas.

— As-tu consulté Monsieur ton futur mari ?

— Non, mais j’ai pour le convaincre de tels arguments que je suis bien certaine de le voir sur ce chapitre partager mes idées.

— Jacqueline, mais c’est effrayant tout ce que tu me racontes-là !

— Ah ! c’est sûr qu’on ne te parlait pas comme ça au couvent. Aussi, cette idée qu’a eue ta famille de te cloîtrer là-dedans ! Moi, je sais bien, quand j’aurai une fille, que…

— Mais tu viens de dire que tu n’en auras jamais, d’enfants !

— C’est vrai, mais enfin si… je ne sais pas, moi… si… enfin si un beau matin je me réveillais mère d’une petite fille, eh bien ! ce n’est pas au couvent que je la mettrais.

— mais alors, dis-moi, si telles sont tes théories sur le mariage, que t’offre-t-il donc de si séduisant ?

— Tu ne devines pas ! Je ne sais vraiment pas ce que les bonnes sœurs t’ont fait, mais tu as la compréhension singulièrement pénible ! Ce qui me séduit dans le mariage ? Mais c’est que je vais être libre, grosse bête !…

— libre ? Comment cela, Libre ?

— Mais oui, libre.

— J’avais toujours entendu dire que le mariage était plutôt…

— Une servitude !

— Non, mais…

— Aujourd’hui, c’est La liberté. La liberté de tout voir, de tout entendre, de tout dire, de tout faire, d’aller au théâtre, de lire tous les romans, de connaître les endroits où l’on s’amuse. La liberté de vivre enfin !… Car ce n’est pas une vie que nous menons, pauvres jeunes filles qui nous étiolons, sans air, sans soleil, à l’ombre des murailles humides d’un manoir ancestral !… Si, comme moi, tu avais lu Balzac — Gaston me l’a prêté — tu saurais qu’il y a tout autour de nous un monde qui s’agite, se remue, se démène, et tu serais curieuse de le connaître. Tiens, les cocottes, par exemple…

— Jacqueline ! je t’en prie. Fais attention à ce que tu dis.

— Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? N’est-il pas tout naturel que je désire voir de près des personnes que, depuis deux ans, je lorgne de loin à l’Opéra. Quand je peux, encore ; car maman me dit tout de suite : « Jacqueline, ne regarde pas ainsi cette dame, ce n’est pas poli. » Dire que je les connais toutes de nom, ces femmes-là !

— Est-ce possible !

— Oh ! rassure-toi : c’est dans le Gil Blas de mon frère que je les ai appris. De temps en temps il me les fait répéter.

— Qui ?

— Gaston, parbleu ! Ça l’amuse, et puis il prétend qu’il vaut mieux, pour une femme, les apprendre avant qu’après le mariage. Je connaîtrai enfin Liane de Castel-Sarrasin.

— Qui çà ?

— Ma belle-sœur de la main gauche. Un chic nom, hein ! Ces femmes-là sont épatantes, elles ne doutent de rien. Il paraît qu’elle n’est pas mal, un peu fanée cependant : c’est un ami de Gaston qui m’a donné ce tuyau là. Elle a des chevaux merveilleux. Je crois même savoir quel en est le donateur. Papa disait l’autre jour à Gaston : « Est-ce que tu es fou de payer des paires de chevaux de ce prix-là à une cocotte !… De mon temps, on leur donnait cinq louis pour ça, et puis c’était tout !… » Je n’ai pas très bien compris ce que cela voulait dire : probablement que du temps de papa les chevaux étaient meilleur marché !

— Ma pauvre Jacqueline, tu me racontes des choses !…

— Qui te font rougir ?… C’est une qualité ou un défaut que tu ne garderas pas longtemps. Ah ! si tu lisais Balzac !…

Je souhaite de tout mon cœur que le mariage la calme et l’assagisse, mais je n’ose l’espérer.

Clovers, 18 août.

Les personnes qui fréquentent le château sont pour la plupart les mèmes qu’autrefois. Il y a cependant quelques visages nouveaux. Parmi ces amis de fraîche date se trouve M. Raoul Grandidier. Je note en passant celui-là, parce que je l’ai plus particulièrement remarqué et qu’il est tout particulièrement remarquable.

C’est un parvenu. Dieu me garde de lui en faire un reproche ! Encore que l’esprit tout imprégné d’idées archaïques, je ne suis pas assez sotte pour ne pas me rendre compte qu’aujourd’hui ceux qui n’avancent pas reculent, et qu’à côté des parvenus et des parvenant, il n’y a que les dégringolant et les dégringolés ; qu’entre ces deux classes d’individus qui composent la société, la première est de toute évidence supérieure à la seconde. On disait autrefois avec fierté : « Je suis le fils de mon père ». L’on dit aujourd’hui plus fièrement encore : « Ma position, c’est moi qui me la suis faite ; le rang que j’occupe dans la société, c’est de mes propres ailes que je m’y suis élevé ; par mon intelligence, mon travail et mon activité, je suis parvenu là où tendaient mes efforts : je suis le fils de mes œuvres. »

Mais cela n’est pas tout à fait le cas de M. Grandidier. D’abord, ce n’est pas lui qui a fait sa fortune : il est fils d’un parvenu et non parvenu lui-même, ce qui ne se ressemble pas du tout. Encore pourrait-il profiter intelligemment, dignement, de la fortune qu’il a trouvée dans son berceau. Mais non : il est tout juste bon à manger bêtement les fruits que son père a récoltés. Modeste, simple, effacé, on lui pardonnerait après tout de n’être qu’une nullité très dorée. Hélas ! M. Grandidier, pour son malheur et celui des autres, n’est ni un modeste, ni un simple, ni un effacé. Il a le plus vilain défaut que puisse avoir un parvenu : il est honteux de l’être et cherche, par un luxe insensé et l’étalage de ses richesses, à éblouir les gens, croyant ainsi les empêcher de voir clair.

Le père de M. Grandidier était un brave homme, à peu près sans instruction et sans ressources. Mais il avait le génie du commerce ; c’était, en outre, un travailleur infatigable. Il entra, tout jeune, dans une laminerie, à quelques lieues de Clovers, comme simple ouvrier manœuvre. Il se distingua par son intelligence et son zèle, et comme l’usine, entre les mains d’un patron ignorant et insouciant, périclitait et menaçait de sombrer, on eut recours à lui, on le nomma gérant. Sous l’impulsion que lui donna son nouvel administrateur, l’entreprise reprit vite son essor et devint florissante. Cependant le père Grandidier, comme on l’appelait, maintenant largement rétribué et toujours économe, amassait des sous et nourrissait un projet qu’il devait bientôt réaliser. Le patron était criblé de dettes ; on le menaçait de vendre l’usine. Grandidier l’acheta et dès lors travailla pour son compte. À côté de la vieille laminerie, il en créa une autre, puis une troisième. Entre ses mains puissantes, l’entreprise devint alors colossale et le vieux Grandidier mourut à soixante-cinq ans, tué par un labeur acharné, laissant à son fils unique la bagatelle de vingt millions et trois usines qui rapportent par an des sommes considérables.

Comme on le voit, M. Raoul Grandidier est puissamment riche ; il est, je crois, plus orgueilleux encore : la moindre allusion à l’origine modeste mais honorable de son père, comme le rappel d’une tache qu’il voudrait effacer de son passé, le fait rougir de honte.

Son physique est l’expression très exacte de son caractère et de son âme. Il suffit de voir l’homme, sa psychologie vous est connue. Il est très gros, ce qui est pardonnable ; il a la vanité de se croire important, ce qui ne l’est pas. Il se présente en public, maniéré, imposant, encombrant ; on croirait que le monde lui appartient. Quand il dit « moi », ce qui lui arrive à peu près toutes les fois qu’il ouvre la bouche, il a l’air très étonné de ne pas voir à ce mot l’univers s’écrouler.

Il va se porter à la députation. À ce propos, il disait l’autre soir :

— Je suis sûr du succès, d’abord parce que mon adversaire est un homme de peu — il adore cette expression — et ensuite parce que les paysans — il faut entendre comme il prononce ce mot — sont des brutes que l’on mène à la baguette : le tout est d’avoir la baguette et de savoir s’en servir.

M. Grandidier oublie, ou du moins voudrait faire oublier qu’il est le fils d’une de ces brutes dont il fait si bon marché, qu’il couvre de tout son mépris et qu’il se propose de mener à la baguette.

C’est triste.

On s’accorde assez généralement à le trouver insupportable et cependant on le supporte ; mieux que cela, tout le monde lui fait fête, les hommes parce qu’ils le savent riche et puissant, et les mères de famille parce qu’elles pensent à leurs filles en le regardant. Lui, s’imagine qu’on l’admire, qu’il étonne et il est heureux.

Toutefois, M. Grandidier n’est pas entré dans notre société, qui cependant de nos jours, hélas ! est bien ouverte, sans avoir reçu quelques camouflets. Et bien ! il les a, paraîtil, empochés sans mot dire, car ce monsieur qui est très orgueilleux, chose curieuse, n’est pas du tout susceptible. Il sait se taire, s’il y va de son intérêt : d’aucuns diront que c’est de la diplomatie, moi j’appelle ça de la platitude.

Voici une petite anecdote que l’on m’a rapportée et qui permet de juger ce personnage. Un jour, on parlait politique dans un salon. Il y avait là M. Grandidier. Estimant sans doute l’occasion propice d’étaler au soleil des opinions susceptibles de lui gagner les bonnes grâces des personnes présentes, il s’emballa dans un éloge immodéré de la monarchie.

— Tout homme de bon sens, déclamait-il, doit pleurer le régime disparu et souhaiter de tout son cœur le voir renaître de ses cendres. Ah !… si la royauté existait encore !…

— Mais, lui fit observer un de ses auditeurs, si la royauté existait encore, êtes-vous bien sûr, Monsieur Grandidier, que vous existeriez.

La leçon était dure : elle ne profita pas.

L’acharnement que je mets à relever les travers de ce personnage pourrait faire supposer que j’ai contre lui de gros griefs personnels.

Ma foi, non, je n’en ai pas. Et pourtant, j’estime qu’il s’occupe un peu trop de ma personne. Il rôde sans cesse autour de moi. J’ai bien essayé de lui faire entendre très discrètement que ses assiduités étaient déplacées, incorrectes. Mais à ces gens-là, les nuances de langage échappent : il faut, pour en être compris, descendre à une franchise brutale, mettre les points sur les i. Il a donc continué d’être entreprenant.

Je m’en suis alors ouverte à maman qui m’a répondu en riant :

— Rassure-toi, ma fillette. M. Grandidier est un garçon très bien élevé et très estimable : il exagère la politesse comme il exagère tout, mais tu serais ridicule de lui prêter de vilaines intentions qu’il n’a certainement pas.

De la part de maman, dont je connais la finesse de perception et l’esprit pénétrant, cette indulgence d’appréciation m’a rendue rêveuse.

Sa bonté et son indulgence l’auront, cette fois, empêchée de voir clair.

Clovers, 20 août.

On parle beaucoup maintenant du mariage de Jacqueline de Rieux avec le comte Roger de Clarance. « Ça a fini de mijoter. »

Jacqueline est toujours dans son ravissement. Son fiancé est un homme accompli. Elle assure même qu’elle l’aime beaucoup. Hélas ! un cœur aussi frivole est-il capable d’aimer !

M. de Clarance est descendu chez les de Rieux pour une quinzaine de jours. Je l’ai déjà vu plusieurs fois. Je l’ai trouvé très joli garçon et très élégant, un peu trop élégant peut-être. Mais ce n’est là qu’un travers que font bien vite oublier le charme de sa conversation, sa délicatesse et son esprit.

Je n’ai pu m’empêcher de sourire quand on a présenté M. de Clarance à M. Grandidier : la vulgarité de celui-ci contraste si violemment avec la distinction de celui-là !

Le plus amusant, c’est que, selon sa coutume, M. Grandidier a voulu faire de l’esprit. Et coup sur coup, il a commis trois ou quatre jeux de mots stupides. M. de Clarance l’a bienveillamment écouté et comme l’autre lui disait : « N’est-ce pas que c’est drôle ? », il a répondu fort à propos :

— J’avoue, M. Grandidier, que vous êtes l’homme du monde qui m’a fait le plus rire !

M. Grandidier est parti enchanté, déclarant bien haut que M. de Clarance n’est pas « une bête ».

Je partage son opinion.

Clovers, 21 août.

La campagne, à cette époque de l’année, est délicieuse. Ma petite allée tapissée de mousse, où je vais tous les jours après déjeuner, est plus jolie que jamais. Les buissons sont couverts de fleurs qui embaument et remplis d’oiseaux qui chantent à tue-tête.

Nous faisons quelques promenades en voiture dans les environs. À vrai dire, cela ne m’amuse guère et je préfère rester dans le parc.

Deux fois par semaine, je vais avec maman rendre visite à M. le Curé. C’est un bien brave homme. Dès que nous paraissons dans le jardin du presbytère, où poussent des choux et galopent de gros lapins en liberté, la vieille servante, dont le visage lisse et toujours cramoisi ressemble à une tomate, court le prévenir.

Il apparaît : sa soutane est toute saupoudrée de terre ou de sciure de bois, selon qu’il fait beau ou mauvais temps, car quand il fait beau, il cultive lui-même son jardinet et quand il pleut, il s’occupe de menuiserie.

Il s’excuse de son mieux, nous débarrasse de tout ce qu’il croit pouvoir nous gêner, nous fait entrer dans son salon, ouvre les volets qui sont toujours fermés et fait apporter des biscuits, une bouteille de vieux vin et un flacon d’eau-de-vie qu’il tient de Monseigneur :

— C’est de la bonne, goûtez-moi ça, Madame la Marquise, et vous, Mademoiselle Raymonde ?… Goûtez-moi ça, vous m’en direz des nouvelles.

Et quelque répulsion que nous ayons pour toutes ces boissons qui vous brûlent la gorge, il faut, bon gré mal gré, que nous nous exécutions, sous peine de froisser notre hôte. Lui, verse lentement, remplit le petit verre de liqueur, le porte à son nez, lève les yeux au ciel, place sa main gauche sur son ventre bedonnant et boit le liquide, à petits coups, avec recueillement, avec délice, avec dévotion : on dirait qu’il accomplit un des actes les plus solennels de son ministère.

Malheureusement, ce brave homme a l’intelligence à l’image de son corps qui est très épais, et l’habitude de commercer avec des gens grossiers, auxquels il faut parler sans détour, brutalement et très positivement, l’a à peu près débarrassé de toute espèce de tact. Il parle de Dieu comme d’un bonhomme bien tolérant, qui a horreur du bruit, ne demande que la paix et pardonne très volontiers. Dans sa bouche, tout se matérialise, jusqu’aux croyances les plus suaves de la religion. Quelle différence entre cette simplicité grossière et cette autre simplicité, si pleine de délicatesse, de finesse, un peu mystique, presque subtile, des bonnes sœurs aux blancs béguins.

Le saint homme s’est épris pour moi d’une affection toute particulière. Pour me la témoigner sans doute, il m’a demandé de bien vouloir m’occuper des enfants du catéchisme. J’ai accepté. Alors sa joie déborda et il m’a embrassée.

Clovers, 25 août.

L’animation continue de régner au château. On vient d’organiser des promenades à cheval dans la forêt : les de Rieux, papa, maman, M. de Clarance, Jacqueline et moi, sommes de ces parties presque quotidiennes.

La chasse à tir n’étant pas encore ouverte, ces messieurs n’ont en ce moment d’autres distractions que de s’occuper des dames. Dépêchons-nous d’en profiter, avant que la guerre aux pauvres perdreaux ne soit déclarée.

Ces promenades à cheval dans la forêt sont délicieuses. On part dès que tombe la chaleur. On s’engage sous bois : les fougères se courbent sous le pas des chevaux, se relèvent et frappent les étriers. Aux arbres, les feuilles sont immobiles, silencieuses. Quelquefois, dans une éclaircie, apparaît un coin de ciel bleu ; à droite, à gauche, de petites clairières tapissées de bruyères en fleurs. Après un temps de galop, on met au pas, et puis on repart au galop. Le plus souvent, nous allons à l’étang de Beaulieu, qui se trouve au milieu des bois. Nous nous y arrêtons, nous descendons de cheval et nous nous asseyons sur l’herbe, au bord de l’eau tranquille, qui semble un miroir enchâssé dans la verdure et dans lequel se réfléchit coquettement la silhouette dentelée des bouleaux et des ormes et majestueusement la profondeur infinie du ciel. Cependant que, muets et recueillis, nous nous abandonnons au charme poétique de ce site enchanteur, les ombres du soir descendent peu à peu, nous enveloppent. Il faut partir. Nous remontons à cheval. À travers la feuillée épaisse des gros chênes filtrent les rais empourprés du soleil couchant. Un souffle passe qui fait bruir les feuilles. La nuit tombe rapidement. De temps à autre, zigzaguent des vols silencieux et troublants d’oiseaux fugitifs auxquels la presque obscurité prête des envergures immenses et des formes fantastiques : des lapins effarouchés, surpris dans leur festin du soir, s’enfuient devant les chevaux, et le parfum qu’exhalent, en s’endormant, l’aubépine et la verveine, lasses de la chaleur accablante du jour, monte, délicat et subtil, emplit l’espace et vous grise.

Tout serait pour le mieux si M. Grandidier n’avait eu vent de ces promenades à cheval. Immédiatement, avec son sans-gêne habituel, il s’est proposé, j’allais dire imposé. Les de Rieux étaient exaspérés ; M. de Clarance affirmait tout haut son intention de remettre à sa place cet effronté personnage.

Je riais en moi-même de l’accueil qu’on semblait lui ménager. Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver comme une joie sourde, comme un plaisir raffiné de vengeance secrète.

Hier, il est arrivé au rendez-vous, au carrefour des Trois-Chênes. Ces messieurs étaient eu veston et chapeau de paille : lui, il avait arboré une redingote grise qu’ensoleillait un énorme dahlia.

Ma surprise fut extrême et mon désappointement ; dès qu’il parut, ceux-là mêmes qui, un instant auparavant, étaient si fort décidés à le mal recevoir, se précipitèrent à sa rencontre, avec mille démonstrations d’amitié.

— Comment allez-vous, mon cher Monsieur Grandidier !… Que c’est aimable à vous d’être venu et que d’honneur vous nous faites !…

Au milieu de ces hypocrites flagorneries, il se rengorgeait, posait, souriait.

Enfin, s’adressant aux dames, la bouche en cœur :

— Tout l’honneur, dit-il, est pour moi, soyez-en persuadées.

Il excelle dans ces formules toutes faites de galanterie que les sots ont continuellement à la bouche.

Ce facile triomphe et tant de platitude d’autre part m’ont écœurée. Une chose, cependant, m’a fait plaisir : j’ai remarqué que M. de Clarance, bien que n’ayant pas mis à exécution ses farouches projets, n’avait du moins pas pris part à ces démonstrations de violente sympathie et qu’il s’était montré très réservé, assez froid même, avec M. Grandidier.

Cette attitude fait son éloge.

Pour la première fois, la promenade m’a paru ce jour-là interminable.

M. Grandidier, qui est un cavalier médiocre, n’a cessé de parler de ses chevaux. Durant une heure, il nous a entretenus des qualités incomparables de celui qu’il montait. C’était, disait-il, une bête parfaite que son marchand de chevaux, qui le savait grand amateur, lui avait spécialement réservée. Et puis tout à coup, se contredisant soi-même, il ajouta :

— Mais celui-ci n’est rien : je crois l’avoir payé cent cinquante ou deux cents louis. — Il ne parle jamais d’un objet sans préalablement l’estimer ou dire ce qu’il coûte. — Je viens d’en acheter un autre à la vente du duc de Choisy. Il m’a coûté huit mille francs.

Et comme on observait que c’était un beau prix pour un cheval de chasse, il a répondu :

— Oh ! le fils de mon père peut s’offrir cela !

Il a ri au milieu d’un silence glacial. Pour ma part, j’étais très gênée. Ce monsieur est décidement grotesque, mais il a vingt millions, c’est une excuse et un argument.

Ce qui n’empêche pas que si j’étais à la place de papa et de maman, je ne le recevrais pas chez moi.

Clovers, 1er septembre.

Ce soir, comme je montais me coucher, j’ai aperçu en traversant la bibliothèque un livre ouvert sur une table. Je fus tentée de voir ce qu’il disait, curiosité bien innocente.

C’était un recueil de pensées.

Et j’ai lu :

« Le monde tourne tout autour d’un pivot qui est l’intérêt de chacun, l’égoïsme. Toutes les actions des hommes se rattachent à lui de même que tous les rayons d’une roue convergent sur le moyeu. Mais comme ce mobile, l’intérêt, est inavouable, chacun n’a rien plus à cœur que de le cacher à son voisin, et le plus vertueux, le plus loué, est celui qui le cache le mieux. En sorte que l’individu qui passe aux yeux de tous pour le plus honnête homme, n’est en général que le fourbe le plus habile, le plus fin dissimulateur, le plus grand menteur. Et le langage qui ne devrait servir qu’à exprimer la pensée n’est qu’un moyen de la dissimuler.

« Comme notre intérêt personnel ne s’améliore la plupart du temps qu’au détriment de l’intérêt général, la jalousie et tout ce qui en découle : la méchanceté, la rancune, la colère, la vengeance, etc… entrent en scène tout naturellement.

« Mais toutes ces vilaines choses, le monde sait les recouvrir d’un manteau. Et alors, ce qui dans le recueillement et le silence, quand on y réfléchit, épouvante et fait horreur, prend des dehors séduisants et splendides sous la clarté des lustres, au fracas des orchestres.

« Cette dernière pensée me remémore le souvenir d’un personnage que j’ai connu et qui est mort maintenant. Il était rongé par une affreuse maladie, une espèce de lèpre. Son corps, disait-on, n’était plus qu’une plaie suppurante, une pourriture vivante. Et cependant, comme cet individu avait la figure saine et de bon aloi, comme il était toujours très soigneusement et très richement vêtu, les étrangers le prenaient pour l’homme le mieux portant qui se trouvât sur terre.

« N’est-ce pas là l’image du monde : une pourriture recouverte de brocarts. »

J’ai refermé le volume, n’en voulant pas lire davantage et suis allée me coucher.. Mais cette comparaison funèbre m’a longtemps trotté par la tête et poursuivie. Je me suis demandé s’il était vrai qu’il en fût ainsi, si ce n’était là qu’une boutade spirituelle d’un original aigri et misanthrope, ou bien si c’était la réflexion d’un vrai philosophe.

Et comme si le pressentiment de quelque malheur proche m’avait tout à coup frôlée de son aile noire, j’ai eu peur et j’ai pleuré.

Clovers, 3 septembre.

Est-ce que par hasard je deviendrais folle !

Voilà mes anciennes idées qui me reprennent. Il me semble deviner, dissimulée sous le luxe qui nous entoure, comme une certaine gêne. On dépense, on dépense sans compter, et puis un jour, à déjeuner, quand on est seul, on parle de se restreindre. Je dois dire qu’on ne fait qu’en parler : on se garde d’agir.

Tout cela est bizarre.

Papa est parti subitement pour Paris : il y est resté deux jours. Maman, durant son absence, n’a cessé de paraître préoccupée. Elle attendait impatiemment son retour.

Quand papa est arrivé, j’ai entendu maman qui lui demandait :

— Eh bien ! Avez-vous arrangé cette malencontreuse histoire ?

— Oui, mais cette fois le baron Wimpfel s’est montré intraitable : il a demandé des garanties : vous savez celles qu’il nous faudra lui donner.

Et puis, le lendemain, comme pour détruire tous mes soupçons, il arrivait de nouveaux chevaux dans les écuries ; la gaîté réapparaissait et la vie reprenait, agitée, folle, plus agitée, plus folle qu’auparavant.

Qu’est-ce que signifie tout cela !

Clovers, 5 septembre.

Je m’efforce de ne pas voir, de ne pas entendre, car tout ce que j’entends, tout ce que je vois maintenant est matière pour mon esprit sans cesse en éveil, aux plus sombres réflexions. Cela tient sans doute à ce que je ne suis pas encore accoutumée à cette vie, mouvementée, désordonnée et vaine, si différente de celle que je menais au couvent, calme, réglée et si remplie ! Cela tient surtout à ce que je suis désœuvrée. Aussi ai-je bien vite compris qu’il me fallait, pour empêcher mon imagination de vagabonder et ne lui pas laisser le temps de trouver de l’extraordinaire et du mystérieux partout, concentrer mon attention et mon activité sur quelque chose. L’oisiveté engendre l’ennui et l’ennui n’est-il pas le terrain où germent toutes les mauvaises semences que jette le monde ! Que de femmes, je le vois maintenant, ont fait mal parce qu’elles n’avaient rien de bien à faire.

M. le Curé ne pensait certainement pas, en me priant de m’occuper des enfants du catéchisme, que le soin dont il me chargeait serait un jour pour moi, en même temps que la plus saine, la plus utile et la plus salutaire des distractions. Mieux qu’une distraction : mes petits bambins m’absorbent. J’ai pris mon rôle d’éducatrice au sérieux ; c’est moi qui donne et fais réciter les leçons.

Au commencement, tout allait bien : un visage nouveau a toujours sur des enfants une certaine autorité. Je jouissais d’ailleurs, en ma qualité de « demoiselle du château » d’un très grand prestige. Mais voilà !… Le prestige ressemble à la fumée qui se dissipe peu à peu : le mien s’en est allé. Je crois




! avoir été trop bonne. Toujours est-il que mes

petits misérables d’élèves se mirent tout d’un coup à être insupportables. Je dus me fàcher, me fâcher tout rouge et les menacer de terribles punitions, qui d’ailleurs demeurèrent toutes suspendues sur leurs têtes, à l’état de menaces.

Le calme est néanmoins rétabli et je n’ai plus maintenant qu’à récompenser les bonnes volontés, qui sont très nombreuses, par des images saintes et des chapelets bénits.

Clovers, 1er octobre.

La saison des chasses s’annonce très belle. Les châteaux se remplissent. M. de Clarance a pris la direction de l’équipage de Rieux. Il s’y entend très bien ; cela nous promet d’agréables journées.

Le mariage de Jacqueline est fixé au mois de février.

M. Grandidier, trouvant trop modeste la propriété qu’il habitait près de la laminerie, vient d’acheter le domaine des de Gombourg, qui sont ruinés. Le chàteau est très beau, grandiose même et historique : il date pour la plus grande partie du XVe siècle, et François Ier, dit-on, y coucha trois nuits. M. Grandidier le répète à satiété. Depuis quelque temps il nous encombre moins de sa personne ; dans le courant du mois ont lieu les élections législatives qui doivent envoyer à la Chambre le remplaçant de M. Raguet, député radical, démissionnaire, et M. Grandidier est, on le devine, très affairé.

Cette maudite élection lui cause d’ailleurs toutes sortes de tracas qu’il n’avait pas prévus. La question « d’étiquette », à laquelle il n’avait pas songé, l’a plongé dans un cruel embarras. Le pays, à l’exception des paysans, est républicain, très avancé même. Aussi et à cause des ouvriers de son usine, lesquels constituent la majorité des électeurs, M. Grandidier aurait bien voulu se porter comme républicain, voire même comme radical. Mais il pensa que cela produirait sur notre société un effet déplorable.

D’un autre côté, se porter comme réactionnaire, c’était s’aliéner les ouvriers.

Que faire alors ? Rallié ? Ce n’est plus de mode et ça sonne mal à toutes les oreilles.

M. Grandidier a eu un éclair de génie : il a tout simplement oublié de mentionner le parti auquel il appartient. Sa profession de foi déclarait en grosses lettres qu’il était « le défenseur de toutes les libertés ». Voilà de grands mots qui ne disent rien du tout et qui ne fâchent personne : les propriétaires y voient la protection de la propriété et les ouvriers la faculté de se mettre en grève quand ils le voudront.

Malheureusement, le concurrent, M. Baluchot, qui, lui, se présente comme farouche radical-socialiste et qui est appuyé par Raguet, a éventé la petite supercherie. Il a sommé, par voie d’affiches, le sieur Grandidier, « l’ami des prêtres, le valet des nobles et le futur affameur » de dire qui il était. M. Grandidier, désemparé par cette brusque et désagréable mise en demeure, a demandé conseil aux Rieux, à mon père, à tout le monde. On a décidé que républicain libéral était de circonstance. Mais c’est faible et cela augmente les chances de succès de Baluchot : il profitera des défections que ne saurait manquer de produire la déclaration un peu terne et surtout trop tardive de M. Grandidier.

Quoiqu’il en soit, « notre ami », comme on l’appelle maintenant, reste très tranquille sur l’issue de la bataille. Il est d’ailleurs très malin en ce genre d’affaire. « Il cuisine très bien », dit mon père. Il vient de fonder un journal dans le pays : La Vraie République. Tous les instituteurs de la contrée sont invités, chacun son tour, à donner un article glorifiant la politique et la personne de M. Grandidier. En échange dudit article, ils reçoivent mille francs. C’est une manière assez élégante d’acheter les gens.

Hélas ! Je commence à voir le triste rôle que joue l’argent ici-bas.

— J’étonnerai tout le monde ! a annoncé M. Grandidier. Et pour commencer, il donne banquet sur banquet à ses électeurs et les gave de foies-gras et de truffes.

— Mais vous allez faire si bien, mon bon Monsieur Grandidier, lui disait l’autre jour M. de Clarance, que le jour du scrutin tous vos électeurs seront dans leur lit !

Cette remarque a profondément frappé M. Grandidier, qui a immédiatement décommandé les banquets, en les remplaçant par des feux d’artifice.

— Ce sera plus digestif ! a-t-il déclaré.

Clovers, 3 octobre.

Aujourd’hui, comme il a plu toute la journée, nous n’avons pu faire notre promenade à cheval. Jacqueline est venue me voir et nous sommes restées trois heures ensemble. Elle revient de Paris, où elle a passé huit jours. Elle y a fait la connaissance d’une jeune femme russe, la comtesse Branishka, dont le mari est colonel et occupe à la cour une haute situation qui l’y retient presque toute l’année.

Cette Jacqueline est vraiment incroyable ! Voilà une personne qu’elle ne connaissait pas la semaine dernière, qu’elle aperçut un soir à un diner à l’ambassade de Russie, qu’elle revit ensuite je ne sais où, et elle ne fait que parler d’elle, s’extasier sur sa beauté, sa taille, sa manière de s’habiller :

— Elle est délicieuse, ma chère, et je suis enchantée : elle doit se fixer cet hiver à Paris ; nous pourrons nous voir fréquemment.

Or, je me rappelle avoir vu cette dame, il y bien longtemps, chez les de Gombourg, je crois. Et je ne l’avais pas trouvée bien du tout. D’abord, elle n’était pas jolie : je dois cependant reconnaître que ses yeux avaient un éclat remarquable, qui donnait à sa physionomie un vif reflet d’intelligence. Ce qui m’avait surtout déplu chez elle, c’était sa voix nasillarde, ses indépendances d’allure et ses débordements de tendresse. À propos de rien, moi qu’elle ne connaissait pas — j’étais bien jeune, c’est vrai : j’avais dix ans — elle m’embrassait et me prenait les mains. Et puis je me souviens qu’elle portait une étrange coiffure, qui m’avait frappée : ses cheveux coupés courts étaient bouclés comme ceux d’un saint Jean-Baptiste. J’avais trouvé cela ridicule et maman, à qui j’avais fait part de mon impression, avait beaucoup ri et m’avait répondu :

— C’est sans doute à la suite de quelque maladie qu’elle se sera fait couper les cheveux.

Jacqueline m’a dit qu’elle portait la même coiffure et voilà dix ans de cela : il me semble que ses cheveux ont eu le temps de repousser !

Clovers, 15 octobre.

Avant le dîner, je voulais aller embrasser papa dans son cabinet. On m’a dit qu’il était occupé, et peu de temps après, j’ai vu sortir le notaire, Me Rancelot.

Cela fait cinq fois qu’il est venu cette semaine.

Ah j’allais oublier !… Le notaire m’y fait penser : un petit incident qui s’est passé ces jours-ci et auquel je donne une importance qu’il ne comporte probablement pas. Toujours cette fâcheuse imagination.

Voici le fait :

Je me promenais seule dans le parc. Il faisait une belle matinée fraîche d’octobre. Je me dirigeais, un livre à la main, vers mon allée favorite, lorsqu’apparut devant moi, soudainement, un étranger : c’était une petit homme, tout rond ; son ventre énorme paraissait mal à l’aise dans une redingote trop étriquée, hermétiquement fermée. Il était coiffé d’un chapeau à haute forme, ce qui, à la campagne et surtout en cette saison, prête toujours à rire : à sa boutonnière fleurissait une décoration que je pris d’abord pour la Légion d’honneur, mais dans laquelle je reconnus bientôt du vert, du jaune, des tas de couleurs qui sentent le pays des perroquets. Quant à son visage, il était grassouillet et imberbe, commun et déplaisant, éclairé par ce sourire perpétuel, attribut de certaines gens, qu’on dirait frappé sur les lèvres et qui doit y demeurer, humble, flatteur et vil, en dépit des accrocs que peut recevoir la dignité.

Il s’approcha de moi, leva très poliment son chapeau, fit un salut exagéré qui m’inquiéta pour sa redingote et me demanda, toujours souriant, s’il était bien dans la direction de Clovers.

Je lui répondis, un peu sèchement — car je ne tenais pas à prolonger la conversation avec ce monsieur dont la seule physionomie m’avait si fort déplu — qu’il se trouvait à quelques pas de la maison et je lui indiquai d’un geste le chemin qu’il fallait prendre.

— Est-ce que M. le marquis est en ce moment au château ?

— Mon père doit y être.

Son sourire s’accentua, sa parole devint onctueuse :

— Ah vous êtes Mademoiselle de Clovers. Mes compliments, Mademoiselle !…

Et comme je paraissais surprise, gênée même :

— Monsieur votre père, continua-t-il, possède une bien belle propriété : cela vaut de l’argent… et même de l’or.

Son sourire cette fois était devenu ironique : il me fit peur.

— Mais le nom que vous portez, Mademoiselle, à lui seul, vaut mieux que tout cela.

Après une minute d’hésitation, il ajouta :

— Peut-être le saurez-vous bientôt !

Il s’inclina et partit.

Je demeurai quelques instants à la même place, immobile, stupéfaite. Était-ce un fou ?… Qu’avait-il voulu dire ?

Ce jour-là, à déjeuner, papa m’a paru songeur, et maman, toujours si gaie, était triste.

Clovers, 20 octobre.

Mon Dieu ! Aurais-je jamais soupçonné ce qui se passe aujourd’hui.

Il me semble que je suis la victime de quelque horrible cauchemar !

Hélas ! non, je ne rêve pas.

Ah ! comme vous connaissez ou devinez bien l’existence, mes chères bonnes sœurs, et que vous avez raison de la comparer à un sentier tout rempli de ronces et d’épines : je les ai senties déjà ; déjà même je m’y suis déchirée.

Depuis quelque temps je m’étais aperçue que M. Grandidier m’entourait de prévenances : au reste, je l’avais noté.

Le soin de ses élections m’avait ces jours derniers débarrassée de sa personne : j’en étais fort aise et j’avais tout oublié.

Les élections sont finies. M. Grandidier est député, député d’une contrée dont il ne représente ni l’esprit, ni les idées, démontrant ainsi, une fois de plus, la puissance révoltante de l’argent.

Mais tout cela m’importe peu et ne me regarde pas. À peine l’aurais-je même remarqué, si M. Grandidier n’avait, avec sa liberté, repris auprès de moi ses assiduités.

Tout d’abord je ne m’en émus guère : maman m’avait suffisamment rassurée et je m’étais à la longue persuadée que la galanterie exagérée de M. Grandidier n’était que de la maladresse, un désir de plaire mal servi.

Hélas ! L’illusion fut de courte durée : il a bien fallu me rendre à l’évidence, que vient de mettre au jour une aventure à la fois burlesque et inquiétante.

Voici ce qui s’est passé :

Hier soir, M. Grandidier donnait, pour remercier ses électeurs, une grande fête au château qu’il vient d’acheter.

Après le dîner, très long et très copieux, quasi-officiel, puisque le préfet y assistait, et qui fut servi dans une vaste galerie, ancienne salle des gardes, nous sortîmes sur la terrasse pour assister au feu d’artifice qu’on allait tirer. La pièce principale devait, chuchotait-on, montrer aux yeux éblouis des spectateurs, un ange de la liberté, les ailes ouvertes, terrassant les préjugés : du moins telle est l’interprétation qui fut servie à la foule des électeurs. Pour le parti réactionnaire, l’ange de la liberté ne fut autre qu’un saint Michel et les préjugés le démon infernal.

Nous étions donc tous groupés sur la terrasse ; les conversations, toujours plus vives après le repas, allaient leur train, quand tout à coup, éclatèrent presque simultanément deux ou trois détonations. Alors, à tous les coins du parc, jaillirent de véritables fontaines de feu : elles s’élevèrent en bouillonnant et se mirent à verser majestueusement, régulièrement, tout un flot d’or, d’argent et de pourpre. L’effet était merveilleux : des bravos éclatèrent de toutes parts, révélant dans l’ombre une grande multitude de spectateurs, ouvriers de la laminerie et paysans.

M. Grandidier s’était approché de moi ; il me glissa dans l’oreille :

— Vous amusez-vous, Mademoiselle Raymonde ?…

Je crus devoir profiter de l’occasion qu’il m’offrait pour le complimenter et le remercier.

Il continua :

— Mais nous sommes très mal ici pour voir « le bouquet » que j’ai imaginé : si vous le vouliez, Mademoiselle, je vous conduirais en un endroit, sorte de petit observatoire, d’où vous pourriez l’admirer tout à votre aise.

— Mais… vous ne pouvez pas vous éloigner : que diraient vos invités ?

— Ils ne s’apercevront même pas de mon absence. D’ailleurs, c’est l’affaire de quelques minutes.

Par politesse, par timidité, je n’osai refuser.

— Suivez-moi, dit-il.

Nous nous enfonçâmes dans une allée déserte.

Alors seulement, au milieu de l’obscurité et du silence, je regrettai vaguement d’avoir accepté l’offre de M. Grandidier.

Nous marchions, côte à côte. Il ne parlait pas. De temps à autre, un sifflement déchirait l’air, une lueur vive se répandait, accompagnée d’un crépitement, des cris et des exclamations s’élevaient confusément de tous côtés, tandis que, distincts, nous parvenaient quelques lambeaux de phrases : « Oh ! que c’est biau que c’est donc biau !… L’as-tu ben vue, celle-là de fusée ; elle a monté tout dret comme un i !… Et qu’elle a ben éclaté, oui-dà »

Nous avançions toujours : bientôt les acclamations me parurent éloignées.

— Monsieur Grandidier, risquai-je alors, ne nous écartons-nous pas du chemin ?

— Soyez sans crainte : le monticule où je veux vous conduire n’est plus qu’à quelques pas !…

— Mais il me semble que nous marchons sur l’herbe ! Voyez donc : il n’y a plus de sentier.

— Vous m’amusez avec vos frayeurs, Mademoiselle Raymonde !

— Pourquoi m’avoir amenée ici ?

Il s’arrêta, et cessant de plaisanter :

— Pour vous parler, dit-il.

Je tressaillis. À ces mots, au ton sur lequel ils furent dits, je compris ce qui allait se passer. Cependant, faisant un effort pour dissimuler ma terreur :

— Vous avouerez, Monsieur, que vous avez singulièrement choisi votre endroit !

Et j’ajoutai naïvement, feignant de n’avoir rien deviné :

— Si vous aviez à me parler, ne pouviez vous le faire là-bas ?… C’eût été du moins plus convenable.

Il ne paraissait pas m’écouter : on eût dit qu’il cherchait et préparait ses phrases.

— Mademoiselle Raymonde, dit-il enfin, tout sot que je puisse vous paraître — je ne suis pas au fond si bête que vous le croyez peut-être — je me rends parfaitement compte de la témérité de ce que j’entreprends à cette heure.

— Monsieur !… Il suffit, n’est-ce pas ! Rentrons.

— Pas avant, du moins, de m’avoir entendu. Je serai bref : je suis trop ému pour vous retenir longtemps. Vous voyez bien que je peux à peine parler… que je tremble devant vous… comme un enfant !

Le fait est que sa voix était mal assurée.

— Raymonde, murmura-t-il tout bas, je vous aime !

Cette révélation, ou pour mieux dire cette confirmation de mes craintes, j’éprouvai en la recevant la sensation que doit éprouver un homme qui reçoit une balle en pleine poitrine : aucune souffrance, mais comme un vague étonnement ; il se demande ce qui arrive, s’il rêve, s’il vit, et il demeure ainsi quelque temps, immobile, le sang glacé, l’œil fixé sur son meurtrier, l’âme partagée entre l’ahurissement et la frayeur.

Sans doute M. Grandidier s’attendait à être repoussé immédiatement, brutalement, car après quelques instants de silence, il reprit, profondément troublé :

— Ah ! vous n’avez pas dit non !… Dieu soit loué ! C’est donc que vous me donnez de l’espoir, que vous…

Mais j’avais maintenant recouvré tout mon sang-froid, et résolue à couper court à cet entretien pénible, je répondis :

— Monsieur, j’ai le regret de vous dire que vous avez mal interprété mon silence. Vous m’aimez, dites-vous ? Mon plus grand chagrin serait qu’il en fût ainsi, car…

— Achevez ! achevez !

— Je ne répondrai jamais — autant vous le faire savoir tout de suite — au sentiment dont vous voulez bien m’honorer.

Pour la première fois de ma vie j’étais cruelle : je le compris et en ressentis sur le champ une vive affliction.

Lui cependant semblait atterré.

— Mademoiselle Raymonde !… Je vous en supplie !…

La douleur de cet homme me faisait peine à voir : je regrettais presque ma franchise.

— Je vous en supplie ! répétait-il. Ah ! que n’ai-je votre esprit et votre parole : comme je vous dirais alors tout ce que j’éprouve, tout ce qui se passe en moi, la flamme qui me dévore, et comme vous me comprendriez !

Il était maintenant à mes genoux.

— Monsieur !… Monsieur !… m’écriais-je effrayée, vous n’y pensez pas !… Si quelqu’un venait, nous voyait !… De grâce, relevez-vous. Je vous écouterai, mais relevez-vous !

Mais il n’entendait rien.

— Oui, je sais bien, murmurait-il, c’est fou, c’est fou de ma part de prétendre à votre main ! J’en suis mille fois indigne ! Vous avez toutes les qualités et je n’en ai aucune !… Vous êtes belle et je suis laid, vous avez de l’esprit et je n’en ai pas, vous êtes aristocrate dans toute votre personne, et moi, quoique je fasse, quoique je veuille, je ne serai jamais que le fils d’un paysan !…

Cette confession humble, cet aveu d’infériorité dans la bouche d’un homme que je ne m’étais jamais représenté autrement qu’orgueilleux, fat et sot, me toucha et, me l’avouerais-je, flatta mon amour-propre de femme.

— C’est vrai, continuait-il, quel autre anneau irait à votre doigt que celui d’une duchesse ! Comment consentiriez-vous jamais à vous appeler Mme Grandidier !

À ce nom. Mme Grandidier, toute ma pitié s’évanouit, et je ne pus réprimer un instinctif mouvement de colère. Il me semblait qu’après avoir été comblée de louanges, je venais d’être cinglée par la plus sanglante des insultes.

Moi !… Mme Grandidier !… Ah ! non ! cela jamais !… Mme Grandidier !… Non, non, Raymonde de Clovers ne s’appellera jamais Mme Grandidier !

Tout à son idée, il continuait :

— Mais si je suis indigne d’être l’élu de votre cœur, regardez autour de vous, et dites-moi, de grâce, si parmi tous ces petits jeunes gens qui vous entourent, il en est un qui ait le droit de briguer cet honneur ? Et puis, je vous ai dit que vous aviez toutes les qualités : si, comme vous le pensez sans doute, je n’ai pas menti, cette perfection ne couvrirat-elle pas largement la triste infériorité d’un être dont une aspiration au moins fut élevée, puisque vous en fûtes l’objet !

La passion prête parfois de l’esprit à ceux qui en ont le moins. Cette saillie spirituelle me plut et effaça la mauvaise impression dont un mot, un nom, avait été la cause. Je répondis, sans me départir de ma froideur, mais poliment :

— Monsieur Grandidier, je veux croire à votre amitié. Pour ce soir je ne vous en demanderai qu’un témoignage : n’abusez pas de la situation, ce qui serait manquer de tact et veuillez me reconduire.

— Soit. Mais du moins avant…

— Des conditions ? Monsieur Grandidier, vous n’êtes pas généreux !

— Dieu me garde…

— Allons, rentrons, voulez-vous. Le romanesque n’est pas mon fait, et ce ne sera jamais dans un sentier perdu, la nuit, que j’ébaucherai une idylle. Mettez-vous bien cela dans la tête, Monsieur Grandidier.

Il se releva.

Une fusée monta, droite, laissant parmi le feuillage à jours des arbres sa traînée lumineuse ; elle éclata sur nos têtes et s’éparpilla en une pluie d’étoiles multicolores, qui demeurèrent un instant comme suspendues dans l’espace, puis descendirent lentement, enfin s’éteignirent. Une autre fusée partit, suivit la même direction, éclata au même endroit, jetant une clarté plus vive. À cette lueur soudaine j’aperçus le visage de M. Grandidier : il était cramoisi comme je ne l’avais jamais vu et ses yeux me parurent s’allumer d’un éclat singulier.

De nouveau, la peur m’envahit :

— Je vous en supplie. Rentrons.

Il me regarda et dit :

— Mademoiselle Raymonde, il fait noir, le chemin est étroit, donnez-moi la main que je vous guide.

— Mais…

— Oh ! ne voyez pas là d’engagement, Mademoiselle : un appui, un simple appui…

Je ne connaissais pas le sentier : timidement je tendis la main à M. Grandidier.

Il la prit, la serra fiévreusement et tout d’un coup la porta à ses lèvres. Alors son corps se convulsa et sa bouche sur ma main se colla avec une telle passion que je poussai un cri.

— Vous me faites mal !…

— Pardon, dit-il… mais je vous aime tant !…

Nous partîmes. Le sentier me semblait d’une longueur interminable. Je pressai le pas. Enfin les lumières du château apparurent à travers les arbres. Nous arrivàmes à la terrasse, sans avoir échangé une seule parole.

Au même moment, devant nous, un énorme jet de feu s’élança crépitant et retomba en une volumineuse cascade d’or, d’où sortit un chevalier d’argent ailé, qui terrassait un dragon. Et de tous les coins du parc, saluant cette apothéose, une clameur s’éleva : « Vive la liberté !… »

Clovers, 21 octobre.

À dix heures, ce matin, un domestique a frappé à la porte de ma chambre.

— M. le Marquis demande si Mademoiselle peut descendre dans son cabinet.

Je le regardai avec étonnement.

— Dites à Monsieur que j’y vais.

— Bien, Mademoiselle.

Je descendis l’escalier, lentement, pour me mieux donner le temps de réflécliir. Mon père demandait à me voir ?… Pourquoi ce cérémonial inusité ? Ne venait-il pas lui-même me trouver dans ma chambre, sans façon, quand il avait quelque chose à me dire ?

Il me semblait de toute évidence qu’un événement grave était arrivé et tout à coup, dans mon esprit, s’établit un rapport entre ce qui allait se passer et mon aventure de l’avant-veille.

Mon cœur battait si fort que je dus par deux fois lever la main pour frapper à la porte du cabinet.

J’ouvris.

Mon père était assis devant son bureau : il tenait à la main un coupe-papier d’ivoire dont il frappait le rebord de la table. Je l’observai quelques secondes : de petits tressaillements nerveux sur son visage révélaient comme une lutte intérieure.

Ma mère aussi était là. Sa présence m’inquiéta plus encore que la physionomie tourmentée de mon père, car elle ne quitte jamais sa chambre avant l’heure du déjeuner. Elle était dans un fauteuil, vètue d’un saut de lit de Valenciennes, l’air triste, mais calme.

Tout de suite mes parents virent l’altération de mes traits, l’émotion répandue sur mon visage.

Mon père le remarqua le premier :

— Comme tu parais fatiguée, ma petite Raymonde ! Aurais-tu mal dormi ?

Pour toute réponse je les embrassai et, affectant une mine espiègle, afin de chasser l’accablante tristesse qui flottait dans cette pièce, je leur demandai quelle affaire d’état ils pouvaient bien avoir à me communiquer à pareille heure.

Ils sourirent.

— Ma chère enfant, me dit mon père, c’est en effet une sorte d’affaire d’état. Assieds-toi là, en face de moi, et causons. Nous allons, si tu le veux bien, nous entretenir d’une question dont l’importance est pour toi capitale et ne t’échappera pas, car tu es une fille sérieuse.

Je compris. Je compris qu’en cet instant, sur ce bureau, mon avenir allait se jouer et comme je sentais mes jambes fléchir, je profitai de l’invitation que mon père m’avait faite et je pris un siège.

— Je vous écoute, père.

Malgré l’effort que je fis pour l’assurer, ma voix trembla.

Mon père réfléchit un instant. Son embarras était visible. Il reprit le coupe-papier qu’il avait abandonné, en donna quelques petits coups secs sur le bureau et commença :

— Ma chère Raymonde, tu n’es plus une petite fille. Tu n’as guère vécu, jusqu’ici, que dans l’enceinte du couvent, loin d’un monde qui est le tien et qui te réclame. Le moment est venu d’y entrer et d’y faire bonne figure. Au seuil de cette nouvelle vie, il est de notre devoir de te révéler certains détails domestiques que nous t’avions jusqu’à cette heure, toujours et soigneusement cachés, ta mère et moi, parce qu’il ne convenait pas que tu les connusses et qu’ils n’auraient pu d’ailleurs que troubler la sérénité de tes jeunes années. Nous aurions voulu te les taire toujours, puisqu’ils sont pénibles : le jour est arrivé cependant où tu ne peux plus les ignorer.

Il s’arrêta un instant, poussa un soupir et reprit :

— C’est de notre situation de fortune que je veux te parler.

Enfin ! J’allais donc avoir la clef de l’énigme qui m’avait tant torturée. Une angoisse m’étreignait le cœur, faite de crainte et de curiosité.

— Tu te fais sans aucun doute, sur notre fortune, de grandes illusions, ma chère petite, illusions que rendent vraisemblables, très raisonnables même, les apparences. La vérité est que nous sommes à la veille d’être très pauvres !…

Il répéta :

— Très pauvres !

J’écoutais attentivement, sans perdre un mot. Un voile se soulevait devant mes yeux. Hélas ! Je n’avais deviné que trop juste !

— Et cependant, nous devons au nom illustre que nous avons l’honneur de porter, de l’entourer d’un certain luxe que permet seul l’argent.

Ces paroles me firent trembler. Anxieuse, j’attendais la suite.

— J’abrège. Tu es, ma chère enfant, en âge d’être mariée. Plusieurs prétendants briguaient l’honneur de t’avoir pour femme : ils étaient, pour la plupart, porteurs de bien beaux noms qu’il m’eût été doux de voir s’allier à celui de Clovers. Hélas ! Les noms aujourd’hui ne sont pas synonymes de fortune ! Et comme d’autre part, je n’ai pas de dot à te donner, un tel mariage eût été déplorable : c’eût été la vie modeste, pour commencer, la vie en province sans doute, et puis un jour, avec les enfants, la gêne, la misère peut-être.

Je m’étais contenue de toutes mes forces, mais il me fut impossible de me taire plus longtemps. Les paroles de l’étranger, du petit homme à redingote rencontré dans le parc, me revinrent à la mémoire et, pour la première fois, un vent de révolte passa dans mon esprit.

— Alors, mon père, interrompis-je froidement, vous avez cherché ailleurs. Vous avez justement pensé que le nom de Clovers, comme toute belle chose, est susceptible de se vendre, de se vendre très cher, qu’il ne manquerait pas pour l’acheter de bourgeois millionnaires, ridicules et fats, trop heureux d’avoir pour bru la fille du marquis de Clovers, le descendant des Croisés !… Puis-je savoir à qui vous l’avez vendu ?

— Malheureuse ! s’écria mon père en se levant d’un bond.

Ma mère aussi, pâle, s’était levée.

— Tu n’y songes pas, ma fille !… Parler ainsi à ton père

Devant cette explosion de colère, je compris ce que mon langage avait de cruel et j’en eus un amer regret ; mais ç’avait été plus fort que moi.

Je me précipitai aux genoux de mon père, lui pris les mains et les baisai :

— Pardon ! Pardon, père ! Je vous ai manqué de respect… je suis une misérable ! Pardon !

La figure de mon père s’adoucit aussitôt.

— Relève-toi, ma fille, et embrasse-moi. Tu as été un peu vive, mais je te pardonne. C’est le sang des aïeux qui vient de se révolter en toi, contre les nécessités implacables du jour. Je ne t’en veux pas. Tu ignores le monde, les mœurs de notre siècle, les besoins de la vie. Il est tout naturel que tu parles ainsi. Cela prouve ta grandeur d’âme… et ta jeunesse. Plus tard, bientôt, tu comprendras et tu te rendras compte que, si un instant j’ai volontairement oublié les vieux et respectables préjugés de notre race, ce n’a été que pour mieux songer à ton avenir et pour faire ton bonheur.

— Je vous remercie, mon père, et je suis certaine que tout ce que vous ferez sera bien fait. Et cependant permettez-moi une question : le mariage est-il, comme vous semblez le dire, une simple association, dont l’avenir sera plus ou moins heureux selon que les capitaux apportés auront été plus ou moins considérables ? Croyez-vous que la première préoccupation, sinon la seule, d’une femme devant l’homme qu’on lui présente comme devant partager sa vie, ses joies et ses chagrins, doive être de savoir quelle fortune il possède. Peut-être aujourd’hui, dans les mœurs actuelles que vous connaissez et que j’ignore, les choses se passent ainsi. Aussi je dois vous paraître bien ridicule, vieux jeu, comme on dit, et je n’aurais jamais osé vous poser pareille question si, en faisant allusion à mon bonheur, vous ne m’aviez autorisée à vous parler de ce sentiment sans lequel le bonheur d’une épouse me paraît impossible ! Le nommerais-je ?… Vous allez rire !… L’amour.

— Mais, Raymonde, je ne sais vraiment pas où tu as l’esprit ! Jamais je n’ai dit que l’argent dût exclure toute affection du cœur. Je crois seulement qu’au bonheur d’un ménage moderne l’argent est aussi nécessaire que l’amour et qu’il faut se préoccuper également de l’un et de l’autre.

— Et quelle est la personne qui vous a paru…

Je ne pus aller plus loin, tant je redoutais la réponse.

Mon père sourit et regarda ma mère qui sourit à son tour :

— Ne fais pas l’ingénue, dit il, tu le sais aussi bien que nous.

Un cri m’échappa, je portai les mains à mon visage et mon cœur, depuis si longtemps torturé, se brisa dans un sanglot.

— Ma fille !… s’écria ma mère. Ma chère enfant !

— Non, non ! Jamais !… Je ne veux pas épouser M. Grandidier

— Tu ne veux pas ? répéta mon père.

Alors je fis sur moi-même un violent effort et je jetai :

— Je ne peux pas !

J’allais m’abandonner, raconter la scène du bois, le soir du feu d’artifice, j’allais dire l’impression d’horreur que m’avait produite cet homme, quand, à la lueur d’une fusée, je l’avais vu devant moi, le visage empourpré, tuméfié, apoplectique, les yeux luisants, hors de la tête, j’allais tout dire !… Une sorte de honte, comme une pudeur secrète me retint. Il y avait eu, je le sentais bien, dans l’attitude de cet homme, dans sa physionomie, dans la façon dont il m’avait pris la main, dont il y avait appliqué ses lèvres, quelque chose d’horrible, de révoltant, que je ne m’expliquais pas, mais que j’aurais rougi de laisser soupçonner, puisque j’en étais la cause.

J’essuyai mes larmes, me calmai autant que je pus et, prenant un air enjoué :

— Quand je dis que je ne peux pas, j’exagère. Mais ce qui est vrai, c’est que je n’aime pas du tout M. Grandidier, qu’il me déplait très fort, et, ajoutai-je en sautant au cou de mon père, comme au temps où, gamine espiègle, je demandais une récompense ou sollicitais une faveur, la volonté de votre fille doit vous suffire !

— Si des raisons sérieuses l’excusent. Mais je crains fort — ou plutôt je l’espère — que l’opinion que tu t’es faite de M. Grandidier ne repose uniquement sur son extérieur peut-être un peu déplaisant, j’en conviens.

— Sur cela… et sur beaucoup d’autres choses.

— Que tu serais fort embarrassée de me dire ! fit mon père en souriant.

J’étais résolue à me taire.

Il conclut :

— Enfin, Tu réfléchiras. Tu vois que je ne pèse en aucune manière sur ta décision. Tu as toute liberté. Laisse-moi seulement te dire qu’une jeune fille sérieuse comme toi ne doit pas s’arrêter aux apparences d’un homme. M. Grandidier est un charmant garçon, très bien élevé, ayant bon cœur. Il fera, j’en suis certain, un excellent mari. Quant à ses petits travers, ses petits défauts qui te rebutent et qui sont tout en surface, une bonne et gentille petite femme, telle que toi, aimable, intelligente et… rusée, n’en aurait pas pour longtemps à les faire disparaître. Nous devons donner ta réponse à M. Grandidier dans trois jours. D’ici là, Mlle Raymonde aura peut-être modifié sa manière de voir : je le lui souhaite.

Je répondis, cette fois froidement, résolument, en pleine possession de moi-même :

— Jamais je n’épouserai M. Grandidier.

— Tu réfléchiras.

— C’est tout réfléchi. Jamais.

Clovers, 23 octobre.

Les événements se précipitent avec une effrayante rapidité.

Ce que je viens d’apprendre me remplit d’effroi ! Ce que je viens de faire me semble invraisemblable !…

0 mon Dieu, vous qui fùtes le soutien de mes jeunes années, en qui j’ai toute confiance, donnez-moi la force qui me sera nécessaire, Ne m’abandonnez pas !

Hier soir, à l’heure où j’allais me coucher, j’ai cru entendre la porte du cabinet de mon père s’ouvrir et se fermer. J’en fus surprise, car mon père, quand il n’y a pas d’étrangers, a l’habitude, le soir, de rentrer dans sa chambre. Après tout, il se pouvait qu’il eùt oublié quelque chose et qu’il vînt le chercher.

Mais bientôt des bruits de voix montèrent jusqu’à moi. L’horloge des écuries sonna minuit et, bien que je ne sois pas superstitieuse, le hululement sinistre qu’une chouette jeta en passant devant mes fenêtres, me fit tressaillir.

Poussée par quelque étrange pressentiment, je suis descendue sans bruit et sans lumière et me suis arrêtée devant la porte du cabinet qui est juste sous ma chambre.

Le corridor était à peu près plongé dans l’obscurité : à l’une des extrémités seulement la petite flamme tremblotante d’une veilleuse projetait sur les murs de sombres clartés dansantes.

Alors j’ai collé l’oreille à la cloison, et, retenant mon souffle, j’ai écouté.

Tout d’abord je n’entendis rien que le sourd murmure d’une conversation à voix basse ; cependant j’ai tout de suite reconnu la voix de mon père et celle de ma mère.

Peu à peu, soit que mon oreille s’accoutumât et devînt plus sensible, soit que le ton de la conversation, ce qui est plus probable, s’élevât à la chaleur de la discussion, je saisis parfaitement les paroles.

— Ma chère, disait papa, c’est à vous de faire auprès de Raymonde une dernière démarche. Vous n’ignorez pas qu’une mère a sur la volonté de sa fille une autorité à laquelle un père ne saurait prétendre. Je suis convaincu que, si vous le voulez, vous la ferez revenir sur la décision qu’elle a prise.

— Vous vous trompez. Je connais Raymonde ; pour avoir répondu carrément comme elle l’a fait, pour s’être ainsi butée, sans rien entendre, sans rien discuter, elle doit avoir, elle a des raisons sérieuses !

— Pur enfantillage !… Un mouvement de révolte !… On lui aura raconté au couvent que des jeunes filles, en possession d’un beau nom, épousaient des jeunes gens riches, que c’était très mal, qu’il ne fallait jamais faire cela, un tas de balivernes dans ce genre. On lui aura monté l’imagination, ou bien encore ses petites amies auront dit devant elle que M. Grandidier était plaisant, ridicule, grotesque !… Et Mademoiselle votre fille, qui ne voit pas plus loin que son nez, s’est dit : moi, avoir un mari qui passe pour un plaisant, un ridicule, un grotesque ?… Moi, épouser M. Grandidier, pour qu’on se moque de moi !… Jamais. Et voilà toute l’explication de cet entêtement d’enfant, auquel vous donnez des causes qui certainement n’existent pas.

— Qu’en savez-vous ?

— Croyez-vous que Raymonde ne se serait pas empressée de nous les faire savoir ?

— Vous me paraissez oublier, mon ami, de quelle délicatesse une jeune fille es capable.


— Bon, voilà maintenant que ça va être une affaire de délicatesse. Vous déraisonnez ! Vous êtes moins sérieuse que votre fille. Il est impossible de causer avec vous !

— Et d’ailleurs je ne vois pas quelles raisons il vous faut ? Raymonde ne vous a-t-elle pas donné la meilleure, celle sur laquelle aucun argument ne saurait prévaloir. Ne vous a-t-elle pas dit qu’elle ne voulait pas se marier avec M. Grandidier ? Il lui déplaît, c’est un fait établi. Une aversion ne se discute pas : elle existe, nous la constatons, que voulez-vous de plus !

— Voilà prenez parti contre moi. C’est parfait !… Et moi qui vous priais…

— D’user de l’influence que je peux avoir sur Raymonde pour la contraindre…

— Sacrebleu ! mais je ne vous demande pas cela. La contrainte maintenant ! Pourquoi pas la force publique pendant que vous y êtes !… Je vous demande seulement de la voir, de lui parler, de la calmer, d’examiner avec elle la situation, froidement, sans parti pris. Est-ce de la contrainte, cela ?

— Mais je ne peux pas, je ne peux pas !

Et je devinais des larmes dans la voix de ma pauvre maman.

Il y eut un silence.

— Il le faut cependant, reprit mon père. Nous ne pouvons, nous ne devons pas forcer Raymonde à épouser M. Grandidier contre son gré : ce serait un crime. Mais j’estime qu’il est de notre droit, de notre devoir même, de nous assurer que la résolution de Raymonde n’a pas été prise à la légère. Car, encore une fois, et j’en reviens toujours là, que peut-elle avoir de grave à reprocher à ce monsieur qu’elle connait à peine. Il serait regrettable, vous le regretteriez les premières, vous et Raymonde, de manquer un tel mariage pour des puérilités !…

— C’est possible. Une seule chose est certaine, l’antipathie de Raymonde pour M. Grandidier, raisonnée, instinctive ou même mal fondée, que m’importe ! Et cela suffit pour empêcher ce mariage.

— Ah ! vous ne simplifiez pas ma tâche, chère amie. Je croyais n’avoir qu’une adversaire : j’en ai deux maintenant. Voyons, soyez raisonnable, une simple tentative, une seule, c’est tout ce que je vous demande !

— Il me semble que ce serait mal de ma part.

— Ma chère, en voilà assez !… Vous me poussez à bout avec vos scrupules exagérés et vous m’avez tout l’air de perdre de vue la raison qui ine fait désirer tant la réussite de ce mariage.

— Hélas !

— Songez-y : nos intérêts les plus chers en dépendent ; s’il échoue, c’est la ruine, pis que cela, le déshonneur !

À ces mots un frisson glacial me secoua tout entière. Mes oreilles s’emplirent d’un tel bourdonnement que je n’entendis plus ce que disait mon père.

Peu à peu, je repris possession de moi-même. Mon père parlait toujours :

— Ecoutez une dernière fois le triste exposé de nos affaires.

Je perçus un froissement de papiers.

— Lors de notre mariage vous apportiez en dot dix-huit cent mille francs de valeurs mobilières, et moi le château de Clovers. À la mort de la duchesse de Reuilly, votre mère, vous avez hérité de deux millions ; mon père ne me laissa que quelques menues dettes d’honneur, qu’il me fallut payer. Notre fortune s’élevait alors à environ trois millions et demi, plus le domaine de Clovers.

« Malheureusement nous avions l’un et l’autre le dédain de l’or et la soif du luxe qui ne permettent à aucune fortune, si considérable soit-elle, de résister longtemps. Vous aimiez le monde à la folie : ce n’étaient, à Paris comme à Clovers, que réceptions, dîners, bals, comédies. Moi, j’aimais le jeu et j’aimais surtout à vous voir heureuse, gaie, reine de ces fêtes que vous présidiez avec tant d’esprit et de grâce. Bref, cent cinquante mille livres de rentes ne suffisant bientôt plus, j’aliénai, avec votre consentement, quelques centaines de mille francs de votre fortune. L’histoire de mon association avec le duc de Crey vous est encore présente à la mémoire. Nous avions monté une écurie de courses ; nous faisions chacun un apport de trois cent mille francs. Bon an, mal an, cela nous coûtait une centaine de mille francs par tête. J’aurais bien voulu, dès la troisième année, me dégager de cette association ruineuse, je l’aurais pu, mais le monde eût potiné ; il eût aussi potiné si vos équipages eussent été moins brillants, vos toilettes moins luxueuses, si la maison enfin, qu’on appelait le palais des Borghèse, eut cessé un seul jour d’avoir table ouverte à toutes les célébrités des lettres et des arts.

« Huit ans après notre mariage, notre fortune était réduite à quinze cent mille francs de valeurs et à Clovers.

« C’est alors que se produisit le terrible événement qui nous ruina : la banqueroute de l’homme d’affaires qui gérait notre fortune, sa disparition, son prétendu suicide à Bruxelles, etc.

« Cette fois, force nous fut de restreindre notre train. Il ne nous restait plus en effet que les revenus de Clovers, une trentaine de mille francs, dont plus de la moitié passe à l’entretien du château lui-même, et trois mille francs de rentes, produit de cent mille francs sauvés du désastre.

« Raymonde fut envoyée au couvent. Dix années nous vécûmes ainsi à la campagne, mangeant nos rentes, ébréchant un peu tous les ans nos derniers capitaux.

« Cela ne pouvait durer indéfiniment. Nous étions au bout des cent mille francs. Pour nous procurer de l’argent, nous avions recours aux plus piteux expédients : n’avons-nous pas été jusqu’à vendre les tapisseries de l’escalier !…

« Cependant Raymonde avait grandi : elle était en âge d’être pourvue. Je résolus, avec votre assentiment, de tenter un coup suprême : emprunter sur Clovers, reprendre la vie d’autrefois et notre place dans le monde, ne fût-ce que quelques jours, tout cela pour marier notre fille.

« Ne voulant pas que Clovers fût hypothéqué — on aurait jasé dans le pays — j’eus recours à l’usurier qui bien des fois me vint en aide dans ma jeunesse, le baron Wimpfel. Il consentit à me prèter trois cent mille francs, sans exiger d’hypothèque. Je donnai seulement ma signature — le brigand sait ce qu’elle vaut — et m’engageai à lui payer quatre cent vingt mille francs dans deux ans.

« Cependant de tous côtés nous tombe du papier timbré. Vous avez pour votre part, ma chère amie, un petit arriéré de soixante mille francs chez divers fournisseurs. Je dois cinquante mille francs à droite et à gauche et quarante mille à mon ami de Rieux. Arrêtons-nous là et examinons les éventualités. Dans deux ans, nous sommes forcés de vendre Çlovers pour payer Wimpfel. L’honorable baron l’achètera et pourra enfin, rêve de toute sa vie, voir vieillir sa très honnête personne dans ce château, berceau et tombeau, hélas ! d’une des plus grandes familles de France. Pendant ce temps, que deviendrons-nous ? Il nous restera cent cinquante mille francs de dettes que nous ne pourrons payer. Réduits à la misère et déshonorés pour n’avoir pu faire face à nos engagements.

« Notre situation est telle que Wimpfel lui-même s’inquiète ; il voudrait maintenant une garantie, une hypothèque. C’est pour cela qu’il est venu l’autre jour ; il avait rencontré Raymonde dans le parc

« Voilà, ma chère amie, ce qui est et ce que j’ai cru devoir vous rappeler. »

Il y eut un long silence. Une angoisse mortelle m’étreignait l’âme : raidie, immobile, dans la peur de perdre un mot, je retenais de toutes mes forces ma respiration.

Mon père reprit :

— M. Grandidier peut seul nous sauver.

Voilà bien ce que j’attendais !

Un cri s’étouffa dans ma gorge, je chancelai et m’affaissai sur le parquet. Mais tout de suite, dans un effort surhumain, je me relevai. Une sueur froide m’inondait le visage, et j’entendis encore ces mots :

— Il nous offre de racheter toutes les créances.

J’étais àbout, près de m’évanouir. Je me dirigeai, défaillante, vers l’escalier et je me traînai jusqu’à ma chambre. Je m’enfermai à clef, me jetai sur mon lit et je me mis à sangloter.

Ainsi donc nous étions ruinés, le déshonneur nous guettait, et moi seule pouvais tout sauver : un mot, un seul mot suffisait pour cela. Je devais être la rançon de l’honneur familial.

Je ne pus réfléchir davantage : mes idées se heurtaient avec fracas dans ma pauvre tête endolorie. Je perdis connaissance.

Quand je revins à moi et que je me trouvai étendue sur mon lit, tout habillée, je demeurai quelque temps sans me rappeler ce qui s’était passé. Puis, peu à peu, la mémoire me revint. Mais n’était-ce pas le souvenir d’un rêve, d’un affreux cauchemar ? Était-il vraisemblable que j’eusse été, la nuit, écouter une conversation à la porte d’une chambre ? N’avais-je pas été, une fois de plus, la dupe de ma folle imagination ? Je dus, pour me convaincre, reprendre ma soirée de la veille, heure par heure, minute par minute. Alors seulement, il ne me fut plus permis de douter de la triste réalité. La situation m’apparut nette, horrible : on voulait me marier et l’homme à qui l’on me réservait, se trouvait être, par la plus cruelle fatalité, le seul au monde que je détestasse. En cette heure d’angoisse, comme dans tous les moments pénibles de ma vie, c’est au ciel que je m’adressai. « La prière est la plus douce et la plus forte des consolations que Dieu a ménagées aux hommes. » Je demandai à Celui qui est toute justice et toute vérité de bien vouloir m’éclairer, me dicter ma conduite.

Tandis que je priais, l’apaisement se faisait en moi : au trouble succédait le calme, et dans ce calme bienfaisant, il me sembla qu’une voix, qui descendait du crucifix d’ivoire suspendu à la tête de mon lit, murmurait : « Résignation. »

Oui, je devais me résigner, obéir. Eh quoi ! Mon bonheur était compromis ? La belle affaire !… Devais-je songer un seul instant à ma tranquillité, avant d’avoir assuré celle des êtres qui m’ont donné la vie.

Mais tout à coup, M. Grandidier se dressa devant moi : je le vis qui me tendait les bras, qui voulait me prendre !… À la pensée qu’il me faudrait appartenir à cet homme, je me révoltai de nouveau. Tout ce qu’on voudrait, la mort, oui, la mort, mais pas ça !

Mes membres tremblaient ; ma poitrine haletait, oppressée ; ma chair était moite ; une soif ardente me brûlait la gorge. Je courus à un guéridon, me versai à boire et bus avidement quelques gorgées d’eau fraîche.

Et pourquoi lui appartenir, à cet homme ? Oui, pourquoi ?… Pour éviter un désastre d’argent ?… L’argent !… Toujours ce mot, toujours cette éternelle question !… L’argent, l’unique préoccupation d’un monde frivole qui ne vit que par lui et pour lui. Mais qu’était, en fin de compte, une ruine, si complète fût-elle, auprès du sacrifice de toute une vie ? N’avais-je pas droit au bonheur, comme les autres ! N’étais-je pas jeune, jolie, aimable !… N’avais-je pas besoin, comme les autres, plus que les autres, d’affection, d’amour !… Et tous les rêves d’or que l’on fait, enfant, jeune fille, le soir, sur l’oreiller blanc, avant de s’endormir, repassèrent devant mon esprit : on imagine que l’on repose près d’un être aimé et qui vous aime, qui veille sur vous et vous protège, d’un être vague et mystérieux qu’on voit, mais qu’on ne saurait dépeindre, d’un être dont le regard est tendre et fier, dont la parole est douce et ferme, dont le cœur est fait de courage et d’amour, d’un être qui tient du prince charmant et de l’ange gardien. Et tous ces rêves, à mesure qu’ils repassaient, se brisaient tous ! Et de leurs éclats surgissait affreux, odieux, le visage de l’autre.

Non, je ne serais jamais sa femme. Était-ce de ma faute si mes parents s’étaient ruinés ? Devais-je une réparation ? Qui avait le droit de m’imposer un pareil sacrifice ? Personne, pas même Dieu, puisqu’il est juste et bon. « Demain, pensais-je, j’irai trouver mon père. Je tâcherai d’abord de le convaincre, et s’il ne comprend pas, tant pis !… Et s’il veut me contraindre, je m’enfuirai au couvent, le seul endroit où j’aie connu des jours paisibles et heureux. »

M’étant arrêtée à cette détermination, ses conséquences m’apparurent aussitôt. Mon père, ma pauvre mère dans le dénuement, dans la misère — le mot n’avait-il pas été prononcé ! — Et puis, le déshonneur. Et je les voyais vieux, souffrant, vivant à l’écart, pauvrement, et dans leurs yeux désséchés, je lisais : « Si tu avais voulu »

Si j’avais voulu ! Si je voulais ! Car cela dépendait de moi : je tenais leur destinée entre mes mains. D’un mot, je pouvais à jamais assurer le bonheur de ma pauvre maman, sa tranquillité. Oh ! la belle, la grande action ! Et tout d’un coup, je trouvai la force qui m’était nécessaire, que je cherchais en vain, je la trouvai dans le désir de voir ma mère heureuse. Et je compris que moi-même je ne serais pas malheureuse, puisque j’aurais la plus grande des satisfactions que peut rêver un noble cœur, celle d’avoir sauvé ce qu’il a de plus cher au monde.

Cependant le jour, qui se levait, blanchissait l’horizon ; une faible clarté pénétrait dans la chambre. J’allai à la fenêtre, je l’ouvris, et j’aspirai avec délice l’air frais du matin. Alors devant le spectacle qui s’offrit à mes yeux, les pelouses recouvertes de gelée blanche, les oiseaux s’éveillant dans les bosquets, la limpidité de l’atmosphère, me revint à la mémoire le souvenir de ma première matinée à Clovers. En ce temps-là et malgré mes frayeurs incertaines, j’espérais vivre en paix. Mais puisque le ciel en avait décidé autrement, je devais obéir. D’ailleurs ce parc, ces bois, ce vieux château, tout cela ne me disait-il pas de partir ! Tout cela ne semblait-il pas me dire dans le silence recueilli de cette pâle aurore : « Petite maîtresse, si tu ne pars pas, nous serons vendus. Plus jamais tu ne nous reverras. Plus jamais, non plus, nous ne reverrons celle que nous aimons tant, celle que tu aimes tant aussi, effleurer de son pied léger le sable fin de nos allées, se reposer sous la verdure de nos épais feuillages, cueillir de ses doigts blancs et frêles les fleurs de nos parterres qui ne fleurissent que pour elle ! Nous nous en irons en d’autres mains, petite maîtresse, si tu ne t’en vas pas ! »

À cette pensée qu’on pouvait vendre Clovers, les larmes me vinrent aux yeux.

Je refermai la fenêtre : ma résolution était prise.

J’étais accablée de fatigue, le corps comme endolori, meurtri. Je me déshabillai à la hâte et me mis au lit. Quelques pensées, vagues, douces, réconfortantes, sillonnèrent encore mon esprit, et puis le sommeil, un sommeil lourd, m’enveloppa.

Je ne me réveillai que fort tard dans la matinée.

Je descendis chez mon père, l’air souriant, et je luis dis :

— Mon cher papa, j’ai réfléchi. Je veux bien épouser M. Grandidier.

Sa figure, à ces mots, s’était épanouie de joie.

— Ha ! ha ! J’en étais bien sûr que nous reviendrions sur nos grands mots et nos protestations !… Vous mériteriez, Mademoiselle la sotte, pour vous apprendre une autre fois à réfléchir avant de parler, vous mériteriez que je ne vous entendisse plus !… Petite bébête, va !

Je l’ai embrassé et me suis sauvée dans ma chambre. J’y ai pleuré toute la matinée.

Clovers, 24 octobre.

M. Grandidier est venu aujourd’hui chercher la réponse. J’étais avec mes parents dans le salon quand il y est entré.

Il était très pàle.

— Monsieur Grandidier, a dit mon père en s’avançant à sa rencontre et en lui prenant les mains, nous avons une bonne nouvelle à vous annoncer.

Le visage de M. Grandidier s’est illuminé : il m’a regardée et dans ses yeux une larme, une larme de joie et de reconnaissance, a brillé. En ce moment, mon antipathie instinctive pour cet homme se dissipa tout d’un coup ; de bon cœur, généreusement et sans arrière-pensée, je lui tendis la main : il la saisit, la retint longtemps et la pressa dans la sienne. Hélas ! je reconnus l’étreinte : elle brisa l’illusion et je compris alors que seulement un éclair de pitié avait une seconde dissipé la profonde et sombre aversion qui sourd, intarissable, dans mon cœur.

Comme il ne disait rien et que tous se taisaient, émus, je résolus de rompre moi-même le cours de mes amères réflexions et je pris la parole :

— Monsieur, mes parents m’ont dit que vous me faisiez l’honneur de me demander en mariage. Après avoir réfléchi — j’insistai à dessein sur ce mot — j’ai décidé que Raymonde de Clovers s’appellera…

Il devina peut-être que ce nom sonnerait mal dans ma bouche : il m’interrompit.

— Merci, Mademoiselle. Il m’est impossible de vous dire et vous ne comprendrez jamais le bonheur que j’éprouve et que je vous dois. Je m’efforcerai seulement d’en être le moins possible indigne. Merci, Mademoiselle, merci !…

Son émotion, qui allait croissant, le contraignit d’interrompre les expressions de sa gratitude. Maman pleurait. Papa m’attira dans ses bras et m’embrassa.

Alors je pris congé de mon fiancé — ô ironie ! — et je me retirai dans ma chambre. Maman ne tarda pas à m’y rejoindre, laissant M. Grandidier s’entretenir avec mon père.

Quand nous nous trouvâmes seules ensemble, ma mère me prit la tête dans ses mains. — Raymonde, ma petite Raymonde, murmura-t-elle, tu l’aimes au moins, ce monsieur ?

Son instinct maternel avait soupçonné la vérité.

Je faillis, dans un élan du cœur, lui tout avouer.

Mais il était trop tard. Le sacrifice était maintenant inévitable, devait être consommé : à quoi eût servi d’alarmer la conscience de ma chère maman.

— Mais, lui répondis-je en souriant et de la façon la plus naïve, puisque je l’épouse, c’est que je l’aime.

— Vrai, bien vrai ?… Jure-moi que c’est la vérité.

Il est des faux serments qui ne peuvent être des crimes.

— Je vous le jure, petite mère.

Et je me jetai dans ses bras, où j’étouffai mes larmes.

Paris, 10 février.

Près de quatre mois se sont écoulés sans que j’aie eu la force de prendre la plume. J’ai vécu, apathique, plongée en une sorte de somnolence. Il me semblait que je n’existais plus : tout m’était indifférent. Seule, dans cet anéantissement de mes facultés, me resta nette la conscience d’avoir à tout jamais perdu la paix de mes années de jeunesse.

Pauvre journal, confident de mes pensées, de mes joies et de mes peines, c’est aujourd’hui que je te reprends. J’ai fui quelques instants, pour me confier à toi, les splendeurs d’une fête qui pour moi n’est que la consécration d’un martyre. Cela me fait du bien de me retrouver seule, dans ma chambre, et je profite avidement de la jouissance que j’éprouve parce que l’on viendra trop tôt m’y arracher.

— Il est six heures. Ce matin, c’était le mariage à l’église, car je suis mariée maintenant ! Je ne suis plus Raymonde de Clovers, je suis Mme Grandidier ! À peine si je peux y croire : il me semble que c’est une plaisanterie, une mascarade. Tout s’est fait sans que je m’en aperçusse.

Et durant des heures — d’autres en tireraient vanité — il m’a fallu sourire à des gens que je connais peu ou point, qui tous me sont indifférents, à qui je suis indifférente.

Enfin, paraît-il, il n’y a qu’à se louer de la manière dont les choses se sont passées. Ma pauvre chère maman est enchantée : ma robe allait à merveille et l’église était pleine, archi-pleine. Maman assure qu’il y avait deux fois plus de monde qu’au mariage de Jacqueline, lequel a été célébré la semaine dernière. Quel triomphe !

Quant à mon père qui craignait de la part de notre famille — du côté des vieux intransigeants — quelques fâcheuses abstentions, lesquelles n’auraient pas manqué d’être remarquées — on avait chuchoté tout bas le mot de mésalliance — il est aux anges ce soir : pas un vide, pas même une remarque désobligeante ni une note discordante dans le concert de louanges qu’on nous a servi à M. Grandidier et à moi. C’est parfait. J’ai mesuré aujourd’hui, exactement, la puissance de l’argent : elle est bien grande.

Demain on lira dans les journaux que la cérémonie fut magnifique, que Tout-Paris y assistait, s’y pressait, que la mariée était délicieuse et souriante, que son visage rayonnait d’une joie bien naturelle, et plus d’une femme du peuple, plus d’une petite ouvrière, plus d’une bourgeoise même dont j’envie le calme et la paisible médiocrité, enviera mon bonheur !

Ah ! que je donnerais de bon cœur mes millions d’aujourd’hui pour ma gaîté d’autrefois !

Cher couvent, abri de mon enfance, solitude si douce aux âmes fragiles, modeste chapelle aux vitraux coloriés, toute remplie du parfum des autels, vieux murs qui résonniez au bourdonnement des cantiques, tout ce que j’ai aimé, tout ce que je regrette, que vous êtes loin !

J’ai aperçu, dans la foule, le béguin blanc de notre mère supérieure. Elle fixait sur moi ses grands yeux bleus, ses regards droits et profonds qui lisent dans les âmes, et sur ce beau visage frêle, presque diaphane, tout imprégné de la grâce éblouissante d’une jeunesse qui a survécu à elle-même, que la vie n’a pas flétrie, et de ce charme imposant d’une noble vieillesse, un sourire est passé qui s’adressait à moi. Et je lui ai souri, mais mon cœur s’est serré et j’ai failli pleurer.

M’est-il permis de douter un instant que ma vie sera malheureuse qui s’ébauche sous de tels auspices. Décor, mensonges, façades ; moi seule connais la vérité !

Dans mes oreilles, toutes pleines encore du ronflement des grandes orgues, du brouhaha de la foule, des chuchotements de la sacristie, sonnent avec obstination, inoubliables, ironiques, les paroles du prêtre, l’abbé de la Vernière, qui consacra mon sacrifice et m’ouvrit le chemin du calvaire.

J’ai sous les yeux, gravé sur chine, coquettement relié, orné d’une faveur bleu de ciel, le texte de ce discours. Je le glisse entre deux feuillets de mon journal ; en ce jour, en cet endroit sa place est indiquée :

« Ce m’est un grand honneur, mieux que cela, une grande joie, que d’être appelé à bénir votre union, Monsieur et Mademoiselle, et de venir, l’un des premiers, vous apporter mes vœux pour une vie de félicité dont ce jour est l’aurore.

« Un grand événement va s’accomplir : il importe que vous en saisissiez la grandeur même et toutes les conséquences et que, conscients des devoirs qui vous vont incomber désormais, vous soyez en mesure de n’y jamais faillir.

« Songez-y bien, vous êtes, Monsieur et Mademoiselle, parmi les heureux de la terre, qui trop souvent à notre époque justifient comme à plaisir les griefs qu’on formule contre eux. Vous êtes parmi ceux sur lesquels se portent tous les regards, toutes les convoitises, toutes les haines, ceux dont on épie avec un soin méchant, les moindres actions, les moindres gestes. Comme tels, vous devez donner l’exemple des vertus chrétiennes qui sont en vous et que vous développerez avec ardeur.

« C’est donc une mission sainte, j’allais dire un apostolat, que vous avez à remplir dans le monde, et vous la remplirez, cette mission sacrée, parce que vous êtes entourés de personnes qui vous y aideront, parce que, vous mêmes, possédez ce qu’il faut pour la mener à bien.

« Vous, Monsieur, si jeune que vous soyez, vous vous êtes déjà, par votre travail et par votre intelligence, placé au rang des sommités de l’industrie française. Faire l’éloge de votre carrière, si courte encore et déjà si remplie, ce me serait long et difficile et votre modestie m’en tiendrait rigueur.

« Quant à vos vertus, si je les ignorais, un détail qui me frappe suffirait à me les révéler. Je vois se presser tout au fond de ces voûtes des gens dont les vêtements trahissent l’humble condition. Qui sont-ils ? Que sont-ils venus faire parmi ce luxe répandu à profusion ? Demandez-leur, ils vous répondront. Ils sont venus, laissant là pour un jour leurs outils de travail ; ils sont venus, fidèles serviteurs d’un maître respecté, vénéré, aimé, ils sont venus, Monsieur, vous apporter l’humble et touchant témoignage de leur profonde reconnaissance. Et cette timide et superbe démonstration en dit plus long, croyez-moi, que le plus long des panégyriques.

« Mais vous êtes plus encore qu’un éminent représentant de la grande industrie. Le peuple vous a confié la défense de ses droits et de ses intérêts ; il ne pouvait la remettre en de plus dignes mains. Dans cette tâche délicate et grande, Dieu vous guidera ; il vous a donné les vertus qui font les vrais hommes politiques, l’honnêteté, l’intégrité, la foi dans une idée, la volonté ferme de la faire triompher coûte que coûte. Il vous donnera la joie d’atteindre le noble but qui séduisit votre activité.

« Vous, Mademoiselle, n’oubliez jamais que vous êtes fille du marquis de Clovers, petite fille du maréchal duc Richard de la Guétry de Clovers, descendante des plus illustres preux de notre belle histoire. Que tant de gloire vous abrite d’une ombre tutélaire.

« Vous continuerez d’être la chrétienne que nous avons connue, petite fille, jeune fille, sur les bancs du catéchisme de cette paroisse.

« Vous serez l’épouse chrétienne, comme vous fûtes la fille pieuse et dévouée.

« Il m’est pénible de jeter une note de tristesse parmi tant de joie et de bonheur : c’est mon devoir de prêtre. Oui, ne vous faites pas d’illusions, Mademoiselle, vous allez rencontrer sur votre route des obstacles de toutes sortes, des contrariétés, des déceptions, des chagrins que la sollicitude d’une mère incomparable vous avait jusqu’ici épargnés. Ce ne sera plus le couvent, c’est-à dire le calme ; ce sera la vie, c’est-à-dire la tempête. Mais je demeure sans crainte, parce que vous emportez avec vous le viatique qui rend invincible et qui fait victorieux, parce que vous avez la foi.

« Plus tard, bientôt sans doute, vous serez mère. De nouveaux devoirs vous incomberont alors et toujours la Religion vous les indiquera et vous donnera la force de les remplir.

« Et maintenant, Monsieur et Mademoiselle, éloignez-vous un instant par la pensée de toute cette foule élégante, élite de l’aristocratie française, de l’aristocratie des sciences, des arts, des lettres, de la politique, de la finance et de l’industrie, de cette foule accourue pour vous apporter un témoignage d’affection et ses vœux de bonheur. Recueillez-vous, afin d’être plus dignes de recevoir le divin sacrement qui va vous unir à jamais.

« Et puis vous partirez, vous franchirez le seuil de ce temple et vous retournerez, vous, Monsieur, à vos occupations, vous, Mademoiselle, au monde qui vous réclame.

« Marchez, époux chrétiens, fièrement et droit. Foulez aux pieds les tentations qui pousseront sous vos pas, comme autant de fleurs séductrices mais empoisonnées. Ne perdez jamais de vue le seul but de votre existence, le ciel.

« La vie vous sera facile et douce, puisque vous vous aimez et que la fortune vous sourit et vous comble. N’oubliez pas toutefois, dans votre félicité, que la terre est couverte de misères, que vous n’êtes, hélas ! qu’une heureuse exception ! Vous êtes riches, ne jetez pas votre richesse au plaisir et à la frivolité. Faites la part des pauvres, faites-la très large. Donnez, donnez : « Qui donne aux pauvres, prête à Dieu. »

« Vous allez maintenant, Monsieur et Mademoiselle, vous joindre à moi dans mes prières. Vous allez offrir votre bonheur à Dieu qui vous l’a donné et, si jamais l’horizon s’obscurcit, vous lui offrirez vos chagrins. Dédaignez les remèdes du monde qui étourdissent mais ne guérissent pas. Encore une fois, regardez le ciel, époux chrétiens ! Regardez le ciel : c’est de là haut que vous viendra toute vraie consolation.

« Ainsi soit-il. »

En entendant ces paroles ; celles surtout ayant trait à un bonheur que je ne connaîtrai jamais, les larmes, à plusieurs reprises, me sont montées aux yeux.

Tout cela n’est-il pas profondément ridicule !

Non pas que je m’élève contre la religion : plus que jamais, je sens que j’en aurai besoin : je n’entends relever ici que ces formules banales, ces tirades déclamatoires, ces louanges sans mesure, sortes de guirlandes fleuries sous lesquelles on dissimule de trop tristes réalités.

Oh ! oui ; mon Dieu, donnez-moi la force qui me sera nécessaire. Aidez-moi, dirigez-moi, ne m’abandonnez pas. En vous, je mets toute ma confiance, tout mon espoir.

Je pleure, mais il m’est doux de pleurer à vos pieds. Ma douleur se sanctifie, puisque je vous l’offre. Mon sacrifice devient grand et je suis fière de la blessure que je porte au cœur.

Et pourtant quand j’y pense, je crains d’avoir trop préjugé de mes forces. Suis-je vraiment à la hauteur de la tâche que j’ai entreprise ? L’ai-je seulement bien comprise.

Tout à l’heure, dans un instant, un homme pour lequel je n’ai ni amour, ni amitié, ni affection, ni sympathie, ni même indifférence, un homme que je méprise, dont la seule vue m’est insupportable, va venir. Il va venir me chercher, c’est son droit. Et je vais lui appartenir.

Lui appartenir !… Qu’est-ce au juste que cela ? Que signifie ce mot ? Comment s’exercera sur moi son droit de propriété ? Quelles en sont les limites, quelle en est la nature ? Que veulent dire ces paroles, toutes pleines d’engagements mystérieux : « La femme doit obéissance à son mari. »

Cette chose inconnue qui m’attend, qui doit être, je le sens, j’en ai la conviction, si douce à ceux qui s’aiment et qui me fait peur à moi… Ah ! non, non ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas !… Ce n’est pas ma faute si je le déteste, cet homme !

Que faire !

Que faire ? Mais il l’a dit, lui, le prêtre :

— Regardez le ciel : c’est de là-haut que vous viendra toute vraie consolation.

Seigneur, vous qui dispensez la félicité et le malheur, vous avez jugé bon de me faire souffrir. Seigneur, source de toute sagesse et de toute justice, vous avez pour cela quelque sage et juste raison ; il ne m’appartient pas de la vouloir connaître.

Que votre volonté soit faite !

Paris, 11 février.

— Ne pleure pas, ma chérie, disait ma mère. Maintenant que tu es déshabillée, couche-toi vite de peur de prendre froid.

— Oh ! maman ! ma bonne maman ! Ne partez pas, je vous en prie, je vous en supplie ! Restez auprès de moi, cette nuit !

— Mais c’est impossible, ma mignonne. M. Grandidier va venir. Il est ton mari maintenant. Tu es sa femme et… Comment te dire ? Enfin, tu devras lui obéir… tu comprends… même si… même s’il te demandait des choses… des choses qui, au premier abord… peut-être…, certainement… te paraîtront un peu… un peu extraordinaires !

Elle s’arrêta, se prit la tête dans les mains.

— Mais tu vois bien que je suis triste aussi, puisque je pleure !

— Maman, maman ! Ne m’abandonnez pas !

Je jetai mes bras autour de son cou et je m’attachai à elle de toute la force de mon désespoir.

Elle se plaignit sous l’étreinte qui l’étouffait. Mes nerfs tout d’un coup se détendirent : épuisée, inerte, je retombai sur le lit.

Nous pleurions toutes les deux.

Elle fit un effort, se redressa, me regarda et sourit à travers ses larmes.

— J’étais venue pour te parler sérieusement, dit-elle, t’encourager, s’il en était besoin, et voilà que… C’est bête ! Écoute, Raymonde, sois raisonnable. Tu t’alarmes sans motif. Les usages, les convenances, la difficulté qu’on éprouve à en parler, font que jusqu’au dernier moment, jusqu’à la consommation même du mariage, on laisse les jeunes filles dans l’ignorance de certains… détails qui, si tu veux bien m’en croire, pour tout mystérieux qu’on les tienne, sont loin d’être les plus désagréables de la vie.

Elle rit et elle ajouta :

— Guy de Maupassant appelle cela « le grand secret de l’amour » et reconnait lui-même qu’il est difficile à une mère de le divulguer à sa fille.

Attentivement, je l’écoutais parler. J’essayais de pénétrer le sens de ces paroles pour moi incompréhensibles, sans y parvenir, et le voile obstinément maintenu jusqu’au dernier moment sur cette chose qui allait s’accomplir ne faisait qu’augmenter ma terreur.

Quelque effort d’imagination que je fisse, je ne pouvais comprendre un événement sur lequel une mère ne pût s’expliquer à sa fille franchement et sans détour, et qui ne fût pas quelque chose d’affreux, de monstrueux ! Il m’était impossible de concevoir un acte qu’on pût honnêtement accomplir et dont il fût malhonnête de parler.

— J’ai peur, maman ! Vous voyez bien que je tremble ! Je sens que je vais être malade !

Et je pensais en moi-même :

— Si je pouvais mourir !

— Cette journée fatigante t’a un peu énervée, me dit ma mère. Cela n’a rien d’étonnant. Comme tu riras demain de tes folles terreurs d’aujourd’hui ! À quoi penses-tu ?

— Ma petite mère adorée, je pense que, puisque vous m’aimez bien et que vous me voulez voir toujours heureuse… Oh ! c’est peut-être difficile ce que je vais vous demander là, mais cela serait si gentil ! Oh ! oui, dites à M. Grandidier que je suis souffrante, que toutes ces cérémonies m’ont horriblement fatiguée, qu’il vaut mieux que je passe la nuit seule, que demain…

— Pauvre mignonne ! Mais tu te montes l’imagination ! Tu le lui diras toi-même, à ton mari, et il sera enchanté de commencer son règne par… un don de joyeux avénement.

Elle sourit et continua :

— Ne dirait-on pas à t’entendre que c’est le diable en personne que tu vas recevoir ! Ah ! si tu n’aimais pas ton mari, si tu étais dans la situation de quelqu’une de ces malheureuses jeunes filles que l’on met, presque de force, en tout cas contre leur bon plaisir, dans le lit d’un monsieur pour lequel elles n’éprouvent que de l’aversion, sinon plus !… Ah ! s’il en était ainsi !… d’abord tu ne serais pas ici, ni moi non plus.

Elle se mit à rire.

Son rire me fit mal et me glaça. L’ironie, l’ironie partout, jusque dans la bouche de ma mère ! En cette minute, je compris à quel point j’étais seule, abandonnée, sans secours. Je compris toute l’étendue du malheur que je venais d’épouser. Le silence irritant, dans lequel résonnaient encore ces derniers mots et ce rire innocemment cruel, me pesait : pour le rompre, je jetai au hasard, sans savoir ce que je disais :

— Alors, vous partez ?

— Il le faut, mais demain je viendrai te voir, et je gage que ma chère petite Raymonde n’aura plus ses idées noires.

Elle pencha sur moi sa belle tête blonde, si fraîche, si riante, si jeune encore. Tout le caractère de cette femme se lisait dans ses yeux, pleins de larmes une minute avant, maintenant radieux. Ah ! certes, ma chère maman n’avait jamais connu dans sa vie de torture approchant la mienne : ce visage sans rides et ce front sans nuages le disaient bien. Une heureuse insouciance, faite de bonne humeur et d’un peu de frivolité, lui avait permis de passer par le monde sans y jamais rien voir que les roses offertes à sa beauté, à sa grâce et à son esprit. Quelquefois, peut-être, une épine avait rencontré le bout de son doigt : la souffrance avait été vive, mais brève, à peine avait-elle duré l’espace d’une seconde et s’était évanouie.

Et j’éprouvai soudain comme un remords d’avoir, ne fût-ce qu’un instant, assombri ce visage radieux, plissé ce front si pur, mis quelques larmes dans ces beaux yeux clairs.

Je fis un effort sur moi-même, je souris et, l’ayant embrassée :

— Bonsoir, petite mère. À demain.

— Ah !… Voilà que cela va déjà mieux.

Je souris de nouveau et dans le baiser que je lui donnai, j’étouffai un sanglot.

Elle sortit.

J’entendis le bruit léger de ses pas et le froufrou de sa robe s’évanouir dans le silence.

J’étais seule, toute seule maintenant, dans cette vaste chambre que M. Grandidier, que « mon mari », venait de faire aménager pour me recevoir, dans son hôtel de l’avenue du Bois de Boulogne.

De chaque côté de la cheminée de marbre blanc, s’épanouissaient, sous forme de fleurs, des lampes électriques. Une autre était dissimulée dans la mousseline du ciel de lit ; sa lumière, agréablement tamisée, descendait, se glissait tout le long des plis de la gaze des rideaux, roses comme les tentures. Sur une table, dans un vase de cristal, quelques orchidées, elles aussi roses, d’un rose très pâle. En somme, simple et luxueux à la fois, c’était assez bien meublé, quoique dominât le goût anglais qui n’est pas le mien. Je me rappelai alors qu’on m’avait consultée, qu’on m’avait demandé la couleur que je préférais pour les tentures, quels meubles je voulais, quel était mon style de prédilection. À toutes ces questions, j’avais invariablement répondu : « Ça m’est égal ». Et de fait que m’importaient la couleur des rideaux et le style du mobilier ! Si l’oiseau prend soin de son nid, c’est qu’il y doit abriter son bonheur.

Mes regards se portaient sur une tête de femme, finement travaillée dans un gros bloc de marbre blanc, quand la porte s’ouvrit discrètement.

M. Grandidier parut. Je l’avais oublié. Involontairement je tressaillis.

Il était en habit.

Il s’approcha du lit, souriant ; je m’enfonçai sous les couvertures.

Il crut que je voulais badiner, car il se mit à rire.

— Coucou ! fit-il.

Il rejeta le drap qui me couvrait :

— Ah ! la voilà

Cette plaisanterie stupide me révolta.

— Monsieur !…

— Vous voulez rire, je pense, ma chère belle ! Appelez-moi Raoul.

Il approcha sa figure de la mienne, que je rejetai en arrière.

— Raoul ?

— Dame ! Évidemment. Vous n’allez pas m’appeler M. Grandidier long comme le bras, maintenant que je suis votre mari et que vous êtes ma femme, ma petite femme que j’aime, que j’adore !

Il s’était assis sur le lit et m’avait pris une main qu’il caressait et par intervalles couvrait de baisers.

— Si vous saviez comme je suis heureux ! Et qu’on va être bien tous les deux dans le dodo !

Pas une phrase habile, pas une avance ingénieuse ; à chacune de ses paroles, bêtes et triviales, s’accroissait mon irritation.

Il y a des instants dans la vie, où l’intelligence s’éclaire tout d’un coup d’une lumière étrange, où l’on comprend par une sorte d’intuition ce que l’expérience n’a pu vous apprendre. C’est ainsi que je devinai chez cet homme, trahi par le moindre de ses gestes, la moindre de ses paroles, cette brutalité particulière que donnent la domination des choses faciles, la société des filles.

Dès lors il cessa de m’être seulement antipathique : il me répugna.

Cependant il avait abandonné ma main qui gisait sur les draps. Il se leva et se penchant à mon oreille :

— Je vais revenir, dit-il.

Il disparut dans le cabinet de toilette, attenant à la chambre. Je l’entendis se déchausser, retirer ses vêtements, procéder à sa toilette.

Il reparut il avait une chemise de soie rose. Ainsi accoutré, son ventre bedonnant tendant l’étoffe légère, il était tellement drôle, tellement ridicule, que si je n’avais pas eu envie de pleurer, j’aurais certainement ri.

— Voulez-vous être gentille, Raymonde ?

— Mais, mon ami…

— Appelez-moi Raoul.

Je me mordis les lèvres et ne répondis rien.

— Faites-moi une petite place, là, à côté de vous.

Il souleva le drap, se glissa et son corps me frôla.

Je frissonnai.

— Vous avez froid, mon amour adoré ?

Un sourire bestial plissa sa bouche :

— Soyez sans crainte : dans quelques instants vous n’aurez plus froid.

Seules, les malheureuses qui ont connu l’épouvantable torture d’appartenir à un être dont tous les baisers, toutes les caresses froissent comme une insulte, salissent comme un outrage, savent tout ce qu’une femme peut souffrir en un pareil moment.

Il continua :

— Mais vous ne m’avez encore rien dit d’aimable, Raymonde ! Je t’aime, je t’aime à la passion, ma chérie !… M’aimes-tu un peu, toi ?

J’éclatai de rire, d’un rire nerveux, strident, sauvage, fait de rage impuissante.

— Ne te moque pas de moi, mon amour, et dites bien vite que vous l’aimez un peu, un tout petit peu, votre petit mari !

Oh ! que ces mêmes mots, que je ne puis écrire sans frémir de dégoût, doivent être doux dans la bouche d’une personne que l’on aime. Une douleur nouvelle s’ajouta à la mienne : le regret de ce bonheur auquel j’avais volontairement renoncé. Dire que j’aurais pu être heureuse, comme d’autres.

— Raymonde, Raymonde ! murmurait-il, le visage tuméfié, les yeux injectés de sang.

Il s’était approché de moi et, soulevé sur un coude, il me contemplait comme une proie.

— Raymonde !… cria-t-il, frémissant.

Il eut un rire joyeux, comme un rire de triomphe, et ses yeux brillèrent d’un éclat étrange, du même éclat que le soir, là-bas, dans le bois…

Alors… Non, ma plume indignée se refuse à décrire ce qui se passa. Oh ! le souvenir de cette scène ne s’effacera jamais de ma mémoire. Toujours, je verrai cet homme, que la passion avait fait une brute, se ruer sur moi, m’étreindre !… Toujours, je garderai sur mes lèvres l’horrible brûlure de son baiser de feu !…

Voilà donc ce que l’on me cachait ! Voilà donc ce qu’ils appellent le droit du mari ! Ha !

Ha ! le droit de vous blesser dans votre chair, de vous froisser dans votre cœur, dans ce que vous avez de plus intime, de plus délicat et de plus respectable ! Ah ! quelle horreur !

Y a-t-il des lois pour vous contraindre à un pareil esclavage ? Se rencontrent-ils des gens pour vous blâmer si vous vous révoltez ? Est-ce un devoir de se soumettre, d’étouffer en soi le cri d’indignation, de désespoir et de douleur d’une vierge surprise dans sa bonne foi, violée dans tout son être ?

Non, non, ce n’est pas possible !