Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Décembre 1917

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6 décembre 1917.

Toute entrave nouvelle à la paix m’inquiète et m’exaspère. Voici que la question d’Alsace-Lorraine renaît, sous un aspect neuf. Les Américains exigeraient que le retour de ces deux provinces ne fût pas une condition préalable de la paix, mais qu’il fût discuté au cours des pourparlers.

Cette impression s’est dégagée d’une conférence interalliée qui vient de s’achever à Paris. Par ailleurs, on y aurait discuté vainement, une fois de plus, d’un haut commandement unique. Elle s’est terminée, comme un vaudeville, dans un grand bruit de portes claquées. Lloyd George partit précipitamment pour l’Angleterre afin, dit-on, d’y combattre l’influence de lord Lansdowne. Cet ancien ministre des Affaires Étrangères a publié, à la veille de la Conférence, une lettre où il se propose de montrer à l’Allemagne qu’on ne veut pas attenter à son existence, mais qu’il s’agit d’établir le Droit. Cette lettre a provoqué, dans la grosse presse anglaise, des articles furieux qu’on nous sert copieusement.

On voit encore une preuve des intentions américaines sur le retour de l’Alsace-Lorraine dans le silence qu’observe sur ce point le dernier message du président Wilson. À propos de ce message, voici les réflexions — découpées dans une lettre — que le ton général de ce document inspire à Anatole France :

« Le président Wilson a ses desseins, qui ne sont pas ceux de l’Angleterre, de la France et de l’Italie. Il fait la guerre aux Allemands pour leur perfectionnement moral. Il ne déposera les armes que lorsque les Boches, formant un peuple de Justes, marcheront dans les voies du Seigneur, sous des chefs inspirés du Ciel, tels que les Juges d’Israël ou les présidents des États-Unis d’Amérique, et suivront les préceptes saints d’un nouveau Gédéon ou d’un autre Wilson. Il prie son dieu d’opérer promptement cette transformation merveilleuse. Cependant Guillaume demande au sien de ne pas permettre que le peuple allemand soit soumis aux dieux des nations étrangères. Le dieu de Wilson et le dieu de Guillaume sont deux puissants dieux, dont les foudres peuvent longtemps s’entrecroiser sur nos têtes. Lord Lansdowne veut détourner ce présage. Sa lettre a soulevé en Angleterre des colères de presse qu’on nous a étalées. On ne nous a pas communiqué les approbations que les journaux libéraux ont données à ce vieux conservateur. Au reste, nous ne savons rien des choses d’Angleterre. »

8 décembre 1917.

La presse cache soigneusement les vastes grèves qui ont agité la région métallurgique de la Loire. 150.000 ouvriers auraient abandonné le travail. Le nouveau gouvernement voulut employer la manière forte et menaça de renvoyer au front les ouvriers d’usines de guerre. Déjà, à la fin du mois dernier, pour réprimer à Paris les grèves du bâtiment, il avait appelé un bataillon de chasseurs à pied, composé de jeunes soldats qui eussent moins hésité que leurs aînés à réprimer une émeute. En général, les officiers ne répondent plus des troupes qui seraient chargées de cette besogne. Mais le gouvernement a dû composer et revenir, en somme, aux procédés de ses prédécesseurs. Sur le conseil du secrétaire du syndicat des métaux, Merrheim, il a rappelé un syndicaliste dont l’envoi au front avait provoqué le soulèvement.

10 décembre 1917.

Paron m’apporte une caricature parue dans un journal pacifiste américain, peu avant l’entrée en guerre des États-Unis.

Le roi de l’acier présente des canons au président Wilson.

— Achetez-moi ces canons.

— Mais je n’ai pas d’ennemis.

— Achetez-moi toujours ces canons. Je vous procurerai ensuite des ennemis.

17 décembre 1917.

La demande de poursuites contre Caillaux éclate. Malgré les attaques de presse, les rumeurs de couloirs, qui la laissaient prévoir, c’est une stupeur. Le réquisitoire qui demande la levée de l’immunité parlementaire fait état de propos, rapportés par des attachés d’ambassade, qu’il aurait tenu en Italie, et de banales relations avec Almereyda et Bolo. À travers ces deux hommes, c’est donc bien lui qu’on visait.

Depuis longtemps, il s’était attiré la haine de tous ceux que menaçait l’impôt sur le revenu. Et cette hostilité apparaît aujourd’hui amèrement comique, quand on réfléchit que la guerre, acceptée, honorée, sanctifiée par ces mêmes gens, les écrasera sans doute d’impôts dix fois supérieurs à celui qu’ils voulaient écarter. Ces haines s’aiguisèrent au moment d’Agadir. Pourtant, l’accord de 1911 évitait un conflit à l’heure la plus défavorable et déchaîna, chez les pangermanistes, des fureurs qui dépassèrent celles de nos nationalistes.

Mais c’est de cette politique de détente, de cette politique humaine, que les partis de guerre prennent ombrage, en France et en Angleterre. Elle gêne leurs vues, leurs plans. Elle leur est intolérable. C’est elle qu’ils veulent atteindre en lui. Clemenceau exécute au pouvoir les mesures qu’il réclamait dans l’opposition. Tragiquement, l’antagonisme des deux doctrines se concrète.

Foucard, administrateur innombrable, solennel et creux — il a, dit Paron, la majesté vide d’un ballon : du néant sous de la soie — déclare, la barbe horizontale :

— Il faut qu’il soit disqualifié.

Pour le perdre, les adversaires de Caillaux jouent de la trahison. J’imagine qu’ils n’y croient pas. Mais la foule y croit. En temps de guerre, cette idée de trahison se répand dans les masses comme un toxique foudroyant. Il semble même qu’elles en aient besoin, comme les malades ont besoin de morphine. Ce poison devient un baume sur les blessures de l’orgueil. La trahison explique tout : les échecs, les lenteurs, les mécomptes ; elle endosse toutes les fautes. Et elle satisfait aussi ces âcre instincts de défiance, de vindicte et de cruauté que la guerre a déchaînés dans les âmes.

Jamais, depuis trois ans, le rôle tout-puissant de la presse n’apparut aussi nettement, dans une aussi dure lumière. Car le passant n’est renseigné que par la presse. Ce qu’il croit savoir de Caillaux, il le tient uniquement de la presse. L’opinion qu’il croit s’être faite de Caillaux fut forgée par la presse. Et le cri de haine qu’il croit jailli de son cœur n’est que le docile écho des fureurs calculées de la presse.

Pouvoir sans pareil au monde, seul capable d’aussi détestables miracles : un grand bourgeois, s’attirant par là même la vindicte de sa caste, sert à deux reprises la cause des humbles, en leur évitant la guerre et en s’efforçant d’alléger leurs charges ; et la presse parvient à déchaîner ces humbles contre lui…

Sous ce coup de stupeur, on oublie les autres événements de ces derniers jours. Certains, pourtant, étaient d’importance. L’armistice signé par cette même Roumanie dont l’intervention éveilla de miraculeuses espérances. La prise de Jérusalem par les Anglais, que les cloches de Londres, muettes depuis trois ans, célèbrent à toute volée. Charles Humbert poursuivi. Il aurait accepté pour son journal les millions de Bolo. Quelle houleuse destinée… Il rappelait volontiers ses débuts humbles et rudes. Puis il devint officier, journaliste, sénateur. En août 1914, il appréhendait pour lui le sort de Jaurès : ne l’accusait-on pas d’avoir précipité la guerre en dénonçant à la tribune un manque de préparation militaire ? Au contraire, sa campagne « Des canons ! Des munitions ! » le met au rang des grands prophètes orthodoxes. Son journal fortifie sa puissance. Gens en place, généraux, lui font une plate cour. Il dédaigne d’être ministre : « J’en vaux trois ». Éclate l’affaire Bolo. Le « gros Charles » se sent-il atteint ? Il se roidit, lutte, menace, debout. Soudain, il s’affaisse. Poursuivi par la justice, renié par la plupart de ses rédacteurs, il n’est plus rien pour un temps.

17 décembre 1917.

Et pendant que l’atmosphère de drame se trouble et s’épaissit, on colporte des mots — plus ou moins véridiques — de Clemenceau. Avant le premier Conseil du nouveau Cabinet, le hasard des allées et venues le laissa seul avec Poincaré, qu’il attaquait depuis trois ans dans son journal avec une violence effrénée. On lui demanda :

— Qu’avez-vous fait, dans ce tête-à-tête ?

— L’amour.

Un autre jour, au Conseil, on s’émut de la situation précaire que l’arrivée des maximalistes au pouvoir créait aux Français restés à Pétrograd. On craignait en particulier que l’ambassadeur Noulens ne fût molesté. Clemenceau dit :

— Si on les tue, on les mangera, car la famine règne.

Il rêva un instant, puis :

— C’est peut-être bon, du Noulens.

18 décembre 1917.

Dans un lycée parisien, les élèves ont reçu des tracts qu’ils étaient chargés de répandre dans leur entourage. On y donne comme buts de guerre, non seulement des indemnités, mais le démembrement de l’Allemagne, la rive gauche du Rhin.

J’ai sous les yeux le sujet de composition française du concours d’entrée dans une école commerciale. Pour mériter une bonne note, il faut célébrer l’héroïsme cornélien, l’âme romaine, l’unique volupté du sacrifice, tout le pur idéal obscurci un instant par l’affreux naturalisme, par la thèse néfaste du droit au bonheur.

À tous les degrés de l’enseignement, chez les filles comme chez les garçons, par des récits, par des lectures, on exalte les exploits meurtriers, les beautés de la guerre. Et certains voudraient que cette guerre fût la dernière guerre ? Allons donc ! On ensemence la suivante.

22 décembre 1917.

On me dit que Caillaux s’est magnifiquement défendu à la Chambre. Dans le silence subjugué de ses adversaires, il a détruit les charges amassées contre lui et, sur les ruines de l’accusation, il s’est élevé jusqu’aux sommets de sa politique. Un spectateur de tribune, animé pourtant contre lui d’une âpre inimitié personnelle et qui souhaitait sans doute assister à sa défaite, reconnaissait en sortant son envergure et sa maîtrise.

Mais je ne parviens pas à fixer mon esprit sur les événements du jour. Le congé de mon fils touche à sa fin. J’aurais voulu prolonger son repos, obtenir pour lui quelque emploi à l’intérieur. Il me semblait qu’il avait acquitté sa dette, même aux yeux des plus orthodoxes. Mais il s’y est nettement opposé, de ce ton stoïque et bref dont il parle désormais de la guerre.

Devais-je plaider à fond, vider mon cœur ! J’avais si mal réussi, une première fois, au moment de son engagement… N’avais-je pas, malgré moi, ajouté à ses raisons, en lui montrant que son père était de ceux qui avaient appelé la guerre ? En lui prouvant aujourd’hui que les mêmes hommes entendent la prolonger, ne fortifierais-je pas sa résolution de rejoindre sans délai les armées ?

Et personne pour me soutenir utilement. Mon mari approuve René. Pressenti par moi, il m’a lourdement répondu que des habitants de Ganville avaient vu leur fils, trois fois blessé, trois fois repartir, que nous devions donner l’exemple au village et que nous en étions justiciables. Ô respect humain, sans qui la guerre serait impossible…

Pourtant, n’est-ce pas monstrueux, de guérir, de réparer, de recoudre des hommes massacrés, pour les renvoyer au massacre ? De faire des miracles, de rendre l’ouïe aux sourds, la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques, de les ressusciter pour les rejeter à la mort ?

Et personne non plus, sauf mon vieux Paron, pour me comprendre. Je suis seule. Il me semble que je parle une autre langue que les autres… Autour de moi, tout le monde admet la guerre en soi, s’y résigne comme à la mort, comme aux grands fléaux naturels ; on adopte son langage et ses coutumes ; on accepte les règles du jeu féroce ; loin de le honnir, on l’honore. Voilà contre quoi mon cœur et ma raison protestent. Je ne conçois pas qu’une nation s’approprie une ville, une province parce qu’elle l’a prise « par les armes ». Je ne conçois pas qu’on mette au sommet de la gloire des hommes qui ont « tué de leurs mains » d’autres hommes. Je ne conçois pas que les différends et les conflits entre peuples se règlent d’après le nombre des ventres affamés et des ventres crevés.

25 décembre 1917.

On publie les propositions de paix de la Russie.

La nouvelle officielle de la signature de l’armistice avait été accueillie par un silence de deuil et de réprobation. Mais aujourd’hui, les journaux lâchent leurs cataractes d’injures. C’est que les maximalistes — qui proclament par ailleurs le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à se grouper selon leurs origines ethniques — demandent que des représentants alliés assistent aux négociations. On veut voir dans cette suggestion une manœuvre, destinée à entraîner la paix générale. Aussi se hâte-t-on de dénoncer, de conjurer une fois de plus l’affreuse menace.

Paron me dit, narquois : « Selon la thèse officielle, la France, au lieu de rester neutre, s’est portée aux côtés de son alliée la Russie, engagée dans la querelle serbe. L’ayant suivie dans la guerre, pourquoi ne la suit-elle pas dans la paix ?