Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Février 1917

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4 février 1917.

Coup de théâtre ! Rupture diplomatique entre les États-Unis et l’Allemagne. Elle est provoquée par la décision des Allemands de développer la guerre sous-marine. Qu’un navire américain soit attaqué, les États-Unis se jettent dans le conflit. Nul doute, cette fois : un tel événement hâterait la fin. Déjà, je vois la guerre finie, mon fils sauvé.

Paron, accouru ce matin, fortifie ma confiance. Il espère que les Allemands, voyant surgir devant eux ce nouvel et formidable adversaire, en prendront prétexte pour céder. Il paraît qu’ils se plaisent, depuis quelque temps, à souligner dans leurs journaux l’inégalité des forces en présence. Dans leur camp, quatre peuples ; dans l’autre, onze peuples. D’un côté, 170 millions d’habitants ; de l’autre, 800 millions, la moitié de la planète.

Chose étrange. Mon mari et ses pareils — ceux que Paron surnomme « les Hauts Fourneaux » — restent sur la réserve. L’entrée probable de l’immense Amérique dans la guerre n’éveille pas en eux le même enthousiasme que celle de l’Italie ou de la Roumanie. Veulent-ils, selon leur expression, une victoire « bien française ? » Craignent-ils que ce puissant allié ne dérange leurs plans, n’impose ses propres conceptions de la paix, ne les empêche d’atteindre ces fameux buts qu’ils se sont donnés ?…

Et puis, leur presse a si copieusement injurié le président Wilson, tous ces temps derniers, qu’ils doivent éprouver quelque embarras de lui tresser, du jour au lendemain, des couronnes.

5 février 1917.

Depuis trois semaines, le froid sévit, implacable. Souvent, la nuit, le thermomètre descend à vingt degrés. Jamais il n’a remonté jusqu’au zéro. J’imagine sans cesse l’effroyable misère des tranchées, les indicibles souffrances des soldats, sous ce ciel polaire. Dans les journaux, pas une allusion, pas une seule, à leur long martyre. Les peuples doivent l’ignorer, afin qu’il dure.

Cette rigueur du froid rend plus sensible la morne stupidité de la guerre. À ce fléau naturel, irrésistible, ajouter des fléaux artificiels, qu’on pourrait instantanément supprimer…

Et le charbon manque. La crise dure depuis une quinzaine. Des usines de guerre ont dû fermer. Des ouvrières, ainsi jetées à la rue, ont manifesté devant les Travaux Publics. Leur cortège parcourut la ville jusqu’à la Place de l’Opéra. Mais la plupart des femmes se résignent. Par centaines, elles stationnent sur le trottoir, devant les centres de distribution. Et souvent on les renvoie les mains vides, après des heures…

Pénible spectacle, celui de ces foules transies et patientes. Je voyais hier une de ces « queues », qui s’alignent, toutes noires, contre les murs. Deux cents femmes, parquées, attendaient de recevoir un sac de charbon, grand comme un oreiller d’enfant. La plupart des visages étaient blêmes, presque verts. Quelques propos puérils et timides. Nulle révolte. Vingt-cinq sergents de ville — je les ai comptés — jeunes, solides, florissants, surveillaient ces deux cents fantômes.

La pénurie de charbon modifie d’autres aspects de la rue. Nombre de magasins, qu’on ne peut plus chauffer, étalent maintenant des vitrages tout givrés, opaques, qui masquent les étalages. Afin d’économiser le combustible, on a fermé les musées. Plus de bains publics. Les théâtres et les cinémas n’ouvriront plus que trois jours sur sept.

9 février 1917.

Sur les récents titres de permission des troupes de Salonique, figure cette note : « En cas d’armistice, rejoindre le dépôt ». Ces quelques mots ont follement ému les permissionnaires et leurs familles. Ils y ont vu le présage de la fin. Moi-même, toujours prompte à l’espoir, j’étais près de partager leur illusion. Mais le sénateur Foucard, pour qui la paix est le plus grand des maux, courut enquêter dans les bureaux. Il en revint triomphant. Dieu merci, la note était de pure forme et ne prévoyait nullement un prochain armistice.

12 février 1917.

Autour de moi, les gens affectent de supporter allègrement les privations. Ils rivalisent de joyeux entrain. J’entends : « Nous avons été chercher du charbon, en bande, à quatre heures du matin. On a bu du punch sur un comptoir. C’était amusant comme une exécution capitale ». Ou encore : « Nous avions deux degrés dans la salle à manger ; alors nous prenons nos repas dans la cuisine, où il fait chaud ». Les femmes, sur le conseil des journaux, transforment leurs cartons à chapeaux en marmites norvégiennes. Elles essaient des combustibles inédits : du papier froissé, de la sciure, les ordures ménagères. Et de s’en déclarer ravies. Tout le monde a « du cran ». Les légumes frais deviennent-ils rares ? « On mangera du riz : c’est plus sain. » les timbres-poste sont-ils augmentés ? « Quelle chance ! on écrira moins ». Le tabac manque t-il ? « Tant mieux, on ne fumera plus ». Tous croient souffrir enfin de la guerre. Ils ont l’illusion d’y participer, héroïquement. Et ils n’en sont pas peu fiers.

Si glorieux qu’ils soient de partager l’épreuve, ils s’efforcent d’en atténuer les rigueurs. Dès qu’une denrée menace de disparaître, ils en accumulent discrètement des stocks énormes. Congédiée, la femme de chambre de Madeleine Delaplane a jeté, par vengeance, cent kilos de sucre dans la baignoire pleine. Elle savait bien que sa patronne n’oserait pas se plaindre, avouer au commissaire que la nouvelle carte de sucre n’était pour elle qu’un chiffon de papier.

En fait, ils échappent aux restrictions, même les plus récentes. Il suffit d’y mettre le prix. Peu leur importe que le menu des restaurants soit limité à deux plats, qu’il y ait des jours sans pâtisserie, que le pain soit vendu rassis, douze heures après sa cuisson. Ces mesures ne sont pas pour eux. Ils les tournent sans effort. Leur vie n’a pas changé.

Et quel égoïsme frivole et féroce, dans leur ignorance des vraies privations ! N’ai-je pas entendu, au restaurant, à une table voisine, une femme s’écrier :

— Oh ! moi, tant que j’aurai du lait pour ma chatte, la guerre peut durer.

15 février 1917.

L’offensive… Pour moi ce mot ne représente plus qu’un surcroît de risque et d’alarmes, un massacre intense et vain où périssent, en une matinée, plus de victimes qu’en un mois de guerre. Et combien de mères doivent penser comme moi, sans oser l’avouer ?

Ce soir, après dîner, entre hommes politiques, industriels, militaires, tous de haute volée, ils discutaient la date de la prochaine hécatombe.

J’écoutais, oppressée, rétrécie, plus anxieuse que si mon propre sort eût été en jeu : il s’agissait peut-être de celui de René.

Il paraît qu’on n’est pas d’accord sur cette date, dans le haut commandement. Les uns sont impatients de courir la chance, les autres voudraient temporiser. Sur ce point, les gens au pouvoir sont également divisés. Et là, dans ce salon, ces deux mêmes courants se dessinaient. On entendait : « Les Anglais ne veulent pas attendre. Ils ont raison. Les militaires sont faits pour se battre. Il faut un vainqueur et un vaincu. Les hommes sont entraînés. Les sondages qu’on pratique dans leurs lettres montrent que leur moral est excellent. Ils sont en forme. Mais on ne peut pas les y maintenir indéfiniment. Il faut en profiter… » Ou, au contraire : « Oui, c’est la carte à jouer. Mais, avant de l’abattre, il faut avoir tous les atouts dans la main. »

Mon mari s’était rangé au parti de l’attente. Mais je sentais bien qu’il n’obéissait pas à la pitié. Non. Ils craignent, lui et ses pareils, que cette offensive ne soit la dernière, qu’elle ne soit suivie d’une paix incapable de combler leurs intérêts, leurs ambitions, leurs engagements. Ce sont en effet des joueurs qui attendent l’instant favorable pour risquer la partie décisive. Voilà leur seule raison d’ajourner le massacre de cent mille jeunes hommes.

Peu après, je passai dans un petit salon. Colette Faucard, la maîtresse de mon mari, se tenait devant la glace aux côtés d’une de ses amies. Les deux coquettes essayaient la mode des cheveux rejetés en arrière, comparaient ses mérites à ceux de la frange ou des bandeaux bouffants. Et Colette me dit gaîment :

— Nous aussi, nous faisons des opérations sur le front.

18 février 1917.

S’imaginera-t-on plus tard le temps où nous vivons, cette continuelle, cette infatigable glorification du meurtre ? De gais magazines servent des anecdotes à goût de sang, chaudes et fades. C’est le petit garçon qui porte à la Banque le sou neuf qu’il croit en or « pour qu’on tue beaucoup de Prussiens », et que les dames employées couvrent de baisers frénétiques. Cher trésor ! C’est le bon tireur qui montre à l’aumônier deux Allemands dans leur tranchée : « Foutez-leur l’absolution avant que je les abatte. »

27 février 1917.

Encore un coup de théâtre. Hier, on a appris que les Allemands s’étaient retirés sans combat jusqu’aux abords de Bapaume, devant les Anglais. Depuis longtemps, on prêtait au maréchal Hindenburg l’intention de rectifier le front de la Somme. Le bruit courut même qu’il avait inutilement demandé une trêve pour opérer ce repli. Cependant, l’événement a tout d’abord déconcerté. On a si fortement exalté dans les âmes le goût de l’exploit de sang, que seul il compte. Mais la presse s’est vite ressaisie. Et dès ce matin, elle représente le recul allemand comme le résultat d’une victoire par les armes. « C’est le triomphe des gaz ! » proclame-t-elle.