Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Mai 1918

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3 mai 1918.

Tours est un gros centre américain. Beaucoup de soldats rendent visite à Anatole France, qui habite, dans la banlieue, une propriété nommée la Béchellerie. Il écrit à ce propos : « …À cet endroit, ma lettre a été interrompue par des Américains. Il m’en vient tous les dimanches une vingtaine, qui me présentent des cartes postales à signer et qui s’en vont sans avoir dit un seul mot. Certains, plus loquaces, m’assurent de leur dévouement à la France, à la liberté, à la civilisation. L’autre jour, quelques-uns ont été surpris par la jardinière, tandis qu’ils détachaient une traverse de la porte à claire-voie qui ferme la Béchellerie du côté de l’est. Cette femme, me supposant une célébrité que je n’ai pas, se persuada qu’ils emportaient ce bois comme une relique. Elle fut très dépitée et assez choquée lorsqu’elle apprit que ces jeunes soldats démolissaient ma porte pour pénétrer dans le clos avec de galantes tourangelles, et faire l’amour sous un bouquet d’arbres.

« Tout à l’heure, j’ai eu l’honneur de recevoir un major américain, homme d’âge, de sens, rassis, qui me parla pendant une heure avec beaucoup de savoir, d’esprit et de jugement. Il me déclara, en prenant congé, que les Américains mettraient quatre ans à finir la guerre. Après lui avoir exprimé l’admiration et la reconnaissance dues à une telle résolution, je lui présentai timidement quelques objections que vous devinez sans doute. Mais il n’en parut nullement touché. Je reçus encore un industriel de New-York, volontaire, simple soldat, occupé à des œuvres de guerre. Il vient de fonder dans les environs une grande manufacture de savon. »

8 mai 1918

Épilogue de la paix séparée autrichienne. La commission des Affaires Extérieures de la Chambre, chargée d’en examiner le dossier, a déclaré « qu’il n’y eut à aucun moment de paix acceptable pour la France et ses alliés dans les offres de l’Autriche. »

C’était la thèse du gouvernement : acharné lui-même à poursuivre la guerre, il ne pouvait pas reprocher à ses prédécesseurs de ne l’avoir pas arrêtée l’an dernier. Cependant, bien des consciences étaient ébranlées : la motion ne fut votée que par 14 voix contre 5, et 6 abstentions. Et, en l’adoptant, certains députés obéissaient au souci, ingénument avoué, d’éviter un débat public : « Il ne faut pas que les soldats, en pleine bataille, puissent croire qu’on aurait pu faire la paix depuis un an ». Le but est atteint : ils l’ignorent…

Paron, qui m’a signalé la faible majorité du vote, ajouta :

— Quoi qu’il en soit, l’offre de paix séparée de l’Autriche est enterrée. C’est même son bout de l’an. Mais il faudra l’exhumer, plus tard, afin de connaître les mains qui l’ont étouffée. Les origines de la guerre, bien qu’elles me semblent claires, resteront nébuleuses à la plupart des yeux. Tandis que les responsabilités des prolongeurs de guerre pourront être nettement dégagées. S’il est bien établi qu’on pouvait signer une paix paisible au printemps 1917, quel enseignement pour l’avenir ! Car alors apparaîtront en pleine lumière les plus féroces artisans du massacre, ceux qui, pour toucher des buts secrètement convoités, auront accumulé de nouveaux deuils et de nouvelles ruines, ceux qui, sous couleur d’obtenir des réparations, auront fait de l’irréparable !

12 mai 1918.

L’accord de Berne, sur l’échange des prisonniers français et allemands, est enfin conclu. Il paraît à l’Officiel. Au cours des pourparlers accidentés, qui traînèrent longtemps et menacèrent vingt fois de se rompre, nos représentants remportèrent de sérieux avantages. Ils obtinrent que les Alsaciens-Lorrains ne fussent pas considérés comme des sujets allemands. Dans certaines catégories, les Français récupérés sont plus nombreux que les Allemands livrés en échange. Cependant les grands journaux sont muets sur cet événement et ses heureuses conséquences

C’était fatal. Avouer que des Français ont pu conclure un accord avec des Allemands et même leur tirer des avantages ? Mais on serait tout de suite tenté de renouveler, d’élargir les tractations. Non, non. Il faut laisser intacte la notion d’un ennemi intraitable.

Ah ! Cet effort obstiné, multiple, quotidien, de maintenir la foule dans la guerre… le parti-pris de la duper par tous les moyens, de lui cacher la vérité, de laisser dans l’ombre toute l’abomination du massacre, de n’en montrer que la face resplendissante, glorieuse. Songez à ce communiqué qui, deux fois par jour, depuis treize cents jours, proclame que « tous nos coups de main ont réussi », que « tous les coups de main de l’ennemi ont échoué sous nos feux ». Jamais d’échec. Jamais de pertes. Sous ce martellement, quel cerveau garderait sa lucidité ?

Quelle malédiction d’avoir vu cela… Cette poignée de gens qui dirigent la masse et qui, chauffant au rouge son orgueil et sa cruauté, la poussent et la maintiennent sous le marteau-pilon. On ne pourra donc pas montrer la guerre telle qu’elle est, abjecte, sauvage, stupide ? On ne pourra donc pas dénoncer l’hypocrisie dont elle a masqué, comme d’un lupus ignoble, la face des hommes ? On ne pourra même pas crier qu’elle ne rapportera jamais le centième de ce qu’elle coûte ?…

15 mai 1918.

Ce soir vers dix heures, nous rentrions à pied quand l’alerte sonna. Devant nous, dans l’ombre absolue, un passant s’efforçait de découvrir le numéro d’une maison à l’aide d’une lampe électrique de poche. Et tous les groupes, massés sur les seuils, lui lançaient d’âcres et sales injures, dégorgeaient cette méchanceté abondante, ingénieuse, de l’âme collective. Son petit lumignon attirait l’ennemi !… Jugez de l’éclat de ce ver luisant, comparé aux puissantes constellations des gares, qui ne s’éteignent pas. Mais c’est une mode. On se jette sauvagement sur le fumeur qui garde sa cigarette allumée. L’ennemi pourrait voir ce point de feu ! Et cette même foule va rester béatement sur les trottoirs tout le temps du raid. Il est vrai qu’un de nos grands pontifes orthodoxes a écrit : « La foule qui reste dans la rue pendant les raids est animée de l’esprit de sacrifice à la patrie ». En quoi la foule, en se faisant niaisement tuer par badauderie, peut-elle bien servir la patrie ?

16 mai 1918.

Le procès du Bonnet Rouge, qui se traînait depuis douze jours dans l’indifférence générale, s’est terminé par la condamnation à mort de l’administrateur Duval et par la condamnation aux travaux forcés de rédacteurs qui ne cessèrent pas de crier leur innocence.

Ce journal était accusé d’avoir entrepris — dans la courte mesure où le lui permit la censure — « la première campagne destinée à préparer les Français à l’idée d’un compromis de nature à hâter la fin de la guerre. » C’est un crime. D’ailleurs, pour l’accusation, tout article qui n’attise pas la haine, qui ne réclame pas la vengeance, est criminel. C’est un crime de vouloir rester impartial, ou de maudire la guerre en soi.

Ce procès s’est déroulé, comme celui de Bolo, dans une rouge atmosphère de fureur, de passion, de zèle exalté, d’âpre fanatisme. Là encore, on réclame « pour satisfaire l’opinion publique » des têtes que la presse avait désignées à cette même opinion.

19 mai 1918.

Les hasards de la mise en pages.

Un journal à gros tirage raille copieusement les Allemands qui viennent de donner les noms de huit de leurs généraux aux huit tours d’un vieux burg. À la colonne suivante, une seconde note juxtaposée à la première : « Les Américains viennent de donner le nom de huit généraux français à huit pics des Montagnes Rocheuses. »

19 mai 1918.

Toujours l’antagonisme entre les peuples et leurs maîtres. Dans les usines de guerre de la banlieue parisienne, des grèves ont éclaté, voici dix jours. Elles s’apaisent aujourd’hui. Les journaux n’en ont pas parlé. N’est-ce pas un signe du temps où nous vivons : cent mille hommes ont quitté le travail aux portes de Paris, et Paris l’ignorait ? Ces grèves ne visaient pas un relèvement de salaires. Elles entendaient protester contre l’échec des offres de paix séparée de l’Autriche en 1917, et surtout obtenir la publication des buts de guerre. Avant-hier, Clemenceau reçut les délégués syndicaux : « Vos buts de guerre diffèrent de ceux de Wilson, dirent-ils. Mettez-vous d’accord. » Clemenceau, désabusé, déclara qu’il avait cru avoir derrière lui la France de 1793. Il laissa entendre qu’on parlerait de la paix dans deux ou trois mois…

20 mai 1918.

Pour la guerre, on peut tout dire. Contre elle, rien. Certains pères, dont les fils furent tués, peuvent proclamer dans une affiche qu’il faut venger ces morts et prolonger indéfiniment la guerre ; mais si des mères, dont les fils furent tués, voulant épargner à d’autres mères leur propre torture, imploraient la fin du massacre, on lacérerait leurs affiches.

Une ligue peut exiger par voie d’affiches que chacun dénonce les « alarmistes ; » mais si une autre ligue demandait la liberté des opinions, on lacérerait ses affiches.

Des groupements économiques couvrent la France d’affiches blanches, d’aspect officiel, où ils réclament le retour pur et simple de l’Alsace-Lorraine ; mais si d’autres groupement suggéraient que l’on consultât les Alsaciens-Lorrains, on lacérerait leurs affiches.

21 mai 1918.

Et les condamnations de pleuvoir.

Un soldat du front est condamné à la prison pour avoir dit que ceux qui s’enrichissent dans la guerre veulent la continuer.

Un coiffeur, mobilisé, a dit : « L’affaire Caillaux est de tendance politique. On arrête les hommes capables de faire la paix. Les jusqu’au-boutistes ne vont pas au front. Sans quoi, la guerre serait finie depuis longtemps. » Mille francs d’amende et un an de prison, sans sursis.

Un chauffeur est condamné à quinze jours de prison pour avoir dit : « Les dégâts sont affreux », devant une maison bombardée. « Attendu, dit le jugement, que cette expression constitue une information sur les opérations militaires et qu’elle est de nature à influencer l’esprit des populations. »

N’oublions pas qu’au début de la guerre une femme fut condamnée pour avoir dit : « La guerre durera trois ans. »

Mais comment connaître l’opinion vraie d’un peuple qui vit sous une telle terreur ?

22 mai 1918.

La vie se rétrécit toujours. Les journaux nous engagent à nous coucher tôt, afin d’économiser le luminaire. Dans les hôtels, on n’a plus le droit de se laver à l’eau chaude que le dimanche.

Et nous sommes au régime des trois jours sans viande. Il faut ménager veaux, bœufs, vaches et moutons. Quel ironique contraste entre la sollicitude dont on entoure le cheptel animal et les sacrifices sans bornes qu’on impose au cheptel humain…

Je devine tout un ignoble grouillement de « poches grasses », de tous ceux que ces mesures enrichissent et qui les imposent au pouvoir. Au milieu des patriotiques protestations de la Chambre, le député Bracke a dénoncé le bas calcul de ceux qui entendent garder le plus de bestiaux possible, afin de les revendre très cher aux nations épuisées qui devront, à la paix, reconstituer leurs troupeaux. Ô beautés de la guerre…

29 mai 1918

Accompagnée d’une reprise d’alertes nocturnes, et de bombardement à longue portée, une nouvelle offensive allemande déferle depuis deux jours dans la région de l’Aisne. C’est bien la guerre intégrale, selon l’expression chère à nos belliqueux.

L’inquiétude et le dépit s’entremêlent. À en croire les rumeurs, nombre de généraux passeraient en conseil de guerre : ils n’en connaîtront sans doute jamais les sévérités. Quand on apprit, dans les couloirs de la Chambre, que les Allemands avaient dépassé le Chemin des Dames, de sanglante mémoire, un député aborda Clemenceau : « Eh bien, monsieur le Président, cette fois, ce n’est ni Malvy ni Caillaux qui ont livré le Chemin des Dames ? »