Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Décembre 1915

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1er décembre 1915.

La Chambre a fixé l’incorporation de la classe 1917 au 5 janvier prochain. On a voulu laisser ces enfants en famille pendant les fêtes du jour de l’An. Suprême cordial… Si l’avide exigence de la guerre n’imposait pas au Parlement ce vote tragique, on goûterait quelque ironie au spectacle de ces députés qui, assis à leurs bancs, envoient ces jeunes têtes au massacre en agitant sur elles les guirlandes de l’éloquence : « Sort de la race… efforts décisifs, suprêmes ressources… »

2 décembre 1915.

On m’assure qu’il existe au ministère de la Guerre tout un service chargé de dépouiller les dénonciations anonymes relatives aux « embusqués » et de les utiliser après enquête. C’est un véritable Bureau de la Délation nationale. Que de sales calculs, de basses vengeances, doivent alimenter ce courrier monstrueux… Mais l’intérêt supérieur de la guerre justifie tout. Et plusieurs Ligues contre les embusqués, sous d’importants patronages, font ouvertement appel à la dénonciation, au nom du patriotisme.

3 décembre 1915.

Joffre est nommé généralissime. Il règne, non plus sur les armées du Nord et de l’Est, mais sur toutes les armées. On pense qu’il se montrera moins hostile aux fronts extérieurs, maintenant qu’il les commande. Beaucoup sourient de cette nomination comme d’un tour adroit, qui lui met en particulier sur les bras, dans un moment délicat, l’affaire d’Orient. Ils disent : « C’est la boulette empoisonnée. »

4 décembre 1915.

J’achevais de parcourir les Journaux du soir quand Colette Foucard est entrée, fraîche, tranquille et fleurant bon dans ses fourrures. Mon mari ne doit pas être loin. Elle me demande, d’une voix distraite :

— Rien de nouveau ?

Une idée saugrenue me traverse : — Si. Une catastrophe épouvantable. Mille morts… autant de blessés.

La voilà tout effarée :

— Ou ça ?

— Sur le front.

Déjà, elle a repris sa sérénité :

— Ah ! vous m’avez fait peur…

Et c’est vrai que, pour elle et ses pareilles, ça ne compte pas, ça n’existe pas, ces mille morts quotidiens !… Et penser qu’en temps de paix, lorsqu’un puisatier était enseveli sous un éboulement, tout le pays pantelait, dans l’angoisse de savoir si on le retrouverait vivant !

7 décembre 1915.

Je ne t’ai pas dit toute la vérité, mon pauvre confident de papier. J’ai rusé avec moi-même. Depuis que j’ai reçu la lettre de Paron, j’ai continué de n’en rien écrire, afin de me donner l’illusion de n’y pas penser. En réalité, elle me poursuit. Les hommes, les faits, m’apparaissent sous le jour dont elle les éclaire. Mais je me demandais toujours si cette lumière, qui les rend plus horribles encore, était bien celle de la vérité.

Aujourd’hui, j’ai revu Paron. Il venait d’inspecter les colonies de petits réfugiés qu’il a organisées dans le Centre et le Midi. Il semblait soulagé de m’avoir écrit. Il a voulu m’expliquer ses hésitations, ses scrupules. Je l’ai arrêté. Ne l’avais-je pas compris ? Certes, c’était pour lui une tâche ingrate, une responsabilité grave, de charger devant moi des hommes comme mon mari. Et ne s’exposait-il pas au soupçon de servir une vieille rancune, lui qui jadis avait souhaité de m’épouser et ne s’était effacé que par modestie ? Mais je sais bien qu’un tel sentiment est indigne de lui. Et puis, tant d’années ont passé… Son amertume a dû se changer en douceur. La seule consolation de vieillir, c’est de pouvoir aimer enfin les gens sans trouble et sans reproche, de tout son cœur apaisé.

Paron a voulu me conter comment s’était fixée en lui cette certitude que la presse fabriquait l’opinion, que la foule pensait d’après ses journaux.

— Au printemps dernier, j’attendais un train problématique, sur le quai d’une petite gare perdue. Près de moi, deux vieux paysans commentaient la guerre, avec un gros accent de terroir. Je n’écoutais pas. Mais l’un d’eux prononça, d’une voix rocailleuse : « Le plus grave problème de l’heure actuelle… » Je dressai l’oreille. Cette phrase d’éditorial ou de tribune n’était pas de lui. Peu après, l’autre déclara, de la même voix rugueuse : « Plutôt périr jusqu’au dernier que de subir l’hégémonie allemande ». Cette fois, je ne doutai plus : ils n’échangeaient que des phrases découpées dans leurs journaux. Et, cette remarque faite, je m’aperçus qu’elle s’appliquait à deux hommes quelconques qui dissertent de la guerre. Cent fois, j’en vérifiai la rigoureuse exactitude dans les cafés, les voitures publiques, les foules en attente. Les deux interlocuteurs se renvoyaient gravement à la face les phrases qu’ils avaient avalées. Ils les rendaient intactes, toutes rondes, sans les avoir digérées, ou même mâchées. La presse, qui seule les renseigne, qui seule les inspire, ne leur fait connaître de la guerre, de ses origines, de son développement, de ses buts, que ce qu’elle juge utile aux vues de ses maîtres. Elle est toute leur science et toute leur conscience. Elle n’est pas simplement pour eux le phare d’auto qui perce l’ombre et permet de choisir la bonne route. Non. Elle est le projecteur de cinéma, qui inscrit ses images animées sur l’écran docile du cerveau. Et ces images imposées en eux, ils croient bientôt les avoir tirées d’eux-mêmes.

J’avais trop souvent constaté moi-même cette étrange suggestion, qui substitue la phrase imprimée à la pensée sincère, pour n’être pas d’accord avec mon vieil ami.

Il me cita aussi les livres techniques, les rapports, les documents qui l’avaient conduit à cette conviction que la haute industrie exerce un suprême pouvoir des deux côtés de la frontière.

— Je voudrais vous faire toucher par un exemple ces âpres, ces impitoyables rivalités féodales. Les métallurgistes allemands de la Ruhr sont installés sur leurs mines de charbon. Les métallurgistes français de Briey sont installés sur leurs gisements de minerai. Les uns ne possèdent que le charbon. Les autres ne possèdent que le minerai. Or, leurs hauts fourneaux, dressés face à face, doivent s’alimenter en minerai et en charbon afin de produire de la fonte. Avant la guerre, les Allemands fournissaient donc du charbon aux Français, et les Français fournissaient du minerai aux Allemands. Mais cet échange n’allait pas sans friction. Cette dépendance mutuelle leur pesait. Ils se sentaient tributaires les uns des autres. La guerre déchaînée les Allemands se démasquent. Ils veulent être propriétaires du minerai. J’ai les traductions officielles de leurs prétentions. Dès janvier 1915 un maître de forges de Dusseldorf déclarait à ses collègues assemblés : « Le traité de Francfort nous avait donné toute la Lorraine. Mais les géologues consultés par Bismarck n’ont pas découvert Briey. Maintenant nous le tenons. Nous avions déjà le charbon. Gardons le minerai de Briey. Il est nécessaire, pour la vie de notre peuple, de posséder ces ressources militaires et commerciales ». Au mois de mai, six grandes ligues économiques, servant le jeu de la haute métallurgie allemande, notifiaient au chancelier Bethmann-Hollweg, presque dans les mêmes termes : « Nous demandons la confiscation des régions minérales de la Meurthe-et-Moselle… Ces annexions ne doivent pas seulement étendre notre puissance industrielle, elles représentent des nécessités militaires ». Car, naturellement, on voile ses convoitises sous les plis du drapeau.

« De leur côté, les métallurgistes français supportaient mal la nécessité de recourir au charbon allemand. Vous avez maintes fois surpris leurs doléances et leurs vœux. On les rationnait, on leur fournissait ce charbon « au compte-goutte », juste assez pour garder leur clientèle, insuffisamment pour concurrencer les produits allemands sur les marchés extérieurs. Les maîtres du minerai de Briey étaient à la merci des maîtres du charbon de la Ruhr. Cette question du charbon devenait pour eux « une hantise ». Ils aspiraient à s’affranchir de cette tutelle, à devenir propriétaires de charbonnages.

« Tout de suite, une objection se présente à l’esprit. Pourquoi les Allemands ne se procurent-ils pas en Suède, en Espagne, où il abonde, le minerai dont ils manquent ? Et pourquoi les Français n’achètent-ils pas en Angleterre le charbon dont ils ont besoin ?

« Ah ! C’est que les transports coûtent cher. À qualité égale, le meilleur minerai, le meilleur charbon, c’est le plus proche. C’est celui qu’on a presque à portée de la main, c’est celui du voisin. Et notez bien qu’il s’agit de réaliser sur chaque tonne une minime économie. Ces énormes antagonismes se réduisent littéralement à des questions de gros sous. Au prix d’un léger sacrifice, on aurait pu éviter cette irritante dépendance mutuelle. On ne l’a pas voulu.

« Et c’est là l’effroyable… C’est ce que je ne peux pas pardonner à ces hommes, lancés à la conquête de bénéfices dont ils gardent pour eux-mêmes la plus large part : c’est leur insatiabilité. Il y a des gens qui se sont donné pour devise : « plus haut » ou « plus fort », ou « plus loin ». Pour eux, c’est « plus », tout court. Ils gagnent pour gagner. Ils accumulent pour accumuler. Ils n’ont même pas l’excuse de thésauriser pour leurs enfants, car beaucoup d’entre eux, sans descendance proche ou lointaine, entassent pourtant avec la même ardeur féroce. Ils n’ont pas l’excuse de besoins sans limites. Car, enfin, on ne peut pas indéfiniment aimer, manger, jouir. Tous les organes ont une puissance ou une capacité restreinte. Toutes les gloutonneries et toutes les ivresses ont pour terme la nausée. On se blase même d’acheter des châteaux, des bijoux, des meubles et des tableaux, car on ne fait qu’échanger des valeurs contre d’autres valeurs, que transformer son portefeuille. Et cependant, lorsqu’ils ont comblé tous leurs vœux, atteint toutes leurs bornes, lorsque leur désir n’a plus l’excuse du désir, ils continuent… Ils veulent le superflu du superflu. Leur démon les pousse, qui leur crie : « Davantage, davantage ! Encore, encore ! »

Et son désespoir indigné s’exaltant :

— Ils ressemblent, tenez, à leurs hauts fourneaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée de métal. Eux aussi, leur insatiable appétit exige qu’on jette au feu, sans relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes même, par troupeaux, par armées, tous, précipités pêle-mêle, dans la fournaise béante, afin que s’amassent à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours plus de lingots… Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes, à leur image. Ce sont eux, les vrais hauts fourneaux…

12 décembre 1915.

L’Américain Ford, le grand constructeur d’autos, a entrepris de ses deniers, à travers l’Europe, une croisade en faveur de la paix. C’est un fou, puisqu’il ne pense pas comme les autres. Dans tous les pays alliés, on le couvre de ridicule et d’injures. La caricature anglaise le raille sans borne et sans pitié. En France, un marchand de manteaux a exploité ce déchaînement d’hostilité. Dans sa réclame, il assure que les conférences pacifistes de la mission Ford ont provoqué une telle vague de froid qu’il importe de se couvrir chaudement. Suivent ses prix. Plus grave, mais non moins avisé, un groupement de fabricants d’autos, dans un élan d’indignation patriotique et sûrement désintéressée, a décidé que les voitures Ford seraient mises à l’index, exclues du marché.

13 décembre 1915.

L’Opéra a rouvert le 8 décembre. Un thé sous la coupole, éblouissant de brio et d’entrain, a fêté l’événement. On annonce une soirée de gala pour le 29. On va voir chez Pommerol les robes de pierreries que le maître couturier destine à cette apothéose.

Par un hasard devenu banal, le jour même où l’on me décrivait ces merveilles, un officier permissionnaire nous racontait une offensive. Ils sont un certain nombre à rapporter ces récits à mon mari, comme un chien de chasse rapporte à son maître le gibier tout saignant. Je ne m’y accoutume pas. Cette frénésie de meurtre qui s’empare des meilleurs, cet impérieux instinct de la conservation qui, sourd à la pitié, refuse la grâce même à qui l’implore, ces « nettoyeurs de tranchées », choisis parmi les professionnels de la violence, qui accomplissent leur besogne à coups de browning et de couteau… Quelle honte et quel dégoût !

14 décembre 1915.

J’entendais ce soir l’historien italien Ferrero expliquer que cette guerre est la faillite des armées. On leur demandait, disait-il, une victoire qui, en un jour, décidât du sort d’une campagne. On leur demandait un maximum d’effet dans un minimum de temps. Or, les nations armées ne remplissent pas cette mission. Elles opposent leurs masses immenses, front à front, subissent des flux et des reflux, mais persistent dans une sorte d’équilibre qui peut durer des années et qui ne sera rompu, en réalité, que par la détresse économique de l’un des belligérants.

15 décembre 1915.

Une anecdote en profondeur. Deux territoriaux conduisent à l’arrière un peloton de prisonniers allemands. Un colonel, croisant la troupe, demande aux deux hommes où ils la mènent. Pas de réponse. L’officier récidive, sans résultat. Alors, un des prisonniers s’avance et, dans un français correct : « Excusez-les, mon colonel. Ce sont des bretons. Ils ne parlent pas le français. »

20 décembre 1915.

Un journal signale que les Autrichiens cessent de publier la liste de leurs morts et il en conclut que leurs pertes doivent être formidables. Si telle est la signification de ce silence, que penser de la France, qui n’a jamais publié de listes ?

25 décembre 1915.

Gustave Hervé, qui paya de la prison sa foi pacifiste et révolutionnaire, passe pour avoir dit qu’il fallait planter le drapeau dans le fumier. La légende est faussée. Mais elle est restée attachée à son nom. Converti par la guerre à l’orthodoxie, il baptise son journal La Guerre Sociale d’un nouveau nom : la Victoire. Quelqu’un goguenarde : « Il aurait dû l’appeler le Drapeau. »

28 décembre 1915.

Un congrès socialiste s’est réuni récemment à Paris. La proposition d’entrer en relation avec les minoritaires allemands a groupé un certain nombre de voix, mais elle a été repoussée. « La force des armes doit décider ». Trois membres du gouvernement, Guesde, Sembat, Albert Thomas, figuraient à ce congrès.

Le manifeste final réclamait le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, mais il envisageait le vote des populations. La grande presse tonne contre cette possibilité de référendum. Naturellement, les échos de sa colère grondent et roulent dans les conversations. Villequier hurle :

— Est-ce que ces salauds d’Allemands ont consulté les populations, en 1871 ?

René Foucard — le mari de Colette — était en permission. Auditeur au Conseil d’État, il administre un coin d’Alsace reconquise. Je ne l’avais pas revu depuis le début de la guerre. Toujours grave et soigneux, il m’a paru plus pondéré que sa famille. Il a donné, contre le référendum, un argument plus sérieux. Le voici. Les représentants de l’Alsace-Lorraine, dès 1871, ont protesté contre l’annexion. Ils l’ont niée. Pour eux, les deux provinces n’ont jamais cessé d’appartenir à la France. Libérées du joug, elles reprennent simplement leur place. Et, consulter les populations, ce serait reconnaître le fait de l’annexion, consacrer la conquête.