Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Février 1916

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6 février 1916.

L’ingénieur Griset, ancien officier d’artillerie, qui dirige une des usines de mon mari, est de passage à Paris. À table, il a raconté ce souvenir :

— Pendant que j’étais, comme sous-lieutenant-élève, à l’École d’application de Fontainebleau, il y a vingt-cinq ans, un de nos professeurs, un commandant, fut victime d’un accident mystérieux. Un matin, on le trouva inanimé dans la forêt, avec une blessure à la tête. Tout de suite, on donna deux versions du drame. Deux légendes coururent. À entendre les officiers du cadre, ses collègues, il avait heurté du front une branche basse, au cours d’une promenade à cheval. Parmi les élèves, on affirmait que, fort épris d’une petite marchande de journaux, désespéré de se voir préférer un de nos camarades, il avait voulu attenter à ses jours. Il guérit. Mais, bien que cette lésion n’eût pas laissé de trace apparente, il ne reprit pas ses leçons. Il partit pour l’Afrique et bénéficia de cet avancement rapide qu’assuraient seules, en temps de paix, les campagnes coloniales. Ainsi, cet accident décida peut-être d’un avenir militaire qui devait atteindre les plus hautes destinées…

— La plus haute ?

— Oui, madame.

10 février 1916.

J’entends dire que l’État-Major n’aime guère les Anglais parce qu’il est nourri de l’esprit catholique et que les Anglais sont protestants. Je n’en veux rien croire. C’est plutôt jalousie, rivalité de frères d’armes. Le patriotisme est tellement ombrageux. Il supporte malaisément qu’on l’aide. Il veut vaincre tout seul et se suffire à soi-même en toute occasion. De là ce goût de raillerie légère à l’endroit des alliés. Les Italiens n’échappent pas à ces égratignures. On accueille en souriant cette histoire que rapporte un de leurs compatriotes parisianisé. Un officier italien entraîne ses hommes par la parole avant de sortir de la tranchée. Dans un langage de feu, il évoque l’ennemi héréditaire, les chères provinces irredenta, le roi qui plane en avion sur la bataille. Il dit, s’élance, se retourne. Il est seul. Dans la tranchée, derrière le parapet, les hommes battent des mains : « Brava ! Brava ! »

15 février 1916.

Je me suis appliquée à lire un ouvrage pénétré de la pure doctrine nationaliste. On y voit un papa très bon et très tendre pour son petit garçon de quatre ans. Il l’adore, il le choie. Toujours en alerte, attentif au moindre courant d’air, il tremble que le cher petit n’ait froid en voiture. Même, il choisit pour son fils les climats les plus favorables, l’emmène en séjour au bord du Léman, du Lac Majeur. Et il lui explique, à son beau petit garçon, pourquoi il lui a donné la force et la santé : « Ne faudra-t-il pas que tu fasses la guerre contre les Prussiens » ? Et il insiste, et il précise : « Ta raison de vivre, c’est la Revanche. »

Oui, je sais. Une sombre religion exige que les enfants soient destinés et sacrifiés à ses dieux. Je me rappelle, au début de la guerre, cette mère fanatisée dont les journaux ont précieusement reproduit la lettre : « Jusqu’à dix-sept ans, j’ai arraché mon fils à toutes les maladies. Je suis heureuse, aujourd’hui, d’offrir sa vie à la Patrie. »

Et je pense à tous ceux pour qui de tels livres sont la Bible… Comme leurs âmes ont dû facilement vibrer et s’exalter, comme leurs voix ont dû vite s’élever en un chœur docile, dès que la presse a jeté sur eux ses grands cris d’alarme et de haine.

22 février 1916.

Depuis cinq jours, les rumeurs les plus sinistres courent sur la situation de Verdun. La ville serait menacée par 500.000 Allemands. On parle d’un bombardement sans exemple, de désarroi, de reculs. Je pense aux carnages… Le communiqué, muet jusqu’à ce jour sur cet assaut, n’y fait cet après-midi qu’une sobre allusion.

27 février 1916.

René penserait-il à s’engager ? Voudrait-il devancer l’appel de sa classe ?

Aujourd’hui, il a parlé, sur un ton d’envieuse admiration, de ses camarades d’études qui vont s’engager. J’ai senti leur prestige à ses yeux. Et je me demande s’il n’a pas voulu, le plus doucement possible, m’amener à envisager ce projet. Je l’avoue : jamais cette crainte ne m’avait traversé l’esprit. De temps en temps, j’essayais bien de m’accoutumer à l’idée qu’il devrait partir avec sa classe, si elle était mobilisée. Je savais bien qu’il lui faudrait « faire comme les autres ». Ah ! Dans la guerre tout ce qu’expliquent ces quatre mots-là : faire comme les autres ! Mais il me semblait que ça n’arriverait jamais. J’avais encore un an devant moi. Je me persuadais que la guerre serait achevée avant qu’il soit appelé, en tout cas avant qu’il aille au front. Toutes les bribes d’espoir, toutes les chances de paix que je pouvais récolter, je les accumulais. Elles me cachaient l’horizon. Mais s’il partait maintenant…

Jusqu’ici, je détestais la guerre comme un crime, je cherchais ses auteurs par besoin de justice, mais elle ne m’atteignait pas directement. Que de fois on a coupé mes lamentations indignées d’un lourd : « Qu’est-ce que ça peut bien vous faire, puisqu’aucun des vôtres n’est exposé ? » Maintenant, va-t-elle me menacer, se tourner vers moi ? Va-t-elle me prendre mon fils ?