Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie III/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie (1-2p. 1-85).


TROISIÈME PARTIE.

LES ÉTRANGLEURS[1].






I


L’ajoupa.


Pendant que M. Rodin expédiait sa correspondance cosmopolite, du fond de la rue du Milieu des Ursins, à Paris ; pendant que les filles du général Simon, après avoir quitté en fugitives l’auberge du Faucon blanc, étaient retenues prisonnières à Leipzig avec Dagobert, d’autres scènes intéressant vivement ces différents personnages se passaient, pour ainsi dire parallèlement et à la même époque… à l’extrémité du monde, au fond de l’Asie, à l’île de Java, non loin de la ville de Batavia, résidence de M. Josué Van Dael, l’un des correspondants de M. Rodin.

Java !… contrée magnifique et sinistre, où les plus admirables fleurs cachent les plus hideux reptiles, où les fruits les plus éclatants renferment des poisons subtils, où croissent des arbres splendides dont l’ombrage tue ; où le vampire, chauve-souris gigantesque, pompe le sang des victimes dont elle prolonge le sommeil en les entourant d’un air frais et parfumé, car l’éventail le plus agile n’est pas plus rapide que le battement des grandes ailes musquées de ce monstre.

Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin.

Il est midi, heure presque mortelle pour qui affronte ce soleil torréfiant, qui répand sur le ciel bleu d’émail foncé des nappes de lumière ardente.

Un ajoupa, sorte de pavillon de repos fait de nattes de jonc étendues sur de gros bambous profondément enfoncés dans le sol, s’élève au milieu de l’ombre bleuâtre projetée par un massif d’arbres d’une verdure aussi étincelante que de la porcelaine verte ; ces arbres, de formes bizarres, sont, ici, arrondis en arcades, là, élancés en flèches, plus loin ombellés en parasols, mais si feuillus, si épais, si enchevêtrés les uns dans les autres, que leur dôme est impénétrable à la pluie.

Le sol, toujours marécageux, malgré cette chaleur infernale, disparaît sous un inextricable amas de lianes, de fougères, de joncs touffus, d’une fraîcheur, d’une vigueur de végétation incroyables, et qui atteignent presque au toit de l’ajoupa caché là, ainsi qu’un nid dans l’herbe.

Rien de plus suffocant que cette atmosphère pesamment chargée d’exhalaisons humides comme la vapeur de l’eau chaude, et imprégnée des parfums les plus violents, les plus âcres ; car le cannelier, le gingembre, le stéphanotis, le gardenia, mêlés à ces arbres et à ces lianes, répandent par bouffées leur arôme pénétrant.

Un toit de larges feuilles de bananier recouvre cette cabane ; à l’une des extrémités est une ouverture carrée servant de fenêtre et grillagée très-finement avec des fibres végétales, afin d’empêcher les reptiles et les insectes venimeux de se glisser dans l’ajoupa.

Un énorme tronc d’arbre mort, encore debout, mais très-incliné, et dont le faîte touche le toit de l’ajoupa, sort du milieu du taillis ; de chaque gerçure de son écorce, noire, rugueuse, moussue, jaillit une fleur étrange, presque fantastique ; l’aile d’un papillon n’est pas d’un tissu plus léger, d’un pourpre plus éclatant, d’un noir plus velouté ; ces oiseaux inconnus que l’on voit en rêve n’ont pas des formes aussi bizarres que ces orchis, fleurs ailées qui semblent toujours prêtes à s’envoler de leurs tiges frêles et sans feuilles ; de longs cactus flexibles et arrondis, que l’on prendrait pour des reptiles, enroulent aussi ce tronc d’arbre, et y suspendent leurs sarments verts chargés de larges corymbes d’un blanc d’argent nuancé à l’intérieur d’un vif orange : ces fleurs répandent une violente odeur de vanille.

Un petit serpent rouge brique, gros comme une forte plume et long de cinq à six pouces, sort à demi sa tête plate de l’un de ces énormes calices parfumés, où il est blotti et lové…

Au fond de l’ajoupa, un jeune homme, étendu sur une natte, est profondément endormi.

À voir son teint d’un jaune diaphane et doré, on dirait une statue de cuivre pâle sur laquelle se joue un rayon de soleil ; sa pose est simple et gracieuse ; son bras droit replié soutient sa tête, un peu élevée et tournée de profil ; sa large robe de mousseline blanche à manches flottantes laisse voir sa poitrine et ses bras, dignes de l’Antinoüs ; le marbre n’est ni plus ferme ni plus poli que sa peau, dont la nuance dorée contraste vivement avec la blancheur de ses vêtements. Sur sa poitrine large et saillante, on voit une profonde cicatrice… Il a reçu un coup de feu en défendant la vie du général Simon, du père de Rose et de Blanche.

Il porte au cou une petite médaille, pareille à celle que portent les deux sœurs.

Cet Indien est Djalma.

Ses traits sont à la fois d’une grande noblesse et d’une beauté charmante ; ses cheveux, d’un noir bleu, séparés sur son front, tombent souples, mais non bouclés, sur ses épaules ; ses sourcils, hardiment et finement dessinés, sont d’un noir aussi foncé que ses longs cils dont l’ombre se projette sur ses joues imberbes ; ses lèvres d’un rouge vif, légèrement entr’ouvertes, exhalent un souffle oppressé ; son sommeil est lourd, pénible, car la chaleur devient de plus en plus suffocante.

Au dehors, le silence est profond. Il n’y a pas le plus léger souffle de brise.

Cependant, au bout de quelques minutes, les fougères énormes qui couvrent le sol commencent à s’agiter presque imperceptiblement, comme si un corps rampant avec lenteur ébranlait la base de leurs tiges.

De temps à autre, cette faible oscillation cessait brusquement ; tout redevenait immobile.

Après plusieurs de ces alternatives de bruissement et de profond silence, une tête humaine apparut au milieu des joncs, à peu de distance du tronc de l’arbre mort.

Cet homme, d’une figure sinistre, avait le teint couleur de bronze verdâtre, de longs cheveux noirs tressés autour de sa tête, des yeux brillant d’un éclat sauvage, et une physionomie remarquablement intelligente et féroce. Suspendant son souffle, il demeura un moment immobile, puis, s’avançant sur les mains et sur les genoux, en écartant si doucement les feuilles, qu’on n’entendait pas le plus petit bruit, il atteignit ainsi avec prudence et lenteur le tronc incliné de l’arbre mort dont le faîte touchait presque au toit de l’ajoupa.

Cet homme, Malais d’origine et appartenant à la secte des étrangleurs, après avoir écouté de nouveau, sortit presque entièrement des broussailles ; sauf une espèce de caleçon de coton blanc serré à sa taille par une ceinture bariolée de couleurs tranchantes, il était entièrement nu ; une épaisse couche d’huile enduisait ses membres bronzés, souples et nerveux.

S’allongeant sur l’énorme tronc du côté opposé à la cabane, et ainsi masqué par le volume de cet arbre entouré de lianes, il commença d’y grimper, d’y ramper silencieusement, avec autant de patience que de précaution. Dans l’ondulation de son échine, dans la flexibilité de ses mouvements, dans sa vigueur contenue, dont la détente devait être terrible, il y avait quelque chose de la sourde et perfide allure du tigre guettant sa proie.

Atteignant ainsi, complètement inaperçu, la partie déclive de l’arbre, qui touchait presque au toit de la cabane, il ne fut plus séparé que par une distance d’un pied environ de la petite fenêtre. Alors il avança prudemment la tête, et plongea son regard dans l’intérieur de la cabane, afin de trouver le moyen de s’y introduire.

À la vue de Djalma profondément endormi, les yeux brillants de l’étrangleur redoublèrent d’éclat ; une contraction nerveuse, ou plutôt un rire muet et farouche, bridant les deux coins de sa bouche, les attira vers les pommettes et découvrit deux rangées de dents limées triangulairement comme une lame de scie, et teintes d’un noir luisant.

Djalma était couché de telle sorte, et si près de la porte de l’ajoupa (elle s’ouvrait de dehors en dedans), que si l’on eût tenté de l’entre-bâiller, il aurait été réveillé à l’instant même.

L’étrangleur, le corps toujours caché par l’arbre, voulant examiner attentivement l’intérieur de la cabane, se pencha davantage, et, pour se donner un point d’appui, posa légèrement sa main sur le rebord de l’ouverture qui servait de fenêtre ; ce mouvement ébranla la grande fleur du cactus, au fond de laquelle était logé le petit serpent ; il s’élança et s’enroula rapidement autour du poignet de l’étrangleur.

Soit douleur, soit surprise, celui-ci jeta un léger cri… mais en se retirant brusquement en arrière, toujours cramponné au tronc d’arbre, il s’aperçut que Djalma avait fait un mouvement…

En effet, le jeune Indien, conservant sa pose nonchalante, ouvrit à demi les yeux, tourna la tête du côté de la petite fenêtre, et une aspiration profonde souleva sa poitrine, car la chaleur concentrée sous cette épaisse voûte de verdure humide était intolérable.

À peine Djalma eut-il remué, qu’à l’instant retentit derrière l’arbre ce glapissement bref, sonore, aigu, que jette l’oiseau de paradis lorsqu’il prend son vol, cri à peu près semblable à celui du faisan…

Ce cri se répéta bientôt, mais en s’affaiblissant, comme si le brillant oiseau se fût éloigné. Djalma, croyant savoir la cause du bruit qui l’avait un instant éveillé, étendit légèrement le bras sur lequel reposait sa tête, et se rendormit sans presque changer de position.

Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna de nouveau dans cette solitude ; tout resta immobile.

L’étrangleur, par son habile imitation du cri d’un oiseau, venait de réparer l’imprudente exclamation de surprise et de douleur que lui avait arrachée la piqûre du reptile. Lorsqu’il supposa Djalma rendormi, il avança la tête, et vit en effet le jeune Indien replongé dans le sommeil.

Descendant alors de l’arbre, avec les mêmes précautions, quoique sa main gauche fût assez gonflée par suite de la morsure du serpent, il disparut dans les joncs.

À ce moment, un chant lointain, d’une cadence monotone et mélancolique, se fit entendre.

L’étrangleur se redressa, écouta attentivement, et sa figure prit une expression de surprise et de courroux sinistre.

Le chant se rapprocha de plus en plus de la cabane.

Au bout de quelques secondes, un Indien, traversant une clairière, se dirigea vers l’endroit où se tenait caché l’étrangleur.

Celui-ci prit alors une corde longue et mince qui ceignait ses reins ; l’une de ses extrémités était armée d’une balle de plomb, de la forme et du volume d’un œuf ; après avoir attaché l’autre bout de ce lacet à son poignet droit, l’étrangleur prêta de nouveau l’oreille et disparut en rampant au milieu des grandes herbes dans la direction de l’Indien, qui s’avançait lentement sans interrompre son chant plaintif et doux.

C’était un jeune garçon de vingt ans à peine, esclave de Djalma ; il avait le teint bronzé ; une ceinture bariolée serrait sa robe de coton bleu ; il portait un petit turban rouge et des anneaux d’argent aux oreilles et aux poignets…

Il apportait un message à son maître qui, durant la grande chaleur du jour, se reposait dans cet ajoupa, situé à une assez grande distance de la maison qu’il habitait.

Arrivant à un endroit où l’allée se bifurquait, l’esclave prit sans hésiter le sentier qui conduisait à la cabane… dont il se trouvait alors à peine éloigné de quarante pas.

Un de ces énormes papillons de Java, dont les ailes étendues ont six à huit pouces de long et offrent deux raies d’or verticales sur un fond d’outre-mer, voltigea de feuille en feuille et vint s’abattre et se fixer sur un buisson de gardenias odorants à portée du jeune Indien.

Celui-ci suspendit son chant, s’arrêta, avança prudemment le pied, puis la main… et saisit le papillon.

Tout à coup l’esclave voit la sinistre figure de l’étrangleur se dresser devant lui… il entend un sifflement pareil à celui d’une fronde, il sent une corde lancée avec autant de rapidité que de force entourer son cou d’un triple nœud, et presque aussitôt le plomb dont elle est armée le frappe violemment derrière le crâne.

Cette attaque fut si brusque, si imprévue, que le serviteur de Djalma ne put pousser un seul cri, un seul gémissement.

Il chancela… L’étrangleur donna une vigoureuse secousse au lacet… La figure bronzée de l’esclave devint d’un noir pourpré, et il tomba sur ses genoux, en agitant les bras…

L’étrangleur le renversa tout à fait… serra si violemment la corde, que le sang jaillit de la peau… La victime fit quelques derniers mouvements convulsifs, et puis ce fut tout…

Pendant cette rapide mais terrible agonie, le meurtrier, agenouillé devant sa victime, épiant ses moindres convulsions, attachant sur elle des yeux fixes, ardents, semblait plongé dans l’extase d’une jouissance féroce… ses narines se dilataient, les veines de ses tempes, de son cou se gonflaient, et ce même rictus sinistre, qui avait retroussé ses lèvres à l’aspect de Djalma endormi, montrait ses dents noires et aiguës, qu’un tremblement nerveux des mâchoires heurtait l’une contre l’autre.

Mais bientôt il croisa ses bras sur sa poitrine haletante, courba le front, en murmurant des paroles mystérieuses, ressemblant à une invocation ou à une prière… Et il retomba dans la contemplation farouche que lui inspirait l’aspect du cadavre…

L’hyène et le chat-tigre, qui, avant de la dévorer, s’accroupissent auprès de la proie qu’ils ont surprise ou chassée, n’ont pas un regard plus fauve, plus sanglant, que ne l’était celui de cet homme…

Mais se souvenant que sa tâche n’était pas accomplie, s’arrachant à regret de ce funeste spectacle, il détacha son lacet du cou de la victime, enroula cette corde autour de lui, traîna le cadavre hors du sentier, et, sans chercher à le dépouiller de ses anneaux d’argent, cacha le corps sous une épaisse touffe de joncs.

Puis l’étrangleur, se remettant à ramper sur le ventre et sur les genoux, arriva jusqu’à la cabane de Djalma, cabane construite en nattes attachées sur des bambous.

Après avoir attentivement prêté l’oreille, il tira de sa ceinture un couteau dont la lame, tranchante et aiguë, était enveloppée d’une feuille de bananier, et pratiqua dans la natte une incision de trois pieds de longueur ; ceci fut fait avec tant de prestesse, et avec une lame si parfaitement affilée, que le léger grincement du diamant sur la vitre eût été plus bruyant…

Voyant par cette ouverture, qui devait lui servir de passage, Djalma toujours profondément endormi, l’étrangleur se glissa dans la cabane avec une incroyable témérité.




II


Le tatouage.


Le ciel, jusqu’alors d’un bleu transparent, devint peu à peu d’un ton glauque, et le soleil se voila d’une vapeur rougeâtre et sinistre.

Cette lumière étrange donnait à tous les objets des reflets bizarres ; on pourrait en avoir une idée en s’imaginant l’aspect d’un paysage que l’on regarderait au travers d’un vitrail couleur de cuivre.

Dans ces climats, ce phénomène, joint au redoublement d’une chaleur torride, annonce toujours l’approche d’un orage.

On sentait de temps à autre une fugitive odeur sulfureuse… Alors les feuilles, légèrement agitées par des courants électriques, frissonnaient sur leurs tiges… puis tout retombait dans un silence, dans une immobilité morne.

La pesanteur de cette atmosphère brûlante, saturée d’âcres parfums, devenait presque intolérable ; de grosses gouttes de sueur perlaient le front de Djalma, toujours plongé dans un sommeil énervant… Pour lui, ce n’était plus du repos, c’était un accablement pénible.

L’étrangleur se glissa comme un reptile le long des parois de l’ajoupa, et en rampant à plat ventre arriva jusqu’à la natte de Djalma, auprès duquel il se blottit d’abord en s’aplatissant, afin d’occuper le moins de place possible.

Alors commença une scène effrayante, en raison du mystère et du profond silence qui l’entouraient.

La vie de Djalma était à la merci de l’étrangleur…

Celui-ci, ramassé sur lui-même, appuyé sur ses mains et sur ses genoux, le cou tendu, la prunelle fixe, dilatée, restait immobile comme une bête féroce en arrêt… Un léger tremblement convulsif des mâchoires agitait seul son masque de bronze.

Mais bientôt ses traits hideux révélèrent la lutte violente qui se passait dans son âme, entre la soif… la jouissance du meurtre que le récent assassinat de l’esclave venait encore de surexciter… et l’ordre qu’il avait reçu de ne pas attenter aux jours de Djalma, quoique le motif qui l’amenait dans l’ajoupa fût peut-être pour le jeune Indien plus redoutable que la mort même…

Par deux fois l’étrangleur, dont le regard s’enflammait de férocité, ne s’appuyant plus que sur sa main gauche, porta vivement la droite à l’extrémité de son lacet…

Mais par deux fois, sa main l’abandonna… l’instinct du meurtre céda devant une volonté toute-puissante dont le Malais subissait l’irrésistible empire.

Il fallait que sa rage homicide fût poussée jusqu’à la folie, car dans ces hésitations il perdait un temps précieux ;… d’un moment à l’autre, Djalma, dont la vigueur, l’adresse et le courage étaient connus et redoutés, pouvait se réveiller… Et quoiqu’il fût sans armes, il eût été pour l’étrangleur un terrible adversaire.

Enfin celui-ci se résigna… il comprima un profond soupir de regret, et se mit en devoir d’accomplir sa tâche…

Cette tâche eût paru impossible à tout autre…

Qu’on en juge…

Djalma, le visage tourné vers la gauche, appuyait sa tête sur son bras plié ; il fallait d’abord, sans le réveiller, le forcer de tourner sa figure vers la droite, c’est-à-dire vers la porte, afin que, dans le cas où il s’éveillerait à demi, son regard ne pût tomber sur l’étrangleur. Celui-ci, pour accomplir ses projets, devait rester plusieurs minutes dans la cabane.

Le ciel se cachait de plus en plus…

La chaleur arrivait à son dernier degré d’intensité ; tout concourait à jeter Djalma dans la torpeur et favorisait les desseins de l’étrangleur… S’agenouillant alors près de Djalma, il commença, du bout de ses doigts souples et frottés d’huile, d’effleurer le front, les tempes et les paupières du jeune Indien, mais avec une si extrême délicatesse, que le contact des deux épidermes était à peine sensible…

Après quelques secondes de cette espèce d’incantation magnétique, la sueur qui baignait le front de Djalma devint plus abondante ; il poussa un soupir étouffé, puis, deux ou trois fois les muscles de son visage tressaillirent, car ces attouchements, trop légers pour l’éveiller, lui causaient pourtant un sentiment de malaise indéfinissable…

Le couvant d’un œil inquiet, ardent, l’étrangleur continua sa manœuvre avec tant de patience, tant de dextérité, que Djalma, toujours endormi, mais ne pouvant supporter davantage cette sensation vague et cependant agaçante, dont il ne se rendait pas compte, porta machinalement sa main droite à sa figure, comme s’il eût voulu se débarrasser du frôlement importun d’un insecte…

Mais la force lui manqua ; presque aussitôt, sa main inerte et appesantie retomba sur sa poitrine…

Voyant, à ce symptôme, qu’il touchait au but désiré, l’étrangleur réitéra ses attouchements sur les paupières, sur le front, sur les tempes, avec la même adresse…

Alors Djalma, de plus en plus accablé, anéanti sous une lourde somnolence, n’ayant pas sans doute la force ou la volonté de porter sa main à son visage, détourna machinalement sa tête, qui retomba languissante sur son épaule droite, cherchant, par ce changement d’attitude, à se soustraire à l’impression désagréable qui le poursuivait…

Ce premier résultat obtenu, l’étrangleur put agir librement.

Voulant rendre alors aussi profond que possible le sommeil qu’il venait d’interrompre à demi, il tâcha d’imiter le vampire, et, simulant le jeu d’un éventail, il agita rapidement ses deux mains étendues autour du visage brûlant du jeune Indien…

À cette sensation de fraîcheur inattendue et si délicieuse au milieu d’une chaleur suffocante, les traits de Djalma s’épanouirent machinalement ; sa poitrine se dilata, ses lèvres entr’ouvertes aspirèrent cette brise bienfaisante, et il tomba dans un sommeil d’autant plus invincible qu’il avait été contrarié, et qu’il s’y livrait alors sous l’influence d’une sensation de bien-être.

Un rapide éclair illumina de sa lueur flamboyante la voûte ombreuse qui abritait l’ajoupa ; craignant qu’au premier coup de tonnerre le jeune Indien ne s’éveillât brusquement, l’étrangleur se hâta d’accomplir son projet.

Djalma, couché sur le dos, avait la tête penchée sur son épaule droite et son bras gauche étendu ; l’étrangleur, blotti à sa gauche, cessa peu à peu de l’éventer ; puis il parvint à relever, avec une incroyable dextérité, jusqu’à la saignée, la large et longue manche de mousseline blanche qui cachait le bras gauche de Djalma.

Tirant alors de la poche de son caleçon une petite boîte de cuivre, il y prit une aiguille d’une finesse, d’une acuité extraordinaires, et un tronçon de racine noirâtre.

Il piqua plusieurs fois cette racine avec l’aiguille. À chaque piqûre, il en sortait une liqueur blanche et visqueuse.

Lorsque l’étrangleur crut l’aiguille suffisamment imprégnée de ce suc, il se courba et souffla doucement sur la partie interne du bras de Djalma, afin d’y causer une nouvelle sensation de fraîcheur ; alors, à l’aide de son aiguille, il traça presque imperceptiblement, sur la peau du jeune homme endormi, quelques signes mystérieux et symboliques.

Ceci fut exécuté avec tant de prestesse, la pointe de l’aiguille était si fine, si acérée, que Djalma ne ressentit pas la légère érosion qui effleura son épiderme.

Bientôt les signes que l’étrangleur venait de tracer apparurent d’abord en traits d’un rose pâle à peine sensible, et aussi déliés qu’un cheveu ; mais telle était la puissance corrosive et lente du suc dont l’aiguille était imprégnée, que, en s’infiltrant et s’extravasant peu à peu sous la peau, il devait au bout de quelques heures devenir d’un rouge violet, et rendre ainsi très apparents ces caractères alors presque invisibles.

L’étrangleur, après avoir si heureusement accompli son projet, jeta un dernier regard de féroce convoitise sur l’Indien endormi…

Puis, s’éloignant de la natte en rampant, il regagna l’ouverture par laquelle il s’était introduit dans la cabane, rejoignit hermétiquement les deux lèvres de cette incision, afin d’ôter tout soupçon, et disparut au moment où le tonnerre commençait à gronder sourdement dans le lointain[2].




III


Le contrebandier.


L’orage du matin a depuis longtemps cessé.

Le soleil est à son déclin ; quelques heures se sont écoulées depuis que l’étrangleur s’est introduit dans la cabane de Djalma et l’a tatoué d’un signe mystérieux pendant son sommeil.

Un cavalier s’avance rapidement au milieu d’une longue avenue bordée d’arbres touffus.

Abrités sous cette épaisse voûte de verdure, mille oiseaux saluaient par leurs gazouillements et par leurs jeux cette resplendissante soirée ; des perroquets verts et rouges grimpaient à l’aide de leur bec crochu à la cime des acacias roses ; des maïna-maïnou, gros oiseau d’un bleu lapis, dont la gorge et la longue queue ont des reflets d’or bruni, poursuivaient les loriots-princes d’un noir de velours, nuancé d’orange ; les colombes de Kolo, d’un violet irisé, faisaient entendre leur doux roucoulement à côté des oiseaux de paradis dont le plumage étincelant réunissait l’éclat prismatique de l’émeraude et du rubis, de la topaze et du saphir.

Cette allée, un peu exhaussée, dominait un petit étang où se projetait çà et là l’ombre verte des tamarins et des nopals ; l’eau calme, limpide, laissait voir, comme incrustés dans une masse de cristal bleuâtre, tant ils sont immobiles, des poissons d’argent aux nageoires de pourpre, d’autres d’azur aux nageoires vermeilles ; tous, sans mouvement à la surface de l’eau, où miroitait un éblouissant rayon de soleil, se plaisaient à se sentir inondés de lumière et de chaleur ; mille insectes, pierreries vivantes, aux ailes de feu, glissaient, voletaient, bourdonnaient, sur cette onde transparente où se reflétaient à une profondeur extraordinaire les nuances diaprées des feuilles et des fleurs aquatiques du rivage.

Il est impossible de rendre l’aspect de cette nature exubérante, luxuriante de couleurs, de parfums, de soleil, et servant pour ainsi dire de cadre au jeune et brillant cavalier qui arrivait du fond de l’avenue.

C’est Djalma.

Il ne s’est pas aperçu que l’étrangleur lui a tracé sur le bras gauche certains signes ineffaçables.

Sa cavale javanaise, de taille moyenne, remplie de vigueur et de feu, est noire comme la nuit ; un étroit tapis rouge remplace la selle. Pour modérer les bonds impétueux de sa jument, Djalma se sert d’un petit mors d’acier dont la bride et les rênes tressées de soie écarlate sont légères comme un fil.

Nul de ces admirables cavaliers si magistralement sculptés sur la frise du Parthénon n’est à la fois plus gracieusement et plus fièrement à cheval que ce jeune Indien, dont le beau visage, éclairé par le soleil couchant, rayonne de bonheur et de sérénité ; ses yeux brillent de joie ; les narines dilatées, les lèvres entr’ouvertes, il aspire avec délices la brise embaumée du parfum des fleurs et de la senteur de la feuillée, car les arbres sont encore humides de l’abondante pluie qui a succédé à l’orage.

Un bonnet incarnat assez semblable à la coiffure grecque, posé sur les cheveux noirs de Djalma, fait encore ressortir la nuance dorée de son teint ; son cou est nu ; il est vêtu de sa robe de mousseline blanche à larges manches, serrée à la taille par une ceinture écarlate ; un caleçon très-ample, en tissu blanc, laisse voir la moitié de ses jambes nues, fauves et polies ; leur galbe, d’une pureté angélique, se dessine sur les flancs noirs de sa cavale, que Djalma presse légèrement de son mollet nerveux ; il n’a pas d’étriers ; son pied, petit et étroit, est chaussé d’une sandale de maroquin rouge.

La fougue de ses pensées, tour à tour impérieuse et contenue, s’exprimait pour ainsi dire par l’allure qu’il imposait à sa cavale ; allure tantôt hardie, précipitée, comme l’imagination qui s’emporte sans frein ; tantôt calme, mesurée, comme la réflexion qui succède à une folle vision.

Dans cette course bizarre, ses moindres mouvements étaient remplis d’une grâce fière, indépendante et un peu sauvage.

Djalma, dépossédé du territoire paternel par les Anglais, et d’abord incarcéré par eux comme prisonnier d’État après la mort de son père, tué les armes à la main (ainsi que M. Josué Van Dael l’avait écrit de Batavia à M. Rodin), a été ensuite mis en liberté.

Abandonnant alors l’Inde continentale, accompagné du général Simon qui n’avait pas quitté les abords de la prison du fils de son ancien ami, le roi Kadja-Sing, le jeune Indien est venu à Batavia, lieu de naissance de sa mère, pour y recueillir le modeste héritage de ses aïeux maternels.

Dans cet héritage, si longtemps dédaigné ou oublié par son père, se sont trouvés des papiers importants et la médaille, en tout semblable à celle que portent Rose et Blanche.

Le général Simon, aussi surpris que charmé de cette découverte, qui non seulement établissait un lien de parenté entre sa femme et la mère de Djalma, mais qui semblait promettre à ce dernier de grands avantages à venir ; le général Simon, laissant Djalma à Batavia pour y terminer quelques affaires, est parti pour Sumatra, île voisine ; on lui a fait espérer d’y trouver un bâtiment qui allât directement et rapidement en Europe ; car, dès lors, il fallait qu’à tout prix le jeune Indien fût aussi à Paris le 13 février 1832. Si, en effet, le général Simon trouvait un vaisseau prêt à partir pour l’Europe, il devait revenir aussitôt chercher Djalma ; ce dernier, attendant donc d’un jour à l’autre ce retour, se rendait sur la jetée de Batavia, dans l’espérance de voir arriver le père de Rose et de Blanche par le paquebot de Sumatra.

Quelques mots de l’enfance et de la jeunesse du fils de Kadja-Sing sont nécessaires.

Ayant perdu sa mère de très-bonne heure, simplement et rudement élevé, enfant, il avait accompagné son père à ces grandes chasses aux tigres, aussi dangereuses que des batailles ; à peine adolescent, il l’avait suivi à la guerre pour défendre son territoire… dure et sanglante guerre…

Ayant ainsi vécu, depuis la mort de sa mère, au milieu des forêts et des montagnes paternelles, où, au milieu de combats incessants, cette nature vigoureuse et ingénue s’était conservée pure et vierge, jamais le surnom de généreux qu’on lui avait donné ne fut mieux mérité. Prince, il était véritablement prince, chose rare… et durant le temps de sa captivité, il avait souverainement imposé à ses geôliers anglais par sa dignité silencieuse. Jamais un reproche, jamais une plainte ; un calme fier et mélancolique… c’est tout ce qu’il avait opposé à un traitement aussi injuste que barbare, jusqu’à ce qu’il fût mis en liberté.

Habitué jusqu’alors à l’existence patriarcale ou guerrière des montagnards de son pays, qu’il avait quittés pour passer quelques mois en prison, Djalma ne connaissait pour ainsi dire rien de la vie civilisée.

Mais sans avoir positivement les défauts de ses qualités, Djalma en poussait du moins les conséquences à l’extrême : d’une opiniâtreté inflexible dans la foi jurée, dévoué jusqu’à la mort, confiant jusqu’à l’aveuglement, bon jusqu’au plus complet oubli de soi, il eût été inflexible pour qui se fût montré envers lui ingrat, menteur ou perfide. Enfin, il eût fait bon marché de la vie d’un traître ou d’un parjure, parce qu’il aurait trouvé juste, s’il avait commis une trahison ou un parjure, de les payer de sa vie.

C’était, en un mot, l’homme des sentiments entiers, absolus. Et un tel homme aux prises avec les tempéraments, les calculs, les faussetés, les déceptions, les ruses, les restrictions, les faux semblants d’une société très-raffinée, celle de Paris, par exemple, serait sans doute un très-curieux sujet d’étude.

Nous soulevons cette hypothèse, parce que, depuis que son voyage en France était résolu, Djalma n’avait qu’une pensée fixe, ardente… être à Paris.

À Paris… cette ville féerique dont, en Asie même, ce pays féerique, on faisait tant de merveilleux récits.

Ce qui surtout enflammait l’imagination vierge et brûlante du jeune Indien, c’étaient les femmes françaises… ces Parisiennes si belles, si séduisantes, ces merveilles d’élégance, de grâce et de charmes, qui éclipsaient, disait-on, les magnificences de la capitale du monde civilisé.

À ce moment même, par cette soirée splendide et chaude, entouré de fleurs et de parfums enivrants qui accéléraient encore les battements de ce cœur ardent et jeune, Djalma songeait à ces créatures enchanteresses qu’il se plaisait à revêtir des formes les plus idéales.

Il lui semblait voir à l’extrémité de l’allée, au milieu de la nappe de lumière dorée que les arbres entouraient de leur plein cintre de verdure, il lui semblait voir passer et repasser, blancs et sveltes sur ce fond vermeil, d’adorables et voluptueux fantômes qui, souriant, lui jetaient des baisers du bout de leurs doigts roses.

Alors, ne pouvant plus contenir les brûlantes émotions qui l’agitaient depuis quelques minutes, emporté par une exaltation étrange, Djalma poussant tout à coup quelques cris de joie mâle, profonde, d’une sonorité sauvage, fit en même temps bondir sous lui sa vigoureuse jument avec une folle ivresse…

Un vif rayon de soleil, perçant la sombre voûte de l’allée, l’éclairait alors tout entier.

Depuis quelques instants, un homme s’avançait rapidement dans un sentier qui, à son extrémité, coupait diagonalement l’avenue où se trouvait Djalma.

Cet homme s’arrêta un moment dans l’ombre, contemplant Djalma avec étonnement.

C’était en effet quelque chose de charmant à voir, au milieu d’une éblouissante auréole de lumière, que ce jeune homme, si beau, si enivré, si ardent… aux vêtements blancs et flottants, si allègrement campé sur sa fière cavale noire qui couvrait d’écume sa bride rouge et dont la longue queue et la crinière épaisse ondoyaient au vent du soir.

Mais, par un contraste qui succède à tous les désirs humains, Djalma se sentit bientôt atteint d’un ressentiment de mélancolie indéfinissable et douce ; il porta la main à ses yeux humides et voilés, laissant tomber ses rênes sur le cou de sa docile monture.

Aussitôt celle-ci s’arrêta, allongea son encolure de cygne, et tourna la tête à demi vers le personnage qu’elle apercevait à travers les taillis.

Cet homme, nommé Mahal le contrebandier, était vêtu à peu près comme les matelots européens. Il portait une veste et un pantalon de toile blanche, une large ceinture rouge et un chapeau de paille très-plat de forme ; sa figure était brune, caractérisée, et, quoiqu’il eût quarante ans, complètement imberbe.

En un instant Mahal fut auprès du jeune Indien.

— Vous êtes le prince Djalma ? lui dit-il en assez mauvais français, en portant respectueusement la main à son chapeau.

— Que veux-tu ?… dit l’Indien.

— Vous êtes… le fils de Kadja-Sing ?

— Encore une fois, que veux-tu ?

— L’ami du général Simon…

— Le général Simon !… s’écria Djalma.

— Vous allez au-devant de lui… comme vous y allez chaque soir depuis que vous attendez son retour de Sumatra ?

— Oui… mais comment sais-tu ?… dit l’Indien en regardant le contrebandier avec autant de surprise que de curiosité.

— Il doit débarquer à Batavia aujourd’hui ou demain.

— Viendrais-tu de sa part ?…

— Peut-être, dit Mahal d’un air défiant. Mais êtes-vous bien le fils de Kadja-Sing ?

— C’est moi… te dis-je… mais où as-tu vu le général Simon ?

— Puisque vous êtes le fils de Kadja-Sing, reprit Mahal en regardant toujours Djalma d’un air soupçonneux, quel est votre surnom ?

— On appelait mon père le Père du généreux, répondit le jeune Indien.

Et un regard de tristesse passa sur ses beaux traits.

Ces mots parurent commencer à convaincre Mahal de l’identité de Djalma ; pourtant, voulant sans doute s’éclairer davantage, il reprit :

— Vous avez dû recevoir, il y a deux jours, une lettre du général Simon… écrite de Sumatra.

— Oui… mais pourquoi ces questions ?

— Pour m’assurer que vous êtes bien le fils de Kadja-Sing… et exécuter les ordres que j’ai reçus…

— De qui ?

— Du général Simon…

— Mais où est-il ?

— Lorsque j’aurai la preuve que vous êtes le prince Djalma, je vous le dirai ; on m’a bien averti que vous étiez monté sur une cavale noire bridée de rouge… mais.

— Par ma mère !… parleras-tu ?…

— Je vous dirai tout… si vous pouvez me dire quel était le papier imprimé renfermé dans la dernière lettre que le général Simon vous a écrite de Sumatra.

— C’était un fragment de journal français.

— Et ce journal annonçait-il une bonne ou une mauvaise nouvelle touchant le général ?

— Une bonne nouvelle, puisqu’on lisait qu’en son absence on avait reconnu le dernier titre et le dernier grade qu’il devait à l’empereur, ainsi qu’on a fait aussi pour d’autres de ses frères d’armes exilés comme lui.

— Vous êtes bien le prince Djalma, dit le contrebandier après un moment de réflexion. Je peux parler… Le général Simon est débarqué cette nuit à Java… mais dans un endroit désert de la côte…

— Dans un endroit désert ?…

— Parce qu’il faut qu’il se cache.

— Lui !… s’écria Djalma stupéfait. Se cacher… et pourquoi ?

— Je n’en sais rien…

— Mais où est-il ? demanda Djalma en pâlissant d’inquiétude.

— Il est à trois lieues d’ici… près du bord de la mer… dans les ruines de Tchandi…

— Lui… forcé de se cacher !… répéta Djalma.

Et sa figure exprimait une surprise et une angoisse croissantes.

— Sans en être certain, je crois qu’il s’agit d’un duel qu’il a eu à Sumatra…, dit mystérieusement le contrebandier.

— Un duel… et avec qui ?

— Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr ; mais connaissez-vous les ruines de Tchandi ?…

— Oui.

— Le général vous y attend ; voilà ce qu’il m’a ordonné de vous dire…

— Tu es donc venu avec lui de Sumatra ?

— J’étais le pilote du petit bâtiment côtier contrebandier qui l’a débarqué cette nuit sur une plage déserte. Il savait que vous veniez chaque jour l’attendre sur la route du môle ; j’étais à peu près sûr de vous y rencontrer… Il m’a donné, sur la lettre que vous avez reçue de lui, les détails que je viens de vous dire, afin de bien vous prouver que je venais de sa part ; s’il avait pu vous écrire, il l’aurait fait.

— Et il ne t’a pas dit pourquoi il était obligé de se cacher ?…

— Il ne m’a rien dit… D’après quelques mots, j’ai soupçonné ce que je vous ai dit… un duel…

Connaissant la bravoure et la vivacité du général Simon, Djalma crut les soupçons du contrebandier assez fondés.

Après un moment de silence, il lui dit :

— Veux-tu te charger de reconduire mon cheval ?… Ma maison est en dehors de la ville, là-bas, cachée dans les arbres de la mosquée neuve… Et pour gravir la montagne de Tchandi, mon cheval m’embarrasserait : j’irai bien plus vite à pied…

— Je sais où vous demeurez : le général Simon me l’avait dit… j’y serais allé si je ne vous avais pas rencontré ici… donnez-moi donc votre cheval…

Djalma sauta légèrement à terre, jeta la bride à Mahal, déroula un bout de sa ceinture, y prit une petite bourse de soie et la donna au contrebandier, en lui disant :

— Tu as été fidèle et obéissant… Tiens. C’est peu… mais je n’ai pas davantage.

— Kadja-Sing était bien nommé le Père du généreux, dit le contrebandier en s’inclinant avec respect et reconnaissance.

Et il prit la route qui conduisait à Batavia, en conduisant en main la cavale de Djalma.

Le jeune Indien s’enfonça dans le taillis, et, marchant à grands pas, il se dirigea vers la montagne où étaient les ruines de Tchandi, et où il ne pouvait arriver qu’à la nuit.





IV


M. Josué Van Dael.


M. Josué Van Dael, négociant hollandais, correspondant de M. Rodin, était né à Batavia (capitale de l’île de Java) ; ses parents l’avaient envoyé faire son éducation à Pondichéry, dans une célèbre maison religieuse, établie depuis longtemps dans cette ville et appartenant à la compagnie de Jésus. C’est là qu’il s’était affilié à la congrégation comme profès des trois vœux ou membre laïque, appelé vulgairement coadjuteur temporel.

M. Josué était un homme d’une probité qui passait pour intacte ; d’une exactitude rigoureuse dans les affaires, froid, discret, réservé, d’une habileté, d’une sagacité remarquables ; ses opérations financières étaient presque toujours heureuses, car une puissance protectrice lui donnait toujours à temps la connaissance des événements qui pouvaient avantageusement influer sur ses transactions commerciales. La maison religieuse de Pondichéry était intéressée dans ses affaires ; elle le chargeait de l’exportation et de l’échange des produits de plusieurs propriétés qu’elle possédait dans cette colonie.

Parlant peu, écoutant beaucoup, ne discutant jamais, d’une politesse extrême ; donnant peu, mais avec choix et à propos, M. Josué inspirait généralement, à défaut de sympathie, ce froid respect qu’inspirent toujours les gens rigoristes ; car, au lieu de subir l’influence des mœurs coloniales, souvent libres et dissolues, il paraissait vivre avec une grande régularité, et son extérieur avait quelque chose d’austèrement composé qui imposait beaucoup.

La scène suivante se passait à Batavia pendant que Djalma se rendait aux ruines de Tchandi, dans l’espoir d’y rencontrer le général Simon.

M. Josué venait de se retirer dans son cabinet où l’on voyait plusieurs casiers garnis de leurs cartons et de grands livres de caisse ouverts sur des pupitres.

L’unique fenêtre de ce cabinet, situé au rez-de-chaussée, donnant sur une petite cour déserte, était à l’extérieur solidement grillagée de fer ; une persienne mobile remplaçait les carreaux des croisées, à cause de la grande chaleur du climat de Java.

M. Josué, après avoir posé sur son bureau une bougie renfermée dans une verrine, regarda la pendule.

— Neuf heures et demie…, dit-il. Mahal doit bientôt venir.

Ce disant, il sortit, traversa une antichambre, ouvrit une seconde porte épaisse, ferrée de grosses têtes de clous à la hollandaise, gagna la cour avec précaution, afin de n’être pas entendu par les gens de sa maison, et tira le verrou à secret qui fermait le battant d’une grande barrière de six pieds environ, formidablement armée de pointes de fer.

Puis laissant cette issue ouverte, il regagna son cabinet après avoir successivement et soigneusement refermé derrière lui les autres portes.

M. Josué se mit à son bureau, prit dans le double fond d’un tiroir une longue lettre ou plutôt un mémoire commencé depuis quelque temps et écrit jour par jour. (Il est inutile de dire que la lettre adressée à M. Rodin, à Paris, rue du Milieu-des-Ursins, était antérieure à la libération de Djalma et à son arrivée à Batavia.)

Le mémoire en question était aussi adressé à M. Rodin ; M. Josué le continua de la sorte :

« Craignant le retour du général Simon, dont j’avais été instruit en interceptant ses lettres (je vous ai dit que j’étais parvenu à me faire choisir par lui comme son correspondant), lettres que je lisais et que je faisais ensuite remettre intactes à Djalma, j’ai dû, forcé par le temps et par les circonstances, recourir aux moyens extrêmes, tout en sauvant complètement les apparences, et en rendant un signalé service à l’humanité ; cette dernière raison m’a surtout décidé.

« Un nouveau danger d’ailleurs commandait impérieusement ma conduite.

« Le bateau à vapeur le Ruyter a mouillé ici hier, et il repart demain dans la journée.

« Ce bâtiment fait la traversée pour l’Europe par le golfe Arabique ; ses passagers débarquent à l’isthme de Suez, le traversent et vont reprendre à Alexandrie un autre bâtiment qui les conduit en France.

« Ce voyage, aussi rapide que direct, ne demande que sept ou huit semaines ; nous sommes à la fin d’octobre ; le prince Djalma pourrait donc être en France vers le commencement du mois de janvier, et d’après vos ordres, dont j’ignore la cause, mais que j’exécute avec zèle et soumission, il fallait à tout prix mettre obstacle à ce départ, puisque, me dites-vous, un des plus graves intérêts de la Société serait compromis par l’arrivée de ce jeune Indien à Paris avant le 13 février. Or, si je réussis, comme je l’espère, à lui faire manquer l’occasion du Ruyter, il lui sera matériellement impossible d’arriver en France avant le mois d’avril, car le Ruyter est le seul bâtiment qui fasse le trajet directement : les autres navires mettent au moins quatre ou cinq mois à se rendre en Europe.

« Avant de vous parler du moyen que j’ai dû employer pour retenir ici le prince Djalma, moyen dont à cette heure encore j’ignore le bon ou le mauvais succès, il est bon que vous connaissiez certains faits.

« L’on vient de découvrir dans l’Inde anglaise une communauté dont les membres s’appelaient entre eux frères de la bonne œuvre ou phansegars, ce qui signifie simplement étrangleurs ; ces meurtriers ne répandent pas le sang, ils étranglent leurs victimes moins pour les voler que pour obéir à une vocation homicide et aux lois d’une infernale divinité nommée par eux Bhowanie.

« Je ne puis mieux vous donner une idée sur cette horrible secte qu’en transcrivant ici quelques lignes de l’avant-propos du rapport du colonel Sleeman, qui a poursuivi cette association ténébreuse avec un zèle infatigable ; ce rapport a été publié il y a deux mois. En voici un extrait ; c’est le colonel qui parle…


« Durant 1822 à 1824, quand j’étais chargé de la magistrature et de l’administration civile du district de Nersingpour, il ne se commettait pas un meurtre, pas le plus petit vol, par un bandit ordinaire, dont je n’eusse immédiatement connaissance ; mais si quelqu’un était venu me dire à cette époque qu’une bande d’assassins de profession héréditaire demeurait dans le village de Kundelie, à quatre cents mètres tout au plus de ma cour de justice, que les admirables bosquets du village de Mundesoor, à une journée de marche de ma résidence, étaient un des plus effroyables entrepôts d’assassinats de toute l’Inde ; que des bandes nombreuses des frères de la bonne œuvre, venant de l’Indoustan et du Dékan, se donnaient annuellement rendez-vous sous ces ombrages, comme à des fêtes solennelles, pour exercer leur effroyable vocation sur toutes les routes qui viennent se croiser dans cette localité, j’aurais pris cet Indien pour un fou qui s’était laissé effrayer par des contes ; et cependant rien n’était plus vrai : des voyageurs, par centaines, étaient enterrés chaque année sous les bosquets de Mundesoor ; toute une tribu d’assassins vivait à ma porte pendant que j’étais magistrat suprême de la province, et étendait ses dévastations jusqu’aux cités de Poonah et d’Hyderabad ; je n’oublierai jamais que, pour me convaincre, l’un des chefs de ces étrangleurs, devenu leur dénonciateur, fit exhumer, de l’emplacement même que couvrait ma tente, treize cadavres, et s’offrit d’en faire sortir du sol tout autour de lui un nombre illimité[3]. »


« Ce peu de mots du colonel Sleeman vous donneront une idée de cette société terrible qui a ses lois, ses devoirs, ses habitudes en dehors de toutes les lois divines et humaines. Dévoués les uns aux autres jusqu’à l’héroïsme, obéissant aveuglément à leurs chefs, qui se disent les représentants immédiats de leur sombre divinité, regardant comme ennemis tous ceux qui n’étaient pas des leurs, se recrutant partout par un effrayant prosélytisme, ces apôtres d’une religion de meurtre allaient prêchant dans l’ombre leurs abominables doctrines et couvraient l’Inde d’un immense réseau.

« Trois de leurs principaux chefs et un de leurs adeptes, fuyant la poursuite opiniâtre du gouverneur anglais, et étant parvenus à s’y soustraire, sont arrivés à la pointe septentrionale de l’Inde jusqu’au détroit de Malaka, situé à très-peu de distance de notre île ; un contrebandier, quelque peu pirate, affilié à leur association, et nommé Mahal, les a pris à bord de son bateau côtier, et les a transportés ici, où ils se croient pour quelque temps en sûreté, car, suivant les conseils du contrebandier, ils se sont réfugiés dans une épaisse forêt, où se trouvent plusieurs temples en ruine dont les nombreux souterrains leur offrent une retraite.

« Parmi ces chefs, tous trois d’une remarquable intelligence, il en est un surtout, nommé Faringhea, doué d’une énergie extraordinaire, de qualités éminentes qui en font un homme des plus redoutables ; celui-là est métis, c’est-à-dire fils d’un blanc et d’une Indienne ; il a habité longtemps des villes où se tiennent des comptoirs européens, et parle très-bien l’anglais et le français ; les deux autres chefs sont un nègre et un Indien ; l’adepte est un Malais.

« Le contrebandier Mahal, réfléchissant qu’il pouvait obtenir une bonne récompense en livrant ces trois chefs et leur adepte, est venu à moi, sachant, comme tout le monde le sait, ma liaison intime avec une personne on ne peut plus influente sur notre gouverneur ; il m’a donc offert, il y a deux jours, à certaines conditions, de livrer le nègre, le métis, l’Indien et le Malais… Ces conditions sont : une somme assez considérable, et l’assurance d’un passage sur un bâtiment partant pour l’Europe ou l’Amérique, afin d’échapper à l’implacable vengeance des étrangleurs.

« J’ai saisi avec empressement cette occasion de livrer à la justice humaine ces trois meurtriers, et j’ai promis à Mahal d’être son intermédiaire auprès du gouverneur, mais aussi à certaines conditions, fort innocentes en elles-mêmes, et qui regardaient Djalma… Je m’expliquerai plus au long si mon projet réussit, ce que je vais savoir, car Mahal sera ici tout à l’heure.

« En attendant que je ferme les dépêches, qui partiront demain pour l’Europe par le Ruyter, où j’ai retenu le passage de Mahal le contrebandier, en cas de réussite, j’ouvre une parenthèse au sujet d’une affaire assez importante.

« Dans ma dernière lettre, où je vous annonçais la mort du père de Djalma et l’incarcération de celui-ci par les Anglais, je demandais des renseignements sur la solvabilité de M. le baron Tripeaud, banquier et manufacturier à Paris, qui a une succursale de sa maison à Calcutta. Maintenant ces renseignements deviennent inutiles si ce que l’on vient de m’apprendre est malheureusement vrai, ce sera à vous d’agir selon les circonstances.

« Sa maison de Calcutta nous doit, à moi et à notre collègue de Pondichéry, des sommes assez considérables, et l’on dit M. Tripeaud dans des affaires fort dangereusement embarrassées, ayant voulu monter une fabrique pour ruiner, par une concurrence implacable, un établissement immense, depuis longtemps fondé par M. François Hardy, très-grand industriel. On m’assure que M. Tripeaud a déjà enfoui et perdu dans cette entreprise de grands capitaux ; il a sans doute fait beaucoup de mal à M. François Hardy ; mais il a, dit-on, gravement compromis sa fortune à lui, Tripeaud ; or, s’il fait faillite, le contre-coup de son désastre nous serait très-funeste, puisqu’il nous doit beaucoup d’argent, à moi et aux nôtres.

« Dans cet état de choses, il serait bien à désirer que, par les moyens tout-puissants et de toute nature dont on dispose, on parvînt à discréditer complètement et à faire tomber la maison de M. François Hardy, déjà ébranlée par la concurrence acharnée de M. Tripeaud ; cette combinaison réussissant, celui-ci regagnerait en très peu de temps tout ce qu’il a perdu ; la ruine de son rival assurerait sa prospérité, à lui Tripeaud, et nos créances seraient couvertes.

« Sans doute, il serait pénible, il serait douloureux d’être obligé d’en venir à cette extrémité pour rentrer dans nos fonds ; mais de nos jours n’est-on pas quelquefois autorisé à se servir des armes que l’on emploie incessamment contre nous ? Si l’on en est réduit là par l’injustice et la méchanceté des hommes, il faut se résigner en songeant que si nous tenons à conserver ces biens terrestres, c’est dans une intention toute à la plus grande gloire de Dieu, tandis qu’entre les mains de nos ennemis ces biens ne sont que de dangereux moyens de perdition et de scandale.

« C’est d’ailleurs une humble proposition que je vous soumets ; j’aurais la possibilité de prendre l’initiative au sujet de ces créances que je ne ferais rien de moi-même ; ma volonté n’est pas à moi… Comme tout ce que je possède, elle appartient à ceux à qui j’ai juré obéissance aveugle. »

Un léger bruit venant du dehors interrompit M. Josué et attira son attention.

Il se leva brusquement et alla droit à la croisée.

Trois petits coups furent extérieurement frappés sur une des feuilles de la persienne.

— C’est vous, Mahal ? demanda M. Josué à voix basse.

— C’est moi, répondit-on du dehors, et aussi à voix basse.

— Et le Malais ?

— Il a réussi…

— Vraiment ! s’écria M. Josué avec une expression de profonde satisfaction… Vous en êtes sûr ?

— Très-sûr ; il n’y a pas de démon plus adroit et plus intrépide.

— Et Djalma ?

— Les passages de la dernière lettre du général Simon, que je lui ai cités, l’ont convaincu que je venais de la part du général, et qu’il le trouverait aux ruines de Tchandi.

— Ainsi, à cette heure… ?

— Djalma est aux ruines, où il trouvera le noir, le métis et l’Indien. C’est là qu’ils ont donné rendez-vous au Malais qui a tatoué le prince pendant son sommeil.

— Avez-vous été reconnaître le passage souterrain ?

— J’y ai été hier… une des pierres du piédestal de la statue tourne sur elle-même… l’escalier est large… il suffira.

— Et les trois chefs n’ont aucun soupçon sur vous ?

— Aucun… je les ai vus ce matin… et ce soir le Malais est venu tout me raconter, avant d’aller les rejoindre aux ruines de Tchandi, car il était resté caché dans les broussailles, n’osant pas s’y rendre durant le jour.

— Mahal… si vous avez dit la vérité, si tout réussit, votre grâce et une large récompense vous sont assurées… Votre place est arrêtée sur le Ruyter : vous partirez demain : vous serez ainsi à l’abri de la vengeance des étrangleurs, qui vous poursuivraient jusqu’ici pour venger la mort de leurs chefs. Puisque la Providence vous a choisi pour livrer ces trois grands criminels à la justice… Dieu vous bénira… Allez de ce pas m’attendre à la porte de M. le gouverneur… je vous introduirai ; il s’agit de choses si importantes, que je n’hésite pas à aller le réveiller au milieu de la nuit… Allez vite… je vous suis de mon côté.

On entendit au dehors les pas précipités de Mahal qui s’éloignait, et le silence régna de nouveau dans la maison…

M. Josué retourna à son bureau, ajouta ces mots en hâte au mémoire commencé :

« Quoi qu’il arrive, il est maintenant impossible que Djalma quitte Batavia… Soyez rassuré, il ne sera pas à Paris le 13 février de l’an prochain…

« Ainsi que je l’avais prévu, je vais être sur pied toute la nuit, je cours chez le gouverneur, j’ajouterai demain quelques mots à ce long mémoire, que le bateau à vapeur le Ruyter portera en Europe. »

Après avoir refermé son secrétaire, M. Josué sonna bruyamment, et, au grand étonnement des gens de sa maison, surpris de le voir sortir au milieu de la nuit, il se rendit à la hâte à la résidence du gouverneur de l’île.

Nous conduirons le lecteur aux ruines de Tchandi.




V


Les ruines de Tchandi.


À l’orage du milieu de ce jour, orage dont les approches avaient si bien servi les desseins de l’étrangleur sur Djalma, a succédé une nuit calme et sereine.

Le disque de la lune s’élève lentement derrière une masse de ruines imposantes, situées sur une colline, au milieu d’un bois épais, à trois lieues environ de Batavia.

De larges assises de pierres, de hautes murailles de briques rongées par le temps, de vastes portiques chargés d’une végétation parasite, se dessinent vigoureusement sur la nappe de lumière argentée, qui se fond à l’horizon avec le bleu limpide du ciel.

Quelques rayons de la lune, glissant à travers l’ouverture de l’un des portiques, éclairent deux statues colossales placées au pied d’un immense escalier, dont les dalles disjointes disparaissent presque entièrement sous l’herbe, la mousse et les broussailles.

Les débris de l’une de ces statues, brisée par le milieu, jonchent le sol ; l’autre, restée entière et debout, est effrayante à voir…

Elle représente un homme de proportions gigantesques ; la tête a trois pieds de hauteur ; l’expression de cette figure est féroce. Deux prunelles de schiste noir et brillant sont incrustées dans sa face grise ; sa bouche large, profonde, démesurément ouverte ; des reptiles ont fait leur nid entre ses lèvres de pierre ; à la clarté de la lune on y distingue vaguement un fourmillement hideux…

Une large ceinture chargée d’ornements symboliques entoure le corps de cette statue, et soutient à son côté droit une longue épée ; ce géant a quatre bras étendus ; dans ses quatre mains, il porte une tête d’éléphant, un serpent roulé, un crâne humain et un oiseau semblable à un héron.

La lune, éclairant cette statue de côté, la profile d’une vive lumière, qui augmente encore l’étrangeté farouche de son aspect.

Çà et là, enchâssés au milieu des murailles de briques à demi écroulées, on voit quelques fragments de bas-reliefs, aussi de pierre, très-hardiment fouillés ; l’un des mieux conservés représente un homme à tête d’éléphant, ailé comme une chauve-souris, et dévorant un enfant.

Rien de plus sinistre que ces ruines encadrées de massifs d’arbres d’un vert sombre, couvertes d’emblèmes effrayants et vues à la clarté de la lune, au milieu du profond silence de la nuit.

À l’une des murailles de cet ancien temple, dédié à quelque mystérieuse et sanglante divinité javanaise, est adossée une hutte grossièrement construite de débris de pierre et de brique ; la porte, faite de treillis de jonc, est ouverte ; il s’en échappe une lueur rougeâtre qui jette ses reflets ardents sur les hautes herbes dont la terre est couverte.

Trois hommes sont réunis dans cette masure, éclairée par une lampe d’argile où brûle une mèche de fil de cocotier, imbibée d’huile de palmier.

Le premier de ces trois hommes, âgé de quarante ans environ, est pauvrement vêtu à l’européenne ; son teint pâle et presque blanc annonce qu’il appartient à la race métisse ; il est issu d’un blanc et d’une Indienne.

Le second est un robuste nègre africain, aux lèvres épaisses, aux épaules vigoureuses et aux jambes grêles ; ses cheveux crépus commencent à grisonner ; il est couvert de haillons, et se tient debout auprès de l’Indien.

Un troisième personnage est endormi et étendu sur une natte dans un coin de la masure.

Ces trois hommes étaient les chefs des étrangleurs qui, poursuivis dans l’Inde continentale, avaient cherché un refuge à Java, sous la conduite de Mahal le contrebandier.

— Le Malais ne revient pas, dit le métis, nommé Faringhea, le chef le plus redoutable de cette secte homicide ; peut-être a-t-il été tué par Djalma en exécutant nos ordres.

— L’orage de ce matin a fait sortir de la terre tous les reptiles, dit le nègre, peut-être le Malais a-t-il été mordu… et à cette heure son corps n’est-il qu’un nid de serpents.

— Pour servir la bonne œuvre, dit Faringhea d’un air sombre, il faut savoir braver la mort…

— Et la donner, ajouta le nègre.

Un cri étouffé, suivi de quelques mots inarticulés, attira l’attention de ces deux hommes qui tournèrent vivement la tête vers le personnage endormi.

Ce dernier a trente ans au plus ; sa figure imberbe et d’un jaune cuivré, sa robe de grossière étoffe, son petit turban rayé de jaune et de brun, annoncent qu’il appartient à la pure race hindoue ; son sommeil semble agité par un songe pénible, une sueur abondante couvre ses traits contractés par la terreur ; il parle en rêvant ; sa parole est brève, entrecoupée, il l’accompagne de quelques mouvements convulsifs.

— Toujours ce songe ! dit Faringhea au nègre ; toujours le souvenir de cet homme !

— Quel homme ?

— Ne te rappelles-tu pas qu’il y a cinq ans, le féroce colonel Kennedy… le bourreau des Indiens, était venu sur les bords du Gange chasser le tigre avec vingt chevaux, quatre éléphants et cinquante serviteurs ?

— Oui, oui, dit le nègre, et à nous trois, chasseurs d’hommes, nous avons fait une chasse meilleure que la sienne ; Kennedy, avec ses chevaux, ses éléphants et ses nombreux serviteurs, n’a pas eu son tigre… et nous avons eu le nôtre, ajouta-t-il avec une ironie sinistre. Oui, Kennedy, ce tigre à face humaine, est tombé dans notre embuscade, et les frères de la bonne œuvre ont offert cette belle proie à leur déesse Bhowanie.

— Si tu t’en souviens, c’est au moment où nous venions de serrer une dernière fois le lacet au cou de Kennedy que nous avons aperçu tout à coup ce voyageur… Il nous avait vus, il fallait s’en défaire… Depuis, ajouta Faringhea, le souvenir du meurtre de cet homme le poursuit en songe…

Et il désigna l’Indien endormi.

— Il le poursuit aussi lorsqu’il est éveillé, dit le nègre, regardant Faringhea d’un air significatif.

— Écoute, dit celui-ci en montrant l’Indien qui, dans l’agitation de son rêve, recommençait à parler d’une voix saccadée ; écoute, le voilà qui répète les réponses de ce voyageur, lorsque nous lui avons proposé de mourir ou de servir avec nous la bonne œuvre… Son esprit est frappé !… toujours frappé.

En effet, l’Indien prononçait tout haut dans son rêve une sorte d’interrogatoire mystérieux dont il faisait tour à tour les demandes et les réponses.

— Voyageur, disait-il d’une voix entrecoupée par de brusques silences, pourquoi cette raie noire sur ton front ? Elle s’étend d’une tempe à l’autre… c’est une marque fatale ; ton regard est triste comme la mort… As-tu été victime ? viens avec nous… Bhowanie venge les victimes. Tu as souffert ? — Oui, beaucoup souffert… — Depuis longtemps ? — Oui, depuis bien longtemps. – Tu souffres encore ? — Toujours. — À qui t’a frappé, que réserves-tu ? — La pitié. — Veux-tu rendre coup pour coup ? — Je veux rendre l’amour pour la haine. — Qui es-tu donc, toi qui rends le bien pour le mal ?

Je suis celui qui aime, qui souffre et qui pardonne.

— Frère… entends-tu ? dit le nègre à Faringhea ; il n’a pas oublié les paroles du voyageur avant sa mort.

— La vision le poursuit… Écoute… il parle encore… Comme il est pâle !

En effet, l’Indien, toujours sous l’obsession de son rêve, continua :

— Voyageur… nous sommes trois, nous sommes courageux, nous avons la mort dans la main, et tu nous as vus sacrifier à la bonne œuvre. Sois des nôtres… ou meurs… meurs… meurs… Oh ! quel regard… Pas ainsi… Ne me regarde pas ainsi…

En disant ces derniers mots, l’Indien fit un brusque mouvement, comme pour éloigner un objet qui s’approchait de lui, et il se réveilla en sursaut.

Alors, passant la main sur son front baigné de sueur… il regarda autour de lui d’un œil égaré :

— Frère… toujours ce rêve ? lui dit Faringhea. Pour un hardi chasseur d’hommes… ta tête est faible… Heureusement ton cœur et ton bras sont forts…

L’Indien resta un moment sans répondre, son front caché dans ses mains, puis il reprit :

— Depuis longtemps… je n’avais pas rêvé de ce voyageur.

— N’est-il pas mort ? dit Faringhea en haussant les épaules. N’est-ce pas toi qui lui as lancé le lacet autour du cou ?

— Oui, dit l’Indien en tressaillant…

— N’avons-nous pas creusé sa fosse auprès de celle du colonel Kennedy ? Ne l’y avons-nous pas enterré comme le bourreau anglais, sous le sable et sous les joncs ? dit le nègre.

— Oui, nous avons creusé la fosse, dit l’Indien en frémissant, et pourtant il y a un an, j’étais près de la porte de Bombay, le soir… j’attendais un de nos frères… Le soleil allait se coucher derrière la pagode qui est à l’est de la petite colline ; je vois encore tout cela, j’étais assis sous un figuier… j’entends un pas calme, lent et ferme, je détourne la tête… c’était lui… il sortait de la ville.

— Vision ! dit le nègre, toujours cette vision !

— Vision ! ajouta Faringhea, ou vague ressemblance.

— À cette marque noire qui lui barre le front, je l’ai reconnu ; c’était lui ; je restai immobile d’épouvante… les yeux hagards ; il s’est arrêté en attachant sur moi un regard calme et triste ;… malgré moi, j’ai crié : « C’est lui ! — C’est moi ! a-t-il répondu de sa voix douce, puisque tous ceux que tu as tués renaissent comme moi (et il montra le ciel), pourquoi tuer ? Écoute… je viens de Java ; je vais à l’autre bout du monde… dans un pays de neige éternelle… Là ou ici, sur une terre de feu ou sur une terre glacée, ce sera toujours moi ! Ainsi de l’âme de ceux qui tombent sous ton lacet, en ce monde ou là-haut… dans cette enveloppe ou dans une autre… l’âme sera toujours une âme… tu ne peux l’atteindre… Pourquoi tuer ?… » Et secouant tristement la tête… il a passé… marchant toujours lentement… lentement… le front incliné ;… Il a gravi ainsi la colline de la pagode ; je le suivais des yeux sans pouvoir bouger ; au moment où le soleil se couchait, il s’est arrêté au sommet, sa grande taille s’est dessinée sur le ciel, et il a disparu. Oh ! c’était lui !… ajouta l’Indien en frissonnant, après un long silence, c’était lui !…

Jamais le récit de l’Indien n’avait varié ; car bien souvent il avait entretenu ses compagnons de cette mystérieuse aventure. Cette persistance de sa part finit par ébranler leur incrédulité, ou plutôt par leur faire chercher une cause naturelle à cet événement surhumain en apparence.

— Il se peut, dit Faringhea après un moment de réflexion, que le nœud qui serrait le cou du voyageur ait été arrêté, qu’il lui soit resté un souffle de vie ; l’air aura pénétré à travers les joncs dont nous avons recouvert sa fosse, et il sera revenu à la vie.

— Non, non, dit l’Indien en secouant la tête, cet homme n’est pas de notre race…

— Explique-toi.

— Maintenant je sais…

— Tu sais ?

— Écoutez, dit l’Indien d’une voix solennelle, le nombre des victimes que les fils de Bhowanie ont sacrifiées depuis le commencement des siècles, n’est rien auprès de l’immensité de morts et de mourants que ce terrible voyageur laisse derrière lui dans sa marche homicide.

— Lui !… s’écrièrent le nègre et Faringhea.

— Lui, répéta l’Indien avec un accent de conviction dont ses compagnons furent frappés. Écoutez encore et tremblez : lorsque j’ai rencontré ce voyageur aux portes de Bombay… il venait de Java, et il allait vers le Nord… m’a-t-il dit. Le lendemain Bombay était ravagé par le choléra… et quelque temps après on apprenait que ce fléau avait d’abord éclaté ici… à Java.

— C’est vrai, dit le nègre.

— Écoutez encore, reprit l’Indien, « Je m’en vais vers le nord… vers un pays de neige éternelle, » m’avait dit le voyageur… Le choléra… s’en est allé lui aussi vers le nord ;… il a passé par Mascate, Ispahan, Tauris… Tiflis… et a gagné la Sibérie.

— C’est vrai…, dit Faringhea devenu pensif.

— Et le choléra, reprit l’Indien, ne faisait que cinq à six lieues par jour… la marche d’un homme… Il ne paraissait jamais… en deux endroits à la fois ;… mais il s’avançait lentement, également… toujours la marche d’un homme…

À cet étrange rapprochement, les deux compagnons de l’Indien se regardèrent avec stupeur…

Après un silence de quelques minutes, le nègre, effrayé, dit à l’Indien :

— Et tu crois que cet homme… ?

— Je crois que cet homme que nous avons tué, rendu à la vie par quelque divinité infernale… a été chargé par elle de porter sur la terre ce terrible fléau… et de répandre partout sur ses pas la mort… dont il est à l’abri… Souvenez-vous, ajouta l’Indien avec une sombre exaltation, souvenez-vous : … ce terrible voyageur a passé par Java… le choléra a dévasté Java ;… ce voyageur a passé par Bombay : le choléra a dévasté Bombay ;… ce voyageur est allé vers le nord… le choléra a dévasté le nord…

Ce disant, l’Indien retomba dans une rêverie profonde.

Le nègre et Faringhea étaient saisis d’un sombre étonnement.

L’Indien disait vrai, quant à la marche mystérieuse (jusqu’ici encore inexpliquée) de cet épouvantable fléau, qui n’a jamais fait, on le sait, que cinq ou six lieues par jour, n’apparaissant jamais simultanément en deux endroits.

Rien de plus étrange, en effet, que de suivre sur les cartes dressées à cette époque l’allure lente, progressive de ce fléau voyageur, qui offre à l’œil étonné tous les caprices, tous les incidents de la marche d’un homme.

Passant ici plutôt que par là… choisissant des provinces dans un pays… des villes dans les provinces… un quartier dans une ville… une rue dans un quartier… une maison dans une rue… ayant même ses lieux de séjour et de repos, puis continuant sa marche lente, mystérieuse, terrible.

Les paroles de l’Indien, en faisant ressortir ces effrayantes bizarreries, devaient donc vivement impressionner le nègre et Faringhea, natures farouches, amenées par d’effroyables doctrines à la monomanie du meurtre.

Oui… car (ceci est un fait avéré) il y a eu dans l’Inde des sectaires de cette abominable communauté, des gens qui, presque toujours, tuaient sans motif, sans passion… tuaient pour tuer… pour la volupté du meurtre… pour substituer la mort à la vie… pour faire d’un vivant un cadavre… ainsi qu’ils l’ont dit dans un de leurs interrogatoires…

La pensée s’abîme à pénétrer la cause de ces monstrueux phénomènes… Par quelle incroyable succession d’événements des hommes se sont-ils voués à ce sacerdoce de la mort ?

Sans nul doute, une telle religion ne peut florir que dans des contrées vouées comme l’Inde au plus atroce esclavage, à la plus impitoyable exploitation de l’homme par l’homme…

Une telle religion… n’est-ce pas la haine de l’humanité exaspérée jusqu’à sa dernière puissance par l’oppression ? Peut-être encore cette secte homicide, dont l’origine se perd dans la nuit des âges, s’est-elle perpétuée dans ces régions comme la seule protestation possible de l’esclavage contre le despotisme. Peut-être enfin Dieu, dans ses vues impénétrables, a-t-il créé là des Phansegars comme il y a créé des tigres et des serpents…

Ce qui est encore remarquable dans cette sinistre congrégation, c’est le lien mystérieux qui, unissant tous ses membres entre eux, les isole des autres hommes ; car ils ont des lois à eux, des coutumes à eux ; ils se dévouent, se soutiennent, s’aident entre eux ;… mais pour eux, il n’y a ni pays, ni famille… ils ne relèvent que d’un sombre et invisible pouvoir, aux arrêts duquel ils obéissent avec une soumission aveugle, et au nom duquel ils se répandent partout, afin de faire des cadavres, pour employer une de leurs sauvages expressions[4]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant quelques moments, les trois étrangleurs avaient gardé un profond silence.

Au dehors, la lune jetait toujours de grandes lumières blanches et de grandes ombres bleuâtres sur la masse imposante des ruines ; les étoiles scintillaient au ciel ; de temps à autre, une faible brise faisait bruire les feuilles épaisses et vernissées des bananiers et des palmiers.

Le piédestal de la statue gigantesque qui, entièrement conservée, s’élevait à gauche du portique, reposait sur de larges dalles, à moitié caché sous les broussailles.

Tout à coup, une de ces dalles parut s’abîmer.

De l’excavation qui se forma sans bruit, un homme, vêtu d’un uniforme, sortit à mi-corps, regarda attentivement autour de lui… et prêta l’oreille.

Voyant la lueur de la lampe, qui éclairait l’intérieur de la masure, trembler sur les grandes herbes… il se retourna, fit un signe, et bientôt lui et deux autres soldats gravirent, avec le plus grand silence et les plus grandes précautions, les dernières marches de cet escalier souterrain, et se glissèrent à travers les ruines.

Pendant quelques moments leurs ombres mouvantes se projetèrent sur les parties du sol éclairées par la lune, puis ils disparurent derrière des pans de murs dégradés.

Au moment où la dalle épaisse reprit sa place et son niveau, on aurait pu voir la tête de plusieurs autres soldats embusqués dans cette excavation.

Le métis, l’Indien et le nègre, toujours pensifs dans la masure ne s’étaient aperçus de rien.




VI


L’embuscade.


Le métis Faringhea, voulant sans doute échapper aux sinistres pensées que les paroles de l’Indien sur la marche mystérieuse du choléra avaient éveillées en lui, changea brusquement d’entretien. Son œil brilla d’un feu sombre, sa physionomie prit une expression d’exaltation farouche, et il s’écria :

— Bhowanie… veillera sur nous, intrépides chasseurs d’hommes ! Frères, courage… courage… le monde est grand… notre proie est partout… Les Anglais nous forcent de quitter l’Inde, nous, les trois chefs de la bonne œuvre ; qu’importe ? nous y laissons nos frères, aussi cachés, aussi nombreux, aussi terribles que les scorpions noirs qui ne révèlent leur présence que par une piqûre mortelle ; l’exil agrandit nos domaines… Frère, à toi l’Amérique, dit-il à l’Indien d’un air inspiré. Frère, à toi l’Afrique, dit-il au nègre. Frères, à moi l’Europe !… Partout où il y a des hommes, il y a des bourreaux et des victimes… Partout où il y a des victimes, il y a des cœurs gonflés de haine ; c’est à nous d’enflammer cette haine de toutes les ardeurs de la vengeance !! C’est à nous, à force de ruses, à force de séductions, d’attirer parmi nous, serviteurs de Bhowanie, tous ceux dont le zèle, le courage et l’audace peuvent nous être utiles. Entre nous et pour nous, rivalisons de dévouement, d’abnégation ; prêtons-nous force, aide et appui ! Que tous ceux qui ne sont pas avec nous soient notre proie ; isolons-nous au milieu de tous, contre tous, malgré tous. Pour nous, qu’il n’y ait ni patrie ni famille. Notre famille, ce sont nos frères ; notre pays… c’est le monde.

Cette sorte d’éloquence sauvage impressionna vivement le nègre et l’Indien, qui subissaient ordinairement l’influence de Faringhea dont l’intelligence était très-supérieure à la leur, quoiqu’ils fussent eux-mêmes deux des chefs les plus éminents de cette sanglante association.

— Oui, tu as raison, frère, s’écria l’Indien partageant l’exaltation de Faringhea, à nous le monde… Ici même, à Java, laissons une trace de notre passage… Avant notre départ, fondons la bonne œuvre dans cette île ;… elle y grandira vite, car ici la misère est grande, les Hollandais sont aussi rapaces que les Anglais… Frère, j’ai vu dans les rivières marécageuses de cette île, toujours mortelles à ceux qui les cultivent, des hommes que le besoin forçait à ce travail homicide ; ils étaient livides comme des cadavres ; quelques-uns, exténués par la maladie, par la fatigue et par la faim, sont tombés pour ne plus se relever… Frère, la bonne œuvre grandira dans ce pays !…

— L’autre soir, dit le métis, j’étais sur le bord du lac, derrière un rocher ; une jeune femme est venue ; quelques lambeaux de couverture entouraient à peine son corps maigre et brûlé par le soleil ; dans ses bras elle tenait un petit enfant qu’elle serrait en pleurant contre son sein tari. Elle a embrassé trois fois cet enfant en disant : « Toi au moins, tu ne seras pas malheureux comme ton père ; » et elle l’a jeté à l’eau ; il a poussé un cri en disparaissant… À ce cri, les caïmans cachés dans les roseaux ont joyeusement sauté dans le lac… Frères, ici les mères tuent leurs enfants par pitié… la bonne œuvre grandira dans ce pays.

— Ce matin, dit le nègre, pendant qu’on déchirait un de ses esclaves noirs à coups de fouet, un vieux petit bonhomme, négociant de Batavia, est sorti de sa maison des champs pour regagner la ville. Dans son palanquin, il recevait, avec une indolence blasée, les tristes caresses de deux des jeunes filles dont il peuple son harem en les achetant à leurs familles trop pauvres pour les nourrir. Le palanquin où se tenaient ce petit vieillard et ces jeunes filles était porté par douze hommes jeunes et robustes. Frères, il y a ici des mères qui, par misère, vendent leurs filles, des esclaves que l’on fouaille, des hommes qui portent d’autres hommes comme des bêtes de somme ; la bonne œuvre grandira dans ce pays.

— Dans ce pays… et dans tout pays d’oppression, de misère, de corruption et d’esclavage.

— Puissions-nous donc engager parmi nous Djalma, comme nous l’a conseillé Mahal le contrebandier, dit l’Indien ; notre voyage à Java aurait un double profit ; car, avant de partir, nous compterons parmi les nôtres ce jeune homme entreprenant et hardi, qui a tant de motifs de haïr les hommes.

— Il va venir… Envenimons encore ses ressentiments.

— Rappelons-lui la mort de son père.

— Le massacre des siens…

— Sa captivité.

— Que la haine enflamme son cœur, et il est à nous…

Le nègre, qui était resté quelque temps pensif, dit tout à coup :

— Frères… Si Mahal le contrebandier nous trompait ?

— Lui ? s’écria l’Indien presque avec indignation ; il nous a donné asile sur son bateau côtier ; il a assuré notre fuite du continent ; il doit nous embarquer ici à bord de la goëlette qu’il va commander, et nous mener à Bombay, où nous trouverons des bâtiments pour l’Amérique, l’Europe et l’Afrique.

— Quel intérêt aurait Mahal à nous trahir ? dit Faringhea. Rien ne le mettrait à l’abri de la vengeance des fils de Bhowanie, il le sait.

— Enfin, dit le noir, ne nous a-t-il pas promis que, par ruse, il amènerait Djalma à se rendre ici ce soir parmi nous ? et une fois parmi nous… il faudra qu’il soit des nôtres…

— N’est-ce pas encore le contrebandier qui nous a dit : « Ordonnez au Malais de se rendre dans l’ajoupa de Djalma… de le surprendre pendant son sommeil, et au lieu de le tuer comme il le pourrait, de lui tracer sur le bras le nom de Bhowanie ? » Djalma jugera ainsi de la résolution, de l’adresse, de la soumission de nos frères, et il comprendra ce que l’on doit espérer ou craindre de tels hommes… Par admiration ou par terreur, il faudra donc qu’il soit des nôtres.

— Et s’il refuse d’être à nous, malgré les raisons qu’il a de haïr les hommes ?

— Alors… Bhowanie décidera de son sort, dit Faringhea d’un air sombre ; j’ai mon projet…

— Mais le Malais réussira-t-il à surprendre Djalma pendant son sommeil ? dit le nègre.

— Il n’est personne de plus hardi, de plus agile, de plus adroit que le Malais, dit Faringhea. Il a eu l’audace d’aller surprendre dans son repaire une panthère noire qui allaitait !… il a tué la mère et a enlevé la petite femelle, qu’il a plus tard vendue à un capitaine de navire européen.

— Le Malais a réussi ! s’écria l’Indien en prêtant l’oreille à un cri singulier qui retentit dans le profond silence de la nuit et des bois.

— Oui, c’est le cri du vautour emportant sa proie, dit le nègre en écoutant à son tour, c’est le signal par lequel nos frères annoncent aussi qu’ils ont saisi leur proie.

Peu de temps après, le Malais paraissait à la porte de la hutte.

Il était drapé dans une grande pièce de coton rayée de couleurs tranchantes.

— Eh bien ? dit le nègre avec inquiétude, as-tu réussi ?

— Djalma portera toute sa vie le signe de la bonne œuvre, dit le Malais avec orgueil ; pour parvenir jusqu’à lui… j’ai dû offrir à Bhowanie un homme qui se trouvait sur mon passage ;… j’ai laissé le corps sous des broussailles près de l’ajoupa. Mais Djalma… porte notre signe. Mahal le contrebandier l’a su le premier.

— Et Djalma ne s’est pas réveillé !… dit l’Indien confondu de l’adresse du Malais.

— S’il s’était réveillé, répondit celui-ci avec calme, j’étais mort… puisque je devais épargner sa vie…

— Parce que sa vie peut nous être plus utile que sa mort, reprit le métis.

Puis s’adressant au Malais :

— Frère, en risquant ta vie pour la bonne œuvre, tu as fait aujourd’hui ce que nous avons fait hier, ce que nous ferons demain… Aujourd’hui, tu obéis, un autre jour tu commanderas.

— Nous appartenons tous à Bhowanie, dit le Malais. Que faut-il encore faire ?… je suis prêt.

En parlant ainsi, le Malais faisait face à la porte de la masure ; tout à coup il dit à voix basse :

— Voici Djalma ; il approche de la porte de la cabane ; Mahal ne nous a pas trompés…

— Qu’il ne me voie pas encore, dit Faringhea en se retirant dans un coin obscur de la cabane et en se couchant sous une natte, tâchez de le convaincre ;… s’il résiste… j’ai mon projet…

À peine Faringhea avait-il dit ces mots et disparu, que Djalma arrivait à la porte de la masure.

À la vue de ces trois personnages à la physionomie sinistre, Djalma recula de surprise. Ignorant que ces hommes appartenaient à la secte des Phansegars, et sachant que souvent, dans ce pays où il n’y a pas d’auberges, les voyageurs passent les nuits sous la tente ou dans les ruines qu’ils rencontrent, il fit un pas vers eux ; lorsque son premier étonnement fut passé, reconnaissant au teint bronzé de l’un de ces hommes et à son costume qu’il était Indien, il lui dit en langue hindoue :

— Je croyais trouver ici un Européen… un Français…

— Ce Français… n’est pas encore venu, répondit l’Indien, mais il ne tardera pas.

Devinant à la question de Djalma le moyen dont s’était servi Mahal pour l’attirer dans ce piège, l’Indien espérait gagner du temps en prolongeant cette erreur.

— Tu connais… ce Français ? demanda Djalma au Phansegar.

— Il nous a donné rendez-vous ici… comme à toi, reprit l’Indien.

— Et pour quoi faire ? dit Djalma de plus en plus étonné.

— À son arrivée… tu le sauras…

— C’est le général Simon qui vous a dit de vous trouver ici ?

— C’est le général Simon…, répondit l’Indien.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Djalma cherchait en vain à s’expliquer cette mystérieuse aventure.

— Et qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’Indien d’un air soupçonneux ; car le morne silence des deux compagnons du Phansegar qui le regardaient fixement, commençait à lui donner quelques soupçons…

— Qui nous sommes ? reprit l’Indien, nous sommes à toi… si tu veux être à nous.

— Je n’ai pas besoin de vous… vous n’avez pas besoin de moi…

— Qui sait ?

— Moi… je le sais…

— Tu te trompes… les Anglais ont tué ton père ;… il était roi… on t’a fait captif… on t’a proscrit… tu ne possèdes plus rien…

À ce souvenir cruel, les traits de Djalma s’assombrirent. Il tressaillit ; un sourire amer contracta ses lèvres.

Le Phansegar continua :

— Ton père était juste, brave… aimé de ses sujets… on l’appelait le Père du généreux, et il était bien nommé… Laisseras-tu sa mort sans vengeance ? la haine qui te ronge le cœur sera-t-elle stérile ?

— Mon père est mort les armes à la main… j’ai vengé sa mort sur les Anglais que j’ai tués à la guerre… Celui qui pour moi a remplacé mon père… et a aussi combattu pour lui, m’a dit qu’il serait maintenant insensé à moi de vouloir lutter contre les Anglais pour reconquérir mon territoire. Quand ils m’ont mis en liberté, j’ai juré de ne jamais remettre les pieds dans l’Inde… et je tiens les serments que je fais…

— Ceux qui t’ont dépouillé, ceux qui t’ont fait captif, ceux qui ont tué ton père… sont des hommes. Il est ailleurs des hommes sur qui tu peux te venger… que ta haine retombe sur eux !

— Pour parler ainsi des hommes… n’es-tu donc pas un homme ?

— Moi… et ceux qui me ressemblent, nous sommes plus que des hommes… Nous sommes au reste de la race humaine ce que sont les hardis chasseurs aux bêtes féroces qu’ils traquent dans les bois… Veux-tu être comme nous… plus qu’un homme ? veux-tu assouvir sûrement… largement, impunément, la haine qui te dévore le cœur… après le mal que l’on t’a fait ?

— Tes paroles sont de plus en plus obscures… je n’ai pas de haine dans le cœur, dit Djalma. Quand un ennemi est digne de moi… je le combats ;… quand il en est indigne, je le méprise… Ainsi je ne hais ni les braves… ni les lâches.

— Trahison !… s’écria tout à coup le nègre en indiquant la porte d’un geste rapide, car Djalma et l’Indien s’en étaient peu à peu éloignés pendant leur entretien, et ils se trouvaient alors dans un des angles de la cabane.

Au cri du nègre, Faringhea, que Djalma n’avait pas aperçu, écarta brusquement la natte qui le cachait, tira son poignard, bondit comme un tigre, et fut d’un saut hors de la cabane. Voyant alors un cordon de soldats s’avancer avec précaution, il frappa l’un d’eux d’un coup mortel, en renversa deux autres, et disparut au milieu des ruines.

Ceci s’était passé si précipitamment, qu’au moment où Djalma se retourna pour savoir la cause du cri d’alarme du nègre, Faringhea venait de disparaître.

Djalma et les trois étrangleurs furent aussitôt couchés en joue par plusieurs soldats rassemblés à la porte, pendant que d’autres s’élançaient à la poursuite de Faringhea.

Le nègre, le Malais et l’Indien, voyant l’impossibilité de résister, échangèrent rapidement quelques paroles, et tendirent la main aux cordes dont quelques soldats étaient munis.

Le capitaine hollandais qui commandait le détachement entra dans la cabane à ce moment.

— Et celui-ci ? dit-il en montrant Djalma aux soldats qui achevaient de garrotter les trois Phansegars.

— Chacun son tour, mon officier ! dit un vieux sergent, nous allons à lui.

Djalma restait pétrifié de surprise, ne comprenant rien à ce qui se passait autour de lui ; mais lorsqu’il vit le sergent et les deux soldats s’avancer avec des cordes pour le lier, il les repoussa avec une violente indignation et se précipita vers la porte où se tenait l’officier.

Les soldats, croyant que Djalma subirait son sort avec autant d’impassibilité que ses compagnons, ne s’attendaient pas à cette résistance ; ils reculèrent de quelques pas, frappés malgré eux de l’air de noblesse et de dignité du fils de Kadja-Sing.

— Pourquoi voulez-vous me lier… comme ces hommes ? s’écria Djalma en s’adressant en indien à l’officier qui comprenait cette langue, servant depuis longtemps dans les colonies hollandaises.

— Pourquoi on veut te lier, misérable ? parce que tu fais partie de cette bande d’assassins… Et vous, ajouta l’officier en s’adressant aux soldats en hollandais, avez-vous peur de lui ?… Serrez… serrez les nœuds autour de ses poignets en attendant qu’on lui en serre un autre autour du cou.

— Vous vous trompez, dit Djalma avec une dignité calme et un sang-froid qui étonnèrent l’officier, je suis ici depuis un quart d’heure à peine… je ne connais pas ces personnes… je croyais trouver ici un Français…

— Tu n’es pas un Phansegar comme eux ?… et à qui prétends-tu faire croire ce mensonge ?

— Eux ! s’écria Djalma avec un mouvement et une expression d’horreur si naturelle, que d’un signe l’officier arrêta les soldats, qui s’avançaient de nouveau pour garrotter le fils de Kadja-Sing ; ces hommes font partie de cette horrible bande de meurtriers… et vous m’accusez d’être leur complice !… Alors je suis tranquille, monsieur, dit le jeune homme en haussant les épaules avec un sourire de dédain.

— Il ne suffit pas de dire que vous êtes tranquille, reprit l’officier ; grâce aux révélations, on sait maintenant à quels signes mystérieux se reconnaissent les phansegars…

— Je vous répète, monsieur, que j’ai l’horreur la plus grande pour ces meurtriers ;… que j’étais venu ici pour…

Le nègre, interrompant Djalma, dit à l’officier avec une joie farouche :

— Tu l’as dit, les fils de la bonne œuvre se reconnaissent par des signes qu’ils portent tatoués sur la chair… Notre heure est arrivée, nous donnerons notre cou à la corde… Assez souvent nous avons enroulé le lacet au cou de ceux qui ne servent pas la bonne œuvre… Regarde nos bras et regarde celui de ce jeune homme.

L’officier, interprétant mal les paroles du nègre, dit à Djalma :

— Il est évident que si, comme dit ce nègre, vous ne portez pas au bras ce signe mystérieux… et nous allons nous en assurer ; si vous expliquez d’une manière satisfaisante votre présence ici, dans deux heures vous pouvez être mis en liberté.

— Tu ne me comprends pas, dit le nègre à l’officier, le prince Djalma est des nôtres, car il porte sur le bras gauche le nom de Bhowanie…

— Oui, il est comme nous fils de la bonne œuvre, ajouta le Malais.

— Il est comme nous phansegar, dit l’Indien.

Ces trois hommes, irrités de l’horreur que Djalma avait manifestée en apprenant qu’ils étaient phansegars, mettaient un farouche orgueil à faire croire que le fils de Kadja-Sing appartenait à leur horrible association.

— Qu’avez-vous à répondre ? dit l’officier à Djalma.

Celui-ci haussa les épaules avec une dédaigneuse pitié, releva de sa main droite sa longue et large manche gauche, et montra son bras nu.

— Quelle audace ! s’écria l’officier.

En effet, un peu au-dessous de la saignée, sur la partie interne de l’avant-bras, on voyait écrit, d’un rouge vif, le nom de Bhowanie, en caractères indous.

L’officier courut au Malais, découvrit son bras ; il vit le même nom, les mêmes signes… Non content encore, il s’assura que le nègre et l’Indien les portaient aussi.

— Misérable ! s’écria-t-il en revenant furieux vers Djalma, tu inspires plus d’horreur encore que tes complices. Garrottez-le comme un lâche assassin, dit-il aux soldats, comme un lâche assassin qui ment au bord de la fosse, car son supplice ne se fera pas longtemps attendre.

Stupéfait, épouvanté, Djalma, depuis quelques moments les yeux fixés devant ce tatouage funeste, ne pouvait prononcer une parole ni faire un mouvement ; sa pensée s’abîmait devant ce fait incompréhensible.

— Oserais-tu nier ce signe ? lui dit l’officier avec indignation.

— Je ne puis nier… ce que je vois… ce qui est…, dit Djalma avec accablement.

— Il est heureux… que tu avoues enfin, misérable, reprit l’officier, et vous, soldats… veillez sur lui… et sur ses complices… vous en répondez.

Se croyant le jouet d’un songe étrange, Djalma ne fit aucune résistance, se laissa machinalement garrotter et emmener. L’officier espérait avec une partie de ses soldats, découvrir Faringhea dans les ruines ; mais ses recherches furent vaines, et au bout d’une heure, il partit pour Batavia, où l’escorte des prisonniers l’avait devancé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques heures après ces événements, M. Josué Van Dael terminait ainsi le long mémoire adressé à M. Rodin, à Paris :


« … Les circonstances étaient telles que je ne pouvais agir autrement ; somme toute, c’est un petit mal pour un grand bien.

« Trois meurtriers sont livrés à la justice, et l’arrestation temporaire de Djalma ne servira qu’à faire briller son innocence d’un plus pur éclat.

« Déjà ce matin je suis allé chez le gouverneur protester en faveur de notre jeune prince. Puisque c’est grâce à moi, ai-je dit, que ces trois grands criminels sont tombés entre les mains de l’autorité, que l’on me prouve du moins quelque gratitude en faisant tout au monde pour rendre plus évidente que le jour la non-culpabilité du prince Djalma, déjà si intéressant par ses malheurs et par ses nobles qualités. Certes, ai-je ajouté, lorsque hier je me suis hâté de venir apprendre au gouverneur que l’on trouverait les phansegars rassemblés dans les ruines de Tchandi, j’étais loin de m’attendre à ce qu’on confondrait avec eux le fils adoptif du général Simon, excellent homme, avec qui j’ai eu depuis quelque temps les plus honorables relations. Il faut donc à tout prix découvrir le mystère inconcevable qui a jeté Djalma dans cette dangereuse position, et je suis, ai-je encore dit, tellement sûr qu’il n’est pas coupable, que dans son intérêt je ne demande aucune grâce. Il aura assez de courage et de dignité pour attendre patiemment en prison le jour de la justice.

« Or, dans tout ceci, vous le voyez, je disais vrai, je n’avais pas à me reprocher le moindre mensonge, car personne au monde n’est plus convaincu que moi de l’innocence de Djalma.

« Le gouverneur m’a répondu, comme je m’y attendais : que moralement il était aussi certain que moi de l’innocence du jeune prince, qu’il aurait pour lui les plus grands égards ; mais qu’il fallait que la justice eût son cours, parce que c’était le seul moyen de démontrer la fausseté de l’accusation et de découvrir par quelle incompréhensible fatalité ce signe mystérieux se trouvait tatoué sur le bras de Djalma…

« Mahal le contrebandier, qui seul pourrait édifier la justice à ce sujet, aura dans une heure quitté Batavia pour se rendre à bord du Ruyter qui le conduira en Égypte ; car il doit remettre au capitaine un mot de moi qui certifie que Mahal est bien la personne dont j’ai payé et arrêté le passage. En même temps il portera à bord ce long mémoire, car le Ruyter doit partir dans une heure, et la dernière levée des lettres pour l’Europe s’est faite hier soir. Mais j’ai voulu voir ce matin le gouverneur avant de fermer ces dépêches.

« Voici donc le prince Djalma retenu forcément ici pendant un mois ; cette occasion du Ruyter perdue, il est matériellement impossible que le jeune Indien soit en France avant le 13 février de l’an prochain.

« Vous le voyez… vous avez ordonné, j’ai aveuglément agi selon les moyens dont je pouvais disposer, ne considérant que la fin qui les justifiera, car il s’agissait, m’avez-vous dit, d’un intérêt immense pour la société.

« Entre vos mains j’ai été ce que nous devons être entre les mains de nos supérieurs… un instrument… puisqu’à la plus grande gloire de Dieu, nos supérieurs font de nous, quant à la volonté, des cadavres[5].

« Laissons donc nier notre accord et notre puissance ; les temps nous semblent contraires, mais les événements changent seuls ; nous, nous ne changeons pas.

« Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union et dévouement entre nous qui avons pour patrie le monde, pour famille nos frères, et pour reine Rome.

« J. V. »

À dix heures du matin environ, Mahal le contrebandier partit avec cette dépêche cachetée, pour se rendre à bord du Ruyter.

Une heure après, le corps de Mahal le contrebandier, étranglé à la mode des phansegars, était caché dans des joncs, sur le bord d’une grève déserte, où il était allé chercher sa barque pour rejoindre le Ruyter.

Lorsque plus tard, après le départ de ce bâtiment, on retrouva le cadavre du contrebandier, M. Josué fit en vain chercher sur lui la volumineuse dépêche dont il l’avait chargé.

On ne retrouva pas non plus la lettre que Mahal devait remettre au capitaine du Ruyter, afin d’être reçu comme passager.

Enfin, les fouilles et les battues ordonnées et exécutées dans le pays pour y découvrir Faringhea furent toujours vaines.

Jamais on ne vit à Java le dangereux chef des étrangleurs.



  1. Phansigars, ou étrangleurs (du mot indou phansna, étrangler). Nous donnerons plus loin des détails sur cette singulière communauté, dite de la Bonne œuvre.
  2. On lit dans les lettres de feu Victor Jacquemont sur l’Inde, à propos de l’incroyable dextérité de ces hommes :

    « Ils rampent à terre dans les fossés, dans les sillons des champs, imitent cent voix diverses, réparent, en jetant le cri d’un chacal ou d’un oiseau, un mouvement maladroit qui aura causé quelque bruit, puis se taisent, et un autre à quelque distance imite le glapissement de l’animal dans le lointain. Ils tourmentent le sommeil par des bruits, des attouchements, ils font prendre au corps et à tous les membres la position qui convient à leur dessein. »

    M. le comte Édouard de Warren, dans son excellent ouvrage sur l’Inde anglaise, que nous aurons encore l’occasion de citer, s’exprime de la même manière sur l’inconcevable adresse des Indiens.

    « Ils vont, dit-il, jusqu’à vous dépouiller, sans interrompre votre sommeil, du drap même dont vous dormez enveloppé. Ceci n’est point une plaisanterie, mais un fait. Les mouvements du bheel sont ceux d’un serpent : dormez-vous dans votre tente avec un domestique couché en travers de chaque porte, le bheel viendra s’accroupir en dehors, à l’ombre et dans un coin, où il pourra entendre la respiration de chacun. Dès que l’Européen s’endort, il est sûr de son fait ; l’Asiatique ne résistera pas longtemps à l’attrait du sommeil. Le moment venu, il fait, à l’endroit même où il se trouve, une coupure verticale dans la toile de la tente ; elle lui suffit pour s’introduire. Il passe comme un fantôme, sans faire crier le moindre grain de sable. Il est parfaitement nu, et tout son corps est huilé ; un couteau-poignard est suspendu à son cou. Il se blottira près de votre couche, et avec un sang-froid et une dextérité incroyables pliera le drap en très-petits plis tout près du corps, de manière à occuper la moindre surface possible ; cela fait, il passe de l’autre côté, chatouille légèrement le dormeur, qu’il semble magnétiser, de manière qu’il se retire instinctivement et finit par se retourner en laissant le drap plié derrière lui ; s’il se réveille et qu’il veuille saisir le voleur, il trouve un corps glissant qui lui échappe comme une anguille ; si pourtant il parvient à le saisir, malheur à lui, le poignard le frappe au cœur ; il tombe baigné dans son sang, et l’assassin disparaît. »

  3. Ce rapport est extrait de l’excellent ouvrage de M. le comte Édouard de Warren, sur l’Inde anglaise en 1843.
  4. Voici quelques passages du très-curieux livre de M. le comte de Warren sur l’Inde anglaise.

    « Outre les voleurs qui tuent pour le butin qu’ils espèrent réaliser sur les voyageurs, il y a une classe d’assassins organisés en société, avec des chefs, une science, une franc-maçonnerie et même une religion qui a son fanatisme et son dévouement, ses agents, ses émissaires, ses collaborateurs, ses troupes militantes et ses affiliés passifs qui contribuent de leurs deniers à la bonne œuvre. C’est la communauté des thugs ou phansegars (trompeurs ou étrangleurs, de thugna, tromper, et phansna, étrangler), communauté religieuse et industrielle qui exploite la race humaine en l’exterminant, et dont l’origine se perd dans la nuit des âges.

    « Jusqu’en 1810, leur existence était inconnue non-seulement des conquérants européens, mais même des gouvernements indigènes. Entre les années 1816 et 1830, plusieurs de leurs bandes avaient été prises sur le fait et punies ; mais, jusqu’à cette dernière époque, toutes les révélations faites à leur sujet par des officiers d’une haute expérience avaient semblé trop monstrueuses pour obtenir l’attention et la croyance du public ; on les avait rejetées et dédaignées comme les rêves d’une imagination en délire. Et pourtant, depuis de nombreuses années, au moins depuis un demi-siècle, cette plaie sociale dévorait les populations avec un développement effrayant, du pied de l’Himalaya jusqu’au cap Comorin, du Cutch jusqu’à l’Assam.

    « Ce fut en l’année 1830 que les révélations d’un chef célèbre, auquel on accorda la vie sous la condition de dénoncer ses complices, dévoilèrent le système tout entier : la base de la société thugie est une croyance religieuse, le culte de Bhowanie, sombre divinité qui ne se plaît que dans le carnage, et déteste surtout la race humaine ; ses plus agréables sacrifices sont des victimes humaines ; et plus on en aura immolé dans ce monde, plus elle vous récompensera dans l’autre par toutes les joies de l’âme et des sens, par des femmes toujours belles et par des jouissances toujours nouvelles. Si l’assassin rencontre l’échafaud dans sa carrière, il meurt avec l’enthousiasme d’un martyr, parce qu’il en attend la palme. Pour obéir à sa divine maîtresse, il égorge sans colère et sans remords le vieillard, la femme et l’enfant ; il sera, envers ses coreligionnaires, charitable, humain, généreux, dévoué, mettra tout en commun, parce qu’ils sont comme lui ministres et enfants adoptifs de Bhowanie. La destruction de ses semblables, dès qu’ils n’appartiennent pas à sa communauté, la diminution de l’espèce humaine, voilà l’objet même qu’il poursuit ; ce n’est pas un moyen de fortune ; le butin n’est que l’accessoire, un corollaire fort agréable sans doute, mais secondaire dans son estimation. La destruction, voilà son but, sa mission céleste, sa vocation ; c’est aussi une passion délicieuse à assouvir ; c’est, selon lui, la plus enivrante de toutes les chasses, la chasse à l’homme ! « Vous trouvez un grand plaisir, ai-je entendu dire à un des condamnés, à poursuivre la bête féroce dans sa tanière, à attaquer le sanglier, le tigre, parce qu’il y a des dangers à braver, de l’énergie, du courage à déployer. Songez donc combien cet attrait doit redoubler, quand la lutte est avec l’homme, quand c’est l’homme qu’il faut détruire ! Au lieu de l’exercice d’une seule faculté, le courage, c’est tout à la fois courage, finesse, prévoyance, éloquence, diplomatie : que de ressorts à faire mouvoir ! que de moyens à développer ! Jouer avec toutes les passions, faire vibrer même les cordes de l’amour et de l’amitié pour amener la proie dans vos filets, c’est une chasse sublime, c’est enivrant, c’est un délire, vous dis-je. »

    « Quiconque s’est trouvé dans l’Inde dans les années 1831 et 1832 se rappellera la stupeur et l’effroi que la découverte de cette vaste machine infernale répandit dans toute la société. Un grand nombre de magistrats, d’administrateurs de province se refusèrent à y croire, et ne pouvaient comprendre qu’un système aussi vaste eût si longtemps dévoré le corps social sous leurs yeux, silencieusement, sans se trahir. »

    L’Inde anglaise en 1843, par M. le comte Édouard de Warren. 3 vol. in-18. Bruxelles, Meline, Cans et C°. 1844)

  5. On sait que la doctrine de l’obéissance passive et absolue, principal pivot de la société de Jésus, se résume par ces terribles mots de Loyola mourant : Tout membre de l’ordre sera, dans les mains de ses supérieurs, comme un cadavre, perinde ac cadaver.