Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IV/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie (1-2p. 86-165).


QUATRIÈME PARTIE.

LE CHÂTEAU DE CARDOVILLE.






VII


M. Rodin.


Trois mois se sont écoulés depuis que Djalma a été jeté en prison à Batavia, accusé d’appartenir à la secte meurtrière des phansegars ou étrangleurs. La scène suivante se passe en France, au commencement de février 1832, au château de Cardoville, ancienne habitation féodale, située sur les hautes falaises de la côte de Picardie, non loin de Saint-Valery, dangereux parages où presque chaque année plusieurs navires se perdent corps et biens par les coups de vent de nord-ouest qui rendent la navigation de la Manche si périlleuse.

De l’intérieur du château, on entend gronder une violente tempête qui s’est élevée pendant la nuit ; souvent un bruit formidable, pareil à celui d’une décharge d’artillerie, tonne dans le lointain et est répété par les échos du rivage ; c’est la mer qui se brise avec fureur sur les falaises que domine l’antique manoir…

Il est environ sept heures du matin, le jour ne paraît pas encore à travers les fenêtres d’une grande chambre située au rez-de-chaussée du château ; dans cet appartement éclairé par une lampe, une femme de soixante ans environ, d’une figure honnête et naïve, vêtue comme le sont les riches fermières de Picardie, est déjà occupée d’un travail de couture, malgré l’heure matinale. Plus loin, le mari de cette femme, à peu près du même âge qu’elle, assis devant une grande table, classe et renferme dans de petits sacs des échantillons de blé et d’avoine. La physionomie de cet homme à cheveux blancs est intelligente, ouverte ; elle annonce le bon sens et la droiture égayés par une pointe de malice rustique ; il porte un habit-veste de drap vert ; de grandes guêtres de chasse en cuir fauve cachent à demi son pantalon de velours noir.

La terrible tempête qui se déchaîne au dehors semble rendre plus doux encore l’aspect de ce paisible tableau d’intérieur. Un excellent feu brille dans une grande cheminée de marbre blanc, et jette ses joyeuses clartés sur le parquet soigneusement ciré ; rien de plus gai que l’aspect de la tenture et des rideaux d’ancienne toile perse, à chinoiseries rouges sur fond blanc, et rien de plus riant que les dessus de porte représentant des bergerades dans le goût de Watteau. Une pendule de biscuit de Sèvres, des meubles de bois de rose incrustés de marqueterie verte, meubles pansus et ventrus, contournés et chantournés, complètent l’ameublement de cette chambre.

Au dehors, la tempête continuait de gronder, quelquefois le vent s’engouffrait avec bruit dans la cheminée, ou ébranlait la fermeture des fenêtres. L’homme qui s’occupait de classer les échantillons de grains était M. Dupont, régisseur de la terre du château de Cardoville.

— Sainte Vierge ! mon ami, lui dit sa femme, quel temps affreux ! Ce M. Rodin, dont l’intendant de madame la princesse de Saint-Dizier nous annonce l’arrivée pour ce matin, a bien mal choisi son jour.

— Le fait est que j’ai rarement entendu un ouragan pareil ;… si M. Rodin n’a jamais vu la mer en colère, il pourra aujourd’hui se régaler de ce spectacle.

— Qu’est-ce que ce M. Rodin peut venir faire ici, mon ami ?

— Ma foi ! je n’en sais rien ; l’intendant de la princesse me dit, dans sa lettre, d’avoir pour M. Rodin les plus grands égards, de lui obéir comme à mes maîtres. Ce sera à M. Rodin de s’expliquer et à moi d’exécuter ses ordres, puisqu’il vient de la part de madame la princesse.

— À la rigueur, c’est de la part de mademoiselle Adrienne qu’il devrait venir… puisque la terre lui appartient depuis la mort de feu M. le comte-duc de Cardoville, son père.

— Oui, mais la princesse est sa tante ; son intendant fait les affaires de mademoiselle Adrienne ; que l’on vienne de sa part ou de celle de la princesse, c’est toujours la même chose.

— Peut-être M. Rodin a-t-il dessein d’acheter la terre… Pourtant cette grosse dame qui est venue de Paris exprès, il y a huit jours, pour voir le château, paraissait en avoir bien envie.

À ces mots, le régisseur se prit à rire d’un air narquois.

— Qu’est-ce que tu as donc à rire, Dupont ? lui demanda sa femme, très-bonne créature, mais qui ne brillait ni par l’intelligence ni par la pénétration.

— Je ris, répondit Dupont, parce que je pense à la figure et à la tournure de cette grosse… de cette énorme femme ; que diable ! quand on a cette mine-là, on ne s’appelle pas madame de la Sainte-Colombe. Dieu de Dieu… quelle sainte et quelle colombe !… elle est grosse comme un muid, elle a une voix de rogomme, des moustaches grises comme un vieux grenadier, et sans qu’elle s’en doute, je l’ai entendue dire à son domestique : Allons donc, mon fiston… Et elle s’appelle Sainte-Colombe !

— Que tu es singulier, Dupont ! on ne choisit pas son nom… Et puis ce n’est pas sa faute, à cette dame, si elle a de la barbe.

— Oui, mais c’est sa faute si elle s’appelle de la Sainte-Colombe ; tu t’imagines que c’est son vrai nom, toi… Ah ! ma pauvre Catherine, tu es bien de ton village…

— Et toi, mon pauvre Dupont, tu ne peux pas t’empêcher d’être toujours, par-ci par-là, un peu mauvaise langue ; cette dame a l’air très-respectable… La première chose qu’elle a demandée en arrivant, ça a été la chapelle du château dont on lui avait parlé… Elle a même dit qu’elle y ferait des embellissements… Et quand je lui ai appris qu’il n’y avait pas d’église dans ce petit pays, elle a paru très-fâchée d’être privée de curé dans le village.

— Eh ! mon Dieu, oui, la première chose que font les parvenus, c’est de jouer à la dame de paroisse, à la grande dame.

— Madame de la Sainte-Colombe n’a pas besoin de faire la grande, puisqu’elle l’est.

— Elle ! une grande dame ?

— Mais oui. D’abord il n’y avait qu’à voir comme elle était bien mise avec sa robe ponceau et ses beaux gants violets comme ceux d’un évêque ; et puis quand elle a ôté son chapeau, elle avait sur son tour de faux cheveux blonds une ferronnière en diamants, des boutons de boucles d’oreilles en diamants gros comme le pouce, des bagues en diamants à tous les doigts. Ce n’est pas certainement une personne du petit monde qui mettrait tant de diamants en plein jour…

— Bien, bien, tu t’y connais joliment…

— Ce n’est pas tout…

— Bon… Quoi encore ?

— Elle ne m’a parlé que de ducs, de marquis, de comtes, de messieurs très-riches qui fréquentaient chez elle, et qui étaient ses amis, et puis, comme elle me demandait, en voyant ce petit pavillon du parc qui a été dans le temps à demi brûlé par les Prussiens, et que feu M. le comte n’a jamais fait rebâtir : « Qu’est-ce que c’est donc que ces ruines-là ? » je lui ai répondu : « Madame, c’est du temps des alliés que le pavillon a été incendié. – Ah ! ma chère !… s’est-elle écriée, les alliés, ces bons alliés, ces chers alliés… c’est eux et la restauration qui ont commencé ma fortune. » Alors, moi, vois-tu, Dupont, je me suis dit tout de suite : « Bien sûr… c’est une ancienne émigrée. »

— Madame de la Sainte-Colombe !… s’écria le régisseur en éclatant de rire… ah ! ma pauvre femme ! ma pauvre femme !…

— Oh ! toi, parce que tu as été trois ans à Paris, tu te crois un devin…

— Catherine, brisons là ; tu me ferais dire quelque sottise, et il y a des choses que d’honnêtes et excellentes créatures comme toi doivent toujours ignorer.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire par là… mais tâche donc de ne pas être si mauvaise langue, car enfin, si madame de la Sainte-Colombe achète la terre… tu seras bien content qu’elle te garde pour régisseur… n’est-ce pas ?

— Ça, c’est vrai… car nous nous faisons vieux, ma bonne Catherine, voilà vingt ans que nous sommes ici, nous sommes trop honnêtes pour avoir songé à grappiller pour nos vieux jours, et ma foi… il serait dur à notre âge de chercher une autre condition, que nous ne trouverions peut-être pas… Ah ! tout ce que je regrette, c’est que mademoiselle Adrienne ne garde pas la terre… car il paraît que c’est elle qui a voulu la vendre… et que madame la princesse n’était pas de cet avis-là.

— Mon Dieu, Dupont, tu ne trouves pas bien extraordinaire de voir mademoiselle Adrienne, à son âge, si jeune, disposer elle-même de sa grande fortune ?

— Dame, c’est tout simple ; mademoiselle, n’ayant plus ni père ni mère, est maîtresse de son bien, sans compter qu’elle a une fameuse petite tête ; te rappelles-tu, il y a dix ans, quand M. le comte l’a amenée ici, un été, quel démon !… quelle malice ! et puis quels yeux ! hein ? comme ils pétillaient déjà !

— Le fait est que mademoiselle Adrienne avait alors dans le regard… une expression… enfin une expression bien extraordinaire pour son âge.

— Si elle a tenu ce que promettait sa mine lutine et chiffonnée, elle doit être bien jolie à présent, malgré la couleur un peu hasardée de ses cheveux, car, entre nous… si elle était une petite bourgeoise au lieu d’être une demoiselle de grande naissance, on dirait tout bonnement qu’elle est rousse.

— Allons, encore des méchancetés !

— Contre mademoiselle Adrienne ? Le ciel m’en préserve !… car elle avait l’air de devoir être aussi bonne que jolie… Ce n’est pas pour lui faire tort que je dis qu’elle est rousse… Au contraire, car je me rappelle que ses cheveux étaient si fins, si brillants, si dorés ; qu’ils allaient si bien à son teint blanc comme la neige et à ses yeux noirs, qu’en vérité on ne les aurait pas voulus autrement ; aussi je suis sûr que maintenant cette couleur de cheveux, qui aurait nui à d’autres, rend la figure de mademoiselle Adrienne plus piquante encore ; ça doit être une vraie mine de petit diable.

— Oh ! pour diable, il faut être juste, elle l’était bien… toujours à courir dans le parc, à faire endêver sa gouvernante, à grimper aux arbres… enfin, à faire les cent coups.

— Je t’accorde que mademoiselle Adrienne est un diable incarné ; mais que d’esprit ! que de gentillesse ! et surtout quel bon cœur ! hein ?

— Ça, pour bonne, elle l’était. Est-ce qu’une fois elle ne s’est pas avisée de donner son châle et sa robe de mérinos toute neuve à une petite pauvresse, tandis qu’elle-même revenait au château en jupon… et nu-bras !…

— Tu vois, du cœur, toujours du cœur ; mais une tête… oh ! une tête !

— Oui, une bien mauvaise tête, aussi ça devait mal finir, car il paraît qu’elle fait à Paris des choses… mais des choses…

— Quoi donc ?…

— Ah ! mon ami, je n’ose pas…

— Mais voyons…

— Eh bien, ajouta la digne femme avec une sorte d’embarras et de confusion qui prouvait combien tant d’énormités l’effrayaient, on dit que mademoiselle Adrienne ne met jamais le pied dans une église… qu’elle s’est logée toute seule dans un temple idolâtre, au bout du jardin de l’hôtel de sa tante… qu’elle se fait servir par des femmes masquées qui l’habillent en déesse, et qu’elle les égratigne toute la journée, parce qu’elle se grise… Sans compter que toutes les nuits elle joue d’un cor de chasse en or massif ;… ce qui fait, tu le sens bien, le désespoir et la désolation de sa pauvre tante, la princesse.

Ici le régisseur partit d’un éclat de rire qui interrompit sa femme.

— Ah çà, lui dit-il quand son accès d’hilarité fut passé, qui t’a fait ces beaux contes-là sur mademoiselle Adrienne ?

— C’est la femme de René qui était allée à Paris pour chercher un nourrisson ; elle a été à l’hôtel de Saint-Dizier, pour voir madame Grivois, sa marraine… tu sais, la première femme de chambre de madame la princesse… Eh bien ! c’est elle, madame Grivois, qui lui a dit tout cela, et assurément elle doit être bien informée puisqu’elle est de la maison.

— Oui, encore une bonne pièce et une fine mouche que cette Grivois. Autrefois c’était la plus fière luronne, et maintenant elle fait comme sa maîtresse… la sainte nitouche… la dévote, car tel maître, tel valet ;… La princesse elle-même, qui, à cette heure, est si collet monté, elle allait joliment bien dans le temps… hein ?… il y a une quinzaine d’années, quelle gaillarde ! Te rappelles-tu ce beau colonel de hussards qui était en garnison à Abbeville ?… Tu sais bien, cet émigré qui avait servi en Russie, et à qui les Bourbons avaient donné un régiment à la restauration ?

— Oui, oui, je m’en souviens, mais tu es trop mauvaise langue.

— Ma foi, non, je dis la vérité, le colonel passait sa vie au château, et tout le monde disait qu’il était très bien avec la sainte princesse d’aujourd’hui… Ah ! c’était le bon temps alors. Tous les soirs fête ou spectacle au château. Quel boute-en-train que ce colonel !… comme il jouait bien la comédie !… Je me rappelle…

Le régisseur ne put continuer.

Une grosse servante, portant le costume et le bonnet picards, entra précipitamment, et s’adressant à sa maîtresse :

— Madame… il y a là un bourgeois qui demande à parler tout de suite à monsieur ; il arrive de Saint-Valery dans la carriole du maître de poste… il dit qu’il s’appelle M. Rodin.

— M. Rodin ! dit le régisseur en se levant, fais entrer tout de suite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un instant après, M. Rodin entra ; il était, selon sa coutume, plus que modestement vêtu ; il salua très-humblement le régisseur et sa femme ; celle-ci, sur un signe de son mari, disparut.

La figure cadavéreuse de M. Rodin, ses lèvres presque invisibles, ses petits yeux de reptile à demi voilés par sa flasque paupière supérieure, ses vêtements presque sordides, lui donnaient une physionomie très-peu engageante ; pourtant cet homme, lorsqu’il le fallait, savait, avec un art diabolique, affecter tant de bonhomie, tant de sincérité ; sa parole devenait si affectueuse, si subtilement pénétrante, que peu à peu l’impression désagréable, répugnante, que son aspect inspirait d’abord, s’effaçait, et presque toujours il finissait par enlacer invinciblement sa dupe ou sa victime dans les replis tortueux de sa faconde aussi souple que mielleuse et perfide, car on dirait que le laid et le mal ont leur fascination comme le beau et le bien… L’honnête régisseur regardait cet homme avec surprise, en songeant aux pressantes recommandations de l’intendant de la princesse de Saint-Dizier ; il s’attendait à voir un tout autre personnage ; aussi, pouvant à peine dissimuler son étonnement, il lui dit :

— C’est bien à M. Rodin que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur… et voici une nouvelle lettre de l’intendant de madame la princesse de Saint-Dizier.

— Veuillez, je vous prie, monsieur, pendant que je vais lire cette lettre, vous approcher du feu… Il fait un temps si mauvais ! dit le régisseur avec empressement, pourrait-on vous offrir quelque chose ?

— Mille remerciements, mon cher monsieur… je repars dans une heure…

Pendant que M. Dupont lisait, M. Rodin jetait un regard interrogateur sur l’intérieur de cette chambre ; car, en homme habile, il tirait souvent des inductions très-justes et très-utiles de certaines apparences, qui, souvent, révèlent un goût, une habitude, et donnent ainsi quelque notion caractéristique ; mais cette fois sa curiosité fut en défaut.

— Fort bien, monsieur, dit le régisseur après avoir lu, M. l’intendant me renouvelle la recommandation de me mettre absolument à vos ordres.

— Ils se bornent à peu de chose, et je ne vous dérangerai pas longtemps…

— Monsieur… c’est un honneur pour moi…

— Mon Dieu ! je sais combien vous devez être occupé, car en entrant dans ce château on est frappé de l’ordre, de la parfaite tenue qui y règnent ; ce qui prouve, mon cher monsieur, toute l’excellence de vos soins.

— Monsieur… certainement… vous me flattez.

— Vous flatter ?… un pauvre vieux bonhomme comme moi ne pense guère à cela ;… mais revenons à notre affaire. Il y a ici une chambre appelée la chambre verte ?

— Oui, monsieur, c’est la chambre qui servait de cabinet de travail à feu M. le comte-duc de Cardoville.

— Vous aurez la bonté de m’y conduire…

— Monsieur, c’est malheureusement impossible… Après la mort de M. le comte et la levée des scellés, on a serré beaucoup de papiers dans un meuble de cette chambre, et les gens d’affaires ont emporté les clefs à Paris…

— Ces clefs… les voici, dit M. Rodin en montrant au régisseur une grande et une petite clef attachées ensemble.

— Ah ! monsieur… c’est différent… vous venez chercher les papiers ?

— Oui… certains papiers… ainsi qu’une petite cassette de bois des îles, garnie de fermetures en argent… connaissez-vous cela ?

— Oui, monsieur… je l’ai vue souvent sur la table de travail de M. le comte… elle doit se trouver dans le grand meuble de laque dont vous avez la clef…

— Vous voudrez donc bien me conduire dans cette chambre, d’après l’autorisation de madame la princesse de Saint-Dizier.

— Oui, monsieur… Et madame la princesse se porte bien ?

— Parfaitement… elle est toujours tout en Dieu…

— Et mademoiselle Adrienne ?…

— Hélas ! mon cher monsieur !… dit M. Rodin en poussant un soupir contrit et douloureux.

— Ah ! mon Dieu… monsieur… est-ce qu’il serait arrivé malheur à cette bonne mademoiselle Adrienne ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Est-ce qu’elle serait malade ?

— Non… non… elle est malheureusement aussi bien portante qu’elle est belle…

— Malheureusement ? dit le régisseur surpris.

— Hélas, oui ! car, lorsque la beauté, la jeunesse et la santé se joignent à un désolant esprit de révolte et de perversité… à un caractère… qui n’a sûrement pas son pareil sur la terre… il vaudrait mieux être privé de ces dangereux avantages… qui deviennent autant de causes de perdition… Mais je vous en conjure, mon cher monsieur, parlons d’autre chose… Ce sujet m’est trop pénible…, dit M. Rodin d’une voix profondément émue. Et il porta le bout de son petit doigt gauche dans le coin de son œil droit, comme pour y sécher une larme naissante.

Le régisseur ne vit pas la larme, mais il vit le mouvement, et il fut frappé de l’altération de la voix de M. Rodin. Aussi reprit-il d’un ton pénétré :

— Monsieur… pardonnez-moi mon indiscrétion… je ne savais pas…

— C’est moi qui vous demande pardon de cet attendrissement involontaire… Les larmes sont rares chez les vieillards… mais si vous aviez vu comme moi le désespoir de cette excellente princesse… qui n’a eu qu’un tort, celui d’avoir été trop bonne… trop faible pour sa nièce… et d’avoir ainsi encouragé ses… Mais, encore une fois, parlons d’autre chose, mon cher monsieur.

Après un moment de silence, pendant lequel M. Rodin parut se remettre de son émotion, il dit à Dupont :

— Voici, mon cher monsieur, quant à la chambre verte, une partie de ma mission accomplie ; il en reste une autre… Avant d’y arriver, je dois vous rappeler une chose que vous avez peut-être oubliée… à savoir qu’il y a quinze ou seize ans, M. le marquis d’Aigrigny, alors colonel de hussards, en garnison à Abbeville… a passé quelque temps ici.

— Ah ! monsieur, quel bel officier ! j’en parlais encore tout à l’heure à ma femme. C’était la joie du château ; et comme il jouait bien la comédie, surtout les mauvais sujets ; tenez, dans les Deux Edmond, il était à mourir de rire dans le rôle du soldat qui est gris… et avec ça une voix charmante… il a chanté ici Joconde, monsieur, comme on ne le chanterait pas à Paris.

Rodin, après avoir complaisamment écouté le régisseur, lui dit :

— Vous savez sans doute qu’après un duel terrible qu’il avait eu avec un forcené bonapartiste, nommé le général Simon, M. le colonel marquis d’Aigrigny (dont à cette heure j’ai l’honneur d’être le secrétaire intime) a quitté le monde pour l’Église…

— Ah ! monsieur… est-ce possible ?… ce beau colonel…

— Ce beau colonel, brave, noble, riche, entouré, fêté, a abandonné tant d’avantages pour endosser une pauvre robe noire, et malgré son nom, sa position, ses alliances, sa réputation de grand prédicateur, il est aujourd’hui ce qu’il était il y a quatorze ans… simple abbé… au lieu d’être archevêque ou cardinal comme tant d’autres qui n’avaient ni son mérite ni ses vertus…

M. Rodin s’exprimait avec tant de bonhomie, tant de conviction ; les faits qu’il citait semblaient si incontestables, que M. Dupont ne put s’empêcher de s’écrier :

— Mais, monsieur, c’est superbe cela…

— Superbe ?… mon Dieu, non, dit M. Rodin avec une inimitable expression de naïveté, c’est tout simple… quand on a le cœur de M. d’Aigrigny… Mais parmi ses qualités il a surtout celle de ne jamais oublier les braves gens, les gens de probité, d’honneur, de conscience… c’est dire, mon bon M. Dupont, qu’il s’est souvenu de vous.

— Comment ! M. le marquis a daigné… ?

— Il y a trois jours, j’ai reçu une lettre de lui où il me parlait de vous.

— Il est donc à Paris ?

— Il y sera d’un moment à l’autre ; depuis environ trois mois il est parti pour l’Italie ;… il a pendant ce voyage appris une bien cruelle nouvelle… la mort de madame sa mère qui avait été passer l’automne dans une des terres de madame la princesse de Saint-Dizier.

— Ah mon Dieu… j’ignorais.

— Oui, cela a été un cruel chagrin pour lui, mais il faut savoir se résigner aux volontés de la Providence.

— Et à propos de quoi M. le marquis me faisait-il l’honneur de vous parler de moi ?

— Je vais vous le dire ;… d’abord il faut que vous sachiez que ce château est vendu… le contrat a été signé la veille de mon départ de Paris…

— Ah ! monsieur, vous renouvelez toutes mes inquiétudes…

— En quoi ?

— Je crains que les nouveaux propriétaires ne me gardent pas comme régisseur.

— Voyez un peu quel heureux hasard ! c’est justement à propos de cette place que je veux vous entretenir…

— Il serait possible ?

— Certainement ; sachant l’intérêt que M. le marquis vous porte, je désirerais beaucoup, mais beaucoup, que vous pussiez conserver cette place ; je ferai tout mon possible pour vous servir si…

— Ah ! monsieur, s’écria Dupont en interrompant Rodin, que de reconnaissance ! c’est le ciel qui vous envoie…

— À votre tour… vous me flattez, mon cher monsieur ; d’abord je dois vous avouer que je suis obligé de mettre une condition… à mon appui.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur, parlez… parlez…

— La personne qui doit venir habiter ce château est une vieille dame digne de vénération à tous égards, madame de la Sainte-Colombe, c’est le nom de cette respectable…

— Comment ! dit le régisseur en interrompant Rodin, monsieur… c’est cette dame-là qui a acheté le château, madame de la Sainte-Colombe ?…

— Vous la connaissez donc ?

— Oui, monsieur, elle est venue voir la terre il y a huit jours… Ma femme soutient que c’est une grande dame… mais entre nous… à certains mots que je lui ai entendu dire…

— Vous êtes rempli de pénétration, mon bon M. Dupont… madame de la Sainte-Colombe n’est pas une grande dame, tant s’en faut ;… je crois qu’elle était simplement marchande de modes sous les galeries de bois du Palais-Royal. Vous voyez que je vous parle à cœur ouvert.

— Et elle qui se vantait que des seigneurs français et étrangers fréquentaient sa maison dans ce temps-là !

— C’est tout simple, ils venaient sans doute lui commander des chapeaux pour leurs femmes ; toujours est-il qu’après avoir amassé une grande fortune… et avoir été dans sa jeunesse et dans son âge mûr… indifférente… hélas ! plus qu’indifférente au salut de son âme, madame de la Sainte-Colombe est, à cette heure, dans une voie excellente et méritoire… C’est ce qui la rend, ainsi que je vous le disais, digne de vénération à tous égards, car rien n’est plus respectable qu’un repentir sincère… et durable… Mais pour que son salut se fasse d’une manière efficace, nous avons besoin de vous, mon cher M. Dupont.

— De moi, monsieur !… et que puis-je ?…

— Vous pouvez beaucoup, voici comment : Il n’y a pas d’église dans ce hameau, qui se trouve à égale distance de deux paroisses. Madame de la Sainte-Colombe, voulant faire un choix entre leurs deux desservants, s’informera nécessairement auprès de vous et de madame Dupont, qui habitez depuis longtemps le pays.

— Oh ! le renseignement ne sera pas long à donner… le curé de Danicourt est le meilleur des hommes.

— C’est justement ce qu’il ne faudrait pas dire à madame de la Sainte-Colombe.

— Comment ?

— Il faudrait, au contraire, lui vanter beaucoup et sans cesse M. le curé de Roiville, l’autre paroisse, afin de décider cette chère dame à lui confier son salut…

— Pourquoi à celui-là plutôt qu’à l’autre, monsieur ?

— Pourquoi ? je vais vous le dire ; si vous et madame Dupont parvenez à amener madame de la Sainte-Colombe à faire le choix que je désire, vous êtes certain d’être conservé ici comme régisseur… Je vous en donne ma parole d’honneur, et… ce que je promets, je le tiens.

— Je ne doute pas, monsieur, que vous ayez ce pouvoir, dit Dupont convaincu par l’accent et par l’autorité des paroles de Rodin, mais je voudrais savoir…

— Un mot encore, dit Rodin en l’interrompant ; je dois, je veux jouer cartes sur table et vous dire pourquoi j’insiste sur la préférence que je vous prie d’appuyer. Je serais désolé que vous vissiez dans tout ceci l’ombre d’une intrigue. Il s’agit simplement d’une bonne action. Le curé de Roiville, pour qui je réclame votre appui, est un homme auquel M. l’abbé d’Aigrigny s’intéresse particulièrement. Quoique très pauvre, il soutient sa vieille mère. S’il était chargé du salut de madame de la Sainte-Colombe, il y travaillerait plus efficacement que tout autre, car il est plein d’onction et de patience, et puis il est évident que par cette digne dame il y aurait quelques petites douceurs dont sa vieille mère profiterait… Voilà le secret de cette grande machination. Lorsque j’ai su que cette dame était disposée à acheter cette terre voisine de la paroisse de notre protégé, je l’ai écrit à M. le marquis ; il s’est souvenu de vous, et il m’a écrit de vous prier de lui rendre ce petit service, qui, vous le voyez, ne sera pas stérile. Car je vous le répète, et je vous le prouverai, j’ai le pouvoir de vous faire conserver comme régisseur.

— Tenez, monsieur, reprit Dupont après un moment de réflexions, vous êtes si franc, si obligeant, que je vais imiter votre franchise. Autant le curé de Danicourt est respectable et aimé dans le pays, autant celui de Roiville, que vous me priez de lui préférer…, est redouté pour son intolérance… Et puis…

— Et puis…

— Et puis enfin, on dit…

— Voyons… que dit-on ?

— On dit que… c’est un jésuite.

À ces mots, M. Rodin partit d’un éclat de rire si franc, que le régisseur en resta stupéfait, car la figure de M. Rodin avait une singulière expression lorsqu’il riait…

— Un jésuite ! répétait M. Rodin en redoublant d’hilarité, un jésuite !… Ah çà ! mon cher M. Dupont, comment vous, homme de bon sens, d’expérience et d’intelligence, allez-vous croire à ces sornettes ?… Un jésuite !… est-ce qu’il y a des jésuites ?… dans ce temps-ci surtout… pouvez-vous croire à ces histoires de jacobins, à ces croquemitaines du vieux libéralisme ? Allons donc, je parie que vous aurez lu cela… dans le Constitutionnel !

— Pourtant, monsieur… on dit…

— Mon Dieu… on dit tant de choses… Mais des hommes sages, des hommes éclairés comme vous ne s’inquiètent pas des on dit, ils s’occupent avant tout de faire leurs petites affaires sans nuire à personne, ils ne sacrifient pas à des niaiseries une bonne place qui assure leur existence jusqu’à la fin de leurs jours ; car franchement, si vous ne parveniez pas à faire préférer mon protégé par madame de la Sainte-Colombe, je vous déclare, à regret, que vous ne resteriez pas régisseur ici.

— Mais, monsieur, dit le pauvre Dupont, ce ne sera pas ma faute si cette dame, entendant vanter l’autre curé, le préfère à votre protégé.

— Oui ; mais si, au contraire, des personnes habitant depuis longtemps le pays… des personnes dignes de toute confiance… et qu’elle verrait chaque jour… disaient à madame de la Sainte-Colombe beaucoup de bien de mon protégé, et un mal affreux de l’autre desservant, elle préférerait mon protégé, et vous resteriez régisseur.

— Mais, monsieur… c’est de la calomnie… cela ! s’écria Dupont.

— Ah ! mon cher M. Dupont, dit M. Rodin d’un air affligé et d’un ton d’affectueux reproche, comment pouvez-vous me croire capable de vous donner un si vilain conseil ?… C’est une simple supposition que je fais. Vous désirez rester régisseur de cette terre ; je vous en offre le moyen certain… C’est à vous de vous consulter et d’aviser.

— Mais, monsieur…

— Un mot encore… ou plutôt encore une condition. Celle-là est aussi importante que l’autre… On a vu malheureusement des ministres du Seigneur abuser de l’âge et de la faiblesse d’esprit de leurs pénitentes pour se faire indirectement avantager, eux… ou d’autres personnes ; je crois notre protégé incapable d’une telle bassesse… Cependant, pour mettre à couvert ma responsabilité, et surtout… la vôtre… puisque vous auriez contribué à faire agréer ma créature, je désire que deux fois par semaine vous m’écriviez dans les plus grands détails tout ce que vous aurez remarqué dans le caractère, les habitudes, les relations, les lectures mêmes de madame de la Sainte-Colombe ; car, voyez-vous, l’influence d’un directeur se révèle dans tout l’ensemble de la vie, et je désire être complètement édifié sur la conduite de mon protégé sans qu’il s’en doute… de sorte que si vous étiez frappé de quelque chose qui vous parût blâmable, j’en serais aussitôt instruit par votre correspondance hebdomadaire très-détaillée.

— Mais, monsieur, c’est de l’espionnage…, s’écria le malheureux régisseur.

— Ah ! mon cher M. Dupont… pouvez-vous flétrir ainsi l’un des plus doux, des plus saints penchants de l’homme… la confiance ? … car je ne vous demande rien autre chose… que de m’écrire en confiance tout ce qui se passera ici dans les moindres détails… À ces deux conditions, inséparables l’une de l’autre, vous restez régisseur… sinon j’aurais la douleur… le regret d’être forcé d’en faire donner un autre à madame de la Sainte-Colombe.

— Monsieur… je vous conjure, dit Dupont avec émotion, soyez généreux sans condition… Moi et ma femme, nous n’avons que cette place pour vivre, et nous sommes trop vieux pour en trouver une autre… ne mettez pas une probité de quarante ans aux prises avec la peur et la misère, qui est si mauvaise conseillère…

— Mon cher M. Dupont, vous êtes un grand enfant, réfléchissez ; dans huit jours vous me rendrez réponse…

— Ah ! monsieur, par pitié !

Cet entretien fut interrompu par un bruit retentissant que répétèrent bientôt les échos des falaises.

— Qu’est-ce que cela ?… dit M. Rodin.

À peine avait-il parlé que le même bruit se répéta avec encore plus de sonorité.

— Le canon !… s’écria Dupont en se levant, c’est le canon, c’est sans doute un navire qui demande du secours, ou qui appelle un pilote.

— Mon ami, dit la femme du régisseur en entrant brusquement, de la terrasse on voit en mer un bateau à vapeur et un bâtiment à voiles presque entièrement démâté ;… les vagues les poussent à la côte, le trois-mâts tire le canon de détresse… il est perdu.

— Ah ! c’est terrible !… et de ne pouvoir rien… rien qu’assister à un naufrage ! s’écria le régisseur en prenant son chapeau et se préparant à sortir.

— N’y a-t-il donc aucun secours à donner à ces bâtiments ? demanda M. Rodin.

— Du secours… s’ils sont entraînés sur ces récifs… aucune puissance humaine ne pourra les sauver ; depuis l’équinoxe, deux navires se sont déjà perdus sur cette côte.

— Perdus… corps et biens ? Ah ! c’est affreux, dit M. Rodin.

— Par cette tempête, il reste malheureusement aux passagers peu de chances de salut ; il n’importe, dit le régisseur en s’adressant à sa femme, je cours sur les falaises avec les gens de la ferme essayer de sauver quelques-uns de ces malheureux ; fais faire grand feu dans plusieurs chambres… prépare du linge, des vêtements, des cordiaux… Je n’ose espérer un sauvetage… mais enfin il faut tenter… Venez-vous avec moi, M. Rodin ?

— Je m’en ferais un devoir, si je pouvais être bon à quelque chose ; mais mon âge… ma faiblesse me rendent de bien peu de secours, dit M. Rodin, qui ne se souciait nullement d’affronter la tempête. Madame votre femme voudra bien m’enseigner où est la chambre verte, j’y prendrai les objets que je viens chercher et je repartirai à l’instant pour Paris, car je suis très-pressé.

— Soit, monsieur, Catherine va vous conduire ; et toi, fais sonner la grosse cloche, dit le régisseur à sa servante ; que tous les gens de la ferme viennent me retrouver au pied des falaises avec des cordes et des leviers.

— Oui, mon ami, mais ne t’expose pas.

— Embrasse-moi, ça me portera bonheur, dit le régisseur.

Puis il sortit en courant et en disant :

— Vite… vite ; à cette heure, il ne reste peut-être pas une planche des navires !

— Ma chère madame, auriez-vous l’obligeance de me conduire à la chambre verte ? dit Rodin toujours impassible.

— Veuillez me suivre, monsieur, dit Catherine en essuyant ses larmes, car elle tremblait pour le sort de son mari dont elle connaissait le courage.




VIII


La tempête.


La mer est affreuse…

Des lames immenses d’un vert sombre, marbré d’écume blanche, dessinent leurs ondulations, tour à tour hautes et profondes, sur une large bande de lumière rouge qui s’étend à l’horizon.

Au-dessus s’entassent de lourdes masses de nuages d’un noir bitumineux ; chassées par la violence du vent, quelques folles nuées d’un gris rougeâtre courent sur ce ciel lugubre.

Le pâle soleil d’hiver, avant de disparaître au milieu des grands nuages derrière lesquels il monte lentement, jetant quelques reflets obliques sur la mer en tourmente, dore çà et là les crêtes transparentes des vagues les plus élevées.

Une ceinture d’écume neigeuse bouillonne et tourbillonne à perte de vue sur les récifs dont cette côte âpre et dangereuse est hérissée.

Au loin, à mi-côte d’un promontoire de roches, assez avancé dans la mer, s’élève le château de Cardoville ; un rayon de soleil fait flamboyer ses vitres ; ses murailles de briques et ses toits d’ardoise aigus se dressent au milieu de ce ciel chargé de vapeurs.

Un grand navire désemparé, ne naviguant plus que sous des lambeaux de voile fixés à des tronçons de mât, dérive vers la côte.

Tantôt il roule sur la croupe monstrueuse des vagues, tantôt il plonge au fond de leurs abîmes.

Un éclair brille… il est suivi d’un bruit sourd à peine perceptible au milieu du fracas de la tempête… Ce coup de canon est le dernier signal de détresse de ce bâtiment qui se perd et court malgré lui sur la côte.

À ce moment, un bateau à vapeur, surmonté de son panache de noire fumée, venait de l’est et allait vers l’ouest, faisant tous ses efforts pour se maintenir éloigné de la côte ; il laissait les récifs à sa gauche.

Le navire démâté devait, d’un instant à l’autre, passer à l’avant du bateau à vapeur, en courant sur les roches où le poussaient le vent et la marée.

Tout à coup un violent coup de mer coucha le bateau à vapeur sur le flanc ; la vague énorme, furieuse, s’abattit sur le pont ; en une seconde la cheminée fut renversée, le tambour brisé, une des roues de la machine mise hors de service ;… une seconde lame, succédant à la première, prit encore le bâtiment par le travers, et augmenta tellement les avaries, que, ne gouvernant plus, il alla bientôt à la côte… dans la même direction que le trois-mâts.

Mais celui-ci, quoique plus éloigné des récifs, offrant au vent et à la mer une plus grande surface que le bateau à vapeur, le gagnait de vitesse dans leur dérive commune, et il s’en rapprocha bientôt assez pour qu’il y eût à craindre un abordage entre les deux bâtiments… nouveau danger ajouté à toutes les horreurs d’un naufrage, alors certain.

Le trois-mâts, navire anglais, nommé le Black-Eagle, venait d’Alexandrie, d’où il amenait des passagers qui, arrivés de l’Inde et de Java par la mer Rouge, sur le bateau à vapeur le Ruyter, avaient quitté ce bâtiment pour traverser l’isthme de Suez. Le Black-Eagle, en sortant du détroit de Gibraltar, avait été relâcher aux Açores, d’où il arrivait alors… Il faisait voile pour Portsmouth lorsqu’il fut assailli par le vent du nord-ouest qui régnait alors dans la Manche.

Le bateau à vapeur, nommé le Guillaume-Tell, arrivait d’Allemagne par l’Elbe : après avoir passé à Hambourg, il se dirigeait vers le Havre.

Ces deux bâtiments, jouets de lames énormes, poussés par la tempête, entraînés par la marée, couraient sur les récifs avec une effrayante rapidité.

Le pont de chaque navire offrait un spectacle terrible ; la mort de tous les passagers paraissait certaine, car une mer affreuse se brisait sur des roches vives au pied d’une falaise à pic.

Le capitaine du Black-Eagle, debout à l’arrière, se tenant sur un débris de mâture, donnait dans cette extrémité terrible ses derniers ordres avec un courageux sang-froid. Les embarcations avaient été enlevées par les lames. Il ne fallait pas songer à mettre la chaloupe à flot ; la seule chance de salut, dans le cas où le navire ne se briserait pas tout d’abord en touchant le banc de roches, était d’établir, au moyen d’un câble porté sur les roches, un va-et-vient, sorte de communication des plus dangereuses entre la terre et les débris d’un navire.

Le pont était couvert de passagers dont les cris et l’épouvante augmentaient encore la confusion générale.

Les uns, frappés de stupeur, cramponnés aux râteliers des haubans, attendaient la mort avec une insensibilité stupide ; d’autres se tordaient les mains avec désespoir, ou se roulaient sur le pont en poussant des imprécations terribles.

Ici, des femmes priaient agenouillées ; d’autres cachaient leurs figures dans leurs mains, comme pour ne pas voir les sinistres approches de la mort ; une jeune mère, pâle comme un spectre, tenant son enfant étroitement serré contre son sein, allait, suppliante, d’un matelot à l’autre, offrant à qui se chargerait de sauver son fils, une bourse pleine d’or et des bijoux qu’elle venait d’aller chercher.

Ces cris, ces frayeurs, ces larmes, contrastaient avec la résignation sombre et taciturne des marins. Reconnaissant l’imminence d’un danger aussi effrayant qu’inévitable, les uns se dépouillaient d’une partie de leurs vêtements, attendant le moment de tenter un dernier effort pour disputer leur vie à la fureur des vagues ; d’autres, renonçant à tout espoir, bravaient la mort avec une indifférence stoïque.

Çà et là des épisodes touchants ou terribles se dessinaient, si cela peut se dire, sur un fond de sombre et morne désespoir.

Un jeune homme de dix-huit à vingt ans environ, aux cheveux noirs et brillants, au teint cuivré, aux traits d’une régularité, d’une beauté parfaites, contemplait cette scène de désolation et de terreur avec ce calme triste, particulier à ceux qui ont souvent bravé de grands périls ; enveloppé d’un manteau, le dos appuyé aux bastingages, il arc-boutait ses pieds sur une des pièces de bois de la drome. Tout à coup la malheureuse mère, qui, son enfant dans ses bras, et de l’or dans sa main, s’était déjà en vain adressée à quelques matelots pour les supplier de sauver son fils, avisant le jeune homme au teint cuivré, se jeta à ses genoux et lui tendit son enfant avec un élan de désespoir inexprimable… Le jeune homme le prit, secoua tristement la tête en montrant les vagues furieuses à cette femme éplorée… mais d’un geste expressif il sembla lui promettre d’essayer de le sauver… Alors la jeune mère, dans une folle ivresse d’espoir, se mit à baigner de larmes les mains du jeune homme au teint cuivré.

Plus loin, un autre passager du Black-Eagle paraissait animé de la pitié la plus active.

On lui eût donné vingt-cinq ans à peine ; de longs cheveux blonds et bouclés flottaient autour de sa figure angélique. Il portait une soutane noire et un rabat blanc ; s’attachant aux plus désespérés, allant de l’un à l’autre, il leur disait de pieuses paroles d’espérance ou de résignation ; à l’entendre consoler ceux-ci, encourager ceux-là, dans un langage rempli d’onction, de tendresse et d’ineffable charité, on l’eût dit étranger ou indifférent aux périls qu’il partageait.

Sur cette suave et belle figure on lisait une intrépidité froide et sainte, un religieux détachement de toute pensée terrestre ; de temps à autre il levait ses grands yeux bleus rayonnants de reconnaissance, d’amour et de sérénité, comme pour remercier Dieu de l’avoir mis à une de ces épreuves formidables où l’homme rempli de cœur et de bravoure peut se dévouer pour ses frères, et, sinon les sauver tous, du moins mourir avec eux, en leur montrant le ciel… Enfin on eût dit un ange envoyé par le Créateur, pour rendre moins cruels les coups d’une inexorable fatalité.

Opposition bizarre ! non loin de ce jeune homme, beau comme un archange, on voyait un être qui ressemblait au démon du mal.

Hardiment monté sur le tronçon du mât de beaupré, où il se tenait à l’aide de quelques débris de cordages, cet homme dominait la scène terrible qui se passait sur le pont.

Une joie sinistre, sauvage, éclatait sur son front jaune et mat, teinte particulière aux gens issus d’un blanc et d’une créole métisse ; il ne portait qu’une chemise et qu’un caleçon de toile ; à son cou était suspendu par un cordon un rouleau de fer-blanc pareil à celui dont se servent les soldats pour serrer leur congé.

Plus le danger augmentait, plus le trois-mâts menaçait d’être jeté sur les récifs ou d’aborder le bateau à vapeur, dont il approchait rapidement (abordage terrible qui devait faire sombrer les deux bâtiments, avant même qu’ils eussent échoué au milieu des roches), plus la joie infernale de ce passager se révélait par d’effrayants transports. Il semblait hâter avec une féroce impatience l’œuvre de destruction qui allait s’accomplir.

À le voir ainsi se repaître avidement de toutes les angoisses, de toutes les terreurs, de tous les désespoirs qui s’agitaient devant lui, on l’eût pris pour l’apôtre de l’une de ces divinités qui, dans les pays barbares, président au meurtre et au carnage.

Bientôt le Black-Eagle, poussé par le vent et par des vagues énormes, arriva si près du Guillaume-Tell, que de ce bâtiment l’on pouvait distinguer les passagers rassemblés sur le pont du bateau à vapeur aussi presque désemparé.

Ses passagers n’étaient plus qu’en petit nombre.

Le coup de mer, en emportant le tambour et en brisant une des roues de la machine, avait aussi emporté presque tout le plat-bord du même côté ; les vagues, entrant à chaque instant par cette large brèche, balayaient le pont avec une violence irrésistible, et chaque fois enlevaient quelques victimes.

Parmi les passagers qui semblaient n’avoir échappé à ce danger que pour être broyés contre les rochers ou écrasés sous le choc des deux navires dont la rencontre devenait de plus en plus imminente, un groupe était surtout digne du plus tendre, du plus douloureux intérêt.

Réfugié à l’arrière, un grand vieillard au front chauve, à la moustache grise, avait enroulé autour de son corps un bout de cordage, et, ainsi solidement amarré le long de la muraille du navire, il enlaçait de ses bras et serrait avec force contre sa poitrine deux jeunes filles de quinze à seize ans, à demi enveloppées dans une pelisse de peau de renne ;… un grand chien fauve, ruisselant d’eau et aboyant avec fureur contre les lames, était à leurs pieds.

Ces jeunes filles, entourées du bras du vieillard, se pressaient encore l’une contre l’autre ; mais loin de s’égarer autour d’elles avec épouvante, leurs yeux se levaient vers le ciel, comme si, pleines d’une espérance ingénue, elles se fussent attendues à être sauvées par l’intervention d’une puissance surnaturelle.

Un épouvantable cri d’horreur, de désespoir, poussé à la fois par tous les passagers des deux navires, retentit tout à coup au-dessus du fracas de la tempête.

Au moment où, plongeant profondément entre deux lames, le bateau à vapeur offrait son travers à l’avant du trois-mâts, celui-ci, enlevé à une hauteur prodigieuse par une montagne d’eau, se trouva pour ainsi dire suspendu au-dessus du Guillaume-Tell, pendant la seconde qui précéda le choc de ces deux bâtiments…

Il est de ces spectacles d’une horreur sublime… impossibles à rendre.

Mais, durant ces catastrophes promptes comme la pensée, on surprend parfois des tableaux si rapides, que l’on croit les avoir aperçus à la lueur d’un éclair.

Ainsi, lorsque le Black-Eagle, soulevé par les flots, allait s’abattre sur le Guillaume-Tell, le jeune homme à figure d’archange, aux cheveux blonds flottants, se tenait debout à l’avant du trois-mâts, prêt à se précipiter à la mer pour sauver quelque victime…

Tout à coup il aperçut à bord du bateau à vapeur, qu’il dominait de toute l’élévation d’une vague immense, il aperçut les deux jeunes filles étendant vers lui leurs bras suppliants…

Elles semblaient le reconnaître et le contemplaient avec une sorte d’extase, d’adoration religieuse !

Pendant une seconde, malgré le fracas de la tempête, malgré l’approche du naufrage, les regards de ces trois êtres se rencontrèrent…

Les traits du jeune homme exprimèrent alors une commisération subite, profonde ; car les deux jeunes filles, les mains jointes, l’imploraient comme un sauveur attendu…

Le vieillard, renversé par la chute d’un bordage, gisait sur le pont.

Bientôt tout disparut.

Une effrayante masse d’eau lança impétueusement le Black-Eagle sur le Guillaume-Tell au milieu d’un nuage d’écume bouillonnante.

À l’effroyable écrasement de ces deux masses de bois et de fer qui, broyées l’une contre l’autre, sombrèrent aussitôt, se joignit seulement un grand cri…

Un cri d’agonie et de mort !

Un seul cri poussé par cent créatures humaines s’abîmant à la fois dans les flots !…

Et puis l’on ne vit plus rien…

Quelques moments après, dans le creux ou sur la cime des vagues… on put apercevoir les débris des deux bâtiments, et çà et là, les bras crispés, la figure livide et désespérée de quelques malheureux tâchant de gagner les récifs de la côte, au risque d’y être écrasés sous le choc des lames qui s’y brisaient avec fureur.




IX


Les naufragés.


Pendant que le régisseur était allé sur le bord de la mer pour porter secours à ceux des passagers qui auraient pu échapper à un naufrage inévitable, M. Rodin, conduit par Catherine à la chambre verte, y avait pris les objets qu’il devait rapporter à Paris.

Après deux heures passées dans cette chambre, fort indifférent au sauvetage qui préoccupait les habitants du château, Rodin revint dans la pièce occupée par le régisseur, pièce qui aboutissait à une longue galerie. Lorsqu’il y entra, il n’y trouva personne ; il tenait sous son bras une petite cassette de bois des îles, garnie de fermoirs en argent noircis par les années. Sa redingote, à demi boutonnée, laissait voir la partie supérieure d’un grand portefeuille de maroquin rouge placé dans sa poche de côté.

Si la figure froide et livide du secrétaire de l’abbé d’Aigrigny avait pu exprimer la joie autrement que par un sourire ironique, ses traits eussent été rayonnants ; car dans ce moment, il se trouvait sous le charme des plus agréables pensées.

Après avoir posé la cassette sur une table, il se disait avec une satisfaction profonde :

— Tout va bien ; il a été plus prudent de laisser ces papiers ici jusqu’à ce moment, car il faut toujours être en défiance de l’esprit diabolique de cette Adrienne de Cardoville, qui semble deviner ce qu’il est impossible qu’elle sache. Heureusement… l’instant approche où nous n’aurons plus à la redouter ; son sort sera cruel, il le faut. Ces natures indépendantes et fières sont déjà nos ennemies-nées… par l’espèce même de leur caractère. Qu’est-ce donc, lorsqu’elles nous sont particulièrement nuisibles et dangereuses ?… Quant à la Sainte-Colombe, le régisseur est à nous : entre ce que cet imbécile appelle sa conscience, et la peur d’être à son âge privé de ressources, il n’hésitera pas ; j’y tiens, parce qu’il nous servira mieux qu’un autre ; ici depuis vingt ans, il n’inspirera pas la moindre défiance à cette sotte et ignoble Sainte-Colombe… Une fois entre les mains de notre protégé de Roiville… je réponds d’elle ; la marche de ces femmes immondes et stupides est tracée d’avance. Dans leur jeunesse, elles servent le diable ; dans leur âge mûr, elles le font servir par d’autres ; dans leur vieillesse, elles en ont une peur horrible ; et il faudra qu’elle en ait peur jusqu’à nous léguer le château de Cardoville qui, par sa position solitaire, nous ferait un excellent collège… Tout va donc bien… Quant à l’affaire des médailles, nous approchons du 13 février, pas de nouvelles de Josué… Évidemment le prince Djalma est toujours prisonnier des Anglais, au fond de l’Inde ; sans cela, j’aurais reçu des nouvelles de Batavia ; les filles du général Simon seront encore retenues à Leipzig pendant au moins un mois encore… Les relations extérieures sont dans les meilleures conditions possibles. Quant aux relations intérieures…

M. Rodin fut interrompu dans ses réflexions par l’entrée de madame Dupont, qui s’occupait avec zèle de tous les préparatifs de secours.

— Maintenant, dit-elle à une servante, faites du feu dans la pièce voisine, mettez là ce vin chaud ; M. Dupont peut rentrer d’un moment à l’autre.

— Eh bien ! ma chère madame, lui dit Rodin, espère-t-on sauver quelqu’un de ces malheureux ?

— Hélas ! monsieur… je l’ignore ; voilà près de deux heures que mon mari est parti… Je suis dans une inquiétude mortelle ; il est si courageux, si imprudent, une fois qu’il s’agit d’être utile…

— Courageux… jusqu’à l’imprudence…, se dit Rodin avec impatience… Je n’aime pas cela…

— Enfin, reprit Catherine, je viens de faire mettre ici à côté du linge bien chaud… des cordiaux… Pourvu que cela, mon Dieu ! serve à quelque chose !

— Il faut toujours l’espérer, ma chère madame… J’ai bien regretté que mon âge, ma faiblesse, ne m’aient pas permis de me joindre à votre excellent mari… Je regrette aussi de ne pouvoir attendre pour savoir l’issue de ses efforts, et l’en féliciter, s’ils sont heureux… car je suis malheureusement forcé de repartir… mes moments sont comptés. Je vous serai très-obligé de faire atteler mon cabriolet.

— Oui, monsieur… j’y vais aller.

— Un mot… ma chère, ma bonne madame Dupont… Vous êtes une femme de tête et d’excellent conseil… J’ai mis votre mari à même de garder, s’il le veut, la place de régisseur de cette terre…

— Il serait possible ?… Que de reconnaissance ! Sans cette place… vieux comme nous sommes, nous ne saurions que devenir.

— J’ai seulement mis à cette promesse… deux conditions… des misères… Il vous expliquera cela.

— Ah ! monsieur, vous êtes notre sauveur…

— Vous êtes trop bonne… Mais à deux petites conditions…

— Il y en aurait cent monsieur, que nous les accepterions. Jugez donc, monsieur… sans ressources… si nous n’avions pas cette place… sans ressources.

— Je compte donc sur vous… dans l’intérêt de votre mari… tâchez de le décider…

— Madame… madame, voilà monsieur qui arrive…, dit une servante en accourant dans la chambre.

— Y a-t-il beaucoup de monde avec lui ?

— Non, madame… il est seul…

— Seul… comment, seul ?

— Oui, madame.

Quelques moments après, M. Dupont entrait dans la salle ; ses habits ruisselaient d’eau ; pour maintenir son chapeau malgré la tourmente, il l’avait fixé sur sa tête au moyen de sa cravate, nouée en forme de mentonnière ; ses guêtres étaient couvertes d’une boue crayeuse.

— Enfin, mon ami, te voilà ! j’étais si inquiète ! s’écria sa femme en l’embrassant tendrement.

— Jusqu’à présent… trois de sauvés.

— Dieu soit loué !… mon cher M. Dupont, dit Rodin, au moins vos efforts n’auront pas été vains…

— Trois… seulement trois, mon Dieu ! dit Catherine.

— Je ne te parle que de ceux que j’ai vus… près de la petite anse aux Goëlands. Il faut espérer que dans les autres endroits de la côte un peu accessibles, il y a eu d’autres sauvetages.

— Tu as raison… car heureusement la côte n’est pas partout également mauvaise.

— Et où sont ces intéressants naufragés, mon cher monsieur ? demanda Rodin qui ne pouvait s’empêcher de rester quelques instants de plus.

— Ils montent la falaise… soutenus par nos gens. Comme ils ne marchent guère vite, je suis accouru en avant pour rassurer ma femme et pour prendre quelques mesures nécessaires ; d’abord, il faut tout de suite préparer des vêtements de femmes…

— Il y a donc une femme parmi les personnes sauvées.

— Il y a deux jeunes filles… quinze ou seize ans, tout au plus… des enfants… et si jolies !…

— Pauvres petites !… dit M. Rodin avec componction.

— Celui à qui elles doivent la vie est avec elles… Oh ! pour celui-là, on peut le dire, c’est un héros !…

— Un héros ?

— Oui. Figure-toi…

— Tu me diras cela tout à l’heure… passe donc au moins cette robe de chambre qui est bien sèche, car tu es trempé d’eau… bois un peu de ce vin chaud… tiens.

— Ce n’est pas de refus, car je suis gelé… Je te disais donc que celui qui avait sauvé ces jeunes filles était un héros ;… le courage qu’il a montré est au-dessus de ce qu’on peut imaginer… Nous partons d’ici avec les hommes de la ferme, nous descendons le petit sentier à pic, et nous arrivons enfin au pied de la falaise… à la petite anse des Goëlands, heureusement un peu abritée des lames par cinq ou six énormes blocs de roches assez avancés dans la mer. Au fond de l’anse… qu’est-ce que nous trouvons ? les deux jeunes filles dont je te parle, évanouies, les pieds trempant dans l’eau, mais adossées à une roche, comme si elles eussent été placées là après avoir été retirées de la mer.

— Chers enfants !… c’est à fendre le cœur, dit M. Rodin en portant, selon son habitude, le bout de son petit doigt gauche à l’angle de son œil droit pour y essuyer une larme qui s’y montrait rarement.

— Ce qui m’a frappé, c’est qu’elles se ressemblaient tellement, dit le régisseur, qu’il faut certainement l’habitude de les voir pour les reconnaître…

— Deux jumelles sans doute ? dit madame Dupont.

— L’une de ces pauvres jeunes filles, reprit le régisseur, tenait entre ses deux mains jointes une petite médaille en bronze, qui était suspendue à son cou par une chaînette de même métal.

M. Rodin se tenait ordinairement très-voûté. À ces derniers mots du régisseur, il se redressa brusquement, une légère rougeur colora ses joues livides… Pour tout autre, ces symptômes eussent paru assez insignifiants ; mais chez M. Rodin, habitué depuis longues années à contraindre, à dissimuler toutes ses émotions, ils annonçaient une profonde stupeur ; s’approchant du régisseur, il lui dit d’une voix légèrement altérée, mais de l’air le plus indifférent du monde :

— C’était sans doute une pieuse relique… Vous n’avez pas vu ce qu’il y avait sur cette médaille ?

— Non, monsieur… je n’y ai pas songé.

— Et ces deux jeunes filles se ressemblaient… beaucoup… dites-vous ?

— Oui, monsieur… à s’y méprendre… Probablement elles sont orphelines, car elles sont vêtues de deuil…

— Ah !… elles sont vêtues de deuil ?… dit M. Rodin avec un nouveau mouvement.

— Hélas ! si jeunes et orphelines ! reprit madame Dupont en essuyant ses larmes.

— Comme elles étaient évanouies… nous les transportions plus loin, dans un endroit où le sable était bien sec… Pendant que nous nous occupions de ce soin, nous voyons paraître la tête d’un homme au-dessus d’une roche ; il essayait de la gravir en s’y cramponnant d’une main ; on court à lui, et bien heureusement encore ! car ses forces étaient à bout : il est tombé épuisé entre les mains de nos hommes. C’est de lui que je te disais : C’est un héros ; car non content d’avoir sauvé les deux jeunes filles avec un courage admirable, il avait encore voulu tenter de sauver une troisième personne, et il était retourné au milieu des rochers battus par la mer ;… mais ses forces étaient à bout, et sans nos hommes il aurait été bien certainement enlevé des roches auxquelles il se cramponnait.

— Tu as raison, c’est un fier courage…

M. Rodin, la tête baissée sur sa poitrine, semblait étranger à la conversation ; sa consternation, sa stupeur augmentaient avec la réflexion ; les deux jeunes filles qu’on venait de sauver avaient quinze ans ; elles étaient vêtues de deuil ; elles se ressemblaient à s’y méprendre ; l’une portait au cou une médaille de bronze ; il n’en pouvait plus douter, il s’agissait des filles du général Simon. Comment les deux sœurs étaient-elles au nombre des naufragés ? Comment étaient-elles sorties de la prison de Leipzig ? Comment n’en avait-il pas été instruit ? S’étaient-elles évadées ? avaient-elles été mises en liberté ? Comment n’en avait-il pas été averti ? Ces pensées secondaires, qui se présentaient en foule à l’esprit de M. Rodin, s’effaçaient devant ce fait :

« Les filles du général Simon étaient là. »

Sa trame, laborieusement ourdie, était anéantie.

— Quand je te parle du sauveur de ces deux jeunes filles, reprit le régisseur en s’adressant à sa femme et sans remarquer la préoccupation de M. Rodin, tu t’attends peut-être, d’après cela, à voir un Hercule ? et bien ! tu n’y es pas… c’est presque un enfant, tant il a l’air jeune, avec sa jolie figure douce et ses grands cheveux blonds… Enfin, je lui ai laissé un manteau, car il n’avait que sa chemise et une culotte courte noire avec des bas de laine noirs aussi… ce qui m’a semblé singulier.

— C’est vrai, les marins ne sont guère habillés de la sorte.

— Du reste, quoique le navire où il était fût anglais, je crois que mon héros est Français, car il parle notre langue comme toi et moi… Ce qui m’a fait venir les larmes aux yeux, c’est quand les jeunes filles sont revenues à elles… En le voyant, elles se sont jetées à ses genoux ; elles avaient l’air de le regarder avec religion et de le remercier comme on prie Dieu… Puis après, elles ont jeté les yeux autour d’elles comme si elles avaient cherché quelqu’un ; elles se sont dit quelques mots, et ont éclaté en sanglots, en se jetant dans les bras l’une de l’autre.

— Quel sinistre, mon Dieu ! combien de victimes il doit y avoir !

— Quand nous avons quitté les falaises, la mer avait déjà rejeté sept cadavres… des débris, des caisses… J’ai fait prévenir les douaniers garde-côtes… ils resteront là toute la journée pour veiller ; et si, comme je l’espère, d’autres naufragés échappent, on les enverrait ici… Mais, écoute donc, on dirait un bruit de voix… Oui, ce sont nos naufragés.

Et le régisseur et sa femme coururent à la porte de la salle, qui s’ouvrait sur une longue galerie, pendant que M. Rodin, rongeant convulsivement ses ongles plats, attendait avec une inquiétude courroucée l’arrivée des naufragés ; un tableau touchant s’offrit à sa vue.

Du fond de cette galerie, assez sombre et seulement percée d’un côté de plusieurs fenêtres en ogive, trois personnes conduites par un paysan s’avançaient lentement.

Ce groupe se composait de deux jeunes filles et de l’homme intrépide à qui elles devaient la vie… Rose et Blanche… étaient à droite et à gauche de leur sauveur qui, marchant avec beaucoup de peine, s’appuyait légèrement sur leurs bras.

Quoiqu’il eût vingt-cinq ans accomplis, la figure juvénile de cet homme n’annonçait pas cet âge ; ses longs cheveux blond cendré, séparés au milieu de son front, tombaient lisses et humides sur le collet d’un ample manteau brun dont on l’avait couvert. Il serait difficile de rendre l’adorable bonté de cette pâle et douce figure, aussi pure que ce que le pinceau de Raphaël a produit de plus idéal… car seul ce divin artiste aurait pu rendre la grâce mélancolique de ce visage enchanteur, la sérénité de son regard céleste, limpide et bleu comme celui d’un archange… ou d’un martyr monté au ciel.

Oui, d’un martyr, car une sanglante auréole ceignait déjà cette tête charmante…

Chose douloureuse à voir… au-dessus de ses sourcils blonds et rendue par le froid d’un coloris plus vif, une étroite cicatrice qui datait de plusieurs mois semblait entourer son beau front d’un cordon de pourpre ; chose plus triste encore, ses mains avaient été cruellement transpercées par un crucifiement ; ses pieds avaient subi la même mutilation… et s’il marchait avec tant de peine, c’est que ses blessures venaient de se rouvrir sur les rochers aigus où il avait couru pendant le sauvetage.

Ce jeune homme était Gabriel, prêtre attaché aux missions étrangères et fils adoptif de la femme de Dagobert.

Gabriel était prêtre et martyr… car, de nos jours, il y a encore des martyrs… comme du temps où les Césars livraient les premiers chrétiens aux lions et aux tigres du cirque.

Car, de nos jours, des enfants du peuple, c’est presque toujours chez lui que se recrutent les dévouements héroïques et désintéressés, des enfants du peuple, poussés par une vocation respectable, comme ce qui est courageux et sincère, s’en vont dans toutes les parties du monde tenter de propager leur foi, et braver la torture, la mort, avec une vaillance ingénue.

Combien d’eux, victimes de barbares, ont péri, obscurs et ignorés, au milieu des solitudes des deux mondes !… et pour ces simples soldats de la croix qui n’ont que leur croyance et que leur intrépidité, jamais au retour… (et ils reviennent rarement), jamais de fructueuses et somptueuses dignités ecclésiastiques ; jamais la pourpre ou la mitre ne cachent leur front cicatrisé, leurs membres mutilés ; comme le plus grand nombre des soldats du drapeau, ils meurent oubliés…[1]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans leur reconnaissance ingénue, les filles du général Simon, une fois revenues à elles après le naufrage, et se trouvant en état de gravir les rochers, n’avaient voulu laisser à personne le soin de soutenir la démarche chancelante de celui qui venait de les arracher à une mort certaine.

Les vêtements noirs de Rose et de Blanche ruisselaient d’eau ; leur figure d’une grande pâleur, exprimait une douleur profonde, des larmes récentes sillonnaient leurs joues ; les yeux mornes, baissés, tremblant d’émotion et de froid, les orphelines songeaient avec désespoir qu’elles ne reverraient plus Dagobert, leur guide, leur ami… car c’était à lui que Gabriel avait tendu en vain une main secourable, pour l’aider à gravir les rochers ; malheureusement les forces leur avaient manqué à tous deux… et le soldat s’était vu emporter par le retrait d’une lame.

La vue de Gabriel fut un nouveau sujet de surprise pour Rodin, qui s’était retiré à l’écart, afin de tout examiner ; mais cette surprise était si heureuse… il éprouva tant de joie de voir le missionnaire sauvé d’une mort certaine, que la cruelle impression qu’il avait ressentie à la vue des filles du général Simon s’adoucit un peu. (On n’a pas oublié qu’il fallait, pour les projets de M. Rodin, que Gabriel fût à Paris le 13 février.)

Le régisseur et sa femme, tendrement émus à l’aspect des orphelines, s’approchèrent d’elles avec empressement.

— Monsieur… monsieur… bonne nouvelle, s’écria un garçon de ferme en entrant. Encore deux naufragés de sauvés !

— Dieu soit loué ! Dieu soit béni ! dit le missionnaire.

— Où sont-ils ? demanda le régisseur en se dirigeant vers la porte.

— Il y en a un qui peut marcher… il me suit avec Justin qui l’amène… l’autre a été blessé contre les rochers ; on le transporte ici sur un brancard fait de branches d’arbres…

— Je cours le faire placer dans la salle basse, dit le régisseur en sortant ; toi, ma femme, occupe-toi de ces jeunes demoiselles.

— Et le naufragé qui peut marcher… où est-il ?… demanda la femme du régisseur…

— Le voilà, dit le paysan en montrant quelqu’un qui s’avançait assez rapidement du fond de la galerie. Dès qu’il a su que les deux jeunes demoiselles que l’on a sauvées étaient ici… quoiqu’il soit vieux et blessé à la tête… il a fait de si grandes enjambées… que c’est tout au plus si j’ai pu le devancer…

Le paysan avait à peine prononcé ces paroles, que Rose et Blanche, se levant par un mouvement spontané, s’étaient précipitées vers la porte…

Elles y arrivèrent en même temps que Dagobert.

Le soldat, incapable de prononcer une parole, tomba à genoux sur le seuil en tendant ses bras aux filles du général Simon… pendant que Rabat-Joie, courant à elles, leur léchait les mains…

Mais l’émotion était trop violente pour Dagobert… lorsqu’il eut serré entre ses bras les orphelines, sa tête se pencha en arrière, et il fût tombé à la renverse sans les soins des paysans. Malgré les observations de la femme du régisseur sur leur faiblesse et sur leur émotion, les deux jeunes filles voulurent accompagner Dagobert évanoui, que l’on transporta dans une chambre voisine.

À la vue du soldat, la figure de M. Rodin s’était violemment contractée, car jusqu’alors il avait cru à la mort du guide des filles du général Simon.

Le missionnaire, accablé de fatigue, s’appuyait sur une chaise et n’avait pas encore aperçu Rodin.

Un nouveau personnage, un homme au teint jaune et mat, entra dans cette chambre, accompagné d’un paysan qui lui indiqua Gabriel.

L’homme au teint jaune, à qui on avait prêté une blouse et un pantalon de paysan, s’approcha du missionnaire, et lui dit en français, mais avec un accent étranger :

— Le prince Djalma vient d’être transporté tout à l’heure ici… Son premier mot a été pour vous appeler.

— Que dit cet homme ?… s’écria Rodin d’une voix foudroyante ; car au nom de Djalma, d’un bond il s’était élancé sur Gabriel.

— M. Rodin ! s’écria le missionnaire en reculant de surprise.

— M. Rodin… s’écria l’autre naufragé, et, de ce moment, son œil ne quitta plus le correspondant de Josué.

— Vous ici… monsieur !… dit Gabriel en s’approchant de Rodin avec une déférence mêlée de crainte.

— Que vous a dit cet homme ? répéta Rodin d’une voix altérée. N’a-t-il pas prononcé le nom du prince Djalma ?

— Oui… monsieur, le prince Djalma est un des passagers du vaisseau anglais qui venait d’Alexandrie et sur lequel nous avons naufragé… Ce navire avait relâché aux Açores, où je me trouvais ; le bâtiment qui m’amenait de Charlestown ayant été obligé de rester dans cette île à cause de grandes avaries, je me suis embarqué sur le Black-Eagle, où se trouvait ce prince Djalma. Nous allions à Portsmouth ; de là, mon intention était de revenir en France.

Rodin ne songeait pas à interrompre Gabriel : cette nouvelle secousse paralysait sa pensée. Enfin, comme un homme qui tente un dernier effort, quoiqu’il en sache d’avance la vanité, il dit à Gabriel :

— Et savez-vous quel est ce prince Djalma ?

— C’est un homme aussi bon que brave… le fils d’un roi indien dépouillé de son territoire par les Anglais.

Puis, se tournant vers l’autre naufragé, le missionnaire lui dit avec intérêt :

— Comment va le prince ? ses blessures sont-elles dangereuses ?

— Ce sont des contusions très-violentes, mais qui ne seront pas mortelles, dit l’autre.

— Dieu soit loué ! dit le missionnaire en s’adressant à Rodin ; voici, vous le voyez, encore un naufragé de sauvé.

— Tant mieux, répondit Rodin d’un ton impérieux et bref.

— Je vais aller auprès de lui, dit Gabriel avec soumission. Vous n’avez aucun ordre à me donner ?…

— Serez-vous en état de partir… dans deux ou trois heures, malgré vos fatigues ?

— S’il le faut… oui.

— Il le faut… vous partirez avec moi.

Gabriel s’inclina devant Rodin, qui tomba anéanti sur une chaise pendant que le missionnaire sortait avec le paysan.

L’homme au teint jaune était resté dans un coin de la chambre, inaperçu de Rodin.

Cet homme était Faringhea, le métis, un des trois chefs des étrangleurs, qui avait échappé aux poursuites des soldats dans les ruines de Tchandi ; après avoir tué Mahal le contrebandier, il lui avait volé les dépêches écrites par M. Josué Van Dael à Rodin, et la lettre grâce à laquelle le contrebandier devait être reçu comme passager à bord du Ruyter. Faringhea s’étant échappé de la cabane des ruines de Tchandi sans être vu de Djalma, celui-ci le retrouvant à bord après son évasion (que l’on expliquera plus tard), ignorant qu’il appartînt à la secte des phansegars, l’avait traité pendant la traversée comme un compatriote.

Rodin, l’œil fixe, hagard, le teint livide, de rage muette rongeant ses ongles jusqu’au vif, n’apercevait pas le métis qui, après s’être silencieusement approché de lui, lui mit familièrement la main sur l’épaule et lui dit :

— Vous vous appelez Rodin ?

— Qu’est-ce ? demanda celui-ci en tressaillant et en redressant brusquement la tête.

— Vous vous appelez Rodin ?… répéta Faringhea.

— Oui… que voulez-vous ?

— Vous demeurez rue du Milieu-des-Ursins, à Paris ?

— Oui… mais encore une fois, que voulez-vous ?

— Rien… maintenant… Frère… plus tard… beaucoup.

Et Faringhea, s’éloignant à pas lents, laissa Rodin effrayé ; car cet homme, qui ne tremblait devant rien, avait été frappé du sinistre regard et de la sombre physionomie de l’étrangleur.




X


Le départ pour Paris.


Le plus grand silence règne dans le château de Cardoville ; la tempête s’est peu à peu calmée ; l’on n’entend plus au loin que le sourd ressac des vagues qui s’abattent pesamment sur la côte.

Dagobert et les orphelines ont été établis dans des chambres chaudes et confortables au premier étage du château.

Djalma, trop grièvement blessé pour être transporté à l’étage supérieur, est resté dans une salle basse. Au moment du naufrage, une mère éplorée lui avait remis son enfant entre les bras. En vain il voulut tenter d’arracher cet infortuné à une mort certaine, ce dévouement a gêné ses mouvements, et le jeune Indien a été presque brisé sur les roches.

Faringhea, qui a su le convaincre de son affection, est resté auprès de lui à le veiller.

Gabriel, après avoir donné quelques consolations à Djalma, est remonté dans la chambre qui lui était destinée ; fidèle à la promesse qu’il a faite à Rodin d’être prêt à partir au bout de deux heures, il n’a pas voulu se coucher ; ses habits séchés, il s’est endormi dans un grand fauteuil à haut dossier, placé devant une cheminée où brûle un ardent brasier.

Cet appartement est situé auprès de ceux qui sont occupés par Dagobert et par les deux sœurs.

Rabat-Joie, probablement très en confiance dans un si honnête château, a quitté la porte de Rose et de Blanche, pour venir se réchauffer et s’étendre devant le foyer au coin duquel le missionnaire est endormi.

Rabat-Joie, son museau appuyé sur ses pattes allongées, jouit avec délices d’un parfait bien-être, après tant de traverses terrestres et maritimes ! Nous ne saurions affirmer qu’il pense habituellement beaucoup au pauvre vieux Jovial, à moins qu’on ne prenne pour une marque de souvenir de sa part son irrésistible besoin de mordre tous les chevaux blancs qu’il avait rencontrés depuis la mort de son vénérable compagnon, lui, jusqu’alors le plus inoffensif des chiens à l’endroit des chevaux de toute robe.

Au bout de quelques instants, une des portes qui donnaient dans cette chambre s’ouvrit, et les deux sœurs entrèrent timidement ; depuis quelques instants, éveillées, reposées et habillées, elles ressentaient encore de l’inquiétude au sujet de Dagobert ; quoique la femme du régisseur, après les avoir conduites dans leur chambre, fût ensuite revenue leur apprendre que le médecin du village ne trouvait aucune gravité dans l’état et dans la blessure du soldat, néanmoins elles sortaient de chez elles, espérant s’informer de lui auprès de quelqu’un du château.

Le haut dossier de l’antique fauteuil où dormait Gabriel le cachait complètement ; mais les orphelines, voyant Rabat-Joie tranquillement couché au pied de ce fauteuil, crurent que Dagobert y sommeillait ; elles s’avancèrent donc vers ce siége sur la pointe du pied.

À leur grand étonnement, elles virent Gabriel endormi. Interdites, elles s’arrêtèrent immobiles, n’osant ni reculer, ni avancer, de peur de l’éveiller.

Les longs cheveux blonds du missionnaire, n’étant plus mouillés, frisaient naturellement autour de son cou et de ses épaules ; la pâleur de son teint ressortait sur le pourpre foncé du damas qui recouvrait le dossier du fauteuil. Le beau visage de Gabriel exprimait alors une mélancolie amère, soit qu’il fût sous l’impression d’un songe pénible, soit qu’il eût l’habitude de cacher de douloureux ressentiments dont l’expression se révélait à son insu pendant son sommeil ; malgré cette apparence de tristesse navrante, ses traits conservaient leur caractère d’angélique douceur, d’un attrait inexprimable… car rien n’est plus touchant que la beauté qui souffre.

Les deux jeunes filles baissèrent les yeux, rougirent spontanément, et échangèrent un coup d’œil un peu inquiet, en se montrant du regard le missionnaire endormi.

— Il dort, ma sœur… dit Rose à voix basse.

— Tant mieux…, répondit Blanche aussi à voix basse en faisant à Rose un signe d’intelligence, nous pourrons le bien regarder…

— En venant de la mer ici avec lui, nous n’osions pas…

— Vois donc… comme sa figure est douce !…

— Il me semble que c’est bien lui que nous avons vu dans nos rêves.

— Disant qu’il nous protégerait.

— Et cette fois encore… il n’y a pas manqué.

— Mais du moins, nous le voyons…

— Ce n’est pas comme dans la prison de Leipzig… pendant cette nuit si noire…

— Il nous a encore sauvées cette fois.

— Sans lui… ce matin… nous périssions…

— Pourtant, ma sœur, dans nos rêves, il me semble que son visage était comme éclairé par une douce lumière.

— Oui… tu sais ; il nous éblouissait presque.

— Et puis il n’avait pas l’air triste.

— C’est qu’alors, vois-tu, il venait du ciel, et maintenant il est sur terre…

— Ma sœur… est-ce qu’il avait alors autour du front cette cicatrice d’un rose vif ?

— Oh ! non… nous nous en serions bien aperçues.

— Et à ses mains !… vois donc aussi ces cicatrices…

— Mais s’il a été blessé… ce n’est donc pas un archange ?

— Pourquoi, ma sœur ? S’il a reçu ces blessures en voulant empêcher le mal, ou en secourant des personnes qui, comme nous, allaient mourir ?

— Tu as raison ;… s’il ne courait pas de dangers en venant au secours de ceux qu’il protège, ce serait moins beau…

— Comme c’est dommage qu’il n’ouvre pas les yeux !…

— Son regard est si bon, si tendre !

— Pourquoi ne nous a-t-il rien dit de notre mère pendant la route ?

— Nous n’étions pas seules avec lui… il n’aura pas voulu…

— Maintenant nous sommes seules…

— Si nous le priions pour qu’il nous en parle…

Et les orphelines s’interrogèrent du regard avec une naïveté charmante ; leurs figures se coloraient d’un léger incarnat, et leur sein virginal palpitait doucement sous leur robe noire.

— Tu as raison… prions-le.

— Mon Dieu, ma sœur, comme notre cœur bat, dit Blanche, ne doutant pas avec raison que Rose ne ressentît tout ce qu’elle ressentait elle-même, et comme ce battement fait du bien ! On dirait qu’il va nous arriver quelque chose d’heureux.

Les deux sœurs, après s’être approchées du fauteuil sur la pointe du pied, s’agenouillèrent, les mains jointes, l’une à droite, l’autre à gauche du jeune prêtre.

Ce fut un tableau charmant.

Levant leurs adorables figures vers Gabriel, elles dirent tout bas, bien bas, d’une voix suave et fraîche comme leurs visages de quinze ans :

— Gabriel ! parlez-nous de notre mère…

À cet appel, le missionnaire fit un léger mouvement, ouvrit à demi les yeux, et grâce à cet état de vague somnolence qui précède le réveil complet, se rendant à peine compte de ce qu’il voyait, il eut un ravissement à l’apparition de ces deux gracieuses figures qui, tournées vers lui, l’appelaient doucement.

— Qui m’appelle ? dit-il en se réveillant tout à fait et en redressant la tête.

— C’est nous !

— Nous, Blanche et Rose !

Ce fut au tour de Gabriel à rougir, car il reconnaissait les jeunes filles qu’il avait sauvées.

— Relevez-vous, mes sœurs, dit-il, on ne s’agenouille que devant Dieu…

Les orphelines obéirent et furent bientôt à ses côtés, se tenant par la main.

— Vous savez donc mon nom ?… leur demanda-t-il en souriant.

— Oh ! nous ne l’avons pas oublié.

— Qui vous l’a dit ?

— Vous…

— Moi ?

— Quand vous êtes venu de la part de notre mère…

— Nous dire qu’elle vous envoyait vers nous et que vous nous protégeriez toujours…

— Moi, mes sœurs !… dit le missionnaire, ne comprenant rien aux paroles des orphelines. Vous vous trompez… Aujourd’hui seulement je vous ai vues…

— Et dans nos rêves ?

— Oui, rappelez-vous donc, dans nos rêves.

— En Allemagne… il y a trois mois, pour la première fois… Regardez-nous donc bien.

Gabriel ne put s’empêcher de sourire de la naïveté de Rose et de Blanche, qui lui demandaient de se souvenir d’un rêve qu’elles avaient fait ; puis, de plus en plus surpris, il reprit :

— Dans vos rêves !

— Mais certainement… quand vous nous donniez de si bons conseils.

— Aussi, quand nous avons eu du chagrin depuis… en prison… vos paroles, dont nous nous souvenions, nous ont consolées, nous ont donné du courage.

— N’est-ce donc pas vous qui nous avez fait sortir de prison, à Leipzig, pendant cette nuit si noire… que nous ne pouvions vous voir ?

— Moi !…

— Quel autre que vous serait venu à notre secours et à celui de notre vieil ami ?…

— Nous lui disions bien que vous l’aimeriez parce qu’il nous aimait, lui qui ne voulait pas croire aux anges.

— Aussi, ce matin, pendant la tempête, nous n’avions presque pas peur.

— Nous vous attendions.

— Ce matin, oui, mes sœurs, Dieu m’a accordé la grâce de m’envoyer à votre secours ; j’arrivais d’Amérique, mais je ne suis jamais allé à Leipzig… Ce n’est donc pas moi qui vous ai fait sortir de prison… Dites-moi, mes sœurs, ajouta-t-il en souriant avec bonté, pour qui me prenez-vous ?

— Pour un bon ange que nous avons déjà vu en rêve et que notre mère a envoyé du ciel pour nous protéger.

— Mes chères sœurs, je ne suis qu’un pauvre prêtre… Le hasard fait que je ressemble sans doute à l’ange que vous avez vu en songe et que vous ne pouviez voir qu’en rêve… car il n’y a pas d’ange visible pour nous.

— Il n’y a pas d’anges visibles ? dirent les orphelines en se regardant avec tristesse.

— Il n’importe, mes chères sœurs, dit Gabriel en prenant affectueusement les mains des jeunes filles entre les siennes, les rêves… comme toute chose… viennent de Dieu ;… puisque le souvenir de votre mère était mêlé à ce rêve… bénissez-le doublement.

À ce moment une porte s’ouvrit et Dagobert parut.

Jusqu’alors, les orphelines, dans leur ambition naïve d’être protégées par un archange, ne s’étaient pas rappelé que la femme de Dagobert avait adopté un enfant abandonné qui s’appelait Gabriel et qui était prêtre et missionnaire.

Le soldat, quoiqu’il se fût opiniâtré à soutenir que sa blessure était une blessure blanche (pour se servir des termes du général Simon), avait été soigneusement pansé par le chirurgien du village ; un bandeau noir lui cachait à moitié le front et augmentait encore son air naturellement rébarbatif.

En entrant dans le salon, il fut très-surpris de voir un inconnu tenir familièrement entre ses mains les mains de Blanche et de Rose. Cet étonnement se conçoit : Dagobert ignorait que le missionnaire eût sauvé les orphelines, et tenté de le secourir lui-même.

Le matin, pendant la tempête, tourbillonnant au milieu des vagues, tâchant enfin de se cramponner à un rocher, le soldat n’avait que très-imparfaitement vu Gabriel au moment où celui-ci, après avoir arraché les deux sœurs à une mort certaine, avait en vain tâché de lui venir en aide. Lorsque, après le naufrage, Dagobert avait retrouvé les orphelines dans la salle basse du château, il était tombé, on l’a dit, dans un complet évanouissement, causé par la fatigue, par l’émotion, par les suites de sa blessure ; à ce moment non plus, il n’avait pu apercevoir le missionnaire.

Le vétéran commençait à froncer ses épais sourcils gris, sous son bandeau noir, en voyant un inconnu si familier avec Rose et Blanche, lorsque celles-ci coururent se jeter dans ses bras et le couvrirent de caresses filiales ; son ressentiment se dissipa bientôt devant ces preuves d’affection, quoiqu’il jetât de temps à autre un regard assez sournois du côté du missionnaire qui s’était levé et dont il ne distinguait pas parfaitement la figure.

— Et ta blessure ? lui dit Rose avec intérêt ; on nous a dit qu’heureusement elle n’était pas dangereuse.

— En souffres-tu ? ajouta Blanche.

— Non, mes enfants… c’est le major du village qui a voulu m’entortiller de ce bandage ; j’aurais sur la tête une résille de coups de sabre que je ne serais pas autrement embéguiné ; on me prendra pour un vieux délicat ; ce n’est qu’une blessure blanche, et j’ai envie de…

Le soldat porta une de ses mains à son bandeau.

— Veux-tu laisser cela ! dit Rose en arrêtant le bras de Dagobert. Es-tu peu raisonnable… à ton âge !

— Bien, bien ! ne me grondez pas, je ferai ce que vous voulez… je garderai ce bandeau.

Puis, attirant les orphelines dans un angle du salon, il leur dit à voix basse en leur montrant le jeune prêtre du coin de l’œil :

— Quel est ce monsieur… qui vous prenait les mains… quand je suis entré ?… Ça m’a l’air d’un curé… Voyez-vous, mes enfants… il faut prendre garde… parce que…

— Lui ! s’écrièrent Rose et Blanche en se retournant vers Gabriel, mais pense donc que, sans lui… nous ne t’embrasserions pas à cette heure…

— Comment ? s’écria le soldat en redressant brusquement sa grande taille et regardant le missionnaire.

— C’est notre ange gardien…, reprit Blanche.

— Sans lui, dit Rose, nous mourions ce matin dans le naufrage…

— Lui !… C’est lui… qui…

Dagobert n’en put dire davantage.

Le cœur gonflé, les yeux humides, il courut au missionnaire et s’écria avec un accent de reconnaissance impossible à rendre, en lui tendant les deux mains :

— Monsieur, je vous dois la vie de ces deux enfants… Je sais à quoi ça m’engage… je ne vous dis rien de plus… parce que ça dit tout…

Mais, frappé d’un souvenir soudain, il s’écria :

— Mais attendez donc… Est-ce que, lorsque je tâchais de me cramponner à une roche… pour n’être pas entraîné par les vagues, ce n’est pas vous qui… m’avez tendu la main ?… Oui… vos cheveux blonds… votre figure jeune… mais certainement… c’est vous… maintenant… je vous reconnais…

— Malheureusement… monsieur… les forces m’ont manqué… et j’ai eu la douleur de vous voir retomber dans la mer.

— Je n’ai rien de plus à vous dire pour vous remercier… que ce que je vous ai dit tout à l’heure, reprit Dagobert avec une simplicité touchante. En me conservant ces enfants, vous aviez déjà plus fait pour moi que si vous m’aviez conservé la vie… Mais quel courage !… quel cœur !… dit le soldat avec admiration. Et si jeune !… l’air d’une fille !…

— Comment ! s’écria Blanche avec joie, notre Gabriel est aussi venu à toi ?

— Gabriel ! dit Dagobert en interrompant Blanche, et s’adressant au prêtre : Vous vous appelez Gabriel ?

— Oui, monsieur.

— Gabriel ! répéta le soldat de plus en plus surpris. Et vous êtes prêtre ? ajouta-t-il.

— Prêtre des missions étrangères.

— Et… qui vous a élevé ? demanda le soldat avec une surprise croissante.

— Une excellente et généreuse femme, que je vénère comme la meilleure des mères… car elle a eu pitié de moi… enfant abandonné, et m’a traité comme son fils…

— Françoise… Baudoin… n’est-ce pas ? dit le soldat profondément ému.

— Oui… monsieur, répondit Gabriel, à son tour très-étonné. Mais comment savez-vous ?…

— La femme d’un soldat ? reprit Dagobert.

— Oui, d’un brave soldat… qui, par un admirable dévouement… passe à cette heure sa vie dans l’exil… loin de sa femme… loin de son fils… de mon bon frère… car je suis fier de lui donner ce nom…

— Mon… Agricol… ma femme… Quand les… avez-vous… quittés ?…

— Ce serait vous… le père d’Agricol ?… Oh ! je ne savais pas encore toute la reconnaissance que je devais à Dieu ! dit Gabriel en joignant les mains.

— Et ma femme… et mon fils ! dit Dagobert d’une voix tremblante, comment vont-ils ? avez-vous de leurs nouvelles ?

— Celles que j’ai reçues il y a trois mois étaient excellentes…

— Non, c’est trop de joie ! s’écria Dagobert, c’est trop…

Et le vétéran ne put continuer ; le saisissement étouffait ses paroles, il retomba assis sur une chaise.

Rose et Blanche se rappelèrent alors seulement la lettre de leur père relativement à l’enfant trouvé, nommé Gabriel, et adopté par la femme de Dagobert ; elles laissèrent alors éclater leurs transports ingénus…

— Notre Gabriel est le tien… c’est le même… quel bonheur ! s’écria Rose.

— Oui, mes chères petites, il est à vous comme à moi ; nous en avons chacun notre part…

Puis s’adressant à Gabriel, le soldat ajouta avec effusion :

— Ta main… encore ta main, mon intrépide enfant… Ma foi, tant pis, je te dis : Toi… puisque mon Agricol est ton frère…

— Ah !… monsieur… que de bonté !…

— C’est ça… tu vas me remercier… après tout ce que nous te devons.

— Et ma mère adoptive, est-elle instruite de votre arrivée ? dit Gabriel pour échapper aux louanges du soldat.

— Je lui ai écrit, il y a cinq mois, mais que je venais seul… et pour cause… Je te dirai cela plus tard… Elle demeure toujours rue Brise-Miche ? c’est là que mon Agricol est né.

— Elle y demeure toujours.

— En ce cas, elle aura reçu ma lettre ; j’aurais voulu lui écrire de la prison de Leipzig, mais impossible.

— De prison, vous sortez de prison ?

— Oui, j’arrive d’Allemagne par l’Elbe et par Hambourg, et je serais encore à Leipzig sans un événement qui me ferait croire au diable… Mais au bon diable…

— Que voulez-vous dire ? expliquez-vous…

— Ça me serait difficile, car je ne puis pas me l’expliquer à moi-même… Ces petites filles (et il montra Rose et Blanche en souriant) se prétendaient plus avancées que moi ; elles me répétaient toujours :

« — Mais c’est l’archange qui est venu à notre secours… Dagobert ; c’est l’archange, vois-tu, toi qui disais que tu aimais autant Rabat-Joie pour nous défendre… »

— Gabriel… je vous attends… dit une voix brève qui fit tressaillir le missionnaire.

Lui, Dagobert et les orphelines tournèrent vivement la tête…

Rabat-Joie gronda sourdement.

C’était M. Rodin ; il se tenait debout à l’entrée d’une porte ouvrant sur un corridor. Les traits étaient calmes, impassibles ; il jeta un regard rapide et perçant sur le soldat et les deux sœurs.

— Qu’est-ce que cet homme-là ? dit Dagobert, tout d’abord très peu prévenu en faveur de M. Rodin, auquel il trouvait, avec raison, une physionomie singulièrement repoussante ; que diable te veut-il ?

— Je pars avec lui, dit Gabriel avec une expression de regret et de contrainte.

Puis se tournant vers Rodin :

— Mille pardons, me voici dans l’instant.

— Comment ! tu pars, dit Dagobert stupéfait, au moment où nous nous retrouvons ?… Non, pardieu !… tu ne partiras pas… J’ai trop de choses à te dire… et à te demander. Nous ferons route ensemble… je m’en fais une fête.

— C’est impossible… c’est mon supérieur… je dois obéir.

— Ton supérieur ?… Il est habillé en bourgeois…

— Il n’est pas obligé de porter l’habit ecclésiastique…

— Ah bah ! puisqu’il n’est pas en uniforme, et que dans ton état il n’y a pas de salle de police, envoie-le…

— Croyez-moi, je n’hésiterais pas une seule minute s’il était possible de rester.

— J’avais raison de trouver à cet homme-là une mauvaise figure, dit Dagobert entre ses dents.

Puis il ajouta plus bas et avec une impatience chagrine :

— Veux-tu que je lui dise qu’il nous satisferait beaucoup en filant tout seul ?

— Je vous en prie, n’en faites rien, dit Gabriel ; ce serait inutile… je connais mes devoirs ;… ma volonté est celle de mon supérieur. À votre arrivée à Paris, j’irai vous voir, vous, ainsi que ma mère adoptive et mon bon frère Agricol.

— Allons… soit… J’ai été soldat, je sais ce que c’est que la subordination, dit Dagobert vivement contrarié ; il faut faire contre fortune bon cœur. Ainsi, à après-demain matin… rue Brise-Miche, mon garçon ; car je serai à Paris demain soir, m’assure-t-on, et nous partons tout à l’heure. Dis donc, il paraît qu’il y a aussi une crâne discipline chez vous ?

— Oui… elle est grande, elle est sévère, répondit Gabriel en tressaillant et en étouffant un soupir.

— Allons… embrasse-moi… et à bientôt… Après tout, vingt-quatre heures sont bientôt passées.

— Adieu… adieu…, répondit le missionnaire d’une voix émue en répondant à l’étreinte du vétéran.

— Adieu, Gabriel…, ajoutèrent les orphelines en soupirant aussi et les larmes aux yeux.

— Adieu, mes sœurs…, dit Gabriel.

Et il sortit avec Rodin, qui n’avait perdu ni un mot ni un incident de cette scène.

Deux heures après, Dagobert et les deux orphelines avaient quitté le château pour se rendre à Paris, ignorant que Djalma restait à Cardoville, étant trop blessé pour pouvoir partir encore.

Le métis Faringhea demeura auprès du jeune prince, ne voulant pas, disait-il, abandonner son compatriote.

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Nous conduirons maintenant le lecteur rue Brise-Miche, chez la femme de Dagobert.



  1. Nous nous rappellerons toujours avec émotion la fin d’une lettre écrite, il y a deux ou trois ans, par un de ces jeunes et valeureux missionnaires, fils de malheureux paysans de la Beauce ; il écrivait à sa mère, du fond du Japon, et terminait ainsi sa lettre :

    « Adieu, ma chère mère, on dit qu’il y a beaucoup de danger là où l’on m’envoie… Priez Dieu pour moi, et dites à tous mes bons voisins que je les aime, et que je pense bien souvent à eux. »

    Cette naïve recommandation s’adressant du milieu de l’Asie à de pauvres paysans d’un hameau de France, n’est-elle pas très-touchante dans sa simplicité ?