Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/10

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Méline, Cans et compagnie (5-6p. 128-146).
Neuvième partie : Le treize février


X


Un bon génie.


Le premier des deux personnages dont l’arrivée avait interrompu la réponse du notaire, était Faringhea.

À la vue de cet homme à figure sinistre, Samuel s’approcha, et lui dit :

— Qui êtes-vous, monsieur ?

Après avoir jeté un regard perçant sur Rodin, qui tressaillit imperceptiblement, et reprit bientôt son sang-froid habituel, Faringhea répondit à Samuel :

— Le prince Djalma est arrivé depuis peu de temps de l’Inde, afin de se trouver ici aujourd’hui, ainsi que cela lui était recommandé par l’inscription d’une médaille qu’il portait au cou…

— Lui aussi ! s’écria Gabriel, qui on le sait, avait été le compagnon de navigation de l’Indien depuis les Açores, où le bâtiment venant d’Alexandrie avait relâché, lui aussi héritier… En effet… pendant la traversée le prince m’a dit que sa mère était d’origine française… Mais sans doute, il a cru devoir me cacher le but de son voyage… Oh ! c’est un noble et courageux jeune homme que cet Indien ! Où est-il ?

L’Étrangleur jeta un nouveau regard sur Rodin et dit, en accentuant lentement ses paroles :

— J’ai quitté le prince hier soir… il m’a confié que, quoiqu’il eût un assez grand intérêt à se trouver ici, il se pourrait qu’il sacrifiât cet intérêt à d’autres circonstances ;… j’ai passé la nuit dans le même hôtel que lui… Ce matin, lorsque je me suis présenté pour le voir, on m’a appris qu’il était déjà sorti… Mon amitié pour lui m’a engagé à venir dans cette maison, espérant que les informations que je pouvais donner sur le prince seraient peut-être utiles.

En ne disant pas un mot du guet-apens où il était tombé la veille, en se taisant sur les machinations de Rodin à l’égard de Djalma, en attribuant surtout l’absence de ce dernier à une cause volontaire, l’étrangleur voulait évidemment servir le socius, comptant bien que celui-ci saurait récompenser sa discrétion.

Il est inutile de dire que Faringhea mentait effrontément. Après être parvenu dans la matinée à s’échapper de sa prison, par un prodige de ruse, d’adresse et d’audace, il avait couru à l’hôtel où il avait laissé Djalma ; là, il avait su qu’un homme et une femme d’un âge et d’une physionomie des plus respectables, se disant les parents du jeune Indien, avaient demandé à le voir, et qu’effrayés de l’état de dangereuse somnolence où il paraissait plongé, ils l’avaient fait transporter dans leur voiture, afin de l’emmener chez eux et de lui donner les soins nécessaires.

— Il est fâcheux, dit le notaire, que cet héritier ne se soit pas non plus présenté ; mais il est malheureusement déchu de ses droits à l’immense héritage dont il s’agit.

— Ah !… il s’agissait d’un immense héritage ? dit Faringhea en regardant fixement Rodin, qui détourna prudemment la vue.

Le second des deux personnages dont nous avons parlé entrait à ce moment.

C’était le père du maréchal Simon, un vieillard de haute stature, encore alerte et vigoureux pour son âge ; ses cheveux étaient blancs et ras ; sa figure, légèrement colorée, exprimait à la fois la finesse, la douceur et l’énergie.

Agricol alla vivement à sa rencontre.

— Vous ici, M. Simon ? s’écria-t-il.

— Oui, mon garçon, dit le père du maréchal en serrant cordialement la main d’Agricol, j’arrive à l’instant de voyage. M. Hardy devait se trouver ici pour affaire d’héritage, à ce qu’il suppose ; mais comme il est encore absent de Paris pour quelque temps, il m’a chargé de…

— Lui aussi… héritier… M. François Hardy !… s’écria Agricol en interrompant le vieil ouvrier.

— Mais comme tu es pâle et bouleversé !… mon garçon. Qu’y a-t-il donc ? reprit le père du maréchal en regardant autour de lui avec étonnement, de quoi s’agit-il donc ?

— De quoi il s’agit ? de vos petites filles que l’on vient de dépouiller, s’écria Dagobert désespéré en s’approchant du chef d’atelier, et c’est pour assister à cette indignité que je les ai amenées du fond de la Sibérie.

— Vous !… reprit le vieil ouvrier en cherchant à reconnaître les traits du soldat, mais vous êtes donc…

— Dagobert…

— Vous… vous… si généreusement dévoué à mon fils ! s’écria le père du maréchal.

Et il serra les mains de Dagobert entre les siennes avec effusion.

— Mais n’avez-vous pas parlé de la fille de Simon ?…

— De ses filles… car il est plus heureux qu’il ne le croit, dit Dagobert, ces pauvres enfants sont jumelles.

— Et où sont-elles ? demanda le vieillard.

— Au couvent…

— Au couvent !

— Oui, par la trahison de cet homme qui, en les y retenant, les a fait déshériter.

— Quel homme ?

— Le marquis d’Aigrigny…

— Le plus mortel ennemi de mon fils, s’écria le vieil ouvrier en jetant un regard d’aversion sur le père d’Aigrigny, dont l’audace ne se démentait pas.

— Et ce n’est pas tout, reprit Agricol ; M. Hardy, mon digne et brave patron, est aussi malheureusement déchu de ses droits à cet immense héritage.

— Que dis-tu ? s’écria le père du maréchal Simon ; mais M. Hardy ignorait qu’il s’agissait pour lui d’intérêts aussi importants… Il est parti précipitamment pour aller rejoindre un de ses amis qui avait besoin de lui.

À chacune de ces révélations successives, Samuel sentait augmenter son désespoir ; mais il ne pouvait que gémir, car malheureusement la volonté du testateur était formelle.

Le père d’Aigrigny, impatient de mettre fin à cette scène qui l’embarrassait cruellement malgré son calme apparent, dit au notaire d’une voix grave et pénétrée :

— Il faut pourtant que tout ceci ait un terme, monsieur ; si la calomnie pouvait m’atteindre, j’y répondrais victorieusement par les faits qui viennent de se produire… Pourquoi attribuer à d’odieuses combinaisons l’absence des héritiers au nom desquels ce soldat et son fils réclament si injurieusement ? Pourquoi leur absence serait-elle moins explicable que celle de ce jeune Indien ? que celle de M. Hardy, qui, ainsi que le dit cet homme de confiance, ignorait l’importance des intérêts qui l’appelaient ici ? N’est-il pas plus probable que les filles de M. le maréchal Simon et que mademoiselle de Cardoville, par des raisons très-naturelles, n’ont pu se présenter ici ce matin ? Encore une fois, ceci a trop duré ; je crois que M. le notaire pensera comme moi que cette révélation de nouveaux héritiers ne change absolument rien à la question que j’avais l’honneur de lui poser tout à l’heure, à savoir : que comme mandataire des pauvres, auquel M. l’abbé Gabriel a fait don de tout ce qu’il possédait… je demeure, malgré sa tardive et illégale opposition, seul possesseur de ces biens que je me suis engagé et que je m’engage encore, à la face de tous dans ce moment solennel, à employer pour la plus grande gloire du Seigneur… Veuillez répondre nettement, M. le notaire, et terminer ainsi une scène pénible pour tous…

— Monsieur, reprit le notaire d’une voix solennelle, en mon âme et conscience, au nom de la justice et de la loi, fidèle et impartial exécuteur des dernières volontés de M. Marius de Rennepont, je déclare que, par le fait de la donation de M. l’abbé Gabriel de Rennepont, vous êtes, vous, M. l’abbé d’Aigrigny, seul possesseur de ces biens, dont à l’heure même je vous mets en jouissance afin que vous en disposiez selon les vœux du donateur.

Ces mots, prononcés avec conviction et gravité, renversèrent les dernières et vagues espérances que les défenseurs des héritiers auraient encore pu conserver.

Samuel devint plus pâle qu’il ne l’était habituellement ; il serra convulsivement la main de Bethsabée, qui s’était rapprochée de lui, et de grosses larmes coulèrent lentement sur les joues des deux vieillards.

Dagobert et Agricol étaient plongés dans un morne accablement ; frappés du raisonnement du notaire, qui disait ne pouvoir accorder plus de créance et d’autorité à leur réclamation que les magistrats eux-mêmes ne leur en avaient accordées, ils se voyaient forcés de renoncer à tout espoir.

Gabriel souffrait plus que personne ; il éprouvait de terribles remords en songeant que, par son aveuglement, il était la cause et l’instrument involontaire de cette abominable spoliation.

Aussi, lorsque le notaire, après s’être assuré de la quantité des valeurs renfermées dans le coffre de cèdre, dit au père d’Aigrigny : « Prenez possession de cette cassette, monsieur. » Gabriel s’écria avec un découragement amer, un désespoir profond :

— Hélas ! l’on dirait que, dans ces circonstances, une inexorable fatalité s’appesantit sur tous ceux qui sont dignes d’intérêt, d’affection ou de respect… Oh ! mon Dieu, ajouta le jeune prêtre en joignant les mains avec ferveur, votre souveraine justice ne peut pas permettre le triomphe d’une pareille iniquité !

On eût dit que le ciel exauçait la prière du missionnaire…

À peine eut-il parlé qu’il se passa une chose étrange.

Rodin, sans attendre la fin de l’invocation de Gabriel, avait, selon l’autorisation du notaire, enlevé la cassette entre ses bras, sans pouvoir retenir une violente aspiration de joie et de triomphe.

À ce moment même où le père d’Aigrigny et le socius se croyaient enfin possesseurs du trésor, la porte de l’appartement dans lequel on avait entendu sonner la pendule, s’ouvrit tout à coup.

Une femme apparut sur le seuil…

À sa vue Gabriel poussa un grand cri et resta foudroyé.

Samuel et Bethsabée tombèrent à genoux les mains jointes. Les deux Israélites se sentirent ranimés par une inexprimable espérance.

Tous les autres acteurs de cette scène restèrent frappés de stupeur…

Rodin… Rodin lui-même… recula de deux pas et replaça sur la table la cassette d’une main tremblante.

Quoiqu’il n’y eût rien que de très-naturel dans cet incident, une femme apparaissant sur le seuil d’une porte qu’elle vient d’ouvrir, il se fit un moment de silence profond, solennel.

Toutes les poitrines étaient oppressées, haletantes.

Tous enfin, à la vue de cette femme, éprouvaient une surprise mêlée d’une sourde frayeur, d’une angoisse indéfinissable… car cette femme semblait être le vivant original du portrait placé dans le salon depuis cent cinquante ans.

C’était la même coiffure, la même robe à plis un peu traînants, la même physionomie empreinte d’une tristesse poignante et résignée.

Cette femme s’avança lentement, et sans paraître s’apercevoir de la profonde impression que causait sa présence.

Elle s’approcha de l’un des meubles incrustés de cuivre et d’étain, poussa un ressort dissimulé dans les moulures de bronze doré, ouvrit ainsi le tiroir supérieur de ce meuble, y prit une enveloppe de parchemin cacheté, puis, s’avançant auprès de la table, plaça ce papier devant le notaire, qui, jusqu’alors immobile et muet, le prit machinalement.

Après avoir jeté sur Gabriel, qui semblait fasciné par sa présence, un long regard mélancolique et doux, cette femme se dirigea vers la porte du vestibule restée ouverte.

En passant auprès de Samuel et de Bethsabée, toujours agenouillés, elle s’arrêta un instant, inclina sa belle tête vers les deux vieillards, les contempla avec une tendre sollicitude ; puis, après leur avoir donné ses mains à baiser, elle disparut aussi lentement qu’elle avait apparu… après avoir jeté un dernier regard sur Gabriel.

Le départ de cette femme sembla rompre le charme sous lequel tous les assistants étaient restés pendant quelques minutes.

Gabriel rompit le premier le silence, en murmurant d’une voix altérée :

— C’est elle !… encore elle… ici… dans cette maison ?

— Qui… elle… mon frère ? dit Agricol, inquiet de la pâleur et de l’air presque égaré du missionnaire, car le forgeron, n’ayant pas remarqué jusqu’alors l’étrange ressemblance de cette femme avec le portrait, partageait cependant, sans pouvoir s’en rendre compte, la stupeur générale.

Dagobert et Faringhea se trouvaient dans une pareille situation d’esprit.

— Cette femme, quelle est-elle ?… reprit Agricol en prenant la main de Gabriel, qu’il sentit humide et glacée.

— Regarde !… dit le jeune prêtre ; il y a plus d’un siècle et demi que ces tableaux sont là…

Et du geste il indiqua les deux portraits devant lesquels il était alors assis.

Au mouvement de Gabriel, Agricol, Dagobert et Faringhea levèrent les yeux sur les deux portraits placés de chaque côté de la cheminée…

Trois exclamations se firent entendre à la fois.

— C’est elle… c’est la même femme ! s’écria le forgeron stupéfait ; et depuis cent cinquante ans son portrait est ici !…

— Que vois-je ?… l’ami et l’émissaire du maréchal Simon ! s’écria Dagobert en contemplant le portrait de l’homme. Oui, c’est bien la figure de celui qui est venu nous trouver en Sibérie l’an passé… Oh ! je le reconnais à son air triste et doux ; et aussi à ses sourcils noirs qui n’en font qu’un.

— Mes yeux ne me trompent pas… non… c’est bien l’homme au front rayé de noir, que nous avons étranglé et enterré au bord du Gange, se disait tout bas Faringhea en frémissant d’épouvante ; l’homme que l’un des fils de Bhowanie, l’an passé, à Java, dans les ruines de Tchandi… assurait avoir rencontré depuis le meurtre près de l’une des portes de Bombay !… cet homme maudit qui, disait-il, laissait partout après lui… la mort sur son passage… et il y a un siècle et demi que cette peinture existe !

Et ainsi que Dagobert et Agricol, l’étrangleur ne pouvait détacher ses yeux de ce portrait étrange.

— Quelle mystérieuse ressemblance ! pensait le père d’Aigrigny.

Puis, comme frappé d’une idée subite, il dit à Gabriel :

— Mais cette femme est celle qui vous a sauvé la vie en Amérique ?

— C’est elle-même…, répondit Gabriel en tressaillant, et pourtant elle m’avait dit qu’elle s’en allait vers le nord de l’Amérique…, ajouta le jeune prêtre en se parlant à lui-même.

— Mais comment se trouve-t-elle ici dans cette maison ? dit le père d’Aigrigny en s’adressant à Samuel. Répondez, gardien… Cette femme s’était donc introduite ici avant nous ou avec vous ?…

— Je suis entré ici le premier et seul, lorsque, pour la première fois depuis un siècle et demi, la porte a été ouverte, dit gravement Samuel.

— Alors, comment expliquez-vous la présence de cette femme ici ? ajouta le père d’Aigrigny.

— Je ne cherche pas à expliquer, dit le juif : je vois… je crois… et maintenant j’espère, ajouta-t-il en regardant Bethsabée avec une expression indéfinissable.

— Mais, encore une fois, vous devez expliquer la présence de cette femme, dit le père d’Aigrigny qui se sentait vaguement inquiet ; qui est-elle ? comment est-elle ici ?

— Tout ce que je sais, monsieur, c’est que, d’après ce que m’a souvent dit mon père, il existe des communications souterraines entre cette maison et des endroits éloignés de ce quartier.

— Ah ! maintenant rien de plus simple, dit le père d’Aigrigny ; il me reste seulement à savoir quel était le but de cette femme en s’introduisant ainsi dans cette maison. Quant à cette singulière ressemblance avec ce portrait, c’est un jeu de la nature.

Rodin avait partagé l’émotion générale lors de l’apparition de cette femme mystérieuse ; mais lorsqu’il l’eut vue remettre au notaire un paquet cacheté, le socius, au lieu de se préoccuper de l’étrangeté de cette apparition, ne fut plus préoccupé que du violent désir de quitter cette maison avec le trésor désormais acquis à sa compagnie ; il éprouvait une vague inquiétude à l’aspect de l’enveloppe cachetée de noir, que la protectrice de Gabriel avait remise au notaire, et que celui-ci tenait machinalement entre ses mains.

Le socius, jugeant donc très-opportun et très à propos de disparaître avec la cassette au milieu de la stupeur et du silence qui duraient encore, poussa légèrement du coude le père d’Aigrigny, lui fit un signe d’intelligence, et, prenant le coffret de cèdre sous son bras, se dirigea vers la porte.

— Un moment, monsieur, lui dit Samuel en se levant et lui barrant le passage, je prie M. le notaire d’examiner l’enveloppe qui vient de lui être remise… vous sortirez ensuite.

— Mais, monsieur, dit Rodin en essayant de forcer le passage, la question est définitivement jugée en faveur du père d’Aigrigny… Ainsi permettez…

— Je vous dis, monsieur, reprit le vieillard d’une voix retentissante, que ce coffret ne sortira pas d’ici avant que M. le notaire ait pris connaissance de l’enveloppe que l’on vient de lui remettre.

Ces mots de Samuel attirèrent l’attention de tous.

Rodin fut forcé de revenir sur ses pas…

Malgré sa fermeté, le juif frissonna au regard implacable qu’à ce moment lui lança Rodin.

Le notaire, s’étant rendu au vœu de Samuel, examinait l’enveloppe avec attention.

— Ciel !… s’écria-t-il tout à coup, que vois-je ?… Ah ! tant mieux !

À l’exclamation du notaire, tous les yeux se tournèrent vers lui.

— Oh ! lisez, lisez, monsieur, s’écria Samuel en joignant les mains, mes pressentiments ne m’auront peut-être pas trompé !

— Mais, monsieur, dit le père d’Aigrigny au notaire, commençant à partager les anxiétés de Rodin ; mais, monsieur… quel est ce papier ?

— Un codicille, reprit le notaire, un codicille qui remet tout en question.

— Comment, monsieur, s’écria le père d’Aigrigny avec fureur en s’approchant vivement du notaire, tout est remis en question ! et de quel droit ?

— C’est impossible, ajouta Rodin, nous protestons.

— Gabriel… mon père… Écoutez donc, s’écria Agricol, tout n’est pas perdu… il y a de l’espoir… Gabriel… entends-tu ?… il y a de l’espoir.

— Que dis-tu… ? reprit le jeune prêtre en se levant, et croyant à peine ce que lui disait son frère adoptif.

— Messieurs, dit le notaire, je dois vous donner lecture de la suscription de cette enveloppe… Elle change ou plutôt elle ajourne toutes les dispositions testamentaires.

— Gabriel, s’écria Agricol en sautant au cou du missionnaire, tout est ajourné, rien n’est perdu !

— Messieurs, écoutez, reprit le notaire.

Et il lut ce qui suit :


« Ceci est un codicille qui, pour des raisons que l’on trouvera déduites sous ce pli, ajourne et proroge au 1er juin 1832, mais sans les changer aucunement, toutes les dispositions contenues dans le testament fait par moi aujourd’hui à une heure de relevée… La maison sera refermée et les fonds seront toujours laissés au dépositaire, pour être, le 1er juin 1832, distribués aux ayants droits.

« Villetaneuse… ce jourd’hui 13 février 1682, à onze heures du soir.

« Marius de Rennepont. »


— Je m’inscris en faux contre ce codicille ! s’écria le père d’Aigrigny, livide de désespoir et de rage.

— La femme qui l’a remis aux mains du notaire nous est suspecte…, ajouta Rodin. Ce codicille est faux.

— Non, monsieur, dit sévèrement le notaire ; car je viens de comparer les deux signatures, et elles sont absolument semblables… Du reste… ce que je disais ce matin pour les héritiers non présents vous est applicable ;… vous pouvez attaquer l’authenticité de ce codicille ; mais tout demeure en suspens et comme non avenu… puisque le délai pour la clôture de la succession est prorogé à trois mois et demi…

Lorsque le notaire eut prononcé ces derniers mots, les ongles de Rodin étaient saignants ;… pour la première fois, ses lèvres blafardes parurent rouges.

— Oh ! mon Dieu ! vous m’avez entendu… vous m’avez exaucé…, s’écria Gabriel agenouillé et joignant les mains avec une religieuse ferveur, et en tournant vers le ciel son angélique figure ; votre souveraine justice ne pouvait laisser l’iniquité triomphante.

— Que dis-tu, mon brave enfant ? s’écria Dagobert, qui, dans le premier étourdissement de la joie, n’avait pas bien compris la portée de ce codicille.

— Tout est reculé, mon père, s’écria le forgeron, le délai pour se présenter est fixé à trois mois et demi, à dater d’aujourd’hui… Et maintenant que ces gens-là sont démasqués… (Agricol désigna Rodin et le père d’Aigrigny) il n’y a plus rien à craindre d’eux ; on sera sur ses gardes, et les orphelines, mademoiselle de Cardoville, mon digne patron, M. Hardy et le jeune Indien rentreront dans leurs biens.

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Il faut renoncer à peindre l’ivresse, le délire de Gabriel et d’Agricol, de Dagobert et du père du maréchal Simon, de Samuel et de Bethsabée.

Faringhea seul resta morne et sombre devant le portrait de l’homme au front rayé de noir.

Quant à la fureur du père d’Aigrigny et de Rodin, en voyant Samuel reprendre le coffret de cèdre, il faut aussi renoncer à la peindre…

Sur l’observation du notaire qui emporta le codicille pour le faire ouvrir selon les formules de la loi, Samuel comprit qu’il était plus prudent de déposer à la Banque de France les immenses valeurs dont on le savait détenteur.

Pendant que tous les cœurs généreux, qui avaient un moment tant souffert, débordaient de bonheur, d’espérance et d’allégresse, le père d’Aigrigny et Rodin quittèrent cette maison, la rage et la mort dans l’âme.

Le révérend père monta dans sa voiture et dit à ses gens :

— À l’hôtel Saint-Dizier !

Puis, éperdu, anéanti, il tomba sur les coussins en cachant sa figure dans ses mains et poussant un long gémissement.

Rodin s’assit auprès de lui… et contempla avec un mélange de courroux et de mépris cet homme ainsi abattu et affaissé.

— Le lâche !… se dit-il tout bas, il désespère ;… pourtant…

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