Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/24

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 62-86).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier



XXIV


La révolte.


— Mademoiselle…, dit la princesse à Adrienne de Cardoville d’un ton froid et sévère, je me dois à moi-même, je dois à ces messieurs de rappeler en peu de mots les événements qui se sont passés depuis quelque temps. Il y a six mois, à la fin du deuil de votre père, vous aviez alors dix-huit ans… vous m’avez demandé à jouir de votre fortune et à être émancipée… j’ai eu la malheureuse faiblesse d’y consentir… Vous avez voulu quitter le grand hôtel et vous établir dans le pavillon du jardin, loin de toute surveillance… Alors a commencé une suite de dépenses plus extravagantes les unes que les autres. Au lieu de vous contenter d’une ou deux femmes de chambre prises dans la classe où on les prend ordinairement, vous avez été choisir des femmes de compagnie que vous avez costumées d’une façon aussi bizarre que coûteuse ; vous-même, dans la solitude de votre pavillon, il est vrai, vous avez revêtu tour à tour des vêtements de siècles passés… Vos folles fantaisies, vos caprices déraisonnables ont été sans bornes, sans frein ; non-seulement vous n’avez jamais rempli vos devoirs religieux, mais vous avez eu l’audace de profaner vos salons en y élevant je ne sais quelle espèce d’autel païen où l’on voit un groupe de marbre représentant un jeune homme et une jeune fille… (la princesse prononça ces mots comme s’ils lui eussent brûlé les lèvres), objet d’art, soit, mais objet d’art on ne peut plus malséant chez une personne de votre âge. Vous avez passé des jours entiers absolument renfermée chez vous, sans vouloir recevoir personne, et M. le docteur Baleinier, le seul de mes amis en qui vous ayez conservé quelque confiance, étant parvenu à force d’instances à pénétrer chez vous, vous a trouvée plusieurs fois dans un état d’exaltation si grande, qu’il en a conçu de graves inquiétudes sur votre santé… Vous avez toujours voulu sortir seule sans rendre compte de vos actions à personne ; vous vous êtes plu sans cesse à mettre enfin votre volonté au-dessus de mon autorité… tout ceci est-il vrai ?

— Ce portrait du passé… est peu flatté, dit Adrienne en souriant, mais enfin il n’est pas absolument méconnaissable.

— Ainsi, mademoiselle, dit l’abbé d’Aigrigny en comptant et accentuant lentement sa parole, vous convenez positivement que tous les faits que vient de rapporter madame votre tante sont d’une scrupuleuse vérité ?

Et tous les regards s’attachèrent sur Adrienne comme si sa réponse devait avoir une extrême importance.

— Sans doute, monsieur, et j’ai l’habitude de vivre assez ouvertement pour que cette question soit inutile…

— Ces faits sont donc avoués, dit l’abbé d’Aigrigny se retournant vers le docteur et le baron.

— Ces faits nous demeurent complètement acquis, dit M. Tripeaud d’un ton suffisant.

— Mais pourrais-je savoir, ma tante, dit Adrienne, à quoi bon ce long préambule ?

— Ce long préambule, mademoiselle, reprit la princesse avec dignité, sert à exposer le passé afin de motiver l’avenir.

— Voici quelque chose, ma chère tante, un peu dans le goût des mystérieux arrêts de la sibylle de Cumes… Cela doit cacher quelque chose de redoutable.

— Peut-être, mademoiselle… car rien n’est plus redoutable pour certains caractères que l’obéissance, que le devoir, et votre caractère est du nombre de ces esprits enclins à la révolte…

— Je l’avoue naïvement… ma tante, et il en sera ainsi jusqu’au jour où je pourrai chérir l’obéissance et respecter le devoir.

— Que vous chérissiez, que vous respectiez ou non mes ordres, peu m’importe, mademoiselle, dit la princesse d’une voix brève et dure ; vous allez pourtant, dès aujourd’hui, dès à présent, commencer par vous soumettre, absolument, aveuglément, à ma volonté ; en un mot, vous ne ferez rien sans ma permission ; il le faut, je le veux, ce sera…

Adrienne regarda d’abord fixement sa tante, puis elle partit d’un éclat de rire frais et sonore qui retentit longtemps dans cette vaste pièce…

M. d’Aigrigny et le baron Tripeaud firent un mouvement d’indignation.

La princesse regarda sa nièce d’un air courroucé.

Le docteur leva les yeux au ciel et joignit les mains sur son abdomen en soupirant avec componction.

— Mademoiselle…, de tels éclats de rire sont peu convenables, dit l’abbé d’Aigrigny ; les paroles de madame votre tante sont graves, très-graves, et méritent un autre accueil.

— Mon Dieu ! monsieur, dit Adrienne en calmant son hilarité, à qui la faute si je ris si fort ? Comment rester de sang-froid quand j’entends ma tante me parler d’aveugle soumission à ses ordres ?… Est-ce qu’une hirondelle habituée à voler à plein ciel… à s’ébattre en plein soleil… est faite pour vivre dans le trou d’une taupe ?…

À cette réponse, M. d’Aigrigny affecta de regarder les autres membres de cette espèce de conseil de famille avec un profond étonnement.

— Une hirondelle ? que veut-elle dire ?… demanda l’abbé au baron en lui faisant un signe que celui-ci comprit.

— Je ne sais…, répondit Tripeaud en regardant à son tour le docteur ; elle a parlé de taupe… c’est inouï… incompréhensible…

— Ainsi, mademoiselle, dit la princesse, semblant partager la surprise des autres personnes, voici la réponse que vous me faites…

— Mais sans doute, répondit Adrienne, étonnée que l’on feignît de ne pas comprendre l’image dont elle s’était servie, ainsi que cela lui arrivait assez souvent, dans son langage poétique et coloré.

— Allons, madame, allons, dit le docteur Baleinier en souriant avec bonhomie, il faut être indulgente… ma chère demoiselle Adrienne a l’esprit naturellement si original, si exalté !… c’est bien en vérité la plus charmante folle que je connaisse… je le lui ai dit cent fois en ma qualité de vieil ami… qui se permet tout…

— Je conçois que votre attachement à mademoiselle vous rende indulgent… Il n’en est pas moins vrai, M. le docteur, dit M. d’Aigrigny en paraissant reprocher au médecin de prendre le parti de mademoiselle de Cardoville, que ce sont des réponses extravagantes lorsqu’il s’agit de questions aussi sérieuses.

— Le malheur est que mademoiselle ne comprend pas la gravité de cette conférence, dit la princesse d’un air dur. Elle le comprendra peut-être maintenant que je vais lui signifier mes ordres…

— Voyons ces ordres… ma tante…

Et Adrienne, qui était assise de l’autre côté de la table, en face de sa tante, posa son petit menton rose dans le creux de sa jolie main, avec un geste de grâce moqueuse charmant à voir.

— À dater de demain, reprit la princesse, vous quitterez le pavillon que vous habitez… vous renverrez vos femmes… vous reviendrez occuper ici deux chambres, où l’on ne pourra entrer qu’en passant dans mon appartement… vous ne sortirez jamais seule… vous m’accompagnerez aux offices… votre émancipation cessera pour cause de prodigalité bien et dûment constatée… je me chargerai de toutes vos dépenses… je me chargerai même de commander vos robes, afin que vous soyez modestement vêtue, comme il convient… enfin, jusqu’à votre majorité, qui sera du reste indéfiniment reculée, grâce à l’intervention d’un conseil de famille… vous n’aurez aucune somme d’argent à votre disposition… Telle est ma volonté…

— Et certainement on ne peut qu’applaudir à votre résolution, madame la princesse, dit le baron Tripeaud, on ne peut que vous encourager à montrer la plus grande fermeté, car il faut que tant de désordres aient un terme…

— Il est plus que temps de mettre fin à de pareils scandales, ajouta l’abbé.

— La bizarrerie, l’exaltation du caractère… peuvent pourtant faire excuser bien des choses, se hasarda de dire le docteur d’un air patelin.

— Sans doute, M. le docteur, dit sèchement la princesse à M. Baleinier, qui jouait parfaitement son rôle ; mais alors on agit avec ces caractères-là comme il convient.

Madame de Saint-Dizier s’était exprimée d’une manière ferme et précise ; elle paraissait convaincue de la possibilité d’exécuter ce dont elle menaçait sa nièce. M. Tripeaud et M. d’Aigrigny venaient de donner un assentiment complet aux paroles de la princesse ; Adrienne commença de voir qu’il s’agissait de quelque chose de fort grave ; alors sa gaieté fit place à une ironie amère, à une expression d’indépendance révoltée.

Elle se leva brusquement et rougit un peu, ses narines roses se dilatèrent, son œil brilla, elle redressa la tête en secouant légèrement sa belle chevelure ondoyante et dorée, par un mouvement rempli d’une fierté qui lui était naturelle, et elle dit à sa tante d’une voix incisive, après un moment de silence :

— Vous avez parlé du passé, madame, j’en dirai donc aussi quelques mots, mais vous m’y forcez… oui, je le regrette… J’ai quitté votre demeure, parce qu’il m’était impossible de vivre davantage dans cette atmosphère de sombre hypocrisie et de noires perfidies…

— Mademoiselle…, dit M. d’Aigrigny, de telles paroles sont aussi violentes que déraisonnables.

— Monsieur ! puisque vous m’interrompez, deux mots, dit vivement Adrienne en regardant fixement l’abbé ; quels sont les exemples que je trouvais chez ma tante ?

— Des exemples excellents, mademoiselle.

— Excellents, monsieur ? Est-ce parce que j’y voyais chaque jour sa conversion complice de la vôtre ?

— Mademoiselle… vous vous oubliez…, dit la princesse en devenant pâle de rage.

— Madame… je n’oublie pas… je me souviens… comme tout le monde… voilà tout… Je n’avais aucune parente à qui demander asile… j’ai voulu vivre seule… j’ai désiré jouir de mes revenus, parce que j’aime mieux les dépenser que de les voir dilapider par M. Tripeaud.

— Mademoiselle ! s’écria le baron, je ne comprends pas que vous vous permettiez de…

— Assez, monsieur ! dit Adrienne en lui imposant silence par un geste d’une hauteur écrasante, je parle de vous… mais je ne vous parle pas…

Et Adrienne continua :

— J’ai donc voulu dépenser mon revenu selon mes goûts ; j’ai embelli la retraite que j’ai choisie. À des servantes laides, mal apprises, j’ai préféré des jeunes filles jolies, bien élevées, mais pauvres ; leur éducation ne me permettant pas de les soumettre à une humiliante domesticité, j’ai rendu leur condition aimable et douce ; elles ne me servent pas, elles me rendent service ; je les paye, mais je leur suis reconnaissante… Subtilités, du reste, que vous ne comprendrez pas, madame, je le sais… Au lieu de les voir mal ou peu gracieusement vêtues, je leur ai donné des habits qui vont bien à leurs charmants visages, parce que j’aime ce qui est jeune, ce qui est beau ; que je m’habille d’une façon ou d’une autre, cela ne regarde que mon miroir. Je sors seule parce qu’il me plaît d’aller où me guide ma fantaisie ; je ne vais pas à la messe, soit ; si j’avais encore ma mère, je lui dirais quelles sont mes dévotions, et elle m’embrasserait tendrement… J’ai élevé un grand autel païen à la jeunesse et à la beauté, c’est vrai ; parce que j’adore Dieu dans tout ce qu’il fait de beau, de bon, de noble, de grand, et mon cœur, du matin au soir, répète cette prière fervente et sincère : Merci, mon Dieu ! merci… M. Baleinier, dites-vous, madame, m’a souvent trouvée dans ma solitude en proie à une exaltation étrange ;… oui… cela est vrai… c’est qu’alors, échappant par la pensée à tout ce qui me rend le présent si odieux, si pénible, si laid, je me réfugiais dans l’avenir ; c’est qu’alors j’entrevoyais des horizons magiques… c’est qu’alors m’apparaissaient des visions si splendides que je me sentais ravie dans je ne sais quelle sublime et divine extase… et que je n’appartenais plus à la terre…

En prononçant ces dernières paroles avec enthousiasme, la physionomie d’Adrienne sembla se transfigurer, tant elle devint resplendissante. À ce moment, ce qui l’entourait n’existait plus pour elle.

— C’est qu’alors, reprit-elle avec une exaltation croissante, je respirais un air pur, vivifiant et libre… oh ! libre… surtout… libre… et si salubre… si généreux à l’âme… Oui, au lieu de voir mes sœurs péniblement soumises à une domination égoïste, humiliante, brutale… à qui elles doivent les vices séduisants de l’esclavage, la fourberie gracieuse, la perfidie enchanteresse, la fausseté caressante, la résignation méprisante, l’obéissance haineuse… je les voyais, ces nobles sœurs, dignes et sincères, parce qu’elles étaient libres ; fidèles et dévouées, parce qu’elles pouvaient choisir ; ni impérieuses ni basses, parce qu’elles n’avaient pas de maître à dominer ou à flatter ; chéries et respectées enfin, parce qu’elles pouvaient retirer d’une main déloyale une main loyalement donnée. Oh ! mes sœurs… mes sœurs… je le sens… ce ne sont pas là seulement de consolantes visions, ce sont encore de saintes espérances !

Entraînée malgré elle par l’exaltation de ses pensées, Adrienne garda un moment le silence afin de reprendre terre, pour ainsi dire, et ne s’aperçut pas que les acteurs de cette scène se regardaient d’un air radieux.

— Mais… ce qu’elle dit là… est excellent…, murmura le docteur à l’oreille de la princesse, auprès de qui il était assis ; elle serait d’accord avec nous, qu’elle ne parlerait pas autrement.

— Ce n’est qu’en la mettant hors d’elle-même par une excessive dureté qu’elle arrivera au point où il nous la faut, ajouta M. d’Aigrigny.

Mais on eût dit que le mouvement d’irritation d’Adrienne s’était pour ainsi dire dissipé au contact des sentiments généreux qu’elle venait d’éprouver.

S’adressant en souriant à M. Baleinier, elle lui dit :

— Avouez, docteur, qu’il n’y a rien de plus ridicule que de céder à l’enivrement de certaines pensées en présence de personnes incapables de les comprendre. Voici une belle occasion de vous moquer de l’exaltation d’esprit que vous me reprochez quelquefois… m’y laisser entraîner dans un moment si grave !… car il paraît décidément que ceci est grave. Mais que voulez-vous, mon bon M. Baleinier, quand une idée me vient à l’esprit, il m’est aussi impossible de ne pas suivre sa fantaisie qu’il m’était impossible de ne pas courir après les papillons quand j’étais petite fille…

— Et Dieu sait où vous conduisent les papillons brillants de toutes couleurs qui vous traversent l’esprit… Ah ! la tête folle !… la tête folle ! dit M. Baleinier en souriant d’un air indulgent et paternel. Quand donc sera-t-elle aussi raisonnable que charmante ?

— À l’instant même, mon bon docteur, reprit Adrienne ; je vais abandonner mes rêveries pour des réalités et parler un langage parfaitement positif, comme vous allez le voir.

Puis s’adressant à sa tante, elle ajouta :

— Vous m’avez fait part, madame, de vos volontés ; voici les miennes. Avant huit jours je quitterai le pavillon que j’habite pour une maison que j’ai fait arranger à mon goût, et j’y vivrai à ma guise… Je n’ai ni père ni mère, je ne dois compte qu’à moi de mes actions.

— En vérité, mademoiselle, dit la princesse en haussant les épaules, vous déraisonnez… vous oubliez que la société a des droits de moralité imprescriptibles et que nous sommes chargés de faire valoir ; or, nous n’y manquerons pas… comptez-y.

— Ainsi, madame… c’est vous, c’est M. d’Aigrigny, c’est M. Tripeaud qui représentez la moralité de la société… Cela me semble bien ingénieux… Est-ce parce que M. Tripeaud a considéré, je dois l’avouer, ma fortune comme la sienne ? Est-ce parce que…

— Mais enfin, mademoiselle…, s’écria Tripeaud.

— Tout à l’heure, madame, dit Adrienne à sa tante sans répondre au baron, puisque l’occasion se présente, j’aurai à vous demander des explications sur certains intérêts que l’on m’a, je crois, cachés… jusqu’ici…

À ces mots d’Adrienne, M. d’Aigrigny et la princesse tressaillirent. Tous deux échangèrent rapidement un regard d’inquiétude et d’angoisse.

Adrienne ne s’en aperçut pas et continua :

— Mais pour en finir avec vos exigences, madame, voici mon dernier mot : Je veux vivre comme bon me semblera… Je ne pense pas que, si j’étais homme, on m’imposerait, à mon âge, l’espèce de dure et humiliante tutelle que vous voulez m’imposer, pour avoir vécu comme j’ai vécu jusqu’ici, c’est-à-dire honnêtement, librement et généreusement, à la vue de tous.

— Cette idée est absurde ! est insensée ! s’écria la princesse ; c’est pousser la démoralisation, l’oubli de toute pudeur jusqu’à ses dernières limites que de vouloir vivre ainsi !

— Alors, madame, dit Adrienne, quelle opinion avez-vous donc de tant de pauvres filles du peuple, orphelines comme moi, et qui vivent seules et libres, ainsi que je veux vivre ? Elles n’ont pas reçu comme moi une éducation raffinée qui élève l’âme et épure le cœur. Elles n’ont pas comme moi la richesse qui défend de toutes les mauvaises tentations de la misère… et pourtant elles vivent honnêtes et fières dans leur détresse.

— Le vice et la vertu n’existent pas pour ces canailles-là !… s’écria M. le baron Tripeaud avec une expression de courroux et de mépris hideux.

— Madame, vous chasseriez un de vos laquais qui oserait parler ainsi devant vous, dit Adrienne à sa tante sans pouvoir cacher son dégoût, et vous m’obligez d’entendre de telles choses !…

Le marquis d’Aigrigny donna sous la table un coup de genou à M. Tripeaud, qui s’émancipait jusqu’à parler dans le salon de la princesse comme il parlait dans la coulisse de la bourse, et il reprit vivement pour réparer la grossièreté du baron :

— Il n’y a, mademoiselle, aucune comparaison à établir entre ces gens-là… et une personne de votre condition…

— Pour un catholique… M. l’abbé, cette distinction est peu chrétienne, répondit Adrienne.

— Je sais la portée de mes paroles, mademoiselle, reprit sèchement l’abbé ; d’ailleurs, cette vie indépendante que vous voulez mener, contre toute raison, aurait pour l’avenir les suites les plus fâcheuses ; car votre famille peut vouloir vous marier un jour, et…

— J’épargnerai ce souci à ma famille, monsieur ; si je veux me marier… je me marierai moi-même… ce qui est assez raisonnable, je pense, quoiqu’à vrai dire, je sois peu tentée de cette lourde chaîne que l’égoïsme et la brutalité nous rivent à jamais au cou.

— Il est indécent, mademoiselle, dit la princesse, de parler aussi légèrement de cette institution.

— Devant vous surtout, madame… il est vrai, pardon de vous avoir choquée… Vous craignez que ma manière de vivre indépendante n’éloigne les prétendants… ce m’est une raison de plus pour persister dans mon indépendance, car j’ai horreur des prétendants. Tout ce que je désire, c’est de les épouvanter, c’est de leur donner la plus mauvaise opinion de moi ; et pour cela il n’y a pas de meilleur moyen que de paraître vivre absolument comme ils vivent eux-mêmes… Aussi je compte sur mes caprices, mes folies, sur mes chers défauts, pour me préserver de toute ennuyeuse et conjugale poursuite.

— Vous serez à ce sujet complètement satisfaite, mademoiselle, reprit madame de Saint-Dizier, si malheureusement (et cela est à craindre) le bruit se répand que vous poussez l’oubli de tout devoir, de toute retenue, jusqu’à rentrer chez vous à huit heures du matin, ainsi qu’on me l’a dit… Mais je ne veux ni n’ose croire à une telle énormité…

— Vous avez tort, madame… car cela est…

— Ainsi… vous l’avouez ? s’écria la princesse.

— J’avoue tout ce que je fais, madame… Je suis rentrée ce matin à huit heures.

— Messieurs, vous l’entendez ! s’écria la princesse.

— Ah !… fit M. d’Aigrigny d’une voix de basse-taille.

— Ah ! fit le baron d’une voix de fausset.

— Ah ! murmura le docteur avec un profond soupir.

En entendant ces exclamations lamentables, Adrienne fut sur le point de parler, de se justifier peut-être ; mais à une petite moue dédaigneuse qu’elle fit, on vit qu’elle dédaignait de descendre à une explication.

— Ainsi… cela était vrai ?… reprit la princesse. Ah ! mademoiselle… vous m’aviez habituée à ne m’étonner de rien… mais je doutais encore d’une pareille conduite… Il faut votre audacieuse réponse pour m’en convaincre…

— Mentir… m’a toujours paru, madame, beaucoup plus audacieux que de dire la vérité.

— Et d’où veniez-vous, mademoiselle ? et pourquoi…

— Madame, dit Adrienne en interrompant sa tante, jamais je ne mens… mais jamais je ne dis ce que je ne veux pas dire ; puis, c’est une lâcheté de se justifier d’une accusation révoltante. Ne parlons plus de ceci… vos insistances à cet égard seraient vaines ; résumons-nous. Vous voulez m’imposer une dure et humiliante tutelle ; moi je veux quitter le pavillon que j’habite ici pour aller vivre où bon me semble, à ma fantaisie… De vous ou de moi, qui cédera ? nous verrons ; maintenant… autre chose… Cet hôtel m’appartient… il m’est indifférent de vous y voir demeurer, puisque je le quitte ; mais le rez-de-chaussée est inhabité… il contient, sans compter les pièces de réception, deux appartements complets ; j’en ai disposé pour quelque temps.

— Vraiment, mademoiselle ? dit la princesse en regardant M. d’Aigrigny avec une grande surprise ; et elle ajouta ironiquement : Et pour qui, mademoiselle, en avez-vous disposé ?

— Pour trois personnes de ma famille.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit madame de Saint-Dizier de plus en plus étonnée.

— Cela signifie, madame, que je veux offrir ici une généreuse hospitalité à un jeune prince indien, mon parent par ma mère ; il arrivera dans deux ou trois jours, et je tiens à ce qu’il trouve ses appartements prêts à le recevoir.

— Entendez-vous, messieurs ? dit M. d’Aigrigny au docteur et à M. Tripeaud en affectant une stupeur profonde.

— Cela passe tout ce qu’on peut imaginer, dit le baron.

— Hélas ! dit le docteur avec componction, le sentiment est généreux en soi, mais toujours cette folle petite tête…

— À merveille ! dit la princesse, je ne puis du moins vous empêcher, mademoiselle, d’énoncer les vœux les plus extravagants… Mais il est présumable que vous ne vous arrêterez pas en si beau chemin. Est-ce tout ?

— Pas encore… madame ; j’ai appris ce matin même que deux de mes parentes aussi par ma mère… deux pauvres enfants de quinze ans… deux orphelines… les filles du maréchal Simon, étaient arrivées hier d’un long voyage, et se trouvaient chez la femme du brave soldat qui les amène en France du fond de la Sibérie…

À ces mots d’Adrienne, M. d’Aigrigny et la princesse ne purent s’empêcher de tressaillir brusquement et de se regarder avec effroi, tant ils étaient éloignés de s’attendre à ce que mademoiselle de Cardoville fût instruite du retour des filles du maréchal Simon ; cette révélation était pour eux foudroyante.

— Vous êtes sans doute étonnés de me voir si bien instruite, dit Adrienne ; heureusement, j’espère vous étonner tout à l’heure davantage encore ;… mais pour en revenir aux filles du maréchal Simon, vous comprenez, madame, qu’il m’est impossible de les laisser à la charge des dignes personnes chez qui elles ont momentanément trouvé un asile ; quoique cette famille soit aussi honnête que laborieuse, leur place n’est pas là… je vais donc les aller chercher pour les établir ici dans l’autre appartement du rez-de-chaussée… avec la femme du soldat qui fera une excellente gouvernante.

À ces mots, M. d’Aigrigny et le baron se regardèrent, et le baron s’écria :

— Décidément, la tête n’y est plus.

Adrienne ajouta, sans répondre à M. Tripeaud :

— Le maréchal Simon ne peut manquer d’arriver d’un moment à l’autre à Paris. Vous concevez, madame, combien il sera doux de pouvoir lui présenter ses filles et de lui prouver qu’elles ont été traitées comme elles devaient l’être. Dès demain matin, je ferai venir des modistes, des couturières, afin que rien ne leur manque… Je veux qu’à son retour leur père les trouve belles… belles à éblouir… Elles sont jolies comme des anges, dit-on… Moi, pauvre profane… j’en ferai simplement des amours…

— Voyons, mademoiselle, est-ce bien tout cette fois ? dit la princesse d’un ton sardonique et sourdement courroucé pendant que M. d’Aigrigny, calme et froid en apparence, dissimulait à peine de mortelles angoisses. Cherchez bien encore, continua la princesse en s’adressant à Adrienne. N’avez-vous pas encore à augmenter de quelques parents cette intéressante colonie de famille ? Une reine, en vérité, n’agirait pas plus magnifiquement que vous.

— En effet, madame, je veux faire à ma famille une réception royale… telle qu’elle est due à un fils de roi et aux filles du maréchal duc de Ligny. Il est si bon de joindre tous les luxes au luxe de l’hospitalité du cœur.

— La maxime est généreuse assurément, dit la princesse de plus en plus agitée ; il est seulement dommage que pour la mettre en action vous ne possédiez pas les mines du Potose.

— C’est justement à propos d’une mine… et que l’on prétend des plus riches, que je désirais vous entretenir, madame ; je ne pouvais trouver une occasion meilleure. Si considérable que soit ma fortune, elle serait peu de chose auprès de celle qui d’un moment à l’autre pourrait revenir à notre famille… et ceci arrivant, vous excuseriez peut-être alors, madame, ce que vous appelez mes prodigalités royales…

M. d’Aigrigny se trouvait sous le coup d’une position de plus en plus terrible…

L’affaire des médailles était si importante qu’il l’avait cachée même au docteur Baleinier, tout en lui demandant ses services pour un intérêt immense ; M. Tripeaud n’en avait pas non plus été instruit, car la princesse croyait avoir fait disparaître des papiers du père d’Adrienne tous les indices qui auraient pu mettre celle-ci sur la voie de cette découverte. Aussi non seulement l’abbé voyait avec épouvante mademoiselle de Cardoville instruite de ce secret, mais il tremblait qu’elle ne le divulguât.

La princesse partageait l’effroi de M. d’Aigrigny, aussi s’écria-t-elle en interrompant sa nièce :

— Mademoiselle… il est certaines choses de famille qui doivent se tenir secrètes, et, sans comprendre positivement à quoi vous faites allusion, je vous engage à quitter ce sujet d’entretien…

— Comment donc, madame ?… ne sommes-nous pas ici en famille… ainsi que l’attestent les choses peu gracieuses que nous venons d’échanger ?

— Mademoiselle… il n’importe :… lorsqu’il s’agit d’affaires d’intérêt plus ou moins contestables, il est parfaitement inutile d’en parler, à moins d’avoir les pièces sous les yeux.

— Et de quoi parlons-nous donc depuis une heure, madame, si ce n’est d’affaires d’intérêt ? En vérité, je ne comprends pas votre étonnement… votre embarras…

— Je ne suis ni étonnée… ni embarrassée… mademoiselle ;… mais depuis deux heures, vous me forcez d’entendre des choses si nouvelles, si extravagantes, qu’en vérité un peu de stupeur est bien permis.

— Je vous demande pardon, madame, vous êtes très-embarrassée, dit Adrienne en regardant fixement sa tante, M. d’Aigrigny aussi… ce qui, joint à certains soupçons que je n’ai pas eu le temps d’éclaircir…

Puis, après une pause, Adrienne reprit :

— Aurais-je donc deviné juste ?… Nous allons le voir…

— Mademoiselle, je vous ordonne de vous taire, s’écria la princesse, perdant complètement la tête.

— Ah ! madame, dit Adrienne, pour une personne ordinairement si maîtresse d’elle-même… vous vous compromettez beaucoup.

La Providence, comme on dit, vint heureusement au secours de la princesse et de l’abbé d’Aigrigny, à ce moment si dangereux.

Un valet de chambre entra ; sa figure était si effarée, si altérée, que la princesse lui dit vivement :

— Eh bien ! Dubois, qu’y a-t-il ?

— Je demande pardon à Madame la princesse de venir l’interrompre malgré ses ordres formels ; mais M. le commissaire de police demande à lui parler à l’instant même ; il est en bas… plusieurs agents sont dans la cour avec des soldats.

Malgré la profonde surprise que lui causait ce nouvel incident, la princesse, voulant profiter de cette occasion pour se concerter promptement avec M. d’Aigrigny au sujet des menaçantes révélations d’Adrienne, dit à l’abbé en se levant :

— M. d’Aigrigny, auriez-vous l’obligeance de m’accompagner ? car je ne sais ce que peut signifier la présence du commissaire de police chez moi.

M. d’Aigrigny suivit madame de Saint-Dizier dans la pièce voisine.