Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/25

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 86-90).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier



XXV


La trahison.


La princesse de Saint-Dizier, accompagnée de M. d’Aigrigny et suivie du valet de chambre, s’arrêta dans une pièce voisine de son cabinet où étaient restés Adrienne, M. Tripeaud et le médecin.

— Où est le commissaire de police ? demanda la princesse à celui de ses gens qui était venu lui annoncer l’arrivée de ce magistrat.

— Madame, il est là dans le salon bleu.

— Priez-le de ma part de vouloir bien m’attendre quelques instants.

Le valet de chambre s’inclina et sortit.

Dès qu’il fut dehors, madame de Saint-Dizier s’approcha vivement de M. d’Aigrigny dont la physionomie, ordinairement fière et hautaine, était pâle et sombre.

— Vous le voyez, s’écria-t-elle d’une voix précipitée, Adrienne sait tout maintenant ; que faire ?… que faire ?…

— Je ne sais…, dit l’abbé, le regard fixe et absorbé ; cette révélation est un coup terrible.

— Tout est-il donc perdu ?

— Il n’y aurait qu’un moyen de salut, dit M. d’Aigrigny, ce serait… le docteur…

— Mais comment ? s’écria la princesse, si vite ? aujourd’hui même ?

— Dans deux heures il sera trop tard ; cette fille diabolique aura vu les filles du général Simon…

— Mais… mon Dieu… Frédérik… c’est impossible… M. Baleinier ne pourra jamais ;… il aurait fallu préparer cela de longue main, comme nous devions le faire après l’interrogatoire d’aujourd’hui.

— Il n’importe, reprit vivement l’abbé, il faut que le docteur essaye à tout prix.

— Mais, sous quel prétexte ?

— Je vais tâcher d’en trouver un…

— En admettant que vous trouviez ce prétexte, Frédérik, s’il faut agir aujourd’hui, rien ne sera préparé… là-bas.

— Rassurez-vous ; par prévision habituelle, on est toujours prêt.

— Et comment prévenir le docteur à l’instant même ? reprit la princesse.

— Le faire demander… cela éveillerait les soupçons de votre nièce, dit M. d’Aigrigny pensif, et c’est, avant tout, ce qu’il faut éviter.

— Sans doute, reprit la princesse, cette confiance est l’une de nos plus grandes ressources.

— Un moyen ! dit vivement l’abbé ; je vais écrire quelques mots à la hâte à Baleinier ; un de vos gens les lui portera, comme si cette lettre venait du dehors… d’un malade pressant…

— Excellente idée ! s’écria la princesse, vous avez raison… tenez… là sur cette table… Il y a tout ce qui est nécessaire pour écrire… Vite, vite !… mais le docteur réussira-t-il ?

— À vrai dire, je n’ose l’espérer, dit le marquis en s’asseyant près de la table avec un courroux contenu. Grâce à cet interrogatoire, qui, du reste, a été au-delà de nos espérances, et que notre homme, caché par nos soins derrière la portière de la chambre voisine, a fidèlement sténographié ; grâce aux scènes violentes qui doivent avoir nécessairement lieu demain et après, le docteur, en s’entourant d’habiles précautions, aurait pu agir avec la plus entière certitude… Mais lui demander cela aujourd’hui… tout à l’heure… Tenez… Herminie… c’est folie que d’y penser !

Et le marquis jeta brusquement la plume qu’il avait à la main, puis il ajouta avec un accent d’irritation amère et profonde :

— Au moment de réussir, voir toutes nos espérances anéanties… Ah ! les conséquences de tout ceci… seront incalculables… Votre nièce… nous fait bien du mal… oh ! bien du mal…

Il est impossible de rendre l’expression de sourde colère, de haine implacable, avec laquelle M. d’Aigrigny prononça ces derniers mots.

— Frédérik ! s’écria la princesse avec anxiété, en appuyant vivement sa main sur la main de l’abbé, je vous en conjure, ne désespérez pas encore… l’esprit du docteur est si fécond en ressources, il nous est si dévoué… essayons toujours…

— Enfin, c’est du moins une chance…, dit l’abbé en reprenant la plume.

— Mettons la chose au pis…, dit la princesse, qu’Adrienne aille ce soir… chercher les filles du maréchal Simon… Peut-être ne les trouvera-t-elle plus…

— Il ne faut pas espérer cela, il est impossible que les ordres de Rodin aient été si promptement exécutés… nous en aurions été avertis.

— Il est vrai… écrivez alors au docteur… je vais vous envoyer Dubois ; il lui portera votre lettre. Courage, Frédérik, nous aurons raison de cette fille intraitable…

Puis, madame de Saint-Dizier ajouta avec une rage concentrée :

— Oh ! Adrienne… Adrienne… vous payerez bien cher… vos insolents sarcasmes et les angoisses que vous nous causez.

Au moment de sortir, la princesse se retourna et dit à M. d’Aigrigny :

— Attendez-moi ici ; je vous dirai ce que signifie la visite du commissaire, et nous rentrerons ensemble.

La princesse disparut.

M. d’Aigrigny écrivit quelques mots à la hâte d’une main convulsive.