Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/28

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 129-150).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier


XXVIII


Le cabinet du ministre.


La voiture était arrivée devant un petit perron couvert de neige et exhaussé de quelques marches, qui conduisaient à un vestibule éclairé par une lampe.

Adrienne, pour gravir les marches un peu glissantes, s’appuya sur le bras du docteur.

— Mon Dieu ! comme vous tremblez !… dit celui-ci.

— Oui…, dit la jeune fille en frissonnant, je ressens un froid mortel. Dans ma précipitation, je suis sortie sans châle… Mais comme cette maison a l’air triste ! ajouta-t-elle en montant le perron.

— C’est ce que l’on appelle le petit hôtel du ministère, le sanctus sanctorum, où notre homme d’État se retire loin du bruit des profanes, dit M. Baleinier en souriant. Donnez-vous la peine d’entrer.

Et il poussa la porte d’un assez grand vestibule complètement désert.

— On a bien raison de dire, reprit M. Baleinier cachant une assez vive émotion sous une apparence de gaieté, maison de ministre… maison de parvenu… pas un valet de pied (pas un garçon de bureau, devrais-je dire) à l’antichambre… Mais heureusement, ajouta-t-il en ouvrant la porte d’une pièce qui communiquait au vestibule,


Nourri dans le sérail, j’en connais les détours.


Mademoiselle de Cardoville fut introduite dans un salon tendu de papier vert, à dessins veloutés, et modestement meublé de chaises et de fauteuils d’acajou recouverts en velours d’Utrecht jaune ; le parquet était brillant, soigneusement ciré ; une lampe circulaire, qui ne donnait au plus que le tiers de sa clarté, était suspendue beaucoup plus haut qu’on ne les suspend ordinairement.

Trouvant cette demeure singulièrement modeste pour l’habitation d’un ministre, Adrienne, quoiqu’elle n’eût aucun soupçon, ne put s’empêcher de faire un mouvement de surprise, et s’arrêta une minute sur le seuil de la porte. M. Baleinier, qui lui donnait le bras, devina la cause de son étonnement, et lui dit en souriant :

— Ce logis vous semble bien mesquin pour une Excellence, n’est-ce pas ? Mais si vous saviez ce que c’est que l’économie constitutionnelle !… Du reste, vous allez voir un monseigneur qui a l’air aussi… mesquin que son mobilier… Mais veuillez m’attendre une seconde… je vais prévenir le ministre et vous annoncer à lui… Je reviens dans l’instant.

Et dégageant doucement son bras de celui d’Adrienne, qui se serrait involontairement contre lui, le médecin alla ouvrir une petite porte latérale par laquelle il s’esquiva.

Adrienne de Cardoville resta seule.

La jeune fille, bien qu’elle ne pût s’exprimer la cause de cette impression, trouva sinistre cette grande chambre froide, nue, aux croisées sans rideaux ; puis peu à peu remarquant dans son ameublement plusieurs singularités qu’elle n’avait pas d’abord aperçues, elle se sentit saisie d’une inquiétude indéfinissable…

Ainsi, s’étant approchée du foyer éteint, elle vit avec surprise qu’il était fermé par un treillis de fer qui condamnait complètement l’ouverture de la cheminée, et que les pincettes et la pelle étaient attachées par des chaînettes de fer.

Déjà assez étonnée de cette bizarrerie, elle voulut, par un mouvement machinal, attirer à elle un fauteuil placé près de la boiserie…

Ce fauteuil resta immobile…

Adrienne s’aperçut alors que le dossier de ce meuble était, comme celui des autres sièges, attaché à l’un des panneaux par deux petites pattes de fer.

Ne pouvant s’empêcher de sourire, elle se dit :

— Aurait-on assez peu de confiance dans l’homme d’État chez qui je suis, pour attacher les meubles aux murailles ?

Adrienne avait, pour ainsi dire, fait cette plaisanterie un peu forcée afin de lutter contre sa pénible préoccupation, qui augmentait de plus en plus, car le silence le plus profond, le plus morne, régnait dans cette demeure, où rien ne révélait le mouvement, l’activité qui entourent ordinairement un grand centre d’affaires.

Seulement, de temps à autre, la jeune fille entendait les violentes rafales du vent qui soufflait au dehors.

Plus d’un quart d’heure s’était passé, M. Baleinier ne revenait pas.

Dans son impatience inquiète, Adrienne voulut appeler quelqu’un afin de s’informer de M. Baleinier et du ministre ; elle leva les yeux pour chercher un cordon de sonnette aux côtés de la glace ; elle n’en vit pas ; mais elle s’aperçut que ce qu’elle avait pris jusqu’alors pour une glace, grâce à la demi-obscurité de cette pièce, était une grande feuille de fer-blanc très-luisant. En s’approchant plus près, elle heurta un flambeau de bronze… ce flambeau était, comme la pendule, scellé au marbre de la cheminée.

Dans certaines dispositions d’esprit, les circonstances les plus insignifiantes prennent souvent des proportions effrayantes ; ainsi ce flambeau immobile, ces meubles attachés à la boiserie, cette glace remplacée par une feuille de fer-blanc, ce profond silence, l’absence de plus en plus prolongée de M. Baleinier, impressionnèrent si vivement Adrienne, qu’elle commença de ressentir une sourde frayeur.

Telle était pourtant sa confiance absolue dans le médecin, qu’elle en vint à se reprocher son effroi, se disant qu’après tout, ce qui le causait n’avait aucune importance réelle, et qu’il était déraisonnable de se préoccuper de si peu de chose.

Quant à l’absence de M. Baleinier, elle se prolongeait sans doute parce qu’il attendait que les occupations du ministre le laissassent libre de recevoir.

Néanmoins, quoiqu’elle tâchât de se rassurer ainsi, la jeune fille, dominée par sa frayeur, se permit ce qu’elle n’aurait jamais osé sans cette occurrence, elle s’approcha peu à peu de la petite porte par laquelle avait disparu le médecin, et prêta l’oreille.

Elle suspendit sa respiration, écouta… et n’entendit rien…

Tout à coup un bruit sourd et pesant, comme celui d’un corps qui tombe, retentit au-dessus de sa tête ;… il lui sembla même entendre un gémissement étouffé.

Levant vivement les yeux, elle vit tomber quelques parcelles de peinture écaillée, détachées sans doute par l’ébranlement du plancher supérieur.

Ne pouvant résister davantage à son effroi, Adrienne courut à la porte par laquelle elle était entrée avec le docteur, afin d’appeler quelqu’un.

À sa grande surprise, elle trouva cette porte fermée en dehors.

Pourtant depuis son arrivée elle n’avait entendu aucun bruit de clef dans la serrure, qui du reste était extérieure.

De plus en plus effrayée, la jeune fille se précipita vers la petite porte par laquelle avait disparu le médecin et auprès de laquelle elle venait d’écouter…

Cette porte était aussi extérieurement fermée…

Voulant cependant encore lutter contre la terreur qui la gagnait invinciblement, Adrienne appela à son aide la fermeté de son caractère, et voulut, comme on dit vulgairement, se raisonner.

— Je me serai trompée, dit-elle ; je n’aurai entendu qu’une chute ; le gémissement n’existe que dans mon imagination ;… il y a mille raisons pour que ce soit quelque chose, et non pas quelqu’un qui soit tombé… mais ces portes fermées… Peut-être on ignore que je suis ici ; on aura cru qu’il n’y avait personne dans cette chambre.

En disant ces mots, Adrienne regarda autour d’elle avec anxiété ; puis elle ajouta d’une voix ferme :

— Pas de faiblesse, il ne s’agit pas de chercher à m’étourdir sur ma situation… et de vouloir me tromper moi-même ; il faut au contraire la voir en face. Évidemment je ne suis pas ici chez un ministre ;… mille raisons me le prouvent maintenant… M. Baleinier m’a donc trompée… Mais alors dans quel but ? Pourquoi m’a-t-il amenée ici ? et où suis-je ?

Ces deux questions semblèrent à Adrienne aussi insolubles l’une que l’autre ; seulement il lui resta démontré qu’elle était victime de la perfidie de M. Baleinier.

Pour cette âme loyale, généreuse, cette certitude était si horrible qu’elle voulut encore essayer de la repousser en songeant à la confiante amitié qu’elle avait toujours témoignée à cet homme ; aussi Adrienne se dit avec amertume :

— Voilà comme la faiblesse, comme la peur, vous conduisent souvent à des suppositions injustes, odieuses ; oui, car il n’est permis de croire à une tromperie si infernale qu’à la dernière extrémité… et lorsqu’on y est forcé par l’évidence ; appelons quelqu’un, c’est le seul moyen de m’éclairer complètement.

Puis se souvenant qu’il n’y avait pas de sonnette, elle dit :

— Il n’importe, frappons, on viendra sans doute.

Et de son petit poing délicat, Adrienne heurta plusieurs fois à la porte.

Au bruit sourd et mat que rendit cette porte, on la devinait fort épaisse.

Rien ne répondit à la jeune fille.

Elle courut à l’autre porte.

Même appel de sa part, même silence profond… interrompu çà et là au dehors par les mugissements du vent.

— Je ne suis pas plus peureuse qu’une autre, dit Adrienne en tressaillant ; je ne sais si c’est le froid mortel qu’il fait ici… mais je frissonne malgré moi ; je tâche bien de me défendre de toute faiblesse, cependant il me semble que tout le monde trouverait comme moi ce qui se passe ici… étrange… effrayant.

Tout à coup, des cris, ou plutôt des hurlements sauvages, affreux, éclatèrent avec furie dans la pièce située au-dessus de celle où elle se trouvait, et peu de temps après, une sorte de piétinement sourd, violent, saccadé, ébranla le plafond, comme si plusieurs personnes se fussent livrées à une lutte énergique.

Dans son saisissement, Adrienne poussa un grand cri d’effroi, devint pâle comme une morte, resta un moment immobile de stupeur, puis s’élança à l’une des fenêtres fermées par des volets, et l’ouvrit brusquement.

Une violente rafale de vent mêlée de neige fondue fouetta le visage d’Adrienne, s’engouffra dans le salon, et, après avoir fait vaciller et flamboyer la lumière fumeuse de la lampe, l’éteignit…

Ainsi plongée dans une profonde obscurité, les mains crispées aux barreaux dont la fenêtre était garnie, mademoiselle de Cardoville, cédant enfin à sa frayeur si longtemps contenue, allait appeler au secours, lorsqu’un spectacle inattendu la rendit muette de terreur pendant quelques minutes.

Un corps de logis parallèle à celui où elle se trouvait s’élevait à peu de distance.

Au milieu des noires ténèbres qui remplissaient l’espace, une large fenêtre rayonnait, éclairée…

À travers ses vitres sans rideaux, Adrienne aperçut une figure blanche, hâve, décharnée, traînant après soi une sorte de linceul, et qui sans cesse passait et repassait précipitamment devant la fenêtre, mouvement à la fois brusque et continu.

Le regard attaché sur cette fenêtre qui brillait dans l’ombre, Adrienne resta comme fascinée par cette lugubre vision ; puis ce spectacle portant sa terreur à son comble, elle appela au secours de toutes ses forces, sans quitter les barreaux de la fenêtre où elle se tenait cramponnée.

Au bout de quelques secondes, et pendant qu’elle appelait à son secours, deux grandes femmes entrèrent silencieusement dans le salon où se trouvait mademoiselle de Cardoville, qui, toujours cramponnée à la fenêtre, ne put les apercevoir.

Ces deux femmes, âgées de quarante à quarante-cinq ans, robustes, viriles, étaient négligemment et sordidement vêtues, comme des chambrières de basse condition ; par-dessus leurs habits, elles portaient de grands tabliers de toile qui, montant jusqu’au cou, où ils s’échancraient, tombaient jusqu’à leurs pieds.

L’une, tenant une lampe, avait une longue face rouge et luisante, un gros nez bourgeonné, des petits yeux verts et des cheveux d’une couleur de filasse ébouriffés sous un bonnet d’un blanc sale.

L’autre, jaune, sèche, osseuse, portait un bonnet de deuil qui encadrait étroitement sa maigre figure, terreuse, parcheminée, marquée de petite vérole et durement accentuée par deux gros sourcils noirs ; quelques longs poils gris ombrageaient sa lèvre supérieure.

Cette femme tenait à la main, à demi déployé, une sorte de vêtement de forme étrange en épaisse toile grise.

Toutes deux étaient donc silencieusement entrées par la petite porte au moment où Adrienne, dans son épouvante, s’attachait au grillage de la fenêtre en criant : Au secours !…

D’un signe ces femmes se montrèrent la jeune fille, et pendant que l’une posait la lampe sur la cheminée, l’autre (celle qui portait le bonnet de deuil), s’approchant de la croisée, appuya sa grande main osseuse sur l’épaule de mademoiselle de Cardoville.

Se retournant brusquement, celle-ci poussa un nouveau cri d’effroi à la vue de cette sinistre figure.

Ce premier mouvement de stupeur passé, Adrienne se rassura presque ; si repoussante que fût cette femme, c’était du moins quelqu’un à qui elle pouvait parler ; elle s’écria donc vivement d’une voix altérée :

— Où est M. Baleinier ?

Les deux femmes se regardèrent, échangèrent un signe d’intelligence et ne répondirent pas.

— Je vous demande, madame, reprit Adrienne, où est M. Baleinier qui m’a amenée ici… je veux le voir à l’instant…

— Il est parti, dit la grosse femme.

— Parti !… s’écria Adrienne, parti sans moi !… Mais qu’est-ce que cela signifie ? mon Dieu !…

Puis, après un moment de réflexion, elle reprit :

— Allez me chercher une voiture…

Les deux femmes se regardèrent en haussant les épaules.

— Je vous prie, madame, reprit Adrienne d’une voix contenue, de m’aller chercher une voiture, puisque M. Baleinier est parti sans moi ; je veux sortir d’ici.

— Allons, allons, madame, dit la grande femme (on l’appelait la Thomas), n’ayant pas l’air d’entendre ce que disait Adrienne, voilà l’heure… il faut venir vous coucher.

— Me coucher ! s’écria mademoiselle de Cardoville avec épouvante. Mais, mon Dieu ! c’est à en devenir folle…

Puis, s’adressant aux deux femmes :

— Quelle est cette maison ? où suis-je ? répondez.

— Vous êtes dans une maison, dit la Thomas d’une voix rude, où il ne faut pas crier par la fenêtre, comme tout à l’heure.

— Et où il ne faut pas non plus éteindre les lampes, comme vous venez de le faire… sans ça, reprit l’autre femme appelée Gervaise, nous nous fâcherons…

Adrienne, ne trouvant pas une parole, frissonnant d’épouvante, regardait tout à tour ces horribles femmes avec stupeur ; sa raison s’épuisait en vain à comprendre ce qui se passait. Tout à coup elle crut avoir deviné et s’écria :

— Je le vois, il y a ici méprise… je ne me l’explique pas… Mais enfin, il y a une méprise… vous me prenez pour une autre… Savez-vous qui je suis ?… Je me nomme Adrienne de Cardoville… entendez-vous ?… Adrienne de Cardoville !… Ainsi, vous le voyez… je suis libre de sortir d’ici ; personne au monde n’a le droit de me retenir de force… Ainsi, je vous l’ordonne, allez à l’instant me chercher une voiture… S’il n’y en a pas dans ce quartier, donnez-moi quelqu’un qui m’accompagne et me conduise chez moi, rue de Babylone, à l’hôtel Saint-Dizier. Je récompenserai généreusement cette personne, et vous aussi…

— Ah çà, aurons-nous bientôt fini ? dit la Thomas, à quoi bon nous dire tout ça ?

— Prenez garde, reprit Adrienne, qui voulait avoir recours à tous les moyens ; si vous me reteniez de force ici… ce serait bien grave… vous ne savez pas à quoi vous vous exposeriez !…

— Voulez-vous venir vous coucher, oui ou non ? dit la Gervaise d’un air impatient et dur.

— Écoutez, madame, reprit précipitamment Adrienne, laissez-moi sortir… et je vous donne à chacune deux mille francs… N’est-ce pas assez ? je vous en donne dix… vingt… ce que vous voudrez… je suis riche… mais que je sorte… mon Dieu !… que je sorte… je ne veux pas rester… j’ai peur ici, moi ! s’écria la malheureuse jeune fille avec un accent déchirant.

— Vingt mille francs… comme c’est ça ! dis donc, la Thomas !

— Laisse donc tranquille, Gervaise, c’est toujours leur même chanson à toutes…

— Eh bien ! puisque raisons, prières, menaces sont vaines, dit Adrienne puisant une grande énergie dans sa position désespérée, je vous déclare que je veux sortir, moi… et à l’instant… nous allons voir si on a l’audace d’employer la force contre moi !…

Et Adrienne fit résolûment un pas vers la porte.

Mais à ce moment, les cris sauvages et rauques qui avaient précédé le bruit de lutte dont Adrienne avait été si effrayée, retentirent de nouveau ; mais cette fois, ces hurlements affreux ne furent accompagnés d’aucun piétinement.

— Oh ! quels cris ! dit Adrienne en s’arrêtant.

Et, dans sa frayeur, elle se rapprocha des deux femmes.

— Ces cris… les entendez-vous ?… Mais qu’est-ce donc que cette maison, mon Dieu, où l’on entend cela ? Et puis là-bas ! ajouta-t-elle presque avec égarement en montrant l’autre corps de logis, dont une fenêtre brillait éclairée dans l’obscurité, fenêtre devant laquelle la figure blanche passait et repassait toujours. Là-bas ! voyez-vous ?… Qu’est-ce que cela ?…

— Eh bien ! cela, dit la Thomas, c’est des personnes qui, comme vous, n’ont pas été sages…

— Que dites-vous ? s’écria mademoiselle de Cardoville en joignant les mains avec terreur. Mais… mon Dieu ! qu’est-ce donc que cette maison ? Qu’est-ce qu’on leur fait donc ?…

— On leur fait ce qu’on vous fera si vous êtes méchante et si vous refusez de venir vous coucher, reprit la Gervaise.

— On leur met… ça, dit la Thomas en montrant l’objet qu’elle tenait sous son bras ; oui, on leur met la camisole

— Ah ! fit Adrienne en cachant son visage dans ses mains avec terreur.

Une révélation terrible venait de l’éclairer…

Enfin elle comprenait tout…

Après les vives émotions de la journée, ce dernier coup devait avoir une réaction terrible : la jeune fille se sentit défaillir ; ses mains retombèrent, son visage devint d’une effrayante pâleur, tout son corps trembla, et elle eut à peine la force de dire d’une voix éteinte en tombant à genoux, et désignant la camisole d’un regard terrifié :

— Oh ! non… par pitié, pas cela !… grâce… madame !… Je ferai… ce… que… vous voudrez…

Puis les forces lui manquant, elle s’affaissa sur elle-même, et, sans ces femmes, qui coururent à elle et la reçurent évanouie dans leurs bras, elle tombait sur le parquet.

— Un évanouissement, ça n’est pas dangereux…, dit la Thomas, portons-la sur son lit… nous la déshabillerons pour la coucher, et ça ne sera rien.

— Transporte-la, toi, dit la Gervaise. Moi, je vais prendre la lampe.

Et la Thomas, grande et robuste, souleva mademoiselle de Cardoville comme elle eût soulevé un enfant endormi, l’emporta dans ses bras et suivit sa compagne dans la chambre par laquelle M. Baleinier avait disparu.

Cette chambre, d’une propreté parfaite, était d’une nudité glaciale ; un papier verdâtre couvrait les murs ; un petit lit de fer très-bas, à chevet formant tablette, se dressait à l’un des angles ; un poêle, placé dans la cheminée, était entouré d’un grillage de fer qui en défendait l’approche ; une table attachée au mur, une chaise placée devant cette table et aussi fixée au parquet, une commode d’acajou et un fauteuil de paille composaient ce triste mobilier ; la croisée, sans rideaux, était intérieurement garnie d’un grillage destiné à empêcher le bris des carreaux.

C’est dans ce sombre réduit, qui offrait un si pénible contraste avec son ravissant petit palais de la rue de Babylone, qu’Adrienne fut apportée par la Thomas, qui, aidée de Gervaise, assit sur le lit mademoiselle de Cardoville inanimée. La lampe fut placée sur la tablette du chevet.

Pendant que l’une des gardiennes la soutenait, l’autre dégrafait et ôtait la robe de drap de la jeune fille ; celle-ci penchait languissamment sa tête sur sa poitrine. Quoique évanouie, deux grosses larmes coulaient lentement de ses grands yeux fermés, dont les longs cils noirs faisaient ombre sur ses joues d’une pâleur transparente… Son cou et son sein d’ivoire étaient inondés des flots de soie dorée de sa magnifique chevelure, dénouée lors de sa chute…

Lorsque, délaçant le corset de satin, moins doux, moins frais, moins blanc que ce corps virginal et charmant qui, souple et svelte, s’arrondissait sous la dentelle et la batiste comme une statue d’albâtre légèrement rosée, l’horrible mégère toucha de ses grosses mains rouges, calleuses et gercées, les épaules et les bras nus de la jeune fille… celle-ci, sans revenir complètement à elle, tressaillit involontairement à ce contact rude et brutal.

— A-t-elle des petits pieds ! dit la gardienne qui, s’étant ensuite agenouillée, déchaussait Adrienne ; ils tiendraient tous deux dans le creux de ma main.

En effet, un petit pied vermeil et satiné comme un pied d’enfant, et çà et là veiné d’azur, fut bientôt mis à nu, ainsi qu’une jambe à chevilles et à genou roses, d’un contour aussi fin, aussi pur que celui de la Diane antique.

— Et ses cheveux, sont-ils longs ! dit la Thomas, sont-ils longs et doux !… elle pourrait marcher dessus… ça serait pourtant dommage de les couper pour lui mettre de la glace sur le crâne.

Et ce disant, la Thomas tordit comme elle le put cette magnifique chevelure derrière la tête d’Adrienne.

Hélas ! ce n’était plus la légère et blanche main de Georgette, de Florine ou d’Hébé, qui coiffaient leur belle maîtresse avec tant d’amour et d’orgueil !

Aussi, en sentant de nouveau le rude contact des mains de la gardienne, le même tressaillement nerveux dont la jeune fille avait été saisie se renouvela, mais plus fréquent et plus fort.

Fut-ce, pour ainsi dire, une sorte de répulsion instinctive, magnétiquement perçue pendant son évanouissement ? fut-ce le froid de la nuit ?… bientôt Adrienne frissonna de nouveau, et peu à peu revint à elle…

Il est impossible de peindre son épouvante, son horreur, son indignation chastement courroucée, lorsque écartant de ses deux mains les nombreuses boucles de cheveux qui couvraient son visage baigné de larmes, elle se vit, en reprenant tout à fait ses esprits, elle se vit demi-nue entre ces deux affreuses mégères.

Adrienne poussa d’abord un cri de honte, de pudeur et d’effroi ; puis afin d’échapper aux regards de ces deux femmes, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle renversa brusquement la lampe qui était placée sur la tablette du chevet de son lit et qui s’éteignit en se brisant sur le parquet.

Alors, au milieu des ténèbres, la malheureuse enfant, s’enveloppant dans ses couvertures, éclata en sanglots déchirants…

Les gardiennes s’expliquèrent le cri et la violente action d’Adrienne en les attribuant à un accès de folie furieuse.

— Ah ! vous recommencez à éteindre et à briser les lampes… il paraît que c’est là votre idée à vous ? s’écria la Thomas courroucée en marchant à tâtons dans l’obscurité ; bon… je vous ai avertie… vous allez avoir cette nuit la camisole comme la folle de là-haut.

— C’est ça, dit l’autre, tiens-la bien, la Thomas, je vais aller chercher de la lumière… à nous deux nous en viendrons à bout.

— Dépêche-toi… car avec son petit air doucereux… il paraît qu’elle est tout bonnement furieuse… et qu’il faudra passer la nuit à côté d’elle…

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Triste et douloureux contraste !

Le matin, Adrienne s’était levée libre, souriante, heureuse, au milieu de toutes les merveilles du luxe et des arts, entourée des soins délicats et empressés de trois jeunes filles qui la servaient ;… dans sa généreuse et folle humeur, elle avait ménagé à un jeune prince indien, son parent, une surprise d’une magnificence splendide et féerique ; elle avait pris la plus noble résolution au sujet des deux orphelines ramenées par Dagobert… Dans son entretien avec madame de Saint-Dizier… elle s’était montrée tour à tour fière et sensible, mélancolique et gaie, ironique et grave… loyale et courageuse… Enfin si elle venait dans cette maison maudite, ça avait été pour demander la grâce d’un honnête et laborieux artisan…

Et le soir… mademoiselle de Cardoville, livrée par une trahison infâme aux mains grossières de deux ignobles gardiennes de folles, sentait ses membres délicats durement emprisonnés dans cet abominable vêtement des fous, appelé la camisole.

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Mademoiselle de Cardoville passa une nuit horrible, en compagnie des deux mégères.

Le lendemain matin, à neuf heures, quelle fut la stupeur de la jeune fille lorsqu’elle vit entrer dans sa chambre le docteur Baleinier toujours souriant, toujours bienveillant, toujours paterne !

— Eh bien ! mon enfant, lui dit-il d’une voix affectueuse et douce, comment avons-nous passé la nuit ?