Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/29

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Méline, Cans et compagnie (3-4p. 150-175).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier



XXIX


La visite.


Les gardiennes de mademoiselle de Cardoville, cédant à ses prières et surtout à ses promesses d’être sage, ne lui avaient laissé la camisole qu’une partie de la nuit ; au jour, elle s’était levée et habillée seule sans qu’on l’en eût empêchée.

Adrienne se tenait assise sur le bord de son lit ; sa pâleur effrayante, la profonde altération de ses traits, ses yeux brillant du sombre feu de la fièvre, les tressaillements convulsifs qui l’agitaient de temps à autre, montraient déjà les funestes conséquences de cette nuit terrible sur cette organisation impressionnable et nerveuse.

À la vue du docteur Baleinier, qui, d’un signe, fit sortir Gervaise et la Thomas, mademoiselle de Cardoville resta pétrifiée.

Elle éprouvait une sorte de vertige en songeant à l’audace de cet homme ;… il osait se représenter devant elle !…

Mais lorsque le médecin répéta de sa voix doucereuse et d’un ton pénétré d’affectueux intérêt : « Eh bien ! ma pauvre enfant… comment avons-nous passé la nuit ?… » Adrienne porta vivement ses mains à son front brûlant comme pour se demander si elle veillait ou si elle rêvait. Puis, regardant le médecin, ses lèvres s’entr’ouvrirent ;… mais elles tremblèrent si fort qu’il lui fut impossible d’articuler un mot.

La colère, l’indignation, le mépris, et surtout ce ressentiment si atrocement douloureux que cause aux cœurs généreux la confiance lâchement trahie, bouleversaient tellement Adrienne, qu’interdite, oppressée, elle ne put, malgré elle, rompre le silence.

— Allons !… allons ! je vois ce que c’est, dit le docteur en secouant tristement la tête ; vous m’en voulez beaucoup… n’est-ce pas ? Eh mon Dieu !… je m’y attendais, ma chère enfant…

Ces mots, prononcés avec une hypocrite effronterie, firent bondir Adrienne ; elle se leva ; ses joues pâles s’enflammèrent, son grand œil noir étincela, elle redressa fièrement son beau visage, sa lèvre supérieure se releva légèrement par un sourire d’une dédaigneuse amertume ; puis, silencieuse et courroucée, la jeune fille passa devant M. Baleinier, toujours assis, et se dirigea vers la porte d’un pas rapide et assuré.

Cette porte, à laquelle on remarquait un petit guichet, était fermée extérieurement.

Adrienne se retourna vers le docteur, lui montra la porte d’un geste impérieux et lui dit :

— Ouvrez-moi cette porte !

— Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit le médecin, calmez-vous… causons en bons amis… car, vous le savez… je suis votre ami…

Et il aspira lentement une prise de tabac.

— Ainsi… monsieur, dit Adrienne d’une voix tremblante de colère, je ne sortirai pas d’ici encore aujourd’hui ?

— Hélas ! non… avec des exaltations pareilles… si vous saviez comme vous avez le visage enflammé… les yeux ardents !… votre pouls doit avoir quatre-vingts pulsations à la minute ;… je vous en conjure, ma chère enfant, n’aggravez pas votre état par cette fâcheuse agitation…

Après avoir regardé fixement le docteur, Adrienne revint d’un pas lent se rasseoir au bord de son lit.

— À la bonne heure, reprit M. Baleinier, soyez raisonnable… et je vous le dis encore, causons en bons amis.

— Vous avez raison, monsieur, répondit Adrienne d’une voix brève, contenue et d’un ton parfaitement calme, causons en bons amis… Vous voulez me faire passer pour folle… n’est-ce pas ?

— Je veux, ma chère enfant, qu’un jour vous ayez pour moi autant de reconnaissance que vous avez d’aversion… et cette aversion, je l’avais prévue ; mais, si pénibles que soient certains devoirs, il faut se résigner à les accomplir, dit M. Baleinier en soupirant, et d’un ton si naturellement convaincu, qu’Adrienne ne put d’abord retenir un mouvement de surprise…

Puis un rire amer effleurant ses lèvres :

— Ah !… décidément… tout ceci est pour mon bien ?…

— Franchement, ma chère demoiselle… ai-je jamais eu d’autre but que celui de vous être utile ?

— Je ne sais, monsieur, si votre impudence n’est pas encore plus odieuse que votre lâche trahison !…

— Une trahison ! dit M. Baleinier en haussant les épaules d’un air peiné, une trahison !… mais réfléchissez donc, ma pauvre enfant… croyez-vous que si je n’agissais pas loyalement, consciencieusement dans votre intérêt, je reviendrais ce matin affronter votre indignation, à laquelle je devais m’attendre ?… Je suis le médecin en chef de cette maison de santé qui m’appartient ;… mais… j’ai ici deux de mes élèves, médecins comme moi, qui me suppléent… je pouvais donc les charger de vous donner leurs soins… mais, non… je n’ai pas voulu cela… je connais votre caractère, votre nature, vos antécédents… et même, abstraction faite de l’intérêt que je vous porte… mieux que personne, je puis vous traiter convenablement.

Adrienne avait écouté M. Baleinier sans l’interrompre ; elle le regarda fixement, et lui dit :

— Monsieur… combien vous paye-t-on… pour me faire passer pour folle ?…

— Mademoiselle !… s’écria M. Baleinier, blessé malgré lui.

— Je suis riche… vous le savez, reprit Adrienne avec un dédain écrasant, je double la somme… qu’on vous donne… Allons, monsieur, au nom de… l’amitié, comme vous dites… accordez-moi du moins la faveur d’enchérir.

— Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m’ont appris que vous leur aviez fait la même proposition, dit M. Baleinier en reprenant tout son sang-froid.

— Pardon… monsieur… je leur avais offert ce que l’on peut offrir à de pauvres femmes sans éducation, que le malheur force d’accepter le pénible emploi qu’elles occupent… Mais vous, monsieur, un homme du monde, un homme de grand savoir… un homme de beaucoup d’esprit… c’est différent ; cela se paye plus cher ; il y a de la trahison à tout prix… Ainsi, ne basez pas votre refus… sur la modicité de mes offres à ces malheureuses… Voyons, combien vous faut-il ?

— Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m’ont aussi parlé de menaces, reprit M. Baleinier toujours très-froidement ; n’en avez-vous pas à m’adresser également ? Tenez, ma chère enfant, croyez-moi, épuisons tout de suite les tentatives de corruption et les menaces de vengeance… Nous retomberons ensuite dans le vrai de la situation.

— Ah ! mes menaces sont vaines ! s’écria mademoiselle de Cardoville, en laissant enfin éclater son emportement jusqu’alors contenu. Ah ! vous croyez, monsieur, qu’à ma sortie d’ici, car cette séquestration aura un terme, je ne dirai pas à haute voix votre indigne trahison ! Ah ! vous croyez que je ne dénoncerai pas au mépris, à l’horreur de tous, votre infâme complicité avec madame de Saint-Dizier !… Ah ! vous croyez que je tairai les affreux traitements que j’ai subis ! Mais si folle que je sois, je sais qu’il y a des lois, monsieur, et je leur demanderai réparation éclatante pour moi, honte, flétrissure et châtiment pour vous et pour les vôtres !… Car, entre nous… voyez-vous, ce sera désormais une haine… une guerre à mort… et je mettrai à la soutenir tout ce que j’ai de force, d’intelligence et de…

— Permettez-moi de vous interrompre, ma chère mademoiselle Adrienne, dit le docteur toujours parfaitement calme et affectueux ; rien ne serait plus nuisible à votre guérison que de folles espérances ; elles vous entretiendraient dans un état d’exaltation déplorable ; il faut donc nettement poser les faits, afin que vous envisagiez clairement votre position. 1o Il est impossible que vous sortiez d’ici ; 2o vous ne pouvez avoir aucune communication avec le dehors ; 3o il n’entre dans cette maison que des gens dont je suis extrêmement sûr ; 4o Je suis complètement à l’abri de vos menaces et de votre vengeance, et cela parce que toutes les circonstances, tous les droits sont en ma faveur.

— Tous les droits ! m’enfermer ici…

— On ne s’y serait pas déterminé sans une foule de motifs plus graves les uns que les autres.

— Ah ! il y a des motifs ?…

— Beaucoup, malheureusement.

— Et on me les fera connaître, peut-être ?

— Hélas ! ils ne sont que trop réels, et si un jour vous vous adressiez à la justice, ainsi que vous m’en menaciez tout à l’heure, eh ! mon Dieu, à notre grand regret, nous serions obligés de rappeler : l’excentricité plus que bizarre de votre manière de vivre ; votre manie de costumer vos femmes ; vos dépenses exagérées ; l’histoire du prince indien, à qui vous offrez une hospitalité royale ; votre résolution inouïe, à dix-huit ans, de vouloir vivre seule comme un garçon ; l’aventure de l’homme trouvé caché dans votre chambre à coucher ;… enfin l’on exhiberait le procès-verbal de votre interrogatoire d’hier, qui a été fidèlement recueilli par une personne chargée de ce soin.

— Comment… hier !… s’écria Adrienne avec autant d’indignation que de surprise…

— Mon Dieu, oui, afin d’être un jour en règle, si vous méconnaissiez l’intérêt que nous vous portons, nous avons fait sténographier vos réponses par un homme qui se tenait dans une pièce voisine derrière une portière… et vraiment, lorsque, l’esprit plus reposé, vous relirez un jour de sang-froid cet interrogatoire… vous ne vous étonnerez plus de la résolution qu’on a été forcé de prendre…

— Poursuivez, monsieur, dit Adrienne avec mépris.

— Les faits que je viens de vous citer étant donc avérés et reconnus, vous devez comprendre, ma chère mademoiselle Adrienne, que la responsabilité de ceux qui vous aiment est parfaitement à couvert ; ils ont dû chercher à guérir ce dérangement d’esprit, qui ne se manifeste encore, il est vrai, que par de fâcheuses manies, mais qui compromettrait gravement votre avenir s’il se développait davantage… Or, à mon avis, on peut en espérer la cure radicale, grâce à un traitement à la fois moral et physique… dont la première condition est de vous éloigner d’un bizarre entourage qui exalte si dangereusement votre imagination, tandis que vivant ici dans la retraite, le calme bienfaisant d’une vie simple et solitaire… mes soins empressés, et, je puis le dire, paternels, vous amèneront peu à peu à une guérison complète…

— Ainsi, monsieur, dit Adrienne avec un rire amer, l’amour d’une noble indépendance, la générosité, le culte du beau, l’aversion de ce qui est odieux et lâche, telles sont les maladies dont vous devez me guérir ; je crains d’être incurable, car il y a bien longtemps que ma tante a essayé cette honnête guérison.

— Soit, nous ne réussirons peut-être pas, mais au moins nous tenterons ; vous le voyez donc bien… il y a une masse de faits assez graves pour motiver notre détermination qui a été prise en conseil de famille ; ce qui me met complètement à l’abri de vos menaces… car c’était là que j’en voulais revenir ; un homme de mon âge, de ma considération, n’agit jamais légèrement dans de telles circonstances ; vous comprendrez donc maintenant ce que je vous disais tout à l’heure : en un mot, n’espérez pas sortir d’ici avant votre complète guérison, et persuadez-vous bien que je suis et que je serai toujours à l’abri de vos menaces… Ceci bien établi… parlons de votre état actuel avec tout l’intérêt que vous m’inspirez.

— Je trouve, monsieur… que si je suis folle vous me parlez bien raisonnablement.

— Vous, folle !… grâce à Dieu… ma pauvre enfant… vous ne l’êtes pas encore… et j’espère bien que, par mes soins, vous ne le serez jamais… Aussi, pour vous empêcher de le devenir, il faut s’y prendre à temps… et, croyez-moi, il est plus que temps… Vous me regardez d’un air tout surpris… tout étrange… Voyons… quel intérêt puis-je avoir à vous parler ainsi ? Est-ce la haine de votre tante que je favorise ? Mais dans quel but ? Que peut-elle pour ou contre moi ? Je ne pense d’elle à cette heure ni plus ni moins de bien qu’hier. Est-ce que je vous tiens à vous-même un langage nouveau ?… Ne vous ai-je pas hier plusieurs fois parlé de l’exaltation dangereuse de votre esprit, de vos manies bizarres ? J’ai agi de ruse pour vous amener ici… Eh, sans doute ! j’ai saisi avec empressement l’occasion que vous m’offriez vous-même… c’est encore vrai, pauvre chère enfant… car jamais vous ne seriez venue ici volontairement ; un jour ou l’autre… il eût fallu trouver un prétexte pour vous y amener… et, ma foi, je vous l’avoue… je me suis dit : « Son intérêt avant tout… Fais ce que dois… advienne que pourra… »

À mesure que M. Baleinier parlait, la physionomie d’Adrienne, jusqu’alors alternativement empreinte d’indignation et de dédain, prenait une singulière expression d’angoisse et d’horreur…

En entendant cet homme s’exprimer d’une manière en apparence si naturelle et si sincère, si convaincue, et pour ainsi dire si juste et si raisonnable, elle se sentait plus épouvantée que jamais…

Une atroce trahison revêtue de telles formes l’effrayait cent fois plus que la haine franchement avouée de madame de Saint-Dizier… Elle trouvait enfin cette audacieuse hypocrisie tellement monstrueuse, qu’elle la croyait presque impossible.

Adrienne avait si peu l’art de cacher ses ressentiments, que le médecin, habile et profond physionomiste, s’aperçut de l’impression qu’il produisait.

— Allons, se dit-il, c’est un pas immense ;… au dédain et à la colère, a succédé la frayeur… Le doute n’est pas loin… je ne sortirai pas d’ici sans qu’elle m’ait dit affectueusement : « Revenez bientôt, mon bon M. Baleinier. »

Le médecin reprit donc d’une voix triste et émue qui semblait partir du profond de son cœur :

— Je le vois… vous vous défiez toujours de moi… ce que je dis n’est que mensonge, fourbe, hypocrisie, haine, n’est-ce pas ?… Vous haïr… moi… et pourquoi ? mon Dieu ! que m’avez-vous fait ? ou plutôt… vous accepterez peut-être cette raison comme plus déterminante pour un homme de ma sorte, ajouta M. Baleinier avec amertume, ou plutôt quel intérêt ai-je à vous haïr ? Comment… vous… vous qui n’êtes dans l’état fâcheux où vous vous trouvez que par suite de l’exagération des plus généreux instincts… vous qui n’avez pour ainsi dire que la maladie de vos qualités… vous pouvez froidement, résolument, accuser un honnête homme qui ne vous a donné jusqu’ici que des preuves d’affection… l’accuser du crime le plus lâche, le plus noir, le plus abominable dont un homme puisse se souiller… Oui, je dis crime… parce que l’atroce trahison dont vous m’accusez ne mériterait pas d’autre nom. Tenez, ma pauvre enfant… c’est mal… bien mal, et je vois qu’un esprit indépendant peut montrer autant d’injustice et d’intolérance que les esprits les plus étroits. Cela ne m’irrite pas… non… mais cela me fait souffrir… oui, je vous l’assure… bien souffrir.

Et le docteur passa la main sur ses yeux humides.

Il faut renoncer à rendre l’accent, le regard, la physionomie, le geste de M. Baleinier en s’exprimant ainsi.

L’avocat le plus habile et le plus exercé, le plus grand comédien du monde n’aurait pas mieux joué cette scène que le docteur… et encore non, personne ne l’eût jouée aussi bien… car M. Baleinier, emporté malgré lui par la situation, était à demi convaincu de ce qu’il disait.

En un mot il sentait toute l’horreur de sa perfidie ; mais il savait aussi qu’Adrienne ne pourrait y croire ; car il est des combinaisons si horribles que les âmes loyales et pures ne peuvent jamais les accepter comme possibles ; si malgré soi un esprit élevé plonge du regard dans l’abîme du mal, au-delà d’une certaine profondeur il est pris de vertige, et ne distingue plus rien.

Et puis enfin les hommes les plus pervers ont un jour, une heure, un moment où ce que Dieu a mis de bon au cœur de toute créature se révèle malgré eux.

Adrienne était trop intéressante, elle se trouvait dans une position trop cruelle pour que le docteur ne ressentît pas au fond du cœur quelque pitié pour cette infortunée ; l’obligation où il était depuis longtemps de paraître lui témoigner de la sympathie, la charmante confiance que la jeune fille avait en lui, étaient devenues pour cet homme de douces et chères habitudes… mais sympathie et habitudes devaient céder devant une implacable nécessité…

Ainsi le marquis d’Aigrigny idolâtrait sa mère ; mourante, elle l’appelait… et il était parti malgré ce dernier vœu d’une mère à l’agonie…

Après un tel exemple, comment M. Baleinier n’eût-il pas sacrifié Adrienne ? Les membres de l’ordre dont il faisait partie étaient à lui… mais il était à eux peut-être plus encore qu’ils n’étaient à lui, car une longue complicité dans le mal crée des liens indissolubles et terribles.

Au moment où M. Baleinier finissait de parler si chaleureusement à mademoiselle de Cardoville, la planche qui fermait extérieurement le guichet de la porte glissa doucement dans sa rainure, et deux yeux regardèrent attentivement dans la chambre.

M. Baleinier ne s’en aperçut pas.

Adrienne ne pouvait détacher son regard de celui du docteur qui semblait la fasciner ; muette, accablée, saisie d’une vague terreur, incapable de pénétrer dans les profondeurs ténébreuses de l’âme de cet homme, émue malgré elle par la sincérité moitié feinte, moitié vraie, de son accent touchant et douloureux… la jeune fille eut un moment de doute.

Pour la première fois il lui vint à l’esprit que M. Baleinier commettait une erreur affreuse… mais que peut-être il la commettait de bonne foi…

D’ailleurs, les angoisses de la nuit, les dangers de sa position, son agitation fébrile, tout concourait à jeter le trouble et l’indécision dans l’esprit de la jeune fille ; elle contemplait le médecin avec une surprise croissante ; puis faisant un violent effort sur elle-même pour ne pas céder à une faiblesse dont elle entrevoyait les conséquences effrayantes, elle s’écria :

— Non… non, monsieur… je ne veux pas… je ne puis croire… vous avez trop de savoir, trop d’expérience pour commettre une pareille erreur…

— Une erreur !… dit M. Baleinier d’un ton grave et triste, une erreur !… laissez-moi vous parler au nom de ce savoir, de cette expérience que vous m’accordez ; écoutez-moi quelques instants, ma chère enfant… et ensuite… je n’en appellerai… qu’à vous même !…

— À moi-même !… reprit la jeune fille stupéfaite, vous voulez me persuader que…

Puis s’interrompant, elle ajouta en riant d’un rire convulsif :

— Il ne manquait, en effet, à votre triomphe, que de m’amener à avouer que je suis folle… que ma place est ici… que je vous dois…

— De la reconnaissance… oui, vous m’en devez, ainsi que je vous l’ai dit au commencement de cet entretien… Écoutez-moi donc ; mes paroles seront cruelles ; car il est des blessures que l’on ne guérit qu’avec le fer et le feu. Je vous en conjure, ma chère enfant… Réfléchissez… jetez un regard impartial sur votre vie passée… Écoutez-vous penser… et vous aurez peur… Souvenez-vous de ces moments d’exaltation étrange pendant lesquels, disiez-vous, vous n’apparteniez plus à la terre… et puis surtout je vous en conjure pendant qu’il en est temps encore, à cette heure où votre esprit a conservé assez de lucidité pour comparer… comparez votre vie à celle des autres jeunes filles de votre âge. En est-il une seule qui vive comme vous vivez, qui pense comme vous pensez ? à moins de vous croire si souverainement supérieure aux autres femmes que vous puissiez faire accepter, au nom de cette supériorité, une vie et des habitudes uniques dans le monde…

— Je n’ai jamais eu ce stupide orgueil… monsieur, vous le savez bien…, dit Adrienne en regardant le docteur avec un effroi croissant.

— Alors, ma pauvre enfant, à quoi attribuer votre manière de vivre si étrange, si inexplicable ? Pourrez-vous jamais vous persuader à vous-même qu’elle est sensée ? Ah ! mon enfant, prenez garde… Vous en êtes encore à des originalités charmantes… à des excentricités poétiques… à des rêveries douces et vagues ;… mais la pente est irrésistible, fatale… Prenez garde !… prenez garde !… la partie saine, gracieuse, spirituelle de votre intelligence ayant encore le dessus… imprime encore son cachet à vos étrangetés… Mais vous ne savez pas, voyez-vous… avec quelle violence effrayante la partie insensée se développe et étouffe l’autre… à un moment donné. Alors, ce ne sont plus des bizarreries gracieuses comme les vôtres… ce sont des insanités ridicules, sordides, hideuses.

— Ah !… j’ai peur… dit la malheureuse enfant en passant ses mains tremblantes sur son front brûlant.

— Alors…, continua M. Baleinier d’une voix altérée, alors les dernières lueurs de l’intelligence s’éteignent ; alors… la folie… il faut bien prononcer ce mot épouvantable… la folie prend le dessus et tantôt éclate en transports furieux, sauvages.

— Comme la femme… de là-haut…, murmura Adrienne.

Et, le regard brûlant, fixe, elle leva lentement son doigt vers le plafond.

— Tantôt, dit le médecin, effrayé lui-même de l’effroyable conséquence de ses paroles, mais cédant à la fatalité de sa situation, tantôt la folie est stupide, brutale ; l’infortunée créature qui en est atteinte ne conserve plus rien d’humain, elle n’a plus que les instincts des animaux ;… comme eux… elle mange avec voracité, et puis comme eux elle va et vient dans la cellule où l’on est obligé de la renfermer… C’est là toute sa vie… toute…

— Comme la femme… de là-bas…

Et Adrienne, le regard de plus en plus égaré, étendit lentement son bras vers la fenêtre du bâtiment que l’on voyait par la croisée de sa chambre.

— Eh bien ! oui !… s’écria M. Baleinier, comme vous, malheureuse enfant… ces femmes étaient jeunes, belles, spirituelles ; mais, comme vous, hélas ! elles avaient en elles ce germe fatal de l’insanité, qui, n’ayant pas été détruit à temps… a grandi… grandi… et pour toujours a étouffé leur intelligence…

— Oh ! grâce !… s’écria mademoiselle de Cardoville, la tête bouleversée par la terreur, grâce !… ne me dites pas ces choses-là… Encore une fois… j’ai peur… tenez… emmenez-moi d’ici… je vous dis de m’emmener d’ici, s’écria-t-elle avec un accent déchirant, car je finirais, comme vous dites… par y devenir folle…

Puis, se débattant contre les redoutables angoisses qui venaient l’assaillir malgré elle, Adrienne reprit :

— Non ! oh ! non… ne l’espérez pas ! je ne deviendrai pas folle ; j’ai toute ma raison, moi ; est-ce que je suis aveugle pour croire ce que vous me dites là ?… Sans doute, je ne vis comme personne, je ne pense comme personne, je suis choquée de choses qui ne choquent personne ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Que je ne ressemble pas aux autres… Ai-je mauvais cœur ? suis-je envieuse, égoïste ? Mes idées sont bizarres, je l’avoue, mon Dieu, je l’avoue ; mais enfin, M. Baleinier, vous le savez bien, vous… leur but est généreux, élevé…

Et la voix d’Adrienne devint émue, suppliante ; ses larmes coulèrent abondamment.

— De ma vie je n’ai fait une action méchante ; si j’ai eu des torts, c’est à force de générosité ; parce qu’on voudrait voir tout le monde trop heureux autour de soi, on n’est pas folle pourtant… et puis, on sent bien soi-même si l’on est folle, et je sens que je ne le suis pas, moi… et encore… maintenant est-ce que je sais, moi ?… vous me dites des choses si effrayantes de ces deux femmes de cette nuit… vous devez savoir cela mieux que moi ;… mais alors, ajouta mademoiselle de Cardoville avec un accent de désespoir déchirant, il doit y avoir quelque chose à faire ; pourquoi, si vous m’aimez, avoir attendu si longtemps aussi ! vous ne pouviez pas avoir pitié de moi plus tôt ? Et ce qui est affreux… c’est que je ne sais pas seulement si je dois vous croire ;… car c’est peut-être un piège… Mais non… non… vous pleurez… c’est que c’est vrai, alors… puisque vous pleurez…, ajouta-t-elle en regardant M. Baleinier qui, en effet, malgré son cynisme et sa dureté, ne pouvait retenir ses larmes à la vue de ces tortures sans nom. Vous pleurez sur moi… c’est donc vrai… mais, mon Dieu ! alors, il y a quelque chose à faire, n’est-ce pas ?… Oh ! je ferai tout ce que vous voudrez… oh ! tout… pour ne pas être comme ces femmes… comme ces femmes de cette nuit ; et s’il était trop tard ? oh ! non… il n’est pas trop tard… n’est-ce pas, mon bon M. Baleinier ?… Oh ! maintenant, je vous demande pardon de ce que je vous ai dit quand vous êtes entré… C’est qu’alors, vous concevez… moi, je ne savais pas…

À ces paroles brèves, entrecoupées de sanglots et prononcées avec une sorte d’égarement fiévreux, succédèrent quelques minutes de silence pendant lesquelles le médecin profondément ému essuya ses larmes.

Ses forces étaient à bout.

Adrienne avait caché sa figure dans ses mains ; tout à coup elle redressa la tête ; ses traits étaient plus calmes, quoique agités par un tremblement nerveux.

— M. Baleinier, dit-elle avec une dignité touchante, je ne sais pas ce que je vous ai dit tout à l’heure ; la crainte me faisait délirer, je crois ; je viens de me recueillir. Écoutez-moi : je suis en votre pouvoir, je le sais ; rien ne peut m’en arracher… je le sais ; êtes-vous pour moi un ennemi implacable ?… êtes-vous un ami ? je l’ignore ; craignez-vous réellement, ainsi que vous l’assurez, que ce qui n’est chez moi que bizarrerie à cette heure ne devienne de la folie plus tard ? ou bien êtes-vous complice d’une machination infernale ?… vous seul savez cela… Malgré mon courage, moi, je me déclare vaincue. Quoi que ce soit qu’on veuille de moi… vous entendez ?… quoi que ce soit… j’y souscris d’avance… j’en donne ma parole, et elle est loyale, vous le savez… Vous n’aurez donc plus aucun intérêt à me retenir ici… Si, au contraire, vous croyez sincèrement ma raison en danger, et, je vous l’avoue, vous avez éveillé dans mon esprit des doutes vagues, mais effrayants… alors, dites-le-moi, je vous croirai… je suis seule, à votre merci, sans amis, sans conseil… Eh bien ! je me confie aveuglément à vous… Est-ce mon sauveur ou mon bourreau que j’implore ?… je ne sais pas… mais je lui dis… : « Voilà mon avenir… voilà ma vie… prenez… je n’ai plus la force de vous la disputer… »

Ces touchantes paroles, d’une résignation navrante, d’une confiance désespérée, portèrent le dernier coup aux indécisions de M. Baleinier.

Déjà cruellement ému de cette scène, sans réfléchir aux conséquences de ce qu’il allait faire, il voulut du moins rassurer Adrienne sur les terribles et injustes craintes qu’il avait su éveiller en elle. Les sentiments de repentir et de bienveillance qui animaient M. Baleinier se lisaient sur sa physionomie.

Ils s’y lisaient trop…

Au moment où il s’approchait de mademoiselle de Cardoville pour lui prendre la main, une petite voix tranchante et aiguë se fit entendre derrière le guichet et prononça ces seuls mots :

— M. Baleinier…

— Rodin !… murmura le docteur effrayé, il m’épiait !

— Qui vous appelle ?… demanda la jeune fille à M. Baleinier.

— Quelqu’un à qui j’ai donné rendez-vous, ce matin… pour aller dans le couvent de Sainte-Marie, qui est ici proche, dit le docteur avec accablement.

— Maintenant, qu’avez-vous à me répondre ? dit Adrienne avec une angoisse mortelle.

Après un moment de silence solennel, pendant lequel il tourna la tête vers le guichet, le docteur dit d’une voix profondément émue :

— Je suis… ce que j’ai toujours été… un ami… incapable de vous tromper.

Adrienne devint d’une pâleur mortelle.

Puis elle tendit la main à M. Baleinier, et lui dit d’une voix qu’elle tâchait de rendre calme :

— Merci… j’aurai du courage… Et ce sera-t-il bien long ?

— Un mois peut-être… la solitude… la réflexion, un régime approprié, mes soins dévoués… Rassurez-vous ;… tout ce qui sera compatible avec votre état… vous sera permis ; on aura pour vous toutes sortes d’égards… Si cette chambre vous déplaît, on vous en donnera une autre…

— Non… celle-ci ou une autre… peu importe, répondit Adrienne avec un accablement morne et profond.

— Allons ! courage !… rien n’est désespéré…

— Peut-être vous me flattez, dit Adrienne avec un sourire sinistre.

Puis elle ajouta :

— À bientôt donc… mon cher M. Baleinier ! mon seul espoir est en vous maintenant.

Et sa tête se pencha sur sa poitrine ; ses mains retombèrent sur ses genoux, et elle resta assise au bord de son lit, pâle, immobile… écrasée…

— Folle, dit-elle lorsque M. Baleinier eut disparu ; peut-être folle !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous nous sommes étendu à dessein sur cet épisode, beaucoup moins romanesque qu’on ne pourrait le penser…

Plus d’une fois des intérêts, des vengeances, des machinations perfides ont abusé de l’imprudente facilité avec laquelle on reçoit, de la main de leurs familles ou de leurs amis, des pensionnaires dans quelques maisons de santé particulières destinées aux aliénés.

Nous dirons plus tard notre pensée au sujet de la création d’une sorte d’inspection ressortissant de l’autorité ou de la magistrature civile, qui aurait pour but de surveiller périodiquement les établissements destinés à recevoir les aliénés… et d’autres établissements non moins importants, et encore plus en dehors de toute surveillance… dont nous parlerons bientôt.