Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XI/05

La bibliothèque libre.
Méline, Cans et compagnie (5-6p. 313-326).
Onzième partie : La Fabrique



V


L’attaque.


Lorsque M. Hardy eut quitté la fabrique, Rodin, qui ne s’attendait pas d’ailleurs à ce brusque départ, regagna lentement son fiacre ; mais tout à coup, il s’arrêta un moment et tressaillit d’aise et de surprise, en voyant à quelque distance le maréchal Simon et son père se diriger vers une des ailes de la maison commune, car une circonstance fortuite avait jusqu’alors retardé l’entretien du père et fils.

— Très-bien ! dit Rodin, de mieux en mieux ; maintenant, pourvu que mon homme ait déniché et décidé cette petite Rose-Pompon !

Et Rodin se hâta d’aller rejoindre son fiacre.

À cet instant, le vent, qui continuait à s’élever, apporta jusqu’à l’oreille du jésuite le bruit plus rapproché du chant de guerre des Loups.

Après avoir un instant écouté attentivement cette rumeur lointaine, le pied sur le marchepied, Rodin dit en s’asseyant dans la voiture :

— À l’heure qu’il est, le digne Josué Van Dael de Java ne se doute guère qu’en ce moment ses créances sur le baron Tripeaud sont en train de devenir excellentes.

Et le fiacre reprit le chemin de la barrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plusieurs ouvriers, au moment de se rendre à Paris, pour porter la réponse de leurs camarades à d’autres propositions relatives aux sociétés secrètes, avaient eu besoin de conférer à l’écart avec le père du maréchal Simon ; de là le retard de sa conversation avec son fils.

Le vieil ouvrier, contre-maître de la fabrique, occupait deux belles chambres situées au rez-de-chaussée, à l’extrémité de l’une des ailes de la maison commune ; un petit jardin d’une quarantaine de toises, qu’il s’amusait à cultiver, s’étendait au-dessous des fenêtres ; la porte vitrée qui conduisait à ce parterre étant restée ouverte, laissait pénétrer les rayons déjà chauds du soleil de mars dans le modeste appartement où venaient d’entrer l’ouvrier en blouse et le maréchal de France en grand uniforme.

Alors, le maréchal, prenant les mains de son père entre les siennes, lui dit d’une voix si profondément émue que le vieillard en tressaillit :

— Mon père… je suis bien malheureux.

Et une expression pénible, jusqu’alors contenue, assombrit soudain la noble physionomie du maréchal.

— Toi… malheureux ? s’écria le père Simon avec inquiétude en se rapprochant.

— Je vous dirai tout, mon père…, répondit le maréchal d’une voix altérée, car j’ai besoin des conseils de votre inflexible droiture.

— En fait d’honneur, de loyauté, tu n’as de conseils à demander à personne !

— Si, mon père… vous seul pouvez me tirer d’une incertitude qui est pour moi une torture atroce.

— Explique-toi… je t’en conjure.

— Depuis quelques jours mes filles semblent contraintes, absorbées. Pendant les premiers moments de notre réunion, elles étaient folles de joie et de bonheur… Tout à coup cela a changé ; elles s’attristent de plus en plus… Hier encore j’ai surpris une larme dans leurs yeux ; alors, tout ému, je les ai serrées contre ma poitrine, les suppliant de me dire leur chagrin… Sans me répondre, elles ont jeté leurs bras autour de mon cou, et ont couvert mon visage de pleurs.

— Cela est étrange !… mais à quoi attribuer ce changement ?

— Quelquefois, je crains de ne pas leur avoir assez caché la douleur que me cause la mort de leur mère… et ces pauvres anges se désolent peut-être de se voir insuffisantes à mon bonheur. Pourtant, chose inexplicable ! elles semblent non-seulement comprendre, mais partager ma douleur… Hier encore, Blanche me disait :

« — Combien nous serions tous plus heureux encore si notre mère était avec nous ! »

— Elles partagent ta douleur, elles ne peuvent pas te la reprocher… La cause de leur chagrin n’est pas là.

— C’est ce que je me dis, mon père ; mais quelle est-elle ? Ma raison s’épuise en vain à la chercher. Que vous dirai-je ? Quelquefois je vais jusqu’à m’imaginer qu’un méchant démon s’est glissé entre mes enfants et moi… Cette idée est stupide, absurde, je le sais ; mais, que voulez-vous ?… lorsque de saines raisons vous manquent, on finit par se livrer aux suppositions les plus insensées.

— Qui peut vouloir se mettre entre tes filles et toi ?

— Personne… je le sais.

— Allons, Pierre, dit paternellement le vieil ouvrier, attends… prends patience, surveille, épie ces pauvres jeunes sœurs avec la sollicitude que je te sais, et tu découvriras, j’en suis sûr, quelque secret sans doute bien innocent.

— Oui, dit le maréchal en regardant fixement son père, oui, mais pour pénétrer ce secret… il ne faut pas les quitter…

— Pourquoi les quitterais-tu ? dit le vieillard, surpris de l’air sombre de son fils ; n’es-tu pas maintenant pour toujours auprès d’elle… auprès de moi ?

— Qui sait ? répondit le maréchal avec un soupir.

— Que dis-tu ?…

— Sachez d’abord, mon père, tous les devoirs qui me retiennent ici ;… vous saurez ensuite ceux qui pourraient m’éloigner de vous, de mes filles et de mon autre enfant…

— Quel enfant ?

— Le fils de mon vieil ami le prince indien…

— Djalma ? que lui arrive-t-il ?

— Mon père… il m’épouvante…

— Lui ?

Tout à coup une rumeur formidable, apportée par une violente rafale de vent, retentit au loin ; ce bruit était si imposant, que le maréchal s’interrompit et dit à son père :

— Qu’est-ce que cela ?

Après avoir un instant prêté l’oreille aux sourdes clameurs qui s’affaiblirent et passèrent avec la bouffée de vent, le vieillard répondit :

— Quelques chanteurs de barrières, avinés, qui courent la campagne.

— Cela ressemblait aux cris d’une foule nombreuse, reprit le maréchal.

Lui et son père écoutèrent de nouveau, le bruit avait cessé.

— Que me disais-tu ? reprit le vieil ouvrier ; que ce jeune Indien t’épouvantait ? Et pourquoi ?

— Je vous ai dit, mon père, sa folle et malheureuse passion pour mademoiselle de Cardoville.

— Et c’est cela qui t’effraye, mon fils ? dit le vieillard en regardant son fils avec surprise ; Djalma n’a que dix-huit ans… et à cet âge, un amour chasse l’autre.

— S’il s’agit d’un amour vulgaire, oui, mon père… Mais songez donc qu’à une beauté idéale, mademoiselle de Cardoville, vous le savez, joint le caractère le plus noble, le plus généreux… et que, par une suite de circonstances fatales, oh ! bien malheureusement fatales, Djalma a pu apprécier la rare valeur de cette belle âme.

— Tu as raison, ceci est plus grave que je ne le pensais.

— Vous n’avez pas l’idée des ravages que fait cette passion chez cet enfant ardent et indomptable ; quelquefois, à son abattement douloureux succèdent des entraînements d’une férocité sauvage. Hier, je l’ai surpris à l’improviste, l’œil sanglant, les traits contractés par la rage ; cédant à un accès de folle fureur, il criblait de coups de poignard un coussin de drap rouge, en s’écriant d’une voix haletante :

« — Ah !… du sang… j’ai son sang…

« — Malheureux ! lui dis-je, quel est cet emportement insensé ?

« — Je tue l’homme, » me répondit-il d’une voix sourde et d’un air égaré. C’est ainsi qu’il désigne le rival qu’il croit avoir.

— C’est en effet quelque chose de terrible qu’une telle passion… dans un pareil cœur, dit le vieillard.

— D’autres fois, reprit le maréchal, c’est contre mademoiselle de Cardoville que sa rage éclate ; d’autres fois, enfin, contre lui-même. J’ai été obligé de faire disparaître ses armes, car un homme venu de Java avec lui, et qui lui paraît fort attaché, m’a prévenu qu’il le soupçonnait d’avoir quelque pensée de suicide.

— Malheureux enfant !…

— Eh bien ! mon père, dit le maréchal Simon avec une profonde amertume, c’est au moment où mes filles, où cet enfant adoptif réclament toute ma sollicitude… que je suis peut-être à la veille de les abandonner…

— Les abandonner ?

— Oui… pour satisfaire à un devoir plus sacré peut-être que ceux qu’imposent l’amitié, la famille, dit le maréchal avec un accent à la fois si grave, si solennel, que son père, si profondément ému, s’écria :

— Mais ce devoir, quel est-il ?

— Mon père, dit le maréchal après être resté un instant pensif, qui m’a fait ce que je suis ? Qui m’a donné le titre de duc, le bâton de maréchal ?

— Napoléon…

— Pour vous, républicain austère, je le sais, il a perdu tout son prestige, lorsque de premier citoyen d’une république il s’est fait empereur.

— J’ai maudit sa faiblesse, dit tristement le père Simon ; le demi-dieu se faisait homme.

— Mais pour moi, mon père, pour moi, soldat, qui me suis toujours battu à ses côtés, sous ses yeux, pour moi qu’il a élevé des derniers rangs de l’armée jusqu’au premier, pour moi qu’il a comblé de bienfaits, d’affection, il a été plus qu’un héros… il a été un ami, et il y avait autant de reconnaissance que d’admiration dans mon idolâtrie pour lui. Exilé… j’ai voulu partager son exil ; on m’a refusé cette grâce ; alors j’ai conspiré, alors j’ai tiré l’épée contre ceux qui avaient dépouillé son fils de la couronne que la France lui avait donnée.

— Et, dans ta position, tu as bien agi… Pierre ;… sans partager ton admiration, j’ai compris ta reconnaissance… projets d’exil, conspiration, j’ai tout approuvé… tu le sais.

— Eh bien ! cet enfant déshérité, au nom duquel j’ai conspiré il y a dix-sept ans, est maintenant capable de tenir l’épée… de son père…

— Napoléon II ! s’écria le vieillard en regardant son fils avec une surprise et une anxiété extrêmes ; le roi de Rome !

— Roi ? non, il n’est plus roi… Napoléon ? non, il ne s’appelle plus Napoléon ; ils lui ont donné je ne sais quel nom autrichien ;… car l’autre nom leur faisait peur… Tout leur fait peur… Aussi… savez-vous ce qu’ils en font du fils de l’empereur ?… reprit le maréchal avec une exaltation douloureuse ; ils le torturent… ils le tuent lentement…

— Qui t’a dit ?…

— Oh ! quelqu’un qui le sait… et qui a dit vrai, trop vrai… Oui, le fils de l’empereur lutte de toutes ses forces contre une mort précoce ; les yeux tournés vers la France… il attend… il attend… et personne ne vient ;… personne… non… Parmi tous ces hommes que son père a faits aussi grands qu’ils étaient petits… pas un, non, pas un ne songe à cet enfant sacré qu’on étouffe et qui… meurt…

— Et toi… tu y songes…

— Oui ; mais pour y songer il a fallu que je sache… oh ! à n’en point douter, car ce n’est pas à la même source que j’ai pris tous mes renseignements, il a fallu que je sache que le sort cruel de cet enfant… à qui j’ai aussi prêté serment, moi ; car un jour, je vous l’ai dit, l’empereur, fier et tendre père, me le montrant dans son berceau, m’a dit :

« — Mon vieil ami, tu seras au fils comme tu as été au père ; car, qui nous aime… aime notre France… »

— Oui… je le sais… bien des fois tu m’as rappelé ces paroles, et comme toi… j’ai été ému…

— Eh bien ! mon père, si, instruit de ce que souffre le fils de l’empereur, j’avais vu… et vu avec certitude, les preuves les plus évidentes que l’on ne m’abusait pas, si j’avais vu une lettre d’un haut personnage de la cour de Vienne qui offrait à un homme fidèle au culte de l’empereur les moyens d’entrer en relation avec le roi de Rome… et peut-être de l’enlever à ses bourreaux…

— Et ensuite, dit l’artisan en regardant fixement son fils, une fois Napoléon II libre ?

— Ensuite !… s’écria le maréchal.

Puis il dit au vieillard d’une voix contenue :

— Voyons, mon père, croyez-vous la France insensible aux humiliations qu’elle endure ?… Croyez-vous le souvenir de l’empereur éteint ?… Non, non, c’est surtout dans ces jours d’abaissement pour le pays que son nom sacré est invoqué tout bas… Que serait-ce donc, si ce nom glorieux apparaissait à la frontière, revivant dans son fils ? Croyez-vous que le cœur de la France entière ne battrait pas pour lui ?

— C’est une conspiration… contre le gouvernement actuel… avec Napoléon II pour drapeau, reprit l’ouvrier ; c’est grave.

— Mon père, je vous ai dit que j’étais bien malheureux ; eh bien ! jugez-en…, s’écria le maréchal. Non-seulement je me demande si je dois abandonner mes enfants et vous pour me jeter dans les hasards d’une entreprise aussi audacieuse ;… mais je me demande… si je ne suis pas engagé envers le gouvernement actuel, qui, en reconnaissant mon titre et mon grade, ne m’a pas accordé de faveur… mais enfin m’a rendu justice… Que dois-je faire ? Abandonner tout ce que j’aime, ou rester insensible aux tortures du fils de l’empereur… de l’empereur à qui je dois tout… à qui j’ai juré personnellement fidélité, et pour lui et pour son enfant ? Dois-je perdre cette unique occasion de le sauver peut-être ? ou bien dois-je conspirer pour lui ?… Dites-moi si je m’exagère ce que je dois à la mémoire de l’empereur… Dites, mon père, décidez ; pendant une nuit d’insomnie, j’ai tâché de démêler au milieu de ce chaos la ligne prescrite par l’honneur… Je n’ai fait que marcher d’indécisions en indécisions… Vous seul, mon père, je le répète, vous seul… vous pouvez me guider.

Après être resté quelques moments pensif, le vieillard allait répondre à son fils lorsque quelqu’un, après avoir traversé le petit jardin en courant, ouvrit la porte du rez-de-chaussée et entra éperdu dans la chambre où se tenaient le maréchal Simon et son père.

C’était Olivier, le jeune ouvrier qui avait pu s’échapper du cabaret du village où s’étaient rassemblés les Loups.

— M. Simon… M. Simon…, cria-t-il pâle et haletant, les voilà… ils arrivent… ils vont attaquer la fabrique.

— Qui cela ?… s’écria le vieillard en se levant brusquement.

— Les Loups, quelques compagnons carriers et tailleurs de pierre, auxquels se sont joints sur la route une foule de gens des environs et des rôdeurs de barrières. Tenez, les entendez-vous ?… ils crient : Mort aux Dévorants !

En effet, les clameurs approchaient de plus en plus distinctes.

— C’était le bruit que j’avais entendu tout à l’heure, dit le maréchal en se levant à son tour.

— Ils sont plus de deux cents, M. Simon, dit Olivier ; ils sont armés de pierres, de bâtons, et, par malheur, la plupart des ouvriers de la fabrique sont à Paris. Nous ne sommes que quarante ici en tout ; les femmes et les enfants se sauvent déjà dans les chambres en poussant des cris d’effroi. Les entendez-vous ?…

En effet, le plafond retentissait sous des piétinements précipités.

— Est-ce que cette attaque serait sérieuse ? dit le maréchal à son père, qui paraissait de plus en plus inquiet.

— Très-sérieuse, dit le vieillard ; il n’y a rien de plus terrible que les rixes de compagnonnage, et, de plus, on met depuis quelque temps tout en œuvre pour irriter les gens des environs contre la fabrique.

— Si vous êtes si inférieurs en nombre, dit le maréchal, il faut d’abord bien barricader toutes les portes… et ensuite…

Il ne put achever.

Une explosion de cris forcenés fit trembler les vitres de la chambre, et éclata si proche et avec tant de force, que le maréchal, son père et le jeune ouvrier sortirent aussitôt dans le petit jardin, borné d’un côté par un mur assez élevé qui donnait sur les champs.

Soudain, et alors que les cris redoublaient de violence, une grêle de pierres et de cailloux énormes, destinés à casser les vitres des fenêtres de la maison, défoncèrent quelques croisées du premier étage, ricochèrent sur le mur et tombèrent dans le jardin, autour du maréchal et de son père.

Fatalité ! le vieillard, atteint à la tête par une grosse pierre, chancela… se pencha en avant et s’affaissa, tout sanglant, entre les bras du maréchal Simon, au moment où retentissaient au dehors, avec une furie croissante, les cris sauvages de bataille et mort aux Dévorants  !