Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XI/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie, 1844 (6, pp. 225-355)


ONZIÈME PARTIE.

LA FABRIQUE.






I


Le rendez-vous des Loups.


C’était un dimanche matin ; le jour même où mademoiselle de Cardoville avait reçu la lettre de Rodin, lettre relative à la disparition de la Mayeux.

Deux hommes causaient attablés dans l’un des cabarets du petit village de Villiers, situé à peu de distance de la fabrique de M. Hardy.

Ce village était généralement habité par des ouvriers carriers et par des tailleurs de pierres, employés à l’exploitation des carrières environnantes. Rien de plus rude, de plus pénible et de moins rétribué que les travaux de ces artisans ; aussi, Agricol l’avait dit à la Mayeux, établissaient-ils une comparaison pénible pour eux entre leur sort, toujours misérable, et le bien-être, l’aisance presque incroyables dont jouissaient les ouvriers de M. Hardy, grâce à sa généreuse et intelligente direction, ainsi qu’aux principes d’association et de communauté qu’il avait mis en pratique parmi eux.

Le malheur et l’ignorance causent toujours de grands maux. Le malheur s’aigrit facilement et l’ignorance cède parfois aux conseils perfides ; pendant longtemps le bonheur des ouvriers de M. Hardy avait été naturellement envié, mais non jalousé avec haine. Dès que les ténébreux ennemis du fabricant, ralliés à M. Tripeaud, son concurrent, eurent intérêt à ce que ce paisible état de choses changeât… il changea.

Avec une adresse et une persistance diaboliques, on parvint à allumer les plus basses passions ; on s’adressa, par des émissaires choisis, à quelques ouvriers carriers ou tailleurs de pierres du voisinage, dont l’inconduite avait aggravé la misère. Notoirement connus pour leur turbulence, audacieux et énergiques, ces hommes pouvaient exercer une dangereuse influence sur la majorité de leurs compagnons paisibles, laborieux, honnêtes, mais faciles à intimider par la violence. À ces turbulents meneurs, déjà aigris par l’infortune, on exagéra encore le bonheur des ouvriers de M. Hardy, et l’on parvint ainsi à exciter en eux une jalousie haineuse. On alla plus loin : les prédications incendiaires d’un abbé, membre de la congrégation, venu exprès de Paris pour prêcher pendant le carême contre M. Hardy, agirent puissamment sur les femmes de ces ouvriers, qui, pendant que leurs maris hantaient le cabaret, se pressaient au sermon. Profitant de la peur croissante que l’approche du choléra inspirait alors, on frappa de terreur ces imaginations faibles et crédules en leur montrant la fabrique de M. Hardy comme un foyer de corruption, de damnation, capable d’attirer la vengeance du ciel et par conséquent le fléau vengeur, sur le canton. Les hommes, déjà profondément irrités par l’envie, furent encore incessamment excités par leurs femmes qui, exaltées par le prêche de l’abbé, maudissaient ce ramassis d’athées qui pouvaient attirer tant de malheurs sur le pays.

Quelques mauvais sujets appartenant aux ateliers du baron Tripeaud, et soudoyés par lui (nous avons dit quel intérêt cet honorable industriel avait à la ruine de M. Hardy) vinrent augmenter l’irritation générale et combler la mesure en soulevant une de ces questions de compagnonnage qui, de nos jours, font malheureusement encore couler quelquefois tant de sang.

Un assez grand nombre d’ouvriers de M. Hardy, avant d’entrer chez lui, étaient membres d’une société de compagnonnage dite des Dévorants, tandis que les tailleurs de pierres et carriers des environs appartenaient à la société dite des Loups ; or, de tout temps, des rivalités souvent implacables ont existé entre les Loups et les Dévorants, et amené des luttes meurtrières, d’autant plus à déplorer, que, sous beaucoup de points, l’institution du compagnonnage est excellente, en cela qu’elle est basée sur le principe si fécond, si puissant de l’association ; malheureusement, au lieu d’embrasser tous les corps d’état dans une seule communion fraternelle, le compagnonnage se fractionne en sociétés collectives et distinctes dont les rivalités soulèvent parfois de sanglantes collisions[1].

Depuis huit jours, les Loups, surexcités par tant d’obsessions diverses, brûlaient donc de trouver une occasion et un prétexte pour en venir aux mains avec les Dévorants ; mais ceux-ci, ne fréquentant pas les cabarets, et ne sortant presque jamais de la fabrique pendant la semaine, avaient rendu jusqu’alors cette rencontre impossible, et les Loups s’étaient vus forcés d’attendre le dimanche avec une farouche impatience.

Du reste, un grand nombre de carriers et de tailleurs de pierres, gens paisibles et bons travailleurs, ayant refusé, quoique Loups eux-mêmes, de s’associer à cette manifestation hostile contre les Dévorants de la fabrique de M. Hardy… les meneurs avaient été obligés de se recruter de plusieurs vagabonds et fainéants des barrières, que l’appât du tumulte et du désordre avait facilement enrôlés sous le drapeau des Loups guerroyeurs.

Telle était donc la sourde fermentation qui agitait le petit village de Villiers, pendant que les deux hommes dont nous avons parlé étaient attablés dans un cabaret.

Ces hommes avaient demandé un cabinet pour être seuls.

L’un d’eux était jeune encore et assez bien vêtu ; mais son débraillé, sa cravate lâche à demi nouée, sa chemise tachée de vin, sa chevelure en désordre, ses traits fatigués, son teint marbré, ses yeux rougis, annonçaient qu’une nuit d’orgie avait précédé cette matinée, tandis que son geste brusque et lourd, sa voix éraillée, son regard parfois éclatant ou stupide, prouvaient qu’aux dernières fumées de l’ivresse de la veille se joignaient déjà les premières atteintes d’une ivresse nouvelle.

Le compagnon de cet homme lui dit en choquant son verre contre le sien :

— À votre santé, mon garçon !

— À la vôtre ! répondit le jeune homme, quoique vous me fassiez l’effet d’être le diable…

— Moi !… le diable ?

— Oui.

— Et pourquoi ?

— D’où me connaissez-vous ?

— Vous repentez-vous de m’avoir connu ?

— Qui vous a dit que j’étais prisonnier à Sainte-Pélagie ?

— Vous ai-je tiré de prison ?

— Pourquoi m’en avez-vous tiré ?

— Parce que j’ai bon cœur.

— Vous m’aimez peut-être… comme le boucher aime le bœuf qu’il mène à l’abattoir.

— Vous êtes fou.

— On ne paye pas dix mille francs pour quelqu’un sans motif.

— J’ai un motif.

— Lequel ? Que voulez-vous faire de moi ?

— Un joyeux compagnon qui dépense rondement de l’argent sans rien faire, et qui passe toutes les nuits comme la dernière… bon vin, bonne chère, jolies filles et gaies chansons… Est-ce un si mauvais métier ?

Après être resté un moment sans répondre, le jeune homme reprit d’un air sombre :

— Pourquoi la veille de ma sortie de prison avez-vous mis pour condition à ma liberté que j’écrirais à ma maîtresse que je ne voulais plus jamais la voir ? Pourquoi avez-vous exigé que je vous donne cette lettre ?…

— Un soupir !… vous y pensez encore ?

— Toujours…

— Vous avez tort… votre maîtresse est loin de Paris à cette heure… je l’ai vue monter en diligence avant de revenir vous tirer de Sainte-Pélagie.

— Oui… j’étouffais dans cette prison, j’aurais, pour sortir, donné mon âme au diable ; vous vous en serez douté et vous êtes venu… Seulement au lieu de mon âme vous m’avez pris Céphise… pauvre reine Bacchanal ! Et pourquoi ? Mille tonnerres ! me le direz-vous enfin ?

— Un homme qui a une maîtresse qui le tient au cœur comme vous tenait la vôtre, n’est plus un homme ;… dans l’occasion il manque d’énergie.

— Dans quelle occasion ?

— Buvons…

— Vous me faites boire trop d’eau-de-vie.

— Bah !… tenez ! voyez, moi.

— C’est ça qui m’effraye… et me paraît diabolique… Une bouteille d’eau-de-vie ne vous fait pas sourciller. Vous avez donc une poitrine de fer et une tête de marbre ?

— J’ai longtemps voyagé en Russie, là on boit pour se réchauffer…

— Ici pour s’échauffer… Allons… buvons… mais du vin.

— Allons donc ! le vin est bon pour les enfants, l’eau-de-vie pour les hommes comme nous…

— Va pour l’eau-de-vie… ça brûle… mais la tête flambe… et l’on voit alors toutes les flammes de l’enfer !

— C’est ainsi que je vous aime, mordieu !

— Tout à l’heure… en me disant que j’étais trop épris de ma maîtresse, et que dans l’occasion j’aurais manqué d’énergie, de quelle occasion vouliez-vous parler ?

— Buvons…

— Un instant… Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas plus bête qu’un autre. À vos demi-mots, j’ai deviné une chose.

— Voyons.

— Vous savez que j’ai été ouvrier, que je connais beaucoup de camarades, que je suis bon garçon, qu’on m’aime assez, et vous voulez vous servir de moi comme d’un appeau pour en amorcer d’autres.

— Ensuite ?

— Vous devez être quelque courtier d’émeute… quelque commissionnaire en révolte.

— Après ?

— Et vous voyagez pour une société anonyme qui travaille dans les coups de fusil.

— Est-ce que vous êtes poltron ?

— Moi ?… j’ai brûlé de la poudre en juillet… et ferme !

— Vous en brûleriez bien encore ?

— Autant vaut ce feu d’artifice-là qu’un autre… Par exemple, c’est plus pour l’agréable que pour l’utile… les révolutions ; car tout ce que j’ai retiré des barricades des trois jours, ç’a été de brûler ma culotte et de perdre ma veste… Voilà ce que le peuple a gagné dans ma personne. Ah ça ! voyons, en avant, marchons ! de quoi retourne-t-il ?

— Vous connaissez plusieurs des ouvriers de M. Hardy ?

— Ah ! c’est pour ça que vous m’avez amené ici ?

— Oui… vous allez vous trouver avec plusieurs ouvriers de sa fabrique.

— Des camarades de chez M. Hardy qui mordent à l’émeute ? ils sont trop heureux pour ça… Vous vous trompez.

— Vous les verrez tout à l’heure.

— Eux, si heureux !… Qu’est-ce qu’ils ont à réclamer ?

— Et leurs frères ? et ceux qui, n’ayant pas un bon maître, meurent de faim et de misère, et les appellent pour se joindre à eux ? Est-ce que vous croyez qu’ils resteront sourds à leur appel ? M. Hardy, c’est l’exception. Que le peuple donne un bon coup de collier, l’exception devient la règle, et tout le monde est content.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites là ; seulement il faudra que le coup de collier soit drôle, pour qu’il rende jamais bon et honnête mon gredin de bourgeois, le baron Tripeaud, qui m’a fait ce que je suis… un bambocheur fini…

— Les ouvriers de M. Hardy vont venir ; vous êtes leur camarade, vous n’avez aucun intérêt à les tromper ; ils vous croiront… Joignez-vous à moi… pour les décider…

— À quoi ?

— À quitter cette fabrique où ils s’amollissent, où ils s’énervent dans l’égoïsme sans songer à leurs frères…

— Mais s’ils quittent la fabrique, comment vivront-ils ?

— On y pourvoira… jusqu’au grand jour…

— Et jusque-là, que faire ?

— Ce que vous avez fait cette nuit. Boire, rire et chanter, et après, pour tout travail, s’habituer dans la chambre au maniement des armes.

— Et qui fait venir ces ouvriers ici ?

— Quelqu’un leur a déjà parlé ; on leur a fait parvenir des imprimés où on leur reprochait leur indifférence pour leurs frères… Voyons, m’appuierez-vous ?

— Je vous appuierai… d’autant plus que je commence à me… soutenir difficilement moi-même… Je ne tenais, au monde, qu’à Céphise ; je sens que je suis sur une mauvaise pente… vous me poussez encore… Roule ta bosse !… aller au diable d’une façon ou d’une autre, ça m’est égal… Buvons…

— Buvons à l’orgie de la nuit prochaine ;… la dernière n’était qu’une orgie de novice.

— En quoi êtes-vous donc fait, vous ? Je vous regardais ; pas un instant je ne vous ai vu rougir ou sourire… ou vous émouvoir ;… vous étiez là, planté comme un homme de fer.

— Je n’ai plus quinze ans ; il faut autre chose pour me faire rire ;… mais, cette nuit… je rirai.

— Je ne sais pas si c’est l’eau-de-vie ;… mais que le diable me berce si vous ne me faites pas peur en disant que vous rirez cette nuit !

En ce disant, le jeune homme se leva en trébuchant ; il commençait à être ivre de nouveau.

On frappa à la porte.

— Entrez.

L’hôte du cabaret parut.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il y a en bas un jeune homme ; il s’appelle Olivier ; il demande M. Morok.

— C’est moi ; faites monter.

L’hôte sortit.

— C’est un de nos hommes ; mais il est seul, dit Morok, dont la rude figure exprima le désappointement. Seul… cela m’étonne… j’en attendais plusieurs ;… le connaissez-vous ?

— Olivier ?… oui… un blond… il me semble…

— Nous le verrons bien… le voici.

En effet, un jeune homme d’une figure ouverte, hardie et intelligente, entra dans le cabinet.

— Tiens… Couche-tout-Nu ? s’écria-t-il à la vue du convive de Morok.

— Moi-même. Il y a des siècles qu’on ne t’a vu, Olivier.

— C’est tout simple… mon garçon, nous ne travaillons pas au même endroit.

— Mais vous êtes seul ? reprit Morok.

Et montrant Couche-tout-Nu, il ajouta :

— On peut parler devant lui… il est des nôtres. Mais comment êtes-vous seul ?

— Je viens seul, mais je viens au nom de mes camarades.

— Ah ! fit Morok avec un soupir de satisfaction, ils consentent.

— Ils refusent… et moi aussi.

— Comment, mordieu ! ils refusent ?… Ils n’ont donc pas plus de tête que des femmes ? s’écria Morok les dents serrées de rage.

— Écoutez-moi, reprit froidement Olivier. Nous avons reçu vos lettres, vu votre agent ; nous avons eu la preuve qu’il était en effet affilié à des sociétés secrètes où nous connaissons plusieurs personnes.

— Eh bien !… pourquoi hésitez-vous ?…

— D’abord, rien ne nous prouve que ces sociétés soient prêtes pour un mouvement.

— Je vous le dis, moi…

— Il le… dit… lui, dit Couche-tout-Nu en balbutiant. Et je… l’affirme… En avant, marchons !

— Cela ne suffit pas, reprit Olivier, et d’ailleurs nous avons réfléchi… Pendant huit jours, l’atelier a été divisé ; hier encore la discussion a été vive, pénible ; mais ce matin le père Simon nous a fait venir ; on s’est expliqué devant lui ; il nous a convaincus ;… nous attendrons ;… si le mouvement éclate… nous verrons…

— C’est votre dernier mot ?

— C’est notre dernier mot.

— Silence ! s’écria tout à coup Couche-tout-Nu en prêtant l’oreille et en se balançant sur ses jambes avinées ; on dirait au loin les cris d’une foule…

En effet, on entendit d’abord sourdre, puis croître de moment en moment une rumeur éloignée, qui peu à peu devint formidable.

— Qu’est-ce que cela ? dit Olivier surpris.

— Maintenant, reprit Morok en souriant d’un air sinistre, je me rappelle que l’hôte m’a dit en entrant qu’il y avait une grande fermentation dans le village contre la fabrique. Si vous et vos camarades vous vous étiez séparés des autres ouvriers de M. Hardy, comme je le croyais, ces gens, qui commencent à hurler, auraient été pour vous… au lieu d’être contre vous !…

— Ce rendez-vous était donc un guet-apens ménagé pour armer les ouvriers de M. Hardy les uns contre les autres ? s’écria Olivier ; vous espériez donc que nous aurions fait cause commune avec les gens que l’on excite contre la fabrique, et que…

Le jeune homme ne put continuer.

Une terrible explosion de cris, de hurlements, de sifflets, ébranla le cabaret.

Au même instant la porte s’ouvrit brusquement, et le cabaretier, pâle, tremblant, se précipita dans le cabinet en s’écriant :

— Messieurs !… est-ce qu’il y a quelqu’un parmi vous qui appartienne à la fabrique de M. Hardy ?

— Moi…, dit Olivier.

— Alors vous êtes perdu !… voilà les Loups qui arrivent en masse, ils crient qu’il y a ici des Dévorants de chez M. Hardy, et ils demandent bataille… à moins que les Dévorants ne renient la fabrique et qu’ils ne se mettent de leur bord.

— Plus de doute, c’était un piége !… s’écria Olivier en regardant Morok et Couche-tout-Nu d’un air menaçant, on comptait nous compromettre si mes camarades étaient venus !

— Un piége… moi ?… Olivier, dit Couche-tout-Nu en balbutiant, jamais !

— Bataille aux Dévorants ou qu’ils viennent avec les Loups ! cria tout d’une voix la foule irritée, qui paraissait envahir la maison.

— Venez…, s’écria le cabaretier.

Et sans donner à Olivier le temps de lui répondre, il le saisit par le bras, et ouvrant une fenêtre qui donnait sur le toit d’un appentis peu élevé, il lui dit :

— Sauvez-vous par cette fenêtre, laissez-vous glisser, et gagnez les champs ; il est temps…

Et comme le jeune ouvrier hésitait, le cabaretier ajouta avec effroi :

— Seul contre deux cents, que voulez-vous faire ? Une minute de plus et vous êtes perdu… Les entendez-vous ? Ils sont entrés dans la cour, ils montent.

En effet, à ce moment les huées, les sifflets, les cris, redoublèrent de violence ; l’escalier de bois qui conduisait au premier étage s’ébranla sous les pas précipités de plusieurs personnes, et ce cri arriva perçant et proche :

— Bataille aux Dévorants !

— Sauve-toi, Olivier, s’écria Couche-tout-Nu presque dégrisé par le danger.

À peine avait-il prononcé ces mots, que la porte de la grande salle qui précédait ce cabinet s’ouvrit avec un fracas épouvantable.

— Les voilà…, le cabaretier en joignant les mains avec effroi.

Puis courant à Olivier, il le poussa pour ainsi dire par la fenêtre, car, une jambe sur l’appui, l’ouvrier hésitait encore.

La croisée refermée, le tavernier revint auprès de Morok à l’instant où celui-ci quittait le cabinet pour la grande salle où les chefs des Loups venaient de faire irruption, pendant que leurs compagnons vociféraient dans la cour et dans l’escalier.

Huit ou dix de ces insensés, que l’on poussait à leur insu à ces scènes de désordre, s’étaient les premiers précipités dans la salle les traits animés par le vin et par la colère ; la plupart étaient armés de longs bâtons.

Un carrier d’une taille et d’une force herculéennes, coiffé d’un mauvais mouchoir rouge dont les lambeaux flottaient sur ses épaules, misérablement vêtu d’une peau de bique à moitié usée, brandissait une lourde pince de fer, et paraissait diriger le mouvement ; les yeux injectés de sang, la physionomie menaçante et féroce, il s’avança vers le cabinet, faisant mine de vouloir repousser Morok, et s’écriant d’une voix tonnante :

— Où sont les Dévorants ?… les Loups en veulent manger !

Le cabaretier hâta d’ouvrir la porte du cabinet en disant :

— Il n’y a personne, mes amis… il n’y a personne ;… voyez vous-mêmes.

— C’est vrai, dit le carrier surpris, après avoir jeté un coup d’œil dans le cabinet, où sont-ils donc ? on nous avait dit qu’il y en avait ici une quinzaine. Ou ils auraient marché avec nous sur la fabrique, ou il y aurait eu bataille et les Loups auraient mordu !

— S’ils ne sont pas venus…, dit un autre, ils viendront ; il faut les attendre.

— Oui… oui, attendons-les.

— On se verra de près !

— Puisque les Loups veulent voir des Dévorants, dit Morok, pourquoi ne vont-ils pas hurler autour de la fabrique de ces mécréants, de ces athées ?… Aux premiers hurlements des Loups… ils sortiraient et il y aurait bataille…

— Il y aurait… bataille, répéta machinalement Couche-tout-Nu.

— À moins que les Loups n’aient peur des Dévorants ! ajouta Morok.

— Puisque tu parles de peur… toi ! tu vas marcher avec nous… et tu nous verras aux prises ! s’écria le formidable carrier d’une voix tonnante en s’avançant vers Morok.

Et nombre de voix se joignirent à la voix du carrier.

— Les Loups avoir peur des Dévorants !

— Ce serait la première fois.

— La bataille… la bataille ! et que ça finisse…

— Ça nous assomme à la fin… Pourquoi tant de misère pour nous et tant de bonheur pour eux ?

— Ils ont dit que les carriers étaient des bêtes brutes, bonnes à monter dans les roues de carrière comme des chiens de tournebroche, dit un émissaire du baron Tripeaud.

— Et qu’eux autres Dévorants se feraient des casquettes avec la peau des Loups…, ajouta un autre.

— Ni eux ni leurs familles ne vont jamais à la messe. C’est des païens… des vrais chiens ! cria un émissaire de l’abbé prêcheur.

— Eux, à la bonne heure… faut bien qu’ils fassent le dimanche à leur manière ! mais leurs femmes, ne pas aller à la messe !… ça crie vengeance…

— Aussi le curé a dit que cette fabrique-là, à cause de ses abominations, serait capable d’attirer le choléra sur le pays…

— C’est vrai… il l’a dit au prêche.

— Nos femmes l’ont entendu !…

— Oui, oui, à bas les Dévorants ! qui veulent attirer le choléra sur le pays !

— Bataille !… bataille !… cria-t-on en chœur.

— À la fabrique ! donc, mes braves Loups !… cria Morok d’une voix de stentor, à la fabrique !…

— Oui ! à la fabrique ! à la fabrique ! répéta la foule avec des trépignements furieux, car peu à peu tous ceux qui avaient pu monter et tenir dans la grande salle ou sur l’escalier s’y étaient entassés.

Ces cris furieux rappelant un instant Couche-tout-Nu à lui-même, il dit tout bas à Morok :

— Mais c’est donc un carnage que vous voulez ? Je n’en suis plus…

— Nous aurons le temps de prévenir à la fabrique… Nous les quitterons en route, lui dit Morok.

Puis il cria tout haut en s’adressant à l’hôte, effrayé de ce désordre :

— De l’eau-de-vie ! que l’on puisse boire à la santé des braves Loups. C’est moi qui régale !

Et il jeta de l’argent au cabaretier, qui disparut et revint bientôt avec plusieurs bouteilles d’eau-de-vie et quelques verres.

— Allons donc ! des verres ? s’écria Morok ; est-ce que des camarades comme nous boivent dans des verres ?…

Et faisant sauter le bouchon d’une bouteille, il porta le goulot à ses lèvres et la passa au gigantesque carrier après avoir bu.

— À la bonne heure, dit le carrier, à la régalade ! capon qui s’en dédit ! ça va aiguiser les dents des Loups !

— À vous autres, camarades ! dit Morok en distribuant les bouteilles.

— Il y aura du sang à la fin de tout ça, murmura Couche-tout-Nu, qui, malgré son état d’ivresse, comprenait tout le danger de ces funestes excitations.

En effet, bientôt le nombreux rassemblement quitta la cour du cabaret pour courir en masse à la fabrique de M. Hardy.

Ceux des ouvriers et habitants du village qui n’avaient pas voulu prendre part à ce mouvement d’hostilité (et ils étaient en majorité) ne parurent pas au moment où la troupe menaçante traversa la rue principale ; mais un assez grand nombre de femmes, fanatisées par les prédications de l’abbé, encouragèrent par leurs cris la troupe militante.

À sa tête s’avançait le gigantesque carrier, brandissant sa formidable pince de fer, puis derrière lui, pêle-mêle, armés les uns de bâtons, les autres de pierres, suivait le gros de la troupe. Les têtes, encore exaltées par de récentes libations d’eau-de-vie, étaient arrivées à un état d’effervescence effrayant. Les physionomies étaient farouches, enflammés, terribles. Ce déchaînement des plus mauvaises passions faisait pressentir de déplorables conséquences.

Se tenant pas le bras et marchant quatre ou cinq de front, les Loups s’excitaient encore par leurs chants de guerre répétés avec une excitation croissante et dont voici le dernier couplet :


 
Élançons-nous pleins d’assurance,
Exerçons nos bras vigoureux ;
Ils ont lassé notre prudence,
Eh bien ! nous voici devant eux ! (Bis.)

Enfants d’un roi brillant de gloire[2],
C’est aujourd’hui que sans pâlir
Il faut savoir vaincre ou mourir ;
La mort, la mort ou la victoire !
Du grand roi Salomon intrépides enfants,
Faisons, faisons un noble effort,
Nous serons triomphants !

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Morok et Couche-tout-Nu avaient disparu pendant que la troupe en tumulte sortait du cabaret pour se rendre à la fabrique.





II


La maison commune.


Pendant que les Loups, ainsi qu’on vient de le voir, se préparaient à une sauvage agression contre les Dévorants, la fabrique de M. Hardy avait, cette matinée-là, un air de fête parfaitement d’accord avec la sérénité du ciel ; car le vent était au nord et le froid assez piquant pour une belle journée de mars.

Neuf heures du matin venaient de sonner à l’horloge de la maison commune des ouvriers, séparée des ateliers par une large route plantée d’arbres.

Le soleil levant inondait de ses rayons cette imposante masse de bâtiments situés à une lieue de Paris, dans une position aussi riante que salubre, d’où l’on apercevait les coteaux boisés et pittoresques qui, de ce côté, dominent la grande ville.

Rien n’était d’un aspect plus simple et plus gai que la maison commune des ouvriers. Son toit de chalet en tuiles rouges s’avançait au-delà des murailles blanches coupées çà et là par de larges assises de briques, qui contrastaient agréablement avec la couleur verte des persiennes du premier et du second étage.

Ces bâtiments, exposés au midi et au levant, étaient entourés d’un vaste jardin de dix arpents, ici planté d’arbres en quinconce, là distribué en potager et en verger.

Avant de continuer cette description, qui peut-être semblera quelque peu féerique, établissons d’abord que les merveilles dont nous allons esquisser le tableau ne doivent pas être considérées comme des utopies, comme des rêves ; rien, au contraire, n’était plus positif, et même, hâtons-nous de le dire et surtout de le prouver (de ce temps-ci une telle affirmation donnera singulièrement de poids et d’intérêt à la chose), ces merveilles étaient le résultat d’une excellente spéculation, et au résumé représentaient un placement aussi lucratif qu’assuré.

Entreprendre une chose belle, utile et grande, douer un nombre considérable de créatures humaines d’un bien-être idéal, si on le compare au sort affreux, presque homicide, auquel ils sont presque toujours condamnés ; les instruire, les relever à leurs propres yeux ; leur faire préférer aux grossiers plaisirs du cabaret, ou plutôt à ces étourdissements funestes que ces malheureux y cherchent fatalement pour échapper à la conscience de leur déplorable destinée, leur faire préférer à cela les plaisirs de l’intelligence, le délassement des arts ; moraliser, en un mot, l’homme par le bonheur ; enfin, grâce à une généreuse initiative, à un exemple d’une pratique facile, prendre place parmi les bienfaiteurs de l’humanité, et faire en même temps, pour ainsi dire, forcément une excellente affaire… ceci paraît fabuleux. Tel était cependant le secret des merveilles dont nous parlons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entrons dans l’intérieur de la fabrique.

Agricol, ignorant la cruelle disparition de la Mayeux, se livrait aux plus heureuses pensées en songeant à Angèle, et achevait sa toilette avec une certaine coquetterie, afin d’aller trouver sa fiancée.

Disons deux mots du logement que le forgeron occupait dans la maison commune, à raison du prix incroyablement minime de soixante et quinze francs par an, comme les autres célibataires.

Ce logement, situé au deuxième étage, se composait d’une belle chambre et d’un cabinet exposés en plein midi et donnant sur le jardin ; le plancher, de sapin, était d’une blancheur parfaite ; le lit de fer garni d’une paillasse de feuilles de maïs, d’un excellent matelas et de moelleuses couvertures ; un bec de gaz et la bouche d’un calorifère donnaient, selon le besoin, de la lumière et une douce chaleur dans cette pièce, tapissée d’un joli papier perse et ornée de rideaux pareils ; une commode, une table en noyer, quelques chaises, une petite bibliothèque, composaient l’ameublement d’Agricol ; enfin, dans le cabinet, fort grand et fort clair, se trouvaient un placard pour serrer les habits, une table pour les objets de toilette, et une large cuvette de zinc au-dessous d’un robinet donnant de l’eau à volonté.

Si l’on compare ce logement agréable, salubre, commode, à la mansarde obscure, glaciale et délabrée que le digne garçon payait quatre-vingt-dix francs par an dans la maison de sa mère, et qu’il lui fallait aller gagner chaque soir en faisant plus d’une lieue et demie, on comprendra le sacrifice qu’il faisait à son affection pour cette excellente femme.

Agricol, après avoir jeté un dernier coup d’œil assez satisfait sur son miroir en peignant sa moustache et sa large impériale, quitta sa chambre pour aller rejoindre Angèle à la lingerie commune ; le corridor qu’il traversa était large, éclairé par le haut, et planchéié de sapin, d’une extrême propreté.

Malgré les quelques ferments de discorde jetés depuis peu par les ennemis de M. Hardy au milieu de l’association d’ouvriers, jusqu’alors si fraternellement unis, on entendait de joyeux chants dans presque toutes les chambres qui bordaient le corridor, et Agricol, en passant devant plusieurs portes ouvertes, échangea cordialement un bonjour matinal avec plusieurs de ses camarades.

Le forgeron descendit prestement l’escalier, traversa la cour en boulingrin, plantée d’arbres au milieu desquels jaillissait une fontaine d’eau vive, et gagna l’autre aile du bâtiment. Là se trouvait l’atelier où une partie des femmes et des filles des ouvriers associés, qui n’étaient pas employées à la fabrique, confectionnaient les effets de lingerie. Cette main-d’œuvre, jointe à l’énorme économie provenant de l’achat des toiles en gros, fait directement dans les fabriques par l’association, réduisait incroyablement le prix de revient de chaque objet.

Après avoir traversé l’atelier de lingerie, vaste salle donnant sur le jardin, bien aéré pendant l’été[3], bien chauffé pendant l’hiver, Agricol alla frapper à la porte de la mère d’Angèle.

Si nous disons quelques mots de ce logis, situé au premier étage, exposé au levant et donnant sur un jardin, c’est qu’il offrait pour ainsi dire le spécimen de l’habitation du ménage dans l’association, au prix toujours incroyablement minime de cent vingt-cinq francs par an.

Une sorte de petite entrée donnant sur le corridor conduisait à une très-grande chambre, de chaque côté de laquelle se trouvait une chambre un peu moins grande, destinée à leur famille lorsque filles ou garçons étaient trop grands pour continuer de coucher dans l’un des deux dortoirs établis comme des dortoirs de pension, et destinés aux enfants des deux sexes. Chaque nuit la surveillance de ces dortoirs était confiée à un père ou à une mère de famille appartenant à l’association.

Le logement dont nous parlons, se trouvant, comme tous les autres, complètement débarrassé de l’attirail de la cuisine, qui se faisait en grand et en commun dans une autre partie du bâtiment, pouvait être tenu dans une extrême propreté. Un assez grand tapis, un bon fauteuil, quelques jolies porcelaines sur une étagère en bois blanc bien ciré, plusieurs gravures pendues aux murailles, une pendule de bronze doré, un lit, une commode et un secrétaire d’acajou, annonçaient que les locataires de ce logis joignaient un peu de superflu à leur bien-être.

Angèle, que l’on pouvait dès ce moment appeler la fiancée d’Agricol, justifiait de tout point le portrait flatteur tracé par le forgeron dans son entretien avec la pauvre Mayeux ; cette charmante jeune fille, âgée de dix-sept ans au plus, vêtue avec autant de simplicité que de fraîcheur, était assise à côté de sa mère. Lorsque Agricol entra, elle rougit légèrement à sa vue.

— Mademoiselle, dit le forgeron, je viens remplir ma promesse, si votre mère y consent.

— Certainement, M. Agricol, j’y consens, répondit cordialement la mère de la jeune fille. Elle n’a pas voulu visiter la maison commune et ses dépendances, ni avec son père, ni avec son frère, ni avec moi, pour avoir le plaisir de la visiter avec vous aujourd’hui, dimanche… C’est bien le moins que vous, qui parlez si bien, vous fassiez les honneurs de la maison à cette nouvelle débarquée ; il y a déjà une heure qu’elle vous attend, et avec quelle impatience !

— Mademoiselle, excusez-moi, dit gaiement Agricol : en pensant au plaisir de vous voir… j’ai oublié l’heure… C’est là ma seule excuse.

— Ah ! maman…, dit la jeune fille à sa mère d’un ton de doux reproche et en devenant vermeille comme une cerise, pourquoi avoir dit cela ?

— Est-ce vrai, oui ou non ? Je ne t’en fais pas un reproche, au contraire ; va, mon enfant, M. Agricol t’expliquera mieux que moi encore ce que tous les ouvriers de la fabrique doivent à M. Hardy.

— M. Agricol, dit Angèle en nouant les rubans de son joli bonnet, quel dommage que votre bonne petite sœur adoptive ne soit pas avec nous !

— La Mayeux ? vous avez raison, mademoiselle, mais ce ne sera que partie remise, et la visite qu’elle nous a faite hier ne sera pas la dernière…

La jeune fille, après avoir embrassé sa mère, sortit avec Agricol dont elle prit le bras.

— Mon Dieu ! M. Agricol, dit Angèle, si vous saviez combien j’ai été surprise en entrant dans cette belle maison, moi qui étais habituée à voir tant de misère chez les pauvres ouvriers de notre province… misère que j’ai partagée aussi… tandis qu’ici tout le monde a l’air si heureux, si content !… C’est comme une féerie, en vérité ; je crois rêver, et quand je demande à ma mère l’explication de cette féerie, elle me répond : « M. Agricol t’expliquera cela. »

— Savez-vous pourquoi je suis si heureux de la douce tâche que je vais remplir, mademoiselle ? dit Agricol avec un accent à la fois grave et tendre, c’est que rien ne pouvait venir plus à propos.

— Comment cela, M. Agricol ?

— Vous montrer cette maison, vous faire connaître toutes les ressources de notre association, c’est pouvoir vous dire : Ici, mademoiselle, le travailleur, certain du présent, certain de l’avenir, n’est pas, comme tant de ses pauvres frères, obligé de renoncer aux plus doux besoins du cœur… au désir de choisir une compagne pour la vie… cela… dans la crainte d’unir sa misère à une autre misère.

Angèle baissa les yeux et rougit.

— Ici le travailleur peut se livrer sans inquiétude à l’espoir des douces joies de la famille, bien sûr de ne pas être déchiré plus tard par la vue des horribles privations de ceux qui lui sont chers ; ici, grâce à l’ordre, au travail, au sage emploi des forces de chacun, hommes, femmes, enfants, vivent heureux et satisfaits ; en un mot, vous expliquer tout cela, ajouta Agricol en souriant d’un air plus tendre, c’est vous prouver qu’ici, mademoiselle, l’on ne peut rien faire de plus raisonnable… que de s’aimer, et rien de plus sage… que de se marier.

— Monsieur… Agricol, répondit Angèle d’une voix doucement émue et en rougissant encore plus, si nous commencions notre promenade ?

— À l’instant, mademoiselle, répondit le forgeron, heureux du trouble qu’il fit naître dans cette âme ingénue. Mais tenez, nous sommes tout près du dortoir des petites filles. Ces oiseaux gazouilleurs sont dénichés depuis longtemps ; allons-y.

— Volontiers, M. Agricol.

Le jeune forgeron et Angèle entrèrent bientôt dans un vaste dortoir, pareil à celui d’une excellente pension. Les petits lits en fer étaient symétriquement rangés ; à chacune des extrémités se voyaient les lits des deux mères de famille qui remplissaient tour à tour le rôle de surveillantes.

— Mon Dieu ! comme ce dortoir est bien distribué, M. Agricol ! et quelle propreté ! Qui donc soigne cela si parfaitement ?

— Les enfants eux-mêmes ; il n’y a pas ici de serviteurs ; il existe entre ces bambins une émulation incroyable ; c’est à qui aura mieux fait son lit ; cela les amuse au moins autant que de faire le lit de leur poupée. Les petites filles, vous le savez, adorent jouer au ménage. Eh bien ! ici elles y jouent sérieusement, et le ménage se trouve merveilleusement fait…

— Ah ! je comprends… on utilise leurs goûts naturels pour toutes ces sortes d’amusements.

— C’est là tout le secret ; vous les verrez partout très-utilement occupées, et ravies de l’importance que ces occupations leur donnent…

— Ah ! M. Agricol, dit timidement Angèle, quand on compare ces beaux dortoirs, si sains, si chauds, à ces horribles mansardes glacées, où les enfants sont entassés pêle-mêle sur une mauvaise paillasse, grelottant de froid, ainsi que cela est chez presque tous les ouvriers dans notre pays !

— Et à Paris, donc, mademoiselle !… c’est peut-être pis encore.

— Ah ! combien il faut que M. Hardy soit bon, généreux, et riche surtout, pour dépenser tant d’argent à faire du bien !

— Je vais vous étonner beaucoup, mademoiselle, dit Agricol en souriant, vous étonner tellement, que peut-être vous ne me croirez pas…

— Pourquoi donc cela, M. Agricol ?

— Il n’y a pas certainement au monde un homme d’un cœur meilleur et plus généreux que M. Hardy ; il fait le bien pour le bien, sans songer à son intérêt ; eh bien ! figurez-vous, mademoiselle Angèle, qu’il serait l’homme le plus égoïste, le plus intéressé, le plus avare, qu’il trouverait encore un énorme profit à nous mettre à même d’être aussi heureux que nous le sommes.

— Cela est-il possible, M. Agricol ? Vous me le dites, je vous crois ; mais si le bien est si facile… et même si avantageux à faire, pourquoi ne le fait-on pas davantage ?

— Ah ! mademoiselle, c’est qu’il faut trois conditions bien rares à rencontrer chez la même personne : Savoir, pouvoir, vouloir.

— Hélas ! oui, ceux qui savent… ne peuvent pas.

— Et ceux qui peuvent, ne savent ou ne veulent pas.

— Mais M. Hardy, comment trouve-t-il tant d’avantages au bien dont il vous fait jouir ?

— Je vous expliquerai cela tout à l’heure, mademoiselle.

— Ah ! quelle bonne et douce odeur de fruits ! dit tout à coup Angèle.

— C’est que le fruitier commun n’est pas loin ; je parie que vous allez trouver encore là plusieurs de nos petits oiseaux du dortoir occupés ici, non pas à picorer, mais à travailler, s’il vous plaît.

Et Agricol, ouvrant une porte, fit entrer Angèle dans une assez grande salle, garnie de tablettes où des fruits d’hiver étaient symétriquement rangés ; plusieurs enfants de sept à huit ans, proprement et chaudement vêtus, rayonnant de santé, s’occupaient gaiement, sous la surveillance d’une femme, de séparer et de trier les fruits gâtés.

— Vous voyez, dit Agricol, partout, autant que possible, nous utilisons les enfants ; ces occupations sont des amusements pour eux, répondent aux besoins de mouvement, d’activité de leur âge, et, de la sorte, on ne demande pas aux jeunes filles et aux femmes un temps bien mieux employé.

— C’est vrai, M. Agricol ; combien tout cela est sagement ordonné !

— Et si vous les voyiez, ces bambins, à la cuisine, quels services ils rendent ! Dirigés par une ou deux femmes, ils font la besogne de huit ou dix servantes.

— Au fait, dit Angèle en souriant, à cet âge on aime tant à jouer à la dînette ! Ils doivent être ravis.

— Justement, et de même, sous le prétexte de jouer au jardinet, ce sont eux qui, au jardin, sarclent la terre, font la cueillette des fruits et des légumes, arrosent les fleurs, passent le râteau dans les allées, etc. ; en un mot, cette armée de bambins travailleurs, qui ordinairement restent jusqu’à l’âge de dix à douze ans sans rendre aucun service, ici sont très-utiles ; sauf trois heures d’école, bien suffisantes pour eux, depuis l’âge de six ou sept ans, leurs récréations sont très-sérieusement employées, et certes ces chers petits êtres, par l’économie de grands bras que procurent leurs travaux, gagnent beaucoup plus qu’ils ne coûtent ; et puis enfin, mademoiselle, ne trouvez-vous pas qu’il y a, dans la présence de l’enfance ainsi mêlée à tous les labeurs, quelque chose de doux, de pur, de presque sacré, qui impose aux paroles, aux actions, une réserve toujours salutaire ? L’homme le plus grossier respecte l’enfance…

— À mesure que l’on réfléchit, comme on voit en effet ici que tout est calculé pour le bonheur de tous ! dit Angèle avec admiration.

— Et cela n’a pas été sans peine : il a fallu vaincre les préjugés, la routine… Mais tenez, mademoiselle Angèle… nous voici devant la cuisine commune, ajouta le forgeron en souriant, voyez si cela n’est pas aussi imposant que la cuisine d’une caserne ou d’une grande pension !

En effet, l’officine culinaire de la maison commune était immense ; tous ses ustensiles étincelaient de propreté ; puis, grâce aux procédés aussi merveilleux qu’économiques de la science moderne (toujours inabordables aux classes pauvres auxquelles ils seraient indispensables, parce qu’ils ne peuvent se pratiquer que sur une grande échelle), non seulement le foyer et les fourneaux étaient alimentés avec une quantité de combustible deux fois moindre que celle que chaque ménage eût individuellement dépensée, mais l’excédent de calorique suffisait, au moyen d’un calorifère parfaitement organisé, à répandre une chaleur égale dans toutes les chambres de la maison commune.

Là encore des enfants, sous la direction de deux ménagères, rendaient de nombreux services. Rien de plus comique que le sérieux qu’ils mettaient à remplir leurs fonctions culinaires ; il en était de même de l’aide qu’ils apportaient à la boulangerie où se confectionnait, à un rabais extraordinaire (on achetait la farine en gros), cet excellent pain de ménage, salubre et nourrissant, mélange de pur froment et de seigle, si préférable à ce pain blanc et léger qui n’obtient souvent ses qualités qu’à l’aide de substances malfaisantes.

— Bonjour, madame Bertrand, dit gaiement Agricol à une digne matrone qui contemplait gravement les lentes évolutions de plusieurs tournebroches dignes des noces de Gamache, tant ils étaient glorieusement chargés de morceaux de bœuf, de mouton et de veau, qui commençaient à prendre une belle couleur d’un brun doré des plus appétissantes ; bonjour, madame Bertrand, reprit Agricol, selon le règlement je ne dépasse pas le seuil de la cuisine ; je veux seulement la faire admirer à mademoiselle, qui est arrivée ici depuis peu de jours.

— Admirez, mon garçon, admirez… et surtout voyez comme cette marmaille est sage et travaille bien !…

Et ce disant, la matrone indiqua, du bout de la grande cuiller de lèchefrite qui lui servait de sceptre, une quinzaine de marmots des deux sexes, assis autour d’une table, profondément absorbés dans l’exercice de leurs fonctions, qui consistaient à pelurer les pommes de terre et à éplucher des herbes.

— Nous aurons donc un vrai festin de Balthasar, madame Bertrand ? demanda Agricol en riant.

— Ma foi ! un vrai festin comme toujours, mon garçon… Voilà la carte du dîner d’aujourd’hui : bonne soupe de légumes au bouillon, bœuf rôti avec des pommes de terre autour, salade, fruits, fromage, et pour extra du dimanche des tourtes au raisiné que fait la mère Denis à la boulangerie et, c’est le cas de le dire, à cette heure, le four chauffe.

— Ce que vous me dites là, madame Bertrand, me met furieusement en appétit, dit gaiement Agricol. Du reste, on s’aperçoit bien quand c’est votre tour d’être de cuisine, ajouta-t-il d’un air flatteur.

— Allez, allez, grand moqueur ! dit gaiement le cordon bleu de service.

— C’est encore cela qui m’étonne tant, M. Agricol dit Angèle à Agricol en continuant de marcher à côté de lui, c’est de comparer la nourriture si insuffisante, si malsaine, des ouvriers de notre pays, à celle que l’on a ici.

— Et pourtant, nous ne dépensons pas plus de vingt-cinq sous par jour, pour être beaucoup mieux nourris que nous ne le serions pour trois francs à Paris.

— Mais c’est à n’y pas croire, M. Agricol. Comment est-ce donc possible ?…

— C’est toujours grâce à la baguette de M. Hardy. Je vous expliquerai cela tout à l’heure.

— Ah ! que j’ai aussi d’impatience à le voir, M. Hardy !

— Vous le verrez bientôt, peut-être aujourd’hui ; car on l’attend d’un moment à l’autre. Mais tenez, voici le réfectoire que vous ne connaissez pas, puisque votre famille, comme d’autres ménages, a préféré se faire apporter à manger chez elle… Voyez donc quelle belle pièce… et si gaie sur le jardin en face de la fontaine !

En effet, c’était une vaste salle, bâtie en forme de galerie et éclairée par dix fenêtres ouvrant sur un jardin ; des tables, recouvertes de toile cirée bien luisante, étaient rangées près des murs, de sorte que, pendant l’hiver, cette pièce servait le soir, après les travaux, de salle de réunion et de veillée, pour les ouvriers qui préféraient passer la soirée en commun au lieu de la passer seuls chez eux ou en famille. Alors, dans cette immense salle, bien chauffée par le calorifère, brillamment éclairée au gaz, les uns lisaient, d’autres jouaient aux cartes, ceux-là causaient ou s’occupaient de menus travaux.

— Ce n’est pas tout, dit Agricol à la jeune fille, vous trouverez, j’en suis sûr, cette pièce encore plus belle lorsque vous saurez que le jeudi et le dimanche elle se transforme en salle de bal, et le mardi et le samedi soir en salle de concert !

— Vraiment !…

— Certainement, répondit fièrement le forgeron. Nous avons parmi nous des musiciens exécutants, très-capables de faire danser ; de plus, deux fois la semaine, nous chantons presque tous en chœur, hommes, femmes, enfants[4]. Malheureusement, cette semaine, quelques troubles survenus dans la fabrique ont empêché nos concerts.

— Autant de voix ! cela doit être superbe.

— C’est très-beau, je vous assure… M. Hardy a toujours beaucoup encouragé chez nous cette distraction d’un effet si puissant, dit-il, et il a raison, sur l’esprit et sur les mœurs. Pendant un hiver, il a fait venir ici, à ses frais, deux élèves du célèbre M. Wilhem, et, depuis, notre école a fait de grands progrès ; vraiment, je vous assure, mademoiselle Angèle, que, sans nous flatter, c’est quelque chose d’assez émouvant que d’entendre environ deux cents voix diverses chanter en chœur quelque hymne au travail ou à la liberté… Vous entendez cela et vous trouverez, j’en suis sûr, qu’il y a quelque chose de grandiose, et pour ainsi dire d’élevant pour le cœur, dans l’accord fraternel de toutes ces voix se fondant en un seul son, grave, sonore et imposant.

— Oh ! je le crois ; quel bonheur d’habiter ici ! Il n’y a que des joies, car le travail ainsi mélangé de plaisirs devient un bonheur.

— Hélas ! il y a ici comme partout des larmes et des douleurs, dit tristement Agricol. Voyez-vous là… ce bâtiment isolé, bien exposé ?

— Oui, quel est-il ?

— C’est notre salle de malades… Heureusement, grâce à notre régime sain et si salubre, elle n’est pas souvent au complet ; une cotisation annuelle nous permet d’avoir un très-bon médecin ; de plus, une caisse de secours mutuels est organisée de telle sorte, qu’en cas de maladie chacun de nous reçoit les deux tiers de ce qu’il reçoit en santé.

— Comme tout cela est bien entendu ! Et là-bas, M. Agricol, de l’autre côté de la pelouse ?

— C’est la buanderie et le lavoir d’eau courante, chaude et froide ; et puis, sous ce hangar, est le séchoir ; plus loin, les écuries et les greniers de fourrage pour les chevaux du service de la fabrique.

— Mais, enfin, M. Agricol, allez-vous me dire le secret de toutes ces merveilles ?

— En dix minutes vous allez comprendre cela, mademoiselle.

Malheureusement la curiosité d’Angèle fut à ce moment déçue : la jeune fille se trouvait avec Agricol près d’une barrière à claire-voie servant de clôture au jardin, du côté de la grande allée qui séparait les ateliers de la maison commune.

Tout à coup, une bouffée de vent apporta le bruit très-lointain de fanfares guerrières et d’une musique militaire ; puis, on entendit le galop retentissant de deux chevaux qui s’approchaient rapidement, et bientôt arriva, monté sur un beau cheval noir à longue queue flottante et à la housse cramoisie, un officier général ; ainsi que sous l’empire, il portait des bottes à l’écuyère et une culotte blanche ; son uniforme bleu étincelait de broderies d’or, le grand cordon rouge de la Légion d’honneur était passé sur son épaulette droite quatre fois étoilée d’argent, et son chapeau largement bordé d’or, était garni de plumes blanches, distinction réservée aux maréchaux de France.

On ne pouvait voir un homme de guerre d’une tournure plus martiale, plus chevaleresque, et plus fièrement campé sur son cheval de bataille.

Au moment où le maréchal Simon, car c’était lui, arrivait devant Angèle et Agricol, il arrêta brusquement sa monture sur ses jarrets, en descendit lestement, et jeta ses rênes d’or à un domestique en livrée qui le suivait à cheval.

— Où faudra-t-il attendre M. le duc ? demanda le palefrenier.

— Au bout de l’allée, dit le maréchal.

Et se découvrant avec respect, il s’avança vivement, le chapeau à la main, au-devant d’une personne qu’Angèle et Agricol ne voyaient pas encore.

Cette personne parut bientôt au détour de l’allée : c’était un vieillard à la figure énergique et intelligente ; il portait une blouse fort propre, une casquette de drap sur ses longs cheveux blancs, et les mains dans ses poches, il fumait paisiblement une vieille pipe d’écume de mer.

— Bonjour, mon bon père, dit respectueusement le maréchal en embrassant avec effusion le vieil ouvrier, qui, après lui avoir rendu tendrement son étreinte, lui dit, voyant qu’il conservait son chapeau à la main :

— Couvre-toi donc, mon garçon… Mais comme te voilà beau ! ajouta-t-il en souriant.

— Mon père, c’est que je viens d’assister à une revue tout près d’ici… et j’ai profité de cette occasion pour être plus tôt près de vous.

— Ah çà, est-ce que l’occasion m’empêchera d’embrasser mes petites filles aujourd’hui comme tous les dimanches ?

— Non, mon père… elles vont venir en voiture, Dagobert les accompagnera.

— Mais… qu’as-tu donc ? Tu me sembles soucieux.

— C’est qu’en effet, mon père, dit le maréchal d’un air péniblement ému, j’ai de graves choses à vous apprendre.

— Viens chez moi, alors, dit le vieillard assez inquiet.

Et le maréchal et son père disparurent au tournant de l’allée.

Angèle était restée si stupéfaite de ce que ce brillant officier général, qu’on appelait M. le duc, avait pour père un vieil ouvrier en blouse, que, regardant Agricol d’un air interdit, elle lui dit :

— Comment ! M. Agricol… ce vieil ouvrier ?

— Est le père de M. le maréchal duc de Ligny… l’ami… oui, je puis le dire, ajouta Agricol d’une voix émue, l’ami de mon père, à moi, qui a fait la guerre pendant vingt ans sous ses ordres.

— Être si haut et se montrer si respectueux, si tendre pour son père ! dit Angèle. Le maréchal doit avoir un bien noble cœur ; mais comment laisse-t-il son père ouvrier ?

— Parce que le père Simon ne quitterait son état et sa fabrique pour rien au monde ; il est né ouvrier, il veut mourir ouvrier, quoiqu’il ait pour fils un duc, un maréchal de France.




III


Le secret.


Après que l’étonnement fort naturel qu’Angèle avait éprouvé à l’arrivée du maréchal Simon fut dissipé, Agricol lui dit en souriant :

— Je ne voudrais pas, mademoiselle Angèle, profiter de cette circonstance pour m’épargner de vous dire le secret de toutes les merveilles de notre maison commune.

— Oh ! je ne vous aurais pas non plus laissé manquer à votre promesse, M. Agricol, répondit Angèle ; ce que vous m’avez déjà dit m’intéresse trop pour cela.

— Écoutez-moi donc, mademoiselle, M. Hardy, en véritable magicien, a prononcé trois mots cabalistiques : association, communauté, fraternité. Nous avons compris le sens de ces paroles, et les merveilles que vous voyez ont été créées, à notre grand avantage, et aussi, je vous le répète, au grand avantage de M. Hardy.

— C’est toujours cela qui me paraît extraordinaire, M. Agricol.

— Supposez, mademoiselle, que M. Hardy, au lieu d’être ce qu’il est, eût été seulement un spéculateur au cœur sec, ne connaissant que le produit, se disant : « Pour que ma fabrique me rapporte beaucoup, que faut-il ? main-d’œuvre parfaite, grande économie de matières premières, parfait emploi du temps des ouvriers ; en un mot, économie de fabrication, afin de produire à très-bon marché ; excellence des produits, afin de vendre très-cher… »

— Certainement, M. Agricol, un fabricant ne peut exiger davantage.

— Eh bien ! mademoiselle, ces exigences eussent été satisfaites… ainsi qu’elles l’ont été ;… mais comment ? Le voici : M. Hardy, seulement spéculateur, se serait d’abord dit : « Éloignés de ma fabrique, mes ouvriers, pour s’y rendre, peineront ; se levant plus tôt, ils dormiront moins ; prendre sur le sommeil si nécessaire aux travailleurs ? mauvais calcul ; ils s’affaiblissent, l’ouvrage s’en ressent ; puis l’intempérie des saisons empirera cette longue course ; l’ouvrier arrivera mouillé, frissonnant de froid, énervé avant le travail, et alors… quel travail ! »

— Cela est malheureusement vrai, M. Agricol ; quand à Lille j’arrivais toute mouillée d’une pluie froide à la manufacture, j’en tremblais quelquefois toute la journée à mon métier.

— Aussi, mademoiselle Angèle, le spéculateur dira : « Loger mes ouvriers à la porte de ma fabrique c’est obvier à cet inconvénient. Calculons : l’ouvrier marié paye en moyenne, dans Paris, deux cent cinquante francs par an[5], une ou deux mauvaises chambres et un cabinet, le tout obscur, étroit, malsain, dans quelque rue noire et infecte ; là il vit entassé avec sa famille ; aussi quelles santés délabrées ! toujours fiévreux, toujours chétifs ; et quel travail attendre d’un fiévreux, d’un chétif ? Quant aux ouvriers garçons, ils payent un logement moins grand, mais aussi insalubre, environ cent cinquante francs. Or, additionnons : j’emploie cent quarante-six ouvriers mariés ; ils payent donc à eux tous, pour leur affreux taudis, trente-six mille cinq cents francs par an ; d’autre part, j’emploie cent quinze ouvriers garçons qui payent aussi par an dix-sept mille deux cent quatre-vingts francs, total environ cinquante mille francs de loyer, le revenu d’un million. »

— Mon Dieu, M. Agricol, quelle grosse somme font pourtant tous ces mauvais petits loyers réunis !

— Vous voyez, mademoiselle, cinquante mille francs par an ! le prix d’un logement de millionnaire ; alors, que se dit notre spéculateur ? « Pour décider mes ouvriers à abandonner leur demeure à Paris, je leur ferai d’énormes avantages. J’irai jusqu’à réduire de moitié le prix de leur loyer, et, au lieu de chambres malsaines, ils auront des appartements vastes, bien aérés, bien exposés et facilement chauffés et éclairés à peu de frais ; ainsi, cent quarante-six ménages me payant seulement cent vingt-cinq francs de loyer, et cent quinze garçons soixante et quinze francs, j’ai un total de vingt-six à vingt-sept mille francs… Un bâtiment assez vaste pour loger tout ce monde me coûtera tout au plus cinq cent mille francs[6]. J’aurai donc mon argent placé au moins à cinq pour cent, et parfaitement assuré, puisque les salaires me garantiront le prix du loyer. »

— Ah ! M. Agricol, je commence à comprendre comment il peut être quelquefois avantageux de faire le bien, même dans un intérêt d’argent.

— Et moi je suis presque certain, mademoiselle, qu’à la longue les affaires faites avec droiture et loyauté sont toujours bonnes. Mais revenons à notre spéculateur. « Voici donc, dira-t-il, mes ouvriers établis à la porte de ma fabrique, bien logés, bien chauffés, et arrivant toujours vaillants à l’atelier. Ce n’est pas tout… l’ouvrier anglais qui mange de bon bœuf, qui boit de bonne bière, fait, à temps égal, deux fois le travail de l’ouvrier français[7], réduit à une détestable nourriture plus débilitante que confortante, grâce à l’empoisonnement des denrées. Mes ouvriers travailleraient donc beaucoup plus s’ils mangeaient beaucoup mieux. Comment faire, sans y mettre du mien ? Mais j’y songe, le régime des casernes, des pensions, et même des prisons, qu’est-il ? la mise en commun des ressources individuelles, qui procurent ainsi une somme de bien-être impossible à réaliser sans cette association. Or, si mes deux cent soixante ouvriers, au lieu de faire deux cent soixante cuisines détestables, s’associent pour n’en faire qu’une pour tous, mais très-bonne, grâce à des économies de toute sorte, quel avantage pour moi… et pour eux ! Deux ou trois ménagères suffiraient chaque jour, aidées par des enfants, à préparer les repas ; au lieu d’acheter le bois, le charbon par fractions, et de le payer le double[8] de sa valeur, l’association de nos ouvriers ferait, sous ma garantie (leurs salaires me garantiraient à mon tour), de grands approvisionnements de bois, de farine, de beurre, d’huile, de vins, etc., en s’adressant directement aux producteurs. Ainsi ils payeraient trois ou quatre sous la bouteille d’un vin pur et sain, au lieu de payer douze et quinze sous un breuvage empoisonné. Chaque semaine, l’association achèterait sur pied un bœuf et quelques moutons, les ménagères feraient le pain, comme à la campagne ; enfin, avec ces ressources, de l’ordre et de l’économie, mes ouvriers auraient, pour vingt-cinq sous par jour, une nourriture salubre, agréable et suffisante. »

— Ah ! tout s’explique maintenant ! M. Agricol.

— Ce n’est pas tout, mademoiselle ; continuant le rôle du spéculateur au cœur sec, il se dit : « Voici mes ouvriers bien logés, bien chauffés, bien nourris avec une économie de moitié ; qu’ils soient aussi bien chaudement vêtus ; leur santé a toute chance d’être parfaite, et la santé, c’est le travail. L’association achètera donc en gros et au prix de fabrique (toujours sous ma garantie que le salaire m’assure) de chaudes et solides étoffes, de bonnes et fortes toiles, qu’une partie des femmes d’ouvriers confectionneront en vêtements aussi bien que des tailleurs. Enfin, la fourniture des chaussures et des coiffures étant considérable, l’association obtiendra un rabais notable de l’entrepreneur. » Eh bien ! mademoiselle Angèle, que dites-vous de notre spéculateur ?

— Je dis, M. Agricol, répondit la jeune fille avec une admiration naïve, que c’est à n’y pas croire, et cela est si simple, cependant !

— Sans doute, rien de plus simple que le bien… que le beau, et ordinairement, on n’y songe guère… Remarquez aussi que notre homme ne parle absolument qu’au point de vue de son intérêt privé… Ne considérant que le côté matériel de la question… comptant pour rien l’habitude de fraternité, d’appui, de solidarité, qui naît inévitablement de la vie commune, ne réfléchissant pas que le bien-être moralise et adoucit le caractère de l’homme, ne se disant pas que les forts doivent appui et enseignement aux faibles, ne songeant pas qu’après tout l’homme honnête, actif et laborieux a droit, positivement droit, à exiger de la société du travail et un salaire proportionné aux besoins de sa condition ;… non, notre spéculateur ne pense qu’au produit brut ; eh bien ! vous le voyez, non-seulement il place sûrement son argent en maisons à cinq pour cent, mais il trouve de grands avantages au bien-être matériel de ses ouvriers.

— C’est juste, M. Agricol.

— Et que direz-vous donc, mademoiselle, quand je vous aurai prouvé que notre spéculateur a aussi un grand avantage à donner à ses ouvriers, en outre de leur salaire régulier, une part proportionnelle dans ses bénéfices ?

— Cela me paraît plus difficile, M. Agricol.

— Écoutez-moi quelques minutes encore, et vous serez convaincue.

En conversant ainsi, Angèle et Agricol étaient arrivés près de la porte du jardin de la maison commune.

Une femme âgée, vêtue très-simplement mais avec soin, s’approcha d’Agricol et lui dit :

— M. Hardy est-il de retour à sa fabrique, monsieur ?

— Non, madame, mais on l’attend d’un moment à l’autre.

— Aujourd’hui, peut-être ?

— Aujourd’hui ou demain, madame.

— On ne sait pas à quelle heure il sera ici, monsieur ?

— Je ne crois pas qu’on le sache, madame ; mais le portier de la fabrique, qui est aussi le portier de la maison de M. Hardy, pourra peut-être vous en instruire.

— Je vous remercie, monsieur.

— À votre service, madame.

— M. Agricol, dit Angèle lorsque la femme qui venait d’interroger le forgeron fut éloignée, ne trouvez-vous pas que cette dame était bien pâle et avait l’air bien ému ?

— Je l’ai remarqué comme vous, mademoiselle ; il m’a semblé voir rouler une larme dans ses yeux.

— Oui, elle avait l’air d’avoir bien pleuré. Pauvre femme ! peut-être vient-elle demander quelques secours à M. Hardy. Mais qu’avez-vous, M. Agricol ? vous semblez tout pensif.

Agricol pressentait vaguement que la visite de cette femme âgée, à la figure si triste, devait avoir quelque rapport avec l’aventure de la jeune et jolie dame blonde qui, trois jours auparavant, était venue si éplorée, si émue, demander des nouvelles de M. Hardy, et qui avait appris peut-être trop tard qu’elle avait été suivie et espionnée.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Agricol à Angèle ; mais la présence de cette femme me rappelait une circonstance dont je ne puis malheureusement pas vous parler, car ce n’est pas mon secret à moi seul.

— Oh ! rassurez-vous, M. Agricol, répondit la jeune fille en souriant, je ne suis pas curieuse, et ce que vous m’apprenez m’intéresse tant que je ne désire pas vous entendre parler d’autre chose.

— Eh bien ! donc, mademoiselle, quelques mots encore, et vous serez, comme moi, au courant de tous les secrets de notre association…

— Je vous écoute, M. Agricol.

— Parlons toujours au point de vue du spéculateur intéressé. Il se dit : « Voici mes ouvriers dans les meilleures conditions possibles pour travailler beaucoup ; maintenant, pour obtenir de gros bénéfices, que faire ? Fabriquer à bon marché, vendre très-cher. Mais pas de bon marché sans l’économie des matières premières, sans la perfection des procédés de fabrication, sans la célérité du travail. Or, malgré ma surveillance, comment empêcher mes ouvriers de prodiguer la matière ? comment les engager, chacun dans sa spécialité, à chercher des procédés plus simples, moins onéreux ? »

— C’est vrai, M. Agricol, comment faire ?

— « Et ce n’est pas tout, dira notre homme ; pour vendre très-cher mes produits, il faut qu’ils soient irréprochables, excellents. Mes ouvriers font suffisamment bien ; ce n’est pas assez : il faut qu’ils fassent des chefs-d’œuvre ! »

— Mais, M. Agricol, une fois leur tâche suffisamment accomplie, quel intérêt auraient les ouvriers de se donner beaucoup de mal pour la fabrique des chefs-d’œuvre ?

— C’est le mot, mademoiselle Angèle, quel intérêt ont-ils ? Notre spéculateur aussi se dit bientôt : « Que mes ouvriers aient intérêt à économiser la matière première, intérêt à bien employer leur temps, intérêt à trouver des procédés de fabrication meilleurs, intérêt à ce que ce qui sort de leurs mains soit un chef-d’œuvre… alors, mon but est atteint. Eh bien ! intéressons mes ouvriers dans les bénéfices que me procureront leur économie, leur activité, leur zèle, leur habileté : mieux ils fabriqueront, mieux je vendrai ; meilleure sera leur part et la mienne aussi. »

— Ah ! maintenant je comprends, M. Agricol.

— Et notre spéculateur spéculait bien ; avant d’être intéressé, l’ouvrier se disait : « Peu m’importe, à moi, qu’à la journée je fasse plus, qu’à la tache je fasse mieux. Que m’en revient-il ? Rien ! Eh bien ! à strict salaire, strict devoir. Maintenant, au contraire, j’ai intérêt à avoir du zèle, de l’économie. Oh ! alors, tout change ; je redouble d’activité, je stimule celle des autres ; un camarade est-il paresseux, cause-t-il un dommage quelconque à la fabrique, j’ai le droit de lui dire : Frère, nous souffrons tous plus ou moins de ta fainéantise ou du tort que tu fais à la chose commune. »

— Et alors, comme l’on doit travailler avec ardeur, avec courage, avec espérance, M. Agricol !

— C’est bien là-dessus qu’a compté notre spéculateur ; et il se dira encore : « Des trésors d’expérience, de savoir pratique, sont souvent enfouis dans les ateliers, faute de bon vouloir, d’occasion ou d’encouragement ; d’excellents ouvriers, au lieu de perfectionner, d’innover comme ils le pourraient, suivent indifféremment la routine… Quel dommage ! car un homme intelligent, occupé toute sa vie d’un travail spécial, doit découvrir à la longue mille moyens de faire mieux ou plus vite ; je fonderai donc une sorte de comité consultatif, j’y appellerai mes chefs d’atelier et mes ouvriers les plus habiles ; notre intérêt est maintenant commun ; il jaillira nécessairement de vives lumières de ce foyer d’intelligences pratiques… » Le spéculateur ne se trompe pas ; bientôt frappé des ressources incroyables, des mille procédés nouveaux, ingénieux, parfaits, tout à coup révélés par les travailleurs : « Mais, malheureux ! s’écrie-t-il, vous saviez cela, et vous ne me le disiez pas ? Ce qui me coûte depuis dix ans cent francs à fabriquer, ne m’en aurait coûté que cinquante, sans compter une énorme économie de temps. — Mon bourgeois, répond l’ouvrier, qui n’est pas plus bête qu’un autre, quel intérêt avais-je, moi, à ce que vous fassiez ou non une économie de cinquante pour cent sur ceci ou sur cela ? Aucun ; à cette heure, c’est autre chose : vous me donnez, outre mon salaire, une part dans vos bénéfices ; vous me relevez à mes propres yeux en consultant mon expérience, mon savoir ; au lieu de me traiter comme une espèce inférieure, vous entrez en communion avec moi ; il est de mon intérêt, il est de mon devoir de vous dire tout ce que je sais, et de tâcher d’acquérir encore. » Et voilà, mademoiselle Angèle, comment le spéculateur organiserait des ateliers à faire honte et envie à ses concurrents. Maintenant, si, au lieu de ce calculateur au cœur sec, il s’agissait d’un homme qui, joignant à la science des chiffres les tendres et généreuses sympathies d’un cœur évangélique et l’élévation d’un esprit éminent, étendrait son ardente sollicitude non-seulement sur le bien-être matériel, mais sur l’émancipation morale des ouvriers, cherchant par tous les moyens possibles à développer leur intelligence, à rehausser leur cœur, et qui, fort de l’autorité que lui donneraient ses bienfaits, sentant surtout que celui-là de qui dépend le bonheur ou le malheur de trois cents créatures humaines a aussi charge d’âmes, guiderait ceux qu’il n’appellerait plus ses ouvriers, mais ses frères, dans les voies les plus droites, les plus nobles, tâcherait de faire naître en eux le goût de l’instruction, des arts, qui les rendrait enfin heureux et fiers d’une condition qui n’est souvent acceptée par d’autres qu’avec des larmes de malédiction et de désespoir… eh bien ! mademoiselle Angèle, cet homme… c’est… Mais tenez, mon Dieu !… il ne pouvait arriver parmi nous qu’au milieu d’une bénédiction… Le voilà !… c’est M. Hardy !

— Ah ! M. Agricol, dit Angèle émue en essuyant ses larmes, c’est les mains jointes de reconnaissance qu’il faudrait le recevoir.

— Tenez… voyez si cette noble et douce figure n’est pas l’image de cette âme admirable.

En effet, une voiture de poste, où se trouvait M. Hardy avec M. de Blessac, l’indigne ami qui le trahissait d’une manière si infâme, entrait à ce moment dans la cour de la fabrique.

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Quelques mots seulement sur les faits que nous venons d’essayer d’exposer dramatiquement, et qui se rattachent à l’organisation du travail, question capitale, dont nous nous occuperons encore avant la fin de ce livre.

Malgré les discours plus ou moins officiels des gens plus ou moins sérieux (il nous semble que l’on abuse un peu de cette lourde épithète) sur la prospérité croissante du pays, il est un fait hors de toute discussion :

À savoir, que jamais les classes laborieuses de la société n’ont été plus misérables, car jamais les salaires n’ont été moins en rapport avec les besoins pourtant plus que modestes des travailleurs.

Une preuve irrécusable de ce que nous avançons, c’est la tendance, et l’on ne saurait trop dignement la louer, c’est la tendance progressive des classes riches à venir en aide à ceux qui souffrent si cruellement.

Les crèches, les maisons de refuge pour les enfants pauvres, les fondations philanthropiques, etc., démontrent assez que les heureux du monde pressentent que, malgré les assurances officielles à l’endroit de la prospérité générale, des maux terribles, menaçants, fermentent au fond de la société.

Si généreuses que soient ces tentatives isolées, individuelles, elles sont, elles doivent être plus qu’insuffisantes.

Les gouvernants, seuls, pourraient prendre une initiative efficace… mais ils s’en garderont bien.

Les gens sérieux discutent sérieusement l’importance de nos relations diplomatiques avec le Monomotapa, ou toute autre affaire aussi sérieuse, et ils abandonnent aux chances de la commisération privée, aux hasards du bon ou du mauvais vouloir des capitalistes et des fabricants, le sort de plus en plus déplorable de tout un peuple immense, intelligent, laborieux, s’éclairant de plus en plus sur ses droits et sur sa force, mais si affamé par les désastres d’une impitoyable concurrence, qu’il manque même souvent du travail dont il a peine à vivre !

Soit… les gens sérieux ne daignent pas songer à ces formidables misères.

Les hommes d’État sourient de pitié à la seule pensée d’attacher leur nom à une initiative qui les entourerait d’une popularité bienfaisante et féconde.

Soit… tous préfèrent attendre le moment où la question sociale éclatera comme la foudre ;… alors… au milieu de cette effrayante commotion qui ébranlera le monde, on verra ce que deviendront les questions sérieuses et les hommes sérieux de ce temps-ci.

Pour conjurer, ou du moins pour reculer peut-être ce sinistre avenir, c’est donc encore aux sympathies privées qu’il faut s’adresser, au nom du bonheur, au nom de la tranquillité, au nom du salut de tous.

Nous l’avons dit il y a longtemps : Si les riches savaient ! Eh bien, répétons-le, à la louange de l’humanité, lorsque les riches savent, ils font souvent le bien avec intelligence et générosité.

Tâchons de leur démontrer, à eux et à ceux-là aussi de qui dépend le sort d’une foule innombrable de travailleurs, qu’ils peuvent être bénis, adorés, pour ainsi dire, sans bourse délier.

Nous avons parlé des maisons communes où les ouvriers trouveraient, à des prix minimes, des logements salubres et bien chauffés.

Cette excellente institution était sur le point de se réaliser, en 1829, grâce aux charitables intentions de mademoiselle Amélie de Vitrolles[9]. À cette heure, en Angleterre, lord Ashley s’est mis à la tête d’une compagnie qui se propose le même but, et qui offrira aux actionnaires un minimum de quatre pour cent d’intérêt garanti.

Pourquoi ne suivrait-on pas en France un pareil exemple, exemple qui aurait, de plus, l’avantage de donner aux classes pauvres les premiers rudiments et les premiers moyens d’association ?

Les immenses avantages de la vie commune sont évidents ; ils frappent tous les esprits ; mais le peuple est hors d’état de fonder les établissements indispensables à ces communautés. Quels immenses services rendrait donc le riche en mettant les travailleurs à même de jouir de ces précieux avantages ! Que lui importerait de faire construire une maison de rapport qui offrît un logement salubre à cinquante ménages, pourvu que son revenu fût assuré ? et il serait très-facile de le lui garantir.

Pourquoi l’Institut, qui donne annuellement pour sujets de concours aux jeunes architectes des plans de palais, d’églises, de salles de spectacle, etc., ne demanderait-il pas quelquefois le plan d’un grand établissement destiné au logement des classes laborieuses, qui devrait réunir toutes les conditions d’économie et de salubrité désirables ?

Pourquoi le conseil municipal de Paris, dont l’excellent vouloir, dont la paternelle sollicitude pour les classes souffrantes, se sont tant de fois admirablement manifestés, n’établirait-il pas dans les arrondissements populeux des maisons communes modèles où l’on ferait les premières applications de la vie en commun ? Le désir d’être admis dans ces établissements serait un puissant levier d’émulation, de moralisation, et aussi une consolante espérance… pour les travailleurs… Or, c’est quelque chose que l’espérance.

La ville de Paris ferait ainsi un bon placement, une bonne action, et son exemple déciderait peut-être les gouvernants à sortir de leur impitoyable indifférence.

Pourquoi enfin les capitalistes qui fondent des manufactures ne profiteraient-ils pas de cet enseignement pour joindre des maisons communes d’ouvriers à leurs usines ou à leurs fabriques ?

Il s’ensuivrait pour les fabricants eux-mêmes un avantage très-considérable dans ces temps de concurrence désespérée. Voici comment : la réduction du salaire est d’autant plus funeste, d’autant plus intolérable pour l’ouvrier, qu’elle l’oblige à se priver souvent des objets de première nécessité : or si, en vivant isolément, trois francs lui suffisent à peine pour vivre, et que le fabricant lui facilite le moyen de vivre avec trente sous grâce à l’association, le salaire de l’artisan pourra, dans un moment de crise commerciale, être réduit de moitié, sans qu’il ait trop à souffrir de cette diminution, encore préférable au chômage, et le fabricant ne sera pas obligé de suspendre ses travaux.

Nous espérons avoir démontré l’avantage, l’utilité, la facilité d’une fondation de maisons communes d’ouvriers.

Nous avons ensuite posé ceci :

Qu’il serait non-seulement de la plus rigoureuse équité que le travailleur participât aux bénéfices, fruit de son labeur et de son intelligence, mais que cette juste répartition profiterait même au fabricant.

Ici il ne s’agit plus d’hypothèses, de projets, parfaitement réalisables d’ailleurs, il s’agit de faits accomplis.

Un de nos meilleurs amis, très-grand industriel, dont le cœur vaut l’esprit, a créé un comité consultatif d’ouvriers et les a appelés (en outre de leur salaire) à jouir d’une part proportionnelle dans les bénéfices de son exploitation ; déjà les résultats ont dépassé ses espérances. Afin d’entourer cet exemple excellent de toutes les facilités possibles d’exécution dans le cas où quelques esprits à la fois sages et généreux voudraient l’imiter, nous donnons en note les bases de cette organisation[10].

Nous ferons remarquer seulement que les conditions actuelles de l’industrie et que d’autres considérations n’ont pas permis de faire jouir tout d’abord la totalité des ouvriers de ce bénéfice qui leur est octroyé d’ailleurs volontairement et auquel tous participeront un jour.

Nous pouvons affirmer que dès la quatrième séance de ce comité consultatif, l’honorable industriel dont nous parlons avait obtenu de tels résultats de l’appel fait aux connaissances pratiques de ses ouvriers, qu’il pouvait déjà évaluer à trente mille francs environ pour l’année les bénéfices qui résulteraient soit de l’économie, soit du perfectionnement de la fabrication.

Résumons-nous :

Il y a dans toute industrie trois forces, trois agents, trois moteurs, dont les droits sont également respectables :

Le capitaliste qui fournit l’argent.

L’homme intelligent qui dirige l’exploitation.

Le travailleur qui exécute.

Jusqu’à présent le travailleur n’a eu qu’une part minime, insuffisante à ses besoins ; ne serait-il pas juste, humain, de le rétribuer mieux, et cela directement ou indirectement, soit en lui facilitant le bien-être que procure l’association, soit en lui donnant une part dans les bénéfices dus en partie à ses labeurs ?

En admettant même au pis-aller, et vu les détestables effets de la concurrence anarchique, que cette augmentation de salaire dût diminuer quelque peu la part du capitaliste et de l’exploitant, ceux-ci ne feraient-ils pas encore non-seulement une chose généreuse et équitable, mais une chose avantageuse, en mettant leur fortune, leur industrie à l’abri de tout bouleversement, puisqu’ils auraient ôté aux travailleurs tout légitime prétexte de trouble, de douloureuses et justes récriminations ?

En un mot, ceux-là nous paraissent toujours singulièrement sages… qui assurent leurs biens contre l’incendie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous l’avons dit : M. Hardy et M. de Blessac étaient arrivés à la fabrique.

Peu de temps après, on vit au loin, du côté de Paris, s’avancer un modeste petit fiacre se dirigeant aussi vers la fabrique.

Dans ce fiacre se trouvait Rodin.





IV


Révélations.


Pendant la visite d’Angèle et d’Agricol à la maison commune, la bande des Loups, se recrutant sur la route d’un assez grand nombre d’habitués de cabaret, avait continué de marcher sur la fabrique, vers laquelle aussi se dirigeait lentement le fiacre qui amenait Rodin de Paris.

M. Hardy, en descendant de voiture avec son ami, M. de Blessac, était entré dans le salon de la maison qu’il occupait auprès de la manufacture.

M. Hardy était d’une taille moyenne, élégante et frêle, qui annonçait une nature essentiellement nerveuse et impressionnable. Son front était large et ouvert, son teint pâle, ses yeux noirs, à la fois remplis de douceur et de pénétration, sa physionomie loyale, spirituelle et attrayante.

Un seul mot peindra le caractère de M. Hardy : sa mère l’appelait la Sensitive ; c’était, en effet, une de ces organisations d’une finesse, d’une délicatesse exquises, aussi expansives, aussi aimantes que nobles et généreuses, mais d’une telle susceptibilité, qu’au moindre froissement elles se replient et se concentrent en elles-mêmes.

Si l’on joint à cette excessive sensibilité un amour passionné pour les arts, une intelligence d’élite, des goûts essentiellement choisis, raffinés, et que l’on songe aux mille déceptions ou déloyautés sans nombre dont M. Hardy avait dû être victime dans la carrière industrielle, on se demande comment ce cœur si délicat, si tendre, n’avait pas été mille fois brisé dans cette lutte incessante contre les intérêts les plus impitoyables.

M. Hardy avait en effet beaucoup souffert : forcé de suivre la carrière industrielle pour faire honneur à des affaires que son père, modèle de droiture et de probité, avait laissées un peu embarrassées par suite des événements de 1815, il était parvenu, à force de travail, de capacité, à atteindre une des positions les plus honorables de l’industrie ; mais, pour arriver à ce but, que d’ignobles tracasseries à subir, que de perfides concurrences à combattre, que de rivalités haineuses à lasser !

Impressionnable comme il l’était, M. Hardy eût mille fois succombé à ses fréquents accès d’indignation douloureuse contre la bassesse, de révolte amère contre l’improbité, sans le sage et ferme appui de sa mère ; de retour auprès d’elle, après une journée de lutte pénible ou de déceptions odieuses, il se trouvait tout à coup transporté dans une atmosphère d’une pureté si bienfaisante, d’une sérénité si radieuse, qu’il perdait presque à l’instant le souvenir des choses honteuses dont il avait été si cruellement froissé pendant le jour ; les déchirements de son cœur s’apaisaient au seul contact de la grande et belle âme de sa mère ; aussi son amour pour elle était-il une véritable idolâtrie. Lorsqu’il la perdit, il éprouva un de ces chagrins calmes, profonds, comme le sont les chagrins qui ne finissent jamais, et qui, faisant, pour ainsi dire, partie de notre vie, ont même parfois leurs jours de mélancolique douceur.

Peu de temps après cet affreux malheur, M. Hardy se rapprocha davantage de ses ouvriers ; il avait toujours été juste et bon pour eux ; mais quoique la place que sa mère laissait dans son cœur dût à jamais rester vide, il se sentit pour ainsi dire un redoublement d’affectuosité, éprouvant d’autant plus le besoin de voir autour de lui des gens heureux, qu’il souffrait davantage ; bientôt les merveilleuses améliorations qu’il apporta au bien-être physique et moral de tout ce qui l’entourait, servirent, non de distraction, mais d’occupation à sa douleur. Peu à peu aussi, il s’éloigna du monde et concentra sa vie dans trois affections : une amitié tendre, dévouée, qui semblait résumer toutes ses amitiés passées ; un amour ardent et sincère comme un dernier amour ; et un attachement paternel pour ses ouvriers…

Ses jours se passaient donc au milieu de ce petit monde rempli de reconnaissance, de respect pour lui, monde qu’il avait pour ainsi dire créé à son image, à lui, afin d’y trouver un refuge contre les douloureuses réalités dont il avait horreur, et de ne s’entourer ainsi que d’êtres bons, intelligents, heureux et capables de répondre à toutes les nobles pensées qui lui devenaient pour ainsi dire de plus en plus vitales.

Ainsi, après bien des chagrins, M. Hardy, arrivé à la maturité de l’âge, possédant un ami sincère, une maîtresse digne de son amour, et se sachant certain de l’attachement passionné de ses ouvriers, avait donc rencontré, à l’époque de ce récit, toute la somme de félicité à laquelle il pouvait prétendre depuis la mort de sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. de Blessac, l’intime ami de M. Hardy, avait été longtemps digne de cette touchante et fraternelle affection ; mais l’on a vu par quel moyen diabolique le père d’Aigrigny et Rodin étaient parvenus à faire de M. de Blessac, jusqu’alors droit et sincère, l’instrument de leurs machinations.

Les deux amis, qui avaient un peu ressenti pendant la route la piquante vivacité du vent du nord, se réchauffaient à un bon feu allumé dans le petit salon de M. Hardy.

— Ah ! mon cher Marcel, je recommence décidément à vieillir, dit M. Hardy en souriant et s’adressant à M. de Blessac ; j’éprouve de plus en plus le besoin de revenir chez moi… Quitter mes habitudes me devient vraiment pénible, et je maudis tout ce qui m’oblige à sortir de cet heureux petit coin de terre.

— Et quand je pense, répondit M. de Blessac, ne pouvant s’empêcher de rougir légèrement, quand je pense, mon ami, que, pour moi, vous avez entrepris, il y a quelque temps, ce long voyage !…

— Eh bien !… mon cher Marcel, ne venez-vous pas de m’accompagner à votre tour dans une excursion qui, sans vous, eût été aussi ennuyeuse qu’elle a été charmante ?

— Mon ami, quelle différence ! j’ai contracté envers vous une dette que je ne pourrai jamais acquitter dignement.

— Allons donc ! mon bon Marcel… est-ce qu’entre nous il y a distinction du tien et du mien ? En fait de dévouement, est-ce qu’il n’est pas aussi doux, aussi bon, de donner que de recevoir ?

— Noble cœur… noble cœur !

— Dites heureux cœur… oh ! oui, bien heureux des dernières affections pour lesquelles il bat…

— Et qui, grand Dieu ! mériterait le bonheur ici-bas… si ce n’est vous, mon ami ?

— Ce bonheur, à qui le dois-je ? à ces affections que j’ai trouvées là, prêtes à me soutenir, lorsque, privé de l’appui de ma mère, qui était toute ma force, je me serais senti, j’avoue ma faiblesse, presque incapable de supporter l’adversité.

— Vous, mon ami, d’un caractère si ferme, si résolu pour faire le bien, vous que j’ai vu lutter avec autant d’énergie que de courage pour amener le triomphe d’une idée honnête et équitable ?

— Oui, mais plus j’avance dans ma carrière, plus les choses laides, honteuses, me causent d’aversion, et moins je me sens la force de les affronter.

— S’il le fallait, vous auriez plus de courage, mon ami.

— Mon bon Marcel, reprit M. Hardy avec une émotion douce et contenue, bien souvent je vous l’ai dit : mon courage, c’était ma mère. Voyez-vous, ami, lorsque j’arrivais auprès d’elle, le cœur déchiré par quelque horrible ingratitude, ou révolté par quelque fourberie sordide, et que, prenant mes deux mains entre ses mains vénérables, elle me disait de sa voix tendre et grave : « Mon cher enfant, c’est aux ingrats et aux fripons à être navrés ; plaignons les méchants ; oublions le mal ; ne songeons qu’au bien…, » alors, ami, mon cœur, douloureusement contracté, s’épanouissait à la sainte influence de cette parole maternelle, et chaque jour je trouvais auprès d’elle la force nécessaire pour recommencer le lendemain une lutte cruelle contre les tristes nécessités de ma condition ; heureusement, Dieu a voulu qu’après avoir perdu cette mère chérie, j’aie pu rattacher ma vie à ces affections sans lesquelles, je l’avoue, je me sentirais faible et désarmé, car vous ne sauriez croire, Marcel, l’appui, la force que je trouve en votre amitié.

— Ne parlons pas de moi, mon ami, reprit M. de Blessac en dissimulant son embarras. Parlons d’une autre affection presque aussi douce et aussi tendre que celle d’une mère.

— Je vous comprends, mon bon Marcel, reprit M. Hardy ; je n’ai rien pu vous cacher, puisque, dans une circonstance bien grave, j’ai eu recours aux conseils de votre amitié… Eh bien ! oui… je crois que chaque jour de ma vie augmente encore mon adoration pour cette femme, la seule que j’aie passionnément aimée, la seule que maintenant j’aimerai jamais… Et puis, enfin… faut-il tout vous dire ?… ma mère, ignorant ce que Marguerite était pour moi, m’a fait si souvent son éloge, que cela rend cet amour presque sacré à mes yeux.

— Et puis, il y a des rapports si étranges entre le caractère de madame de Noisy et le vôtre, mon ami… son idolâtrie pour sa mère, surtout !

— C’est vrai, Marcel, cette abnégation de Marguerite a souvent fait mon admiration et mon tourment… Que de fois elle m’a dit, avec sa franchise habituelle : « Je vous ai tout sacrifié ;… mais je vous sacrifierais à ma mère ! »

— Dieu merci ! mon ami, vous n’avez jamais à craindre de voir madame de Noisy exposée à cette lutte cruelle… Sa mère a depuis longtemps renoncé, m’avez-vous dit, à l’idée de retourner en Amérique, où M. de Noisy, parfaitement insouciant de sa femme, paraît fixé pour toujours… Grâce au discret dévouement de cette excellente femme qui a élevé Marguerite, votre amour est entouré du plus profond mystère ; qui pourrait le troubler à cette heure ?

— Rien ! oh ! rien…, s’écria M. Hardy, j’ai même presque des garanties de sa durée…

— Que voulez-vous dire… mon ami ?…

— Je ne sais pas si je dois vous faire part…

— Ai-je été indiscret… mon ami ?…

— Vous, mon cher Marcel… le pouvez-vous penser ? dit M. Hardy d’un ton de reproche amical, non ;… c’est que je n’aime à vous conter mes bonheurs que lorsqu’ils sont complets… et il manque quelque chose encore à la certitude de certain charmant projet…

Un domestique, entrant à ce moment, dit à M. Hardy :

— Monsieur, il y a là un vieux monsieur qui désire vous parler pour affaire très-pressée…

— Déjà !… dit M. Hardy avec une légère impatience. Vous permettez, mon ami ?…

Puis, à un mouvement que fit M. de Blessac pour se retirer dans une chambre voisine, M. Hardy reprit en souriant :

— Non, non, restez… votre présence hâtera l’entretien.

— Mais s’il s’agit d’affaires, mon ami ?

— Je les fais au grand jour, vous le savez…

Puis, s’adressant au domestique :

— Priez ce monsieur d’entrer.

— Le postillon demande s’il peut s’en aller ? dit le serviteur.

— Non, certes, il conduira M. de Blessac à Paris, qu’il attende.

Le domestique sortit et rentra aussitôt, introduisant Rodin, que M. de Blessac ne connaissait pas, sa trahison ayant été négociée par un autre intermédiaire.

— M. Hardy ? dit Rodin en saluant respectivement et en interrogeant tour à tour du regard les deux amis.

— C’est moi, monsieur, que voulez-vous ? répondit le fabricant avec bienveillance.

À l’aspect de ce vieil homme, humble et mal vêtu, il s’attendait à une demande de secours.

— Monsieur… François Hardy ? répéta Rodin, comme s’il eût voulu s’assurer de l’identité du personnage.

— J’ai eu l’honneur de vous dire que c’était moi, monsieur…

— J’aurais, monsieur, une communication particulière à vous faire, dit Rodin.

— Vous pouvez parler :… monsieur est mon ami, dit M. Hardy en montrant M. de Blessac.

— Mais… c’est à vous seul… que je désirerais parler, monsieur, reprit Rodin.

M. de Blessac allait se retirer, lorsque M. Hardy d’un coup d’œil le retint et dit à Rodin avec bonté, craignant que la présence d’un tiers le blessât, s’il avait une aumône à implorer :

— Monsieur, permettez-moi de vous demander si c’est pour vous ou pour moi que vous désirez le secret de cet entretien ?

— C’est pour vous… monsieur… absolument pour vous, répondit Rodin.

— Alors, monsieur, dit M. Hardy assez étonné, vous pouvez parler ;… je n’ai pas de secrets pour monsieur…

Après un moment de silence, Rodin reprit en s’adressant à M. Hardy :

— Monsieur… vous êtes digne, je le sais, du grand bien que l’on dit de vous… et, comme tel… vous méritez la sympathie de tout honnête homme.

— Je le crois… monsieur.

— Or, en honnête homme, je viens vous rendre un service.

— Et ce service… monsieur ?

— Je viens vous dévoiler une infâme trahison… dont vous avez été victime.

— Je crois que vous vous trompez, monsieur.

— J’ai les preuves de ce que j’avance.

— Les preuves ?

— Les preuves écrites… de la trahison que je viens dévoiler… je les ai là, répondit Rodin ; en un mot un homme que vous avez cru votre ami… vous a indignement trompé, monsieur.

— Et le nom de cet homme ?

— M. Marcel de Blessac, dit Rodin.

À ces mots, M. de Blessac tressaillit, devint livide, et resta foudroyé.

À peine put-il murmurer d’une voix altérée :

— Monsieur…

M. Hardy, sans regarder son ami, sans s’apercevoir de son trouble effrayant, le saisit par la main et lui dit vivement :

— Silence !… mon ami.

Puis l’œil étincelant d’indignation, et s’adressant à Rodin qu’il n’avait pas cessé de regarder en face, il lui dit d’un air de mépris écrasant :

— Ah !… vous accusez M. de Blessac ?

— Je l’accuse, répondit nettement Rodin.

— Le connaissez-vous ?

— Je ne l’ai jamais vu…

— Et que lui reprochez-vous ?… Et comment osez-vous dire qu’il m’a trahi ?

— Monsieur, deux mots, dit Rodin avec une émotion qu’il semblait contenir difficilement ; un homme d’honneur qui voit un autre homme d’honneur sur le point d’être égorgé par un scélérat, doit-il, oui ou non, crier au meurtre ?

— Oui, monsieur ; mais quel rapport…

— À mes yeux, monsieur, certaines trahisons sont aussi criminelles que des meurtres… et je viens me mettre entre le bourreau et la victime…

— Le bourreau ? la victime ? dit M. Hardy de plus en plus étonné.

— Vous connaissez sans doute l’écriture de M. de Blessac ? dit Rodin.

— Oui, monsieur…

— Lisez donc ceci…

Et Rodin tira de sa poche une lettre qu’il remit à M. Hardy.

Jetant alors seulement et pour la première fois les yeux sur M. de Blessac… le fabricant recula d’un pas… épouvanté de la pâleur mortelle de cet homme qui, pétrifié de honte, ne trouvait pas une parole, car il était loin d’avoir l’audacieuse effronterie de sa trahison.

— Marcel ! s’écria M. Hardy avec effroi et les traits bouleversés par ce coup imprévu. Marcel !… comme vous êtes pâle !… vous ne répondez pas !

— Marcel !… vous êtes M. de Blessac ! s’écria Rodin en feignant un étonnement douloureux. Ah ! monsieur… si j’avais su.

— Mais, vous n’entendez donc pas cet homme, Marcel ? s’écria M. Hardy. Il dit que vous m’avez trahi d’une manière infâme…

Et il saisit la main de M. de Blessac.

Cette main était glacée.

— Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… dit M. Hardy en se reculant avec horreur. Il ne répond rien… rien…

— Puisque je me trouve en face de M. de Blessac, reprit Rodin, je suis obligé de lui demander s’il ose nier avoir adressé plusieurs lettres rue du Milieu-des-Ursins, à Paris, sous le couvert de M. Rodin.

M. de Blessac resta muet.

M. Hardy, ne voulant pas encore croire à ce qu’il voyait, à ce qu’il entendait, ouvrit convulsivement la lettre que venait de lui remettre Rodin et en lut quelques lignes… entremêlant çà et là sa lecture d’exclamations qui peignaient sa douloureuse stupeur.

Il n’eut pas besoin d’achever la lettre pour se convaincre de l’horrible trahison de M. de Blessac.

M. Hardy chancela, un moment ses sens l’abandonnèrent… à cette horrible découverte, il se sentit pris de vertige, la tête lui tourna au premier regard qu’il jeta dans cet abîme d’infamie. L’abominable lettre tomba de ses mains tremblantes.

Mais bientôt l’indignation, le courroux, le mépris, succédant à cet accablement, il s’élança pâle, terrible sur M. de Blessac.

— Misérable !… s’écria-t-il en faisant un geste menaçant.

Puis, s’arrêtant au moment de frapper, il dit avec un calme effrayant :

— Non… ce serait souiller ma main…

Et il ajouta en se tournant vers Rodin, qui s’était avancé vivement pour s’interposer :

— Ce n’est pas la joue d’un infâme… que je dois souffleter ;… c’est votre loyale main que je dois serrer, monsieur ;… car vous avez eu le courage de démasquer un traître et un lâche.

— Monsieur ! s’écria M. de Blessac éperdu de honte, je suis à vos ordres… et…

Il ne put achever.

Un bruit de voix retentit derrière la porte, qui s’ouvrit violemment, et une femme âgée entra, malgré les efforts d’un domestique, en disant d’une voix altérée :

— Je vous dis qu’il faut qu’à l’instant je parle à votre maître…

À cette voix, à la vue de cette femme pâle, défaite, éplorée, M. Hardy oubliant M. de Blessac, Rodin, la trahison infâme, recula d’un pas, en s’écriant :

— Madame Duparc ! vous ici !… qu’y a-t-il ?

— Ah ! monsieur… un grand malheur…

— Marguerite !… s’écria M. Hardy d’une voix déchirante.

— Elle est partie !… monsieur…

— Partie !… reprit M. Hardy aussi terrifié que si la foudre eût éclaté à ses pieds. Marguerite est partie ! répéta-t-il.

— Tout est découvert. Sa mère l’a emmenée… il y a trois jours ! dit la malheureuse femme d’une voix défaillante.

— Partie… Marguerite… ça n’est pas vrai ! On me trompe…, s’écria M. Hardy.

Et sans rien entendre, éperdu, épouvanté, il se précipita hors de sa maison, courut à la remise, et sautant dans sa voiture, qui, attelée de chevaux de poste, attendait M. de Blessac, il dit au postillon :

— À Paris, ventre à terre !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Au moment où la voiture s’élançait rapide comme l’éclair sur la route de Paris, le vent assez violent apporta le bruit lointain du chant de guerre des Loups, qui s’avançaient en hâte vers la fabrique.





V


L’attaque.


Lorsque M. Hardy eut quitté la fabrique, Rodin, qui ne s’attendait pas d’ailleurs à ce brusque départ, regagna lentement son fiacre ; mais tout à coup, il s’arrêta un moment et tressaillit d’aise et de surprise, en voyant à quelque distance le maréchal Simon et son père se diriger vers une des ailes de la maison commune, car une circonstance fortuite avait jusqu’alors retardé l’entretien du père et fils.

— Très-bien ! dit Rodin, de mieux en mieux ; maintenant, pourvu que mon homme ait déniché et décidé cette petite Rose-Pompon !

Et Rodin se hâta d’aller rejoindre son fiacre.

À cet instant, le vent, qui continuait à s’élever, apporta jusqu’à l’oreille du jésuite le bruit plus rapproché du chant de guerre des Loups.

Après avoir un instant écouté attentivement cette rumeur lointaine, le pied sur le marchepied, Rodin dit en s’asseyant dans la voiture :

— À l’heure qu’il est, le digne Josué Van Dael de Java ne se doute guère qu’en ce moment ses créances sur le baron Tripeaud sont en train de devenir excellentes.

Et le fiacre reprit le chemin de la barrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plusieurs ouvriers, au moment de se rendre à Paris, pour porter la réponse de leurs camarades à d’autres propositions relatives aux sociétés secrètes, avaient eu besoin de conférer à l’écart avec le père du maréchal Simon ; de là le retard de sa conversation avec son fils.

Le vieil ouvrier, contre-maître de la fabrique, occupait deux belles chambres situées au rez-de-chaussée, à l’extrémité de l’une des ailes de la maison commune ; un petit jardin d’une quarantaine de toises, qu’il s’amusait à cultiver, s’étendait au-dessous des fenêtres ; la porte vitrée qui conduisait à ce parterre étant restée ouverte, laissait pénétrer les rayons déjà chauds du soleil de mars dans le modeste appartement où venaient d’entrer l’ouvrier en blouse et le maréchal de France en grand uniforme.

Alors, le maréchal, prenant les mains de son père entre les siennes, lui dit d’une voix si profondément émue que le vieillard en tressaillit :

— Mon père… je suis bien malheureux.

Et une expression pénible, jusqu’alors contenue, assombrit soudain la noble physionomie du maréchal.

— Toi… malheureux ? s’écria le père Simon avec inquiétude en se rapprochant.

— Je vous dirai tout, mon père…, répondit le maréchal d’une voix altérée, car j’ai besoin des conseils de votre inflexible droiture.

— En fait d’honneur, de loyauté, tu n’as de conseils à demander à personne !

— Si, mon père… vous seul pouvez me tirer d’une incertitude qui est pour moi une torture atroce.

— Explique-toi… je t’en conjure.

— Depuis quelques jours mes filles semblent contraintes, absorbées. Pendant les premiers moments de notre réunion, elles étaient folles de joie et de bonheur… Tout à coup cela a changé ; elles s’attristent de plus en plus… Hier encore j’ai surpris une larme dans leurs yeux ; alors, tout ému, je les ai serrées contre ma poitrine, les suppliant de me dire leur chagrin… Sans me répondre, elles ont jeté leurs bras autour de mon cou, et ont couvert mon visage de pleurs.

— Cela est étrange !… mais à quoi attribuer ce changement ?

— Quelquefois, je crains de ne pas leur avoir assez caché la douleur que me cause la mort de leur mère… et ces pauvres anges se désolent peut-être de se voir insuffisantes à mon bonheur. Pourtant, chose inexplicable ! elles semblent non-seulement comprendre, mais partager ma douleur… Hier encore, Blanche me disait :

« — Combien nous serions tous plus heureux encore si notre mère était avec nous ! »

— Elles partagent ta douleur, elles ne peuvent pas te la reprocher… La cause de leur chagrin n’est pas là.

— C’est ce que je me dis, mon père ; mais quelle est-elle ? Ma raison s’épuise en vain à la chercher. Que vous dirai-je ? Quelquefois je vais jusqu’à m’imaginer qu’un méchant démon s’est glissé entre mes enfants et moi… Cette idée est stupide, absurde, je le sais ; mais, que voulez-vous ?… lorsque de saines raisons vous manquent, on finit par se livrer aux suppositions les plus insensées.

— Qui peut vouloir se mettre entre tes filles et toi ?

— Personne… je le sais.

— Allons, Pierre, dit paternellement le vieil ouvrier, attends… prends patience, surveille, épie ces pauvres jeunes sœurs avec la sollicitude que je te sais, et tu découvriras, j’en suis sûr, quelque secret sans doute bien innocent.

— Oui, dit le maréchal en regardant fixement son père, oui, mais pour pénétrer ce secret… il ne faut pas les quitter…

— Pourquoi les quitterais-tu ? dit le vieillard, surpris de l’air sombre de son fils ; n’es-tu pas maintenant pour toujours auprès d’elle… auprès de moi ?

— Qui sait ? répondit le maréchal avec un soupir.

— Que dis-tu ?…

— Sachez d’abord, mon père, tous les devoirs qui me retiennent ici ;… vous saurez ensuite ceux qui pourraient m’éloigner de vous, de mes filles et de mon autre enfant…

— Quel enfant ?

— Le fils de mon vieil ami le prince indien…

— Djalma ? que lui arrive-t-il ?

— Mon père… il m’épouvante…

— Lui ?

Tout à coup une rumeur formidable, apportée par une violente rafale de vent, retentit au loin ; ce bruit était si imposant, que le maréchal s’interrompit et dit à son père :

— Qu’est-ce que cela ?

Après avoir un instant prêté l’oreille aux sourdes clameurs qui s’affaiblirent et passèrent avec la bouffée de vent, le vieillard répondit :

— Quelques chanteurs de barrières, avinés, qui courent la campagne.

— Cela ressemblait aux cris d’une foule nombreuse, reprit le maréchal.

Lui et son père écoutèrent de nouveau, le bruit avait cessé.

— Que me disais-tu ? reprit le vieil ouvrier ; que ce jeune Indien t’épouvantait ? Et pourquoi ?

— Je vous ai dit, mon père, sa folle et malheureuse passion pour mademoiselle de Cardoville.

— Et c’est cela qui t’effraye, mon fils ? dit le vieillard en regardant son fils avec surprise ; Djalma n’a que dix-huit ans… et à cet âge, un amour chasse l’autre.

— S’il s’agit d’un amour vulgaire, oui, mon père… Mais songez donc qu’à une beauté idéale, mademoiselle de Cardoville, vous le savez, joint le caractère le plus noble, le plus généreux… et que, par une suite de circonstances fatales, oh ! bien malheureusement fatales, Djalma a pu apprécier la rare valeur de cette belle âme.

— Tu as raison, ceci est plus grave que je ne le pensais.

— Vous n’avez pas l’idée des ravages que fait cette passion chez cet enfant ardent et indomptable ; quelquefois, à son abattement douloureux succèdent des entraînements d’une férocité sauvage. Hier, je l’ai surpris à l’improviste, l’œil sanglant, les traits contractés par la rage ; cédant à un accès de folle fureur, il criblait de coups de poignard un coussin de drap rouge, en s’écriant d’une voix haletante :

« — Ah !… du sang… j’ai son sang…

« — Malheureux ! lui dis-je, quel est cet emportement insensé ?

« — Je tue l’homme, » me répondit-il d’une voix sourde et d’un air égaré. C’est ainsi qu’il désigne le rival qu’il croit avoir.

— C’est en effet quelque chose de terrible qu’une telle passion… dans un pareil cœur, dit le vieillard.

— D’autres fois, reprit le maréchal, c’est contre mademoiselle de Cardoville que sa rage éclate ; d’autres fois, enfin, contre lui-même. J’ai été obligé de faire disparaître ses armes, car un homme venu de Java avec lui, et qui lui paraît fort attaché, m’a prévenu qu’il le soupçonnait d’avoir quelque pensée de suicide.

— Malheureux enfant !…

— Eh bien ! mon père, dit le maréchal Simon avec une profonde amertume, c’est au moment où mes filles, où cet enfant adoptif réclament toute ma sollicitude… que je suis peut-être à la veille de les abandonner…

— Les abandonner ?

— Oui… pour satisfaire à un devoir plus sacré peut-être que ceux qu’imposent l’amitié, la famille, dit le maréchal avec un accent à la fois si grave, si solennel, que son père, si profondément ému, s’écria :

— Mais ce devoir, quel est-il ?

— Mon père, dit le maréchal après être resté un instant pensif, qui m’a fait ce que je suis ? Qui m’a donné le titre de duc, le bâton de maréchal ?

— Napoléon…

— Pour vous, républicain austère, je le sais, il a perdu tout son prestige, lorsque de premier citoyen d’une république il s’est fait empereur.

— J’ai maudit sa faiblesse, dit tristement le père Simon ; le demi-dieu se faisait homme.

— Mais pour moi, mon père, pour moi, soldat, qui me suis toujours battu à ses côtés, sous ses yeux, pour moi qu’il a élevé des derniers rangs de l’armée jusqu’au premier, pour moi qu’il a comblé de bienfaits, d’affection, il a été plus qu’un héros… il a été un ami, et il y avait autant de reconnaissance que d’admiration dans mon idolâtrie pour lui. Exilé… j’ai voulu partager son exil ; on m’a refusé cette grâce ; alors j’ai conspiré, alors j’ai tiré l’épée contre ceux qui avaient dépouillé son fils de la couronne que la France lui avait donnée.

— Et, dans ta position, tu as bien agi… Pierre ;… sans partager ton admiration, j’ai compris ta reconnaissance… projets d’exil, conspiration, j’ai tout approuvé… tu le sais.

— Eh bien ! cet enfant déshérité, au nom duquel j’ai conspiré il y a dix-sept ans, est maintenant capable de tenir l’épée… de son père…

— Napoléon II ! s’écria le vieillard en regardant son fils avec une surprise et une anxiété extrêmes ; le roi de Rome !

— Roi ? non, il n’est plus roi… Napoléon ? non, il ne s’appelle plus Napoléon ; ils lui ont donné je ne sais quel nom autrichien ;… car l’autre nom leur faisait peur… Tout leur fait peur… Aussi… savez-vous ce qu’ils en font du fils de l’empereur ?… reprit le maréchal avec une exaltation douloureuse ; ils le torturent… ils le tuent lentement…

— Qui t’a dit ?…

— Oh ! quelqu’un qui le sait… et qui a dit vrai, trop vrai… Oui, le fils de l’empereur lutte de toutes ses forces contre une mort précoce ; les yeux tournés vers la France… il attend… il attend… et personne ne vient ;… personne… non… Parmi tous ces hommes que son père a faits aussi grands qu’ils étaient petits… pas un, non, pas un ne songe à cet enfant sacré qu’on étouffe et qui… meurt…

— Et toi… tu y songes…

— Oui ; mais pour y songer il a fallu que je sache… oh ! à n’en point douter, car ce n’est pas à la même source que j’ai pris tous mes renseignements, il a fallu que je sache que le sort cruel de cet enfant… à qui j’ai aussi prêté serment, moi ; car un jour, je vous l’ai dit, l’empereur, fier et tendre père, me le montrant dans son berceau, m’a dit :

« — Mon vieil ami, tu seras au fils comme tu as été au père ; car, qui nous aime… aime notre France… »

— Oui… je le sais… bien des fois tu m’as rappelé ces paroles, et comme toi… j’ai été ému…

— Eh bien ! mon père, si, instruit de ce que souffre le fils de l’empereur, j’avais vu… et vu avec certitude, les preuves les plus évidentes que l’on ne m’abusait pas, si j’avais vu une lettre d’un haut personnage de la cour de Vienne qui offrait à un homme fidèle au culte de l’empereur les moyens d’entrer en relation avec le roi de Rome… et peut-être de l’enlever à ses bourreaux…

— Et ensuite, dit l’artisan en regardant fixement son fils, une fois Napoléon II libre ?

— Ensuite !… s’écria le maréchal.

Puis il dit au vieillard d’une voix contenue :

— Voyons, mon père, croyez-vous la France insensible aux humiliations qu’elle endure ?… Croyez-vous le souvenir de l’empereur éteint ?… Non, non, c’est surtout dans ces jours d’abaissement pour le pays que son nom sacré est invoqué tout bas… Que serait-ce donc, si ce nom glorieux apparaissait à la frontière, revivant dans son fils ? Croyez-vous que le cœur de la France entière ne battrait pas pour lui ?

— C’est une conspiration… contre le gouvernement actuel… avec Napoléon II pour drapeau, reprit l’ouvrier ; c’est grave.

— Mon père, je vous ai dit que j’étais bien malheureux ; eh bien ! jugez-en…, s’écria le maréchal. Non-seulement je me demande si je dois abandonner mes enfants et vous pour me jeter dans les hasards d’une entreprise aussi audacieuse ;… mais je me demande… si je ne suis pas engagé envers le gouvernement actuel, qui, en reconnaissant mon titre et mon grade, ne m’a pas accordé de faveur… mais enfin m’a rendu justice… Que dois-je faire ? Abandonner tout ce que j’aime, ou rester insensible aux tortures du fils de l’empereur… de l’empereur à qui je dois tout… à qui j’ai juré personnellement fidélité, et pour lui et pour son enfant ? Dois-je perdre cette unique occasion de le sauver peut-être ? ou bien dois-je conspirer pour lui ?… Dites-moi si je m’exagère ce que je dois à la mémoire de l’empereur… Dites, mon père, décidez ; pendant une nuit d’insomnie, j’ai tâché de démêler au milieu de ce chaos la ligne prescrite par l’honneur… Je n’ai fait que marcher d’indécisions en indécisions… Vous seul, mon père, je le répète, vous seul… vous pouvez me guider.

Après être resté quelques moments pensif, le vieillard allait répondre à son fils lorsque quelqu’un, après avoir traversé le petit jardin en courant, ouvrit la porte du rez-de-chaussée et entra éperdu dans la chambre où se tenaient le maréchal Simon et son père.

C’était Olivier, le jeune ouvrier qui avait pu s’échapper du cabaret du village où s’étaient rassemblés les Loups.

— M. Simon… M. Simon…, cria-t-il pâle et haletant, les voilà… ils arrivent… ils vont attaquer la fabrique.

— Qui cela ?… s’écria le vieillard en se levant brusquement.

— Les Loups, quelques compagnons carriers et tailleurs de pierre, auxquels se sont joints sur la route une foule de gens des environs et des rôdeurs de barrières. Tenez, les entendez-vous ?… ils crient : Mort aux Dévorants !

En effet, les clameurs approchaient de plus en plus distinctes.

— C’était le bruit que j’avais entendu tout à l’heure, dit le maréchal en se levant à son tour.

— Ils sont plus de deux cents, M. Simon, dit Olivier ; ils sont armés de pierres, de bâtons, et, par malheur, la plupart des ouvriers de la fabrique sont à Paris. Nous ne sommes que quarante ici en tout ; les femmes et les enfants se sauvent déjà dans les chambres en poussant des cris d’effroi. Les entendez-vous ?…

En effet, le plafond retentissait sous des piétinements précipités.

— Est-ce que cette attaque serait sérieuse ? dit le maréchal à son père, qui paraissait de plus en plus inquiet.

— Très-sérieuse, dit le vieillard ; il n’y a rien de plus terrible que les rixes de compagnonnage, et, de plus, on met depuis quelque temps tout en œuvre pour irriter les gens des environs contre la fabrique.

— Si vous êtes si inférieurs en nombre, dit le maréchal, il faut d’abord bien barricader toutes les portes… et ensuite…

Il ne put achever.

Une explosion de cris forcenés fit trembler les vitres de la chambre, et éclata si proche et avec tant de force, que le maréchal, son père et le jeune ouvrier sortirent aussitôt dans le petit jardin, borné d’un côté par un mur assez élevé qui donnait sur les champs.

Soudain, et alors que les cris redoublaient de violence, une grêle de pierres et de cailloux énormes, destinés à casser les vitres des fenêtres de la maison, défoncèrent quelques croisées du premier étage, ricochèrent sur le mur et tombèrent dans le jardin, autour du maréchal et de son père.

Fatalité ! le vieillard, atteint à la tête par une grosse pierre, chancela… se pencha en avant et s’affaissa, tout sanglant, entre les bras du maréchal Simon, au moment où retentissaient au dehors, avec une furie croissante, les cris sauvages de bataille et mort aux Dévorants  !




VI


Les Loups et les Dévorants.


C’était chose effrayante à évoquer cette foule déchaînée, dont les premières hostilités venaient d’être si funestes au père du maréchal Simon.

Une aile de la maison commune, où venait aboutir de ce côté le mur du jardin, donnait sur les champs ; c’est par là que les Loups avaient commencé leur attaque.

La précipitation de la marche, les stations que la troupe venait de faire à deux cabarets de la route, l’ardente impatience de la lutte qui s’approchait, avaient de plus en plus animé ces hommes d’une exaltation farouche.

Leur première décharge de pierres lancée, la plupart des assaillants cherchaient à terre de nouvelles munitions ; les uns, pour s’approvisionner plus à l’aise, tenaient leurs bâtons entre leurs dents ; d’autres les avaient déposés le long du mur ; çà et là aussi plusieurs groupes se formaient tumultueusement autour des principaux meneurs de la bande ; les mieux vêtus de ces hommes portaient des blouses ou des bourgerons et des casquettes, d’autres étaient presque couverts de haillons, car, nous l’avons dit, un assez grand nombre de rôdeurs de barrières et de gens sans aveu, à figures sinistres et patibulaires, s’étaient joints, bon gré mal gré, à la troupe des Loups ; quelques femmes hideuses, déguenillées, qui semblent toujours surgir sur les pas de ces misérables, les accompagnaient, et par leurs cris, par leurs provocations, excitaient encore les esprits enflammés ; l’une d’entre elles, grande, robuste, au teint empourpré, à l’œil aviné, à la bouche édentée, était coiffée d’une marmotte, d’où s’échappaient des cheveux jaunâtres en broussailles ; elle portait sur sa robe en guenilles un vieux tartan brun, croisé sur sa poitrine et noué derrière son dos. Cette mégère semblait possédée de rage. Elle avait relevé ses manches à demi déchirées ; d’une main, elle brandissait un bâton ; de l’autre, elle tenait une grosse pierre, ses compagnons l’appelaient Ciboule.

L’horrible créature criait d’une voix rauque :

— Je veux me mordre avec les femmes de la fabrique ; j’en veux faire saigner…

Ces mots féroces étaient accueillis par les applaudissements de ses compagnons et par des cris sauvages de : vive Ciboule ! qui l’excitaient jusqu’au délire.

Parmi les autres meneurs était un petit homme sec, pâle, à mine de furet, à la barbe noire en collier ; il portait une calotte grecque écarlate, et sa longue blouse neuve laissait voir un pantalon de drap très-propre et des bottes fines. Évidemment cet homme était d’une condition différente de celle des autres gens de la troupe : c’était surtout lui qui prêtait les propos les plus irritants et les plus insultants aux ouvriers de la fabrique contre les habitants des environs ; il criait beaucoup, mais il ne portait ni pierre ni bâton. Un homme à figure pleine, colorée, et dont la formidable voix de basse-taille semblait appartenir à un chantre d’église, lui dit :

— Tu ne veux donc pas faire feu sur ces chiens d’impies, qui sont capables d’attirer le choléra dans le pays, comme a dit M. le curé ?

— Je ferai feu… mieux que toi, répondit le petit homme à mine de furet, avec un sourire singulier et sinistre.

— Et avec quoi feras-tu feu ?

— Avec cette pierre, probablement, dit le petit homme en ramassant un gros caillou.

Mais, au moment où il se baissait, un sac assez gonflé, mais très-léger, qu’il paraissait tenir attaché sous sa blouse, tomba.

— Tiens, tu perds ton sac et tes quilles ? dit l’autre. Ça ne paraît guère lourd…

— C’est des échantillons de laine, répondit l’homme à mine de furet, en ramassant précipitamment le sac et en le plaçant sous sa blouse.

Puis il ajouta :

— Mais attention, je crois que voilà le carrier qui parle.

En effet, celui qui exerçait sur cette foule irritée l’ascendant le plus complet était le terrible carrier ; sa taille gigantesque dominait tellement la multitude, que l’on apercevait toujours sa grosse tête, coiffée d’un mouchoir rouge en lambeaux, et ses épaules d’Hercule, couvertes d’une peau de bique fauve, s’élever au-dessus du niveau de cette foule sombre, fourmillante, et seulement piquée çà et là de quelques bonnets de femmes comme d’autant de points blancs.

Voyant à quel degré d’exaspération arrivaient les esprits, le petit nombre d’ouvriers honnêtes, mais égarés, qui s’étaient laissés entraîner dans cette dangereuse entreprise sous prétexte d’une querelle de compagnonnage, redoutant les suites de la lutte, essayèrent, mais trop tard, d’abandonner le gros de la troupe ; serrés de près, et pour ainsi dire encadrés au milieu des groupes les plus hostiles, craignant de passer pour lâches ou d’être en butte aux mauvais traitements du plus grand nombre, ils se résignèrent à attendre un moment plus favorable pour s’échapper.

Aux cris sauvages qui avaient accompagné la première décharge de pierres succédait un profond silence, réclamé par la voix de stentor du carrier.

— Les Loups ont hurlé, s’écria-t-il, il faut attendre et voir comment les Dévorants vont répondre et engager la bataille.

— Il faut les attirer tous hors de leur fabrique et livrer le combat dans un champ neutre, dit le petit homme à mine de furet, qui semblait être le légiste de la bande ; sans cela… il y aurait violation de leur domicile.

— Violer !… Et qu’est-ce que ça nous fait à nous, de violer ?… cria l’horrible mégère surnommée Ciboule ; dehors ou dedans, il faut que je m’arrache avec les fouineuses de la fabrique.

— Oui, oui, crièrent d’autres hideuses créatures aussi déguenillées que Ciboule, il ne faut pas que tout soit pour les hommes.

— Nous voulons faire aussi notre coup !

— Les femmes de la fabrique disent que toutes les femmes des environs sont des ivrognesses et des coureuses, cria le petit homme à mine de furet.

— Bon, ça leur sera payé.

— Il faut que les femmes s’en mêlent !

— Ça nous regarde.

— Puisqu’elles font les chanteuses dans leur maison commune, s’écria Ciboule, nous leur apprendrons l’air de Au secours… on m’assassine !

Cette plaisanterie fut accueillie par des cris, des huées, des trépignements forcenés, auxquels la voix de stentor du carrier mit un terme en criant :

— Silence !

— Silence !… silence ! répondit la foule, écoutez le carrier.

— Si les Dévorants sont assez capons pour ne pas oser sortir après une seconde volée de pierres, voilà là-bas une porte ;… nous l’enfoncerons, et nous irons les traquer dans leurs trous.

— Il faudrait mieux les attirer dehors pour la bataille, et qu’il n’en restât aucun dans l’intérieur de la fabrique…, dit le petit homme à mine de furet, qui semblait avoir une arrière-pensée.

— On se bat où on peut, cria le carrier d’une voix tonnante ; pourvu qu’on se croche… tout va… On se peignerait sur le chaperon d’un toit, ou sur la crête d’un mur, n’est-ce pas, mes Loups ?

— Oui !… oui ! dit la foule électrisée par ces paroles sauvages ; s’ils ne sortent pas… entrons de force.

— On le verra, leur palais !

— Ces païens n’ont pas seulement une chapelle, dit la voix de basse-taille, M. le curé les a damnés.

— Pourquoi donc qu’ils auraient un palais et nous des chenils ?

— Les ouvriers de M. Hardy prétendent que des chenils, c’est encore trop bon pour des canailles comme vous, cria le petit homme à mine de furet.

— Oui !… oui ! ils l’ont dit.

— Alors, on brisera tout chez eux !

— On démolira leur bazar.

— On enverra la maison par les fenêtres.

— Et, après avoir fait chanter les fouineuses qui font les bégueules, s’écria Ciboule, on les fera danser à coups de pierre sur la tête.

— Allons… les Loups, attention, cria le carrier d’une voix de stentor, encore une décharge, et si les Dévorants ne sortent pas… à bas la porte !

Cette motion fut accueillie avec des hurlements d’une ardeur farouche, et le carrier, dont la voix dominait le tumulte, cria de tous ses poumons herculéens :

— Attention !… les Loups… pierre en main… et ensemble… Y êtes-vous ?

— Oui !… oui !… nous y sommes…

— Joue !… feu…

Et pour la seconde fois, une nuée de pierres et de cailloux énormes alla s’abattre sur la façade de la maison commune qui donnait sur les champs ; une partie de ces projectiles brisa les carreaux qui avaient été épargnés lors de la première volée ; au bruit sonore et aigu des vitres cassées se joignirent ces cris féroces, poussés à la fois, et comme un chœur formidable, par cette foule enivrée de ses propres excès :

— Bataille… et mort aux Dévorants !

Mais bientôt ces cris devinrent frénétiques, lorsqu’à travers les fenêtres défoncées les assaillants aperçurent des femmes qui passaient et repassaient, courant, épouvantées, les unes emportant des enfants, d’autres levant les bras au ciel en criant au secours ; d’autres enfin, plus hardies, s’avançant en dehors des fenêtres, afin de tâcher de fermer les persiennes.

— Ah ! voilà les fourmis qui déménagent ! s’écria Ciboule en se baissant pour ramasser une pierre, faut les aider à coup de cailloux !

Et la pierre, lancée par la main virile et assurée de la mégère, alla frapper une malheureuse femme qui, penchée sur la plinthe de la croisée, tentait d’attirer un volet à soi.

— Touché… j’ai mis dans le blanc…, cria la hideuse créature.

— T’es bien nommée, Ciboule… tu touches à la boule, dit une voix.

— Vive Ciboule !

— Sortez donc ! eh ! les Dévorants, si vous l’osez !

— Eux qui ont dit cent fois que les gens des environs étaient trop lâches pour venir seulement regarder leur maison, dit le petit homme à mine de furet.

— Et à cette heure ils canent !

— Ils ne veulent pas sortir, s’écria le carrier d’une voix de tonnerre, allons les fumer !

— Oui… Oui.

— Allons enfoncer la porte…

— Faudra bien que nous les trouvions.

— Allons… allons…

Et la foule, le carrier en tête, non loin duquel marchait Ciboule, brandissant un bâton, s’avançait en tumulte, vers une grande porte assez peu éloignée.

Le terrain sonore trembla sous le piétinement précipité du rassemblement, qui alors ne criait plus ; ce bruit confus, mais pour ainsi dire souterrain, semblait peut-être plus sinistre encore que les cris forcenés.

Les Loups arrivèrent bientôt en face de cette porte en chêne massif.

Au moment où le carrier levait un formidable marteau de tailleur de pierres sur l’un des battants… ce battant s’ouvrit brusquement.

Quelques-uns des assaillants les plus déterminés allaient se précipiter par cette entrée ; mais le carrier se recula en étendant les bras, comme pour modérer cette ardeur et imposer silence aux siens ; alors ceux-ci se groupèrent et s’entassèrent autour de lui.

La porte entr’ouverte laissait apercevoir un gros d’ouvriers, malheureusement peu nombreux, mais dont la contenance annonçait la résolution ; ils s’étaient armés à la hâte de fourches, de pinces de fer, de bâtons ; Agricol, placé à leur tête, tenait à la main son lourd marteau de forgeron.

Le jeune ouvrier était très-pâle ; on voyait, au feu de ses prunelles, à sa physionomie provocante, à son assurance intrépide, que le sang de son père bouillait dans ses veines, et qu’il pouvait, dans une lutte pareille, devenir terrible. Pourtant il parvint à se contenir, et dit au carrier d’une voix ferme :

— Que voulez-vous ?

— Bataille ! cria le carrier d’une voix tonnante.

— Oui… oui… bataille !… répéta la foule.

— Silence !… mes Loups !… cria le carrier en se retournant et en étendant sa large main vers la multitude.

Puis s’adressant à Agricol :

— Les Loups viennent demander bataille…

— Contre qui ?

— Contre les Dévorants.

— Il n’y a pas ici de Dévorants, répondit Agricol : il y a des ouvriers tranquilles… retirez-vous…

— Eh bien ! voici des Loups qui mangeront les ouvriers tranquilles.

— Les Loups ne mangeront personne, dit Agricol en regardant en face le carrier qui se rapprochait de lui d’un air menaçant, et les Loups ne feront peur qu’aux petits enfants.

— Ah !… tu crois ? dit le carrier avec un ricanement féroce.

Puis, soulevant son lourd marteau de tailleur de pierre, il le mit pour ainsi dire sous le nez d’Agricol en lui disant :

— Et ça, c’est pour rire ?

— Et ça ? reprit Agricol, qui, d’un mouvement rapide, heurta et repoussa vigoureusement de son marteau de forgeron le marteau du tailleur de pierre.

— Fer contre fer… marteau contre marteau, ça me va, dit le carrier.

— Il ne s’agit pas de ce qui vous va, répondit Agricol en se contenant à peine, vous avez brisé nos fenêtres, épouvanté nos femmes, et blessé… peut-être à mort… le plus vieil ouvrier de la fabrique, qui en cet instant est entre les bras de son fils (et la voix d’Agricol s’altéra malgré lui) ; c’est assez, je crois.

— Non ! les Loups ont plus faim que ça, répondit le carrier, il faut que vous sortiez d’ici… tas de capons… et que vous veniez là, dans la plaine, faire bataille.

— Oui ! oui ! bataille !… qu’ils sortent !… cria la foule hurlant, sifflant, agitant ses bâtons et rétrécissant encore en se bousculant le petit espace qui la séparait de la porte.

— Nous ne voulons pas de la bataille, répondit Agricol ; nous ne sortirons pas de chez nous ; mais si vous avez le malheur de passer ceci (et Agricol, jetant sa casquette sur le sol, y appuya son pied d’un air intrépide), oui, si vous passez ceci, alors vous nous attaquerez chez nous… et vous répondrez de tout ce qui arrivera.

— Chez toi ou ailleurs, nous aurons bataille ; les Loups veulent manger les Dévorants !… Tiens, voilà ton attaque ! s’écria le sauvage carrier en levant son marteau sur Agricol.

Mais celui-ci, se jetant de côté par une brusque retraite de corps, évita le coup et lança son marteau droit dans la poitrine du carrier qui trébucha un moment, mais qui, bientôt raffermi sur ses jambes, se rua sur Agricol avec fureur, en criant :

— À moi les Loups !





VII


Le retour.


Dès que la lutte fut engagée entre Agricol et le carrier, la mêlée devint terrible, ardente, implacable ; un flot d’assaillants, suivant les pas du carrier, se précipita par cette porte avec une irrésistible furie ; d’autres, ne pouvant traverser cette presse effroyable, où les plus impétueux culbutaient, étouffaient, broyaient les moins ardents, firent un assez long détour, allèrent briser un treillis à claire-voie appuyé d’une haie, et prirent pour ainsi dire les ouvriers de la fabrique entre deux feux ; les uns résistaient courageusement ; d’autres voyant Ciboule, suivie de quelques-unes de ses horribles compagnes et de plusieurs rôdeurs de barrières à figures sinistres, monter en hâte dans la maison commune, où s’étaient réfugiés les femmes et les enfants, se jetèrent à la poursuite de cette bande ; mais quelques compagnons de la mégère ayant fait volte-face et vigoureusement défendu l’entrée de l’escalier contre les ouvriers, Ciboule, trois ou quatre de ses pareilles, et autant d’hommes non moins ignobles, purent se ruer dans plusieurs chambres, les uns pour piller, les autres pour tout briser…

Une porte, ayant d’abord résisté à leurs efforts, fut bientôt enfoncée ; Ciboule se précipita dans l’appartement son bâton à la main, échevelée, furieuse, enivrée par le bruit et par le tumulte. Une belle jeune fille (c’était Angèle), qui semblait vouloir défendre seule l’entrée d’une chambre, se jeta à genoux, pâle, suppliante, les mains jointes, en s’écriant :

— Ne faites pas de mal à ma mère !

— Je t’étrennerai d’abord, et puis ta mère après, cria l’horrible femme en se jetant sur la malheureuse enfant et tâchant de lui labourer le visage avec ses ongles, pendant que les rôdeurs de barrières brisaient la glace, la pendule, à coups de bâton, et que les autres s’emparaient de quelques hardes.

Angèle poussait des cris douloureux en se débattant contre Ciboule, et tâchait toujours de défendre la pièce où s’était réfugiée sa mère, qui, penchée en dehors de la fenêtre, appela Agricol à son secours.

Le forgeron était de nouveau aux prises avec le terrible carrier. Dans cette lutte corps à corps, leurs marteaux étaient devenus inutiles ; l’œil sanglant, les dents serrées, poitrine contre poitrine, enlacés, noués l’un à l’autre comme deux serpents, ils faisaient des efforts inouïs pour se renverser ; Agricol courbé tenait sous son bras droit le jarret gauche du carrier, étant parvenu à lui saisir ainsi la jambe en parant un coup de pied furieux ; mais telle était la force herculéenne du chef des Loups, que quoiqu’il fût arc-bouté sur une seule jambe il demeurait inébranlable comme une tour. De la main qu’il avait de libre (l’autre était serrée par Agricol comme dans un étau), il tâchait, par des coups de poing portés en dessous, de briser la mâchoire du forgeron qui, la tête baissée, appuyait son front sur le creux de la poitrine de son adversaire.

— Le Loup va casser les dents au Dévorant, qui ne dévorera plus rien, dit le carrier.

— Tu n’es pas un vrai Loup, répondit le forgeron en redoublant d’efforts ; les vrais Loups sont de braves compagnons qui ne se mettent pas dix contre un…

— Vrai ou faux, je te casserai les dents.

— Et moi la patte.

Ce disant, le forgeron imprima un mouvement si violent à la jambe du carrier, que celui-ci poussa un cri de douleur atroce, et avec la rage d’une bête féroce, allongeant brusquement la tête, il parvint à mordre Agricol sur le côté du cou.

À cette morsure aiguë, le forgeron fit un mouvement qui permit au carrier de dégager sa jambe ; alors, par un effort surhumain, il se précipita de tout son poids sur Agricol, le fit chanceler, trébucher et tomber sous lui.

À ce moment, la mère d’Angèle, penchée à une des fenêtres de la maison commune, s’écria d’une voix déchirante :

— Au secours, M. Agricol… on tue ma fille !

— Laisse-moi… et foi d’homme… nous nous battrons demain… quand tu voudras, dit Agricol d’une voix haletante.

— Pas de réchauffé… je mange chaud, répondit le carrier.

Et saisissant le forgeron à la gorge, d’une de ses mains formidables, il tâcha de lui mettre le genou sur la poitrine.

— Au secours !… on tue ma fille ! criait la mère d’Angèle d’une voix éperdue.

— Grâce !… je te demande grâce !… Laisse-moi aller…, dit Agricol en faisant des efforts inouïs pour échapper à son adversaire.

— J’ai trop faim, répondit le carrier.

Agricol, exaspéré par la terreur que lui causait le danger d’Angèle, redoublait d’efforts, lorsque le carrier se sentit saisir à la cuisse par des crocs aigus, et, au même instant, il reçut trois ou quatre coups de bâton sur la tête, assénés d’une main vigoureuse.

Il lâcha prise… et il tomba étourdi sur un genou et sur une main, tâchant de parer les coups qu’on lui portait, et qui cessèrent dès qu’Agricol fut délivré.

— Mon père… vous me sauvez… Pourvu que pour Angèle il ne soit pas trop tard ! s’écria le forgeron en se relevant.

— Cours… va… ne t’occupe pas de moi, répondit Dagobert.

Et Agricol se précipita vers la maison commune.

Dagobert, accompagné de Rabat-Joie, était venu, ainsi qu’on l’a dit, conduire les filles du maréchal Simon auprès de leur grand-père. Arrivant au milieu du tumulte, le soldat avait rallié quelques ouvriers afin de défendre l’entrée de la chambre où le père du maréchal avait été porté expirant, et c’est de ce poste que le soldat avait vu le danger d’Agricol.

Bientôt, un autre flot de la mêlée sépara Dagobert du carrier, resté pendant quelques instants sans connaissance.

Agricol, arrivé en deux bonds à la maison commune, était parvenu à renverser les hommes qui défendaient l’escalier, et à se précipiter dans le corridor sur lequel s’ouvrait la chambre d’Angèle.

Au moment où il arriva, la malheureuse enfant défendait machinalement son visage de ses deux mains contre Ciboule qui, acharnée sur elle comme une hyène sur sa proie, tâchait de la dévisager.

Se précipiter sur l’horrible mégère, la saisir par sa crinière jaunâtre avec une vigueur irrésistible, la renverser en arrière et l’étendre ensuite sur le dos d’un violent coup de talon de botte dans la poitrine, tout ceci fut fait par Agricol avec la rapidité de la pensée.

Ciboule, rudement atteinte, mais exaspérée par la rage, se releva aussitôt ; à cet instant quelques ouvriers accourus sur le pas d’Agricol purent lutter avec avantage, et pendant que le forgeron relevait Angèle à moitié évanouie et la portait dans la chambre voisine, Ciboule et sa bande furent chassées de cette partie de la maison.

Après le premier feu de l’attaque, le très-petit nombre de véritables Loups, comme disait Agricol, qui, honnêtes ouvriers d’ailleurs, avaient eu la faiblesse de se laisser entraîner dans cette entreprise sous prétexte d’une querelle de compagnonnage, voyant les excès que commençaient à commettre les gens sans aveu dont ils avaient été accompagnés presque malgré eux, ces braves Loups, disons-nous, se rangèrent brusquement du côté des Dévorants.

— Il n’y a plus ici de Loups et de Dévorants ! avait dit un des Loups les plus déterminés à Olivier, avec lequel il venait de se battre rudement et loyalement, il n’y a maintenant que d’honnêtes ouvriers qui doivent s’unir pour taper sur un tas de brigands qui ne sont venus ici que pour briser et piller.

— Oui…, reprit un autre, c’est malgré nous qu’on a commencé par casser les carreaux de votre maison.

— C’est le carrier qui a mis tout en branle…, dit un autre, les vrais Loups le renient ; il aura son compte.

— Tous les jours on se peigne dru… mais on s’estime[11].

Cette défection d’une partie des assaillants, malheureusement partie bien minime, donna cependant un nouvel élan aux ouvriers de la fabrique, et tous, Loups et Dévorants, quoique bien inférieurs en nombre, s’unirent contre les rôdeurs de barrières et autres vagabonds qui préludaient à des scènes déplorables.

Une bande de ces misérables, surexcitée et entraînée par le petit homme à mine de furet, secret émissaire du baron Tripeaud, se portait en masse aux ateliers de M. Hardy.

Alors commença une dévastation lamentable : ces gens, frappés de vertige par la rage de la destruction, brisèrent sans pitié des machines du plus grand prix, des métiers d’une délicatesse extrême ; des objets à demi fabriqués furent impitoyablement détruits ; une émulation sauvage exaltant ces barbares, ces ateliers, naguère modèle d’ordre et d’économie de travail, n’offrirent plus bientôt que des débris ; les cours furent jonchées d’objets de toutes sortes que l’on jetait par les fenêtres avec des cris féroces, avec des éclats de rire farouches. Puis, toujours grâce aux incitations du petit homme à mine de furet, les livres de commerce de M. Hardy, ces archives industrielles si indispensables au commerçant, furent jetés au vent, lacérés, foulés aux pieds par une espèce de ronde infernale composée de tout ce qu’il y avait de plus impur dans ce rassemblement, hommes et femmes, sordides, déguenillés, sinistres, qui s’étaient pris par la main et tournoyaient en poussant d’horribles clameurs.

Contraste étrange et douloureux ! Au bruit étourdissant de ces horribles scènes de tumulte et de dévastation, une scène d’un calme imposant et lugubre se passait dans la chambre du père du maréchal Simon, à laquelle veillaient quelques hommes dévoués.

Le vieil ouvrier était étendu sur son lit, la tête enveloppée d’un bandeau qui laissait voir ses cheveux blancs ensanglantés ; ses traits étaient livides, sa respiration oppressée, ses yeux fixes presque sans regard.

Le maréchal Simon, debout au chevet du lit, courbé sur son père, épiait avec une angoisse désespérée le moindre signe de connaissance du moribond… dont un médecin tâtait le pouls défaillant.

Rose et Blanche, amenées par Dagobert, étaient agenouillées devant le lit, les mains jointes, les yeux baignés de larmes ; un peu plus loin, à demi caché dans l’ombre de la chambre, car les heures s’étaient écoulées et la nuit arrivait, se tenait Dagobert, les bras croisés sur sa poitrine, les traits douloureusement contractés.

Il régnait dans cette pièce un silence profond, solennel, interrompu çà et là par les sanglots étouffés de Rose et de Blanche, ou par les aspirations pénibles du père Simon.

Les yeux du maréchal étaient secs, sombres et ardents ;… il ne les détachait de la figure de son père que pour interroger le médecin du regard.

Il y a des fatalités étranges…

Ce médecin était M. Baleinier.

La maison de santé du docteur se trouvant assez proche de la barrière la plus voisine de la fabrique, et étant renommée dans les environs, c’est chez lui qu’on avait d’abord couru pour chercher des secours.

Tout à coup, le docteur Baleinier fit un mouvement ; le maréchal Simon, qui ne le quittait pas des yeux, s’écria :

— De l’espoir !…

— Du moins, M. le duc, le pouls se ranime un peu…

— Il est sauvé ! dit le maréchal.

— Pas de fausses espérances, M. le duc, répondit gravement le docteur, le pouls se ranime ;… c’est l’effet de violents topiques que j’ai fait appliquer aux pieds ;… mais je ne sais quelle sera l’issue de cette crise…

— Mon père ! mon père ! m’entendez-vous ? s’écria le maréchal en voyant le vieillard faire un léger mouvement de tête et agiter faiblement ses paupières.

En effet, bientôt il ouvrit les yeux ;… cette fois l’intelligence y brillait.

— Mon père… tu vis… tu me reconnais ! s’écria le maréchal ivre de joie et d’espérance.

— Pierre… tu es là ?… dit le vieillard d’une voix faible, ta main… donne…

Et il fit un léger mouvement.

— La voilà… mon père…, s’écria le maréchal en serrant la main du vieillard dans la sienne.

Puis, cédant à un mouvement d’ivresse involontaire, il se précipita sur son père, et couvrit ses mains, sa figure, ses cheveux, de baisers en s’écriant :

— Il vit !… mon Dieu !… il vit !… Il est sauvé !…

À cet instant, les cris de la lutte qui s’engageait de nouveau entre les vagabonds, les Loups et les Dévorants, arrivèrent aux oreilles du moribond.

— Ce bruit !… bruit !… dit-il, on se bat donc ?…

— Cela s’apaise… je crois… dit le maréchal pour ne pas inquiéter son père.

— Pierre…, dit le vieillard d’une voix entrecoupée, je n’en ai pas… pour longtemps…

— Mon père…

— Mon enfant… laisse-moi parler… pourvu que… je puisse te… dire… tout.

— Monsieur, dit le docteur Baleinier au vieil ouvrier avec componction, le ciel va peut-être opérer un miracle en votre faveur, montrez-vous reconnaissant… et qu’un prêtre…

— Un prêtre ? merci… monsieur… j’ai mon fils…, dit le vieillard, c’est entre ses bras… que je rendrai… cette âme qui a toujours été honnête et droite…

— Mourir… toi !… s’écria le maréchal, oh ! non… non.

— Pierre…, dit le vieillard d’une voix qui, d’abord assez soutenue, s’affaiblit peu à peu, tu m’as… demandé… tout à l’heure conseil… pour une chose bien… grave… Il me semble… que… le désir… de t’éclairer sur ton devoir… m’a pour un instant rappelé… à la vie… car… je mourrais bien malheureux… si… je te savais… dans une voie… indigne de toi… et de moi… Écoute donc :… mon fils… mon loyal fils… À ce moment suprême, un père… ne se trompe pas ;… tu as un grand devoir à remplir… sous peine… de ne pas agir en homme d’honneur, sous peine… de méconnaître ma… dernière volonté… tu dois sans… sans hésiter…

La voix du vieillard s’était de plus en plus affaiblie ; lorsqu’il prononça ces dernières paroles, elle devint absolument inintelligible.

Les seuls mots que le maréchal Simon put distinguer furent ceux-ci :

Napoléon II… serment… déshonneur… mon fils…

Puis le vieil ouvrier agita encore machinalement les lèvres… et ce fut tout…

Au moment où il expirait, la nuit était tout à fait venue, et ces cris terribles retentissaient tout à coup au dehors :

— Au feu !… au feu !…

L’incendie éclatait au milieu de l’un des bâtiments des ateliers, rempli d’objets inflammables et dans lequel s’était glissé le petit homme à mine de furet.

En même temps on entendait au loin le roulement des tambours qui annonçaient l’arrivée d’un détachement de troupes venant de la barrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis une heure, et malgré tous les efforts, le feu dévore la fabrique.

La nuit est claire, froide, étoilée ; le vent du nord est violent ; il souffle, il mugit.

Un homme, marchant à travers champs, et à l’abri d’un pli de terrain assez élevé qui lui cache l’incendie, un homme s’avance à pas lents et inégaux.

Cet homme est M. Hardy.

Il a voulu revenir chez lui à pied, par la campagne, espérant que la marche apaiserait sa fièvre… fièvre glacée comme le frisson d’un mourant.

On ne l’avait pas trompé ; cette maîtresse adorée, cette noble femme, auprès de laquelle il aurait pu trouver un refuge ensuite de l’épouvantable déception qui venait de le frapper… cette femme a quitté la France.

Il ne peut en douter : Marguerite est partie pour l’Amérique ; sa mère a exigé d’elle, pour expiation de sa faute, qu’elle ne lui écrirait pas un seul mot d’adieu, à lui, pour qui elle avait sacrifié ses devoirs d’épouse. Marguerite a obéi…

Elle le lui avait dit, d’ailleurs, souvent :

« Entre ma mère et vous, je n’hésiterais pas…  »

Elle n’a pas hésité… Il n’y a donc plus d’espoir, plus aucun espoir ; l’Océan ne le séparerait pas de Marguerite, qu’il la sait assez aveuglement soumise à sa mère pour être certain que, de même, tout serait rompu… à tout jamais rompu.

— C’est bien… il ne compte plus sur ce cœur… ce cœur… son dernier refuge.

Voilà donc les deux racines les plus vivantes de sa vie arrachées, brisées du même coup, le même jour, presque à la fois.

Que te reste-t-il donc, pauvre Sensitive, ainsi que t’appelait ta tendre mère ?

Que te reste-t-il pour te consoler de ce dernier amour perdu… de cette amitié que l’infamie a tuée dans ton cœur ?

Oh ! il te reste ce coin de monde créé à ton image, cette petite colonie si paisible, si florissante, où, grâce à toi, le travail porte avec soi sa joie et sa récompense ; ces dignes artisans que tu as faits si heureux, si bons, si reconnaissants… ne te manqueront pas… eux… C’est là aussi une affection sainte et grande ;… qu’elle soit ton abri au milieu de cet affreux bouleversement de tes croyances les plus sacrées…

Le calme de cette riante et douce retraite, l’aspect du bonheur sans pareil que tes créatures y goûtent, reposeront ta pauvre âme si endolorie, si saignante qu’elle ne vit plus que par la souffrance.

Allons !… te voilà bientôt au faîte de la colline, d’où tu peux apercevoir au loin, dans la plaine, ce paradis des travailleurs dont tu es le dieu béni et adoré.

M. Hardy était arrivé au sommet de la colline.

À ce moment, l’incendie, contenu pendant quelque temps, éclatait avec une furie nouvelle dans la maison commune, qu’il avait gagnée.

Une vive lueur, d’abord blanchâtre, puis rousse… puis cuivrée, illumina au loin l’horizon.

M. Hardy regardait cela… avec une sorte de stupeur incrédule, presque hébétée. Tout à coup une immense gerbe de flamme jaillit au milieu d’un tourbillon de fumée accompagnée d’une nuée d’étincelles, s’élança vers le ciel en jetant sur toute la campagne et jusqu’aux pieds de M. Hardy des reflets ardents…

La violence du vent du nord, chassant et touchant les flammes qui ondoyaient sous la bise, apporta bientôt aux oreilles de M. Hardy les sons pressés de la cloche d’alarme de sa fabrique embrasée…




  1. Disons-le à la louange des ouvriers, ces scènes cruelles deviennent d’autant plus rares qu’ils s’éclairent davantage et qu’ils ont plus conscience de leur dignité. Il faut aussi attribuer ces tendances meilleures à la juste influence d’un excellent livre sur le compagnonnage, publié par M. Agricol Perdiguier, dit Avignonais-la-Vertu, compagnon menuisier. (Paris, Pagnerre, 1841, Deux vol. in-18). Dans cet ouvrage, rempli d’érudition et de détails curieux sur les différentes sociétés du compagnonnage, M. Agricol Perdiguier s’élève avec l’indignation de l’honnête homme contre ces scènes de violence capables de nuire à ce qu’il y a d’utile et de pratique dans le compagnonnage. Ce livre, écrit avec une droiture, avec une raison, avec une modération remarquables, est non-seulement un bon livre, mais une noble et courageuse action ; car M. Agricol Perdiguier a eu à lutter longtemps, à lutter vaillamment pour ramener ses frères à des idées sages et pacifiques. Disons enfin que M. Perdiguier a fondé, à l’aide de ses seules ressources, au faubourg Saint-Antoine, un modeste établissement de la plus grande utilité pour la classe ouvrière. — Il loge dans sa maison, modèle d’ordre et de probité, environ quarante ou cinquante compagnons menuisiers, auxquels il professe chaque soir, après le travail de la journée, un cours de géométrie et d’architecture linéaire, appliqué à la coupe du bois. Nous avons assisté à l’un de ces cours, et il est impossible de professer avec plus de clarté, et, il faut le dire, d’être compris avec plus d’intelligence. À dix heures du soir, après quelque lecture faite en commun, tous les hôtes de M. Perdiguier regagnent leur humble réduit (ils sont forcés par le bas prix des salaires de coucher généralement quatre dans la même petite chambre). M. Perdiguier nous disait que l’étude et l’instruction sont de si puissants moyens de moralisation, que depuis six ans il n’a eu à renvoyer qu’un seul de ses locataires. — Au bout de deux ou trois jours, nous disait-il, les mauvais sujets sentent que leur place n’est pas ici, et ils s’en vont d’eux-mêmes. — Nous sommes heureux de pouvoir rendre ici cet hommage public à un homme rempli de savoir, de droiture et du plus noble dévouement à la classe ouvrière.
  2. Les Loups et les Gavots entre autres font remonter l’institution de leur compagnonnage jusqu’au roi Salomon. (Voir pour plus de détails le curieux ouvrage de M. Agricol Perdiguier, que nous avons déjà cité et dont ce chant de guerre est extrait.)
  3. M. Adolphe Bobierre, dans un petit livre récemment publié (De l’air considéré sous le rapport de la salubrité, Fournier, 7, rue Saint-Benoît), entre dans les détails les plus curieux et les plus positifs sur l’indispensable nécessité du renouvellement de l’air pour la conservation de la santé. Il résulte des expériences de la science ce fait irréfragable, que pour que l’homme soit dans sa condition normale, il lui faut par heure de six à dix mètres cubes d’air frais et renouvelé. Or, on frémit quand on songe aux ateliers obscurs et étouffés, où sont souvent entassés une multitude d’ouvriers. Parmi les excellentes conclusions de la brochure de M. Bobierre, nous citons celle-ci, en nous joignant à lui pour appeler sur cette proposition l’attention du conseil de salubrité, qui rend chaque jour de grands services.

    Dès qu’un atelier devra contenir un nombre d’ouvriers supérieur à dix, il sera soumis à l’inspection des délégués du conseil de salubrité, qui constateront que sa disposition n’est pas de nature à altérer la santé des ouvriers qui y sont enfermés.

  4. Nous serons compris de ceux qui ont entendu les admirables concerts de l’Orphéon, où plus de mille ouvriers, hommes, femmes et enfants, chantent avec un merveilleux ensemble.
  5. C’est, en effet, le prix moyen d’un logement d’ouvrier composé au plus de deux petites pièces et d’un cabinet, au troisième ou au quatrième étage.
  6. Ce chiffre est exact, peut-être même exagéré… Un bâtiment pareil, à une lieue de Paris, du côté de Montrouge, avec toutes les grandes dépendances nécessaires, cuisine, buanderie, lavoir, etc. ; réservoir à gaz, prise d’eau, calorifère, etc., entouré d’un jardin de dix arpents, aurait, à l’époque de ce récit, à peine coûté cinq cent mille francs. — Un constructeur expérimenté a bien voulu nous faire un devis détaillé qui confirme ce que nous avançons. On voit donc que même à prix égal de ce que payent généralement les ouvriers, on pourrait leur assurer des logements vraiment salubres et encore placer son argent à dix pour cent.
  7. Le fait a été expérimenté lors des travaux du chemin de fer de Rouen. Les ouvriers français qui, n’ayant pas de famille, ont pu adopter le régime des Anglais, ont fait au moins autant de besogne, réconfortés qu’ils étaient par une nourriture saine et suffisante.
  8. Nous avons dit que la voie de bois en falourdes ou cotrets revenait au pauvre à quatre-vingt-dix francs ; il en est de même de tous les objets de consommation pris en détail, le fractionnement et le déchet étant à son désavantage.
  9. Voir la Démocratie pacifique du 19 octobre 1844.
  10. Le règlement qui traite des fonctions du comité est précédé des considérations suivantes, aussi honorables pour le fabricant que pour ses ouvriers :

    « Nous aimons à le reconnaître, chaque contre-maître, chaque chef de partie et chaque ouvrier contribue, dans la sphère de son travail, aux qualités qui recommandent les produits de notre manufacture. Ils doivent donc participer aux bénéfices qu’elle rapporte, et continuer à se vouer aux progrès qui restent à faire ; il est évident qu’il résultera un grand bien de la réunion des lumières et des idées de chacun. Nous avons, à cet effet, institué le comité dont la composition et les attributions seront réglées ci-après.

    « Nous avons eu aussi pour but, dans cette institution, d’augmenter par un fréquent échange d’idées entre les ouvriers, qui, jusqu’à présent, vivaient et travaillaient presque tous isolément, la somme de connaissances de chacun, et de les initier aux principes généraux d’une saine et bonne administration. De cette réunion des forces vives de l’atelier autour du chef de l’établissement, résultera le double bénéfice de l’amélioration intellectuelle et matérielle des ouvriers et l’accroissement de la prospérité de la manufacture.

    « Admettant, d’ailleurs, comme juste, que la part d’efforts de chacun soit récompensée, nous avons décidé que, sur les bénéfices nets de la maison, tous frais et allocations déduits, il sera prélevé une prime de cinq pour cent, laquelle sera partagée par portions égales entre tous les membres du comité, à l’exclusion des président, vice-président et secrétaire, et leur sera remise chaque année le 31 décembre. Cette prime sera augmentée d’un pour cent chaque fois que le comité aura admis trois membres nouveaux.

    « La moralité, la bonne conduite, l’habileté et les diverses aptitudes au travail, ont déterminé nos choix dans la désignation des ouvriers que nous appelons à la formation du comité. En accordant à ses membres la faculté de proposer l’adjonction de nouveaux membres, dont l’admission aura pour base les mêmes qualifications et qui seront élus par le comité lui-même, nous voulons présenter à tous les ouvriers de nos ateliers un but qu’il dépendra d’eux d’atteindre un peu plus tôt ou un peu plus tard. L’application à remplir tous leurs devoirs dans l’accomplissement le plus parfait de leurs travaux et dans leur conduite hors du travail leur ouvrira successivement la porte du comité. Ils seront aussi appelés à jouir d’une participation juste et raisonnable aux avantages résultant des succès qu’obtiendront les produits de notre manufacture, succès auxquels ils auront concouru, et qui ne pourront qu’augmenter par la bonne intelligence et par la féconde émulation qui régneront, nous n’en doutons pas, parmi les membres du comité. »

    Extrait des dispositions relatives au comité consultatif composé d’un président (chef de la fabrique), d’un vice-président, d’un secrétaire, et de quatorze membres, dont quatre chefs d’ateliers, et dix ouvriers des plus intelligents dans chaque spécialité.

    « Art. 6. Trois membres réunis auront le droit de proposer l’adjonction d’un nouveau membre dont le nom sera inscrit pour qu’il soit délibéré sur son admission dans la séance suivante. Cette admission sera prononcée lorsque, au scrutin secret, le membre proposé aura obtenu les deux tiers des suffrages des membres présents.

    « Art. 7. Le comité s’occupera, dans ses séances mensuelles :

    « 1o De trouver les moyens de remédier aux inconvénients qui se présentent chaque jour dans la fabrication ;

    « 2o De proposer les meilleurs moyens et les moins dispendieux d’établir une fabrication spéciale destinée aux pays d’outre-mer et de combattre ainsi, efficacement, par la supériorité de notre construction, la concurrence étrangère ;

    « 3o Des moyens d’arriver à la plus grande économie dans l’emploi des matériaux, sans nuire à la solidité ni à la qualité des objets fabriqués ;

    « 4o D’élaborer et de discuter les propositions qui seront présentées par le président ou les divers membres du comité, ayant trait aux améliorations et aux perfectionnements de la fabrication ;

    « 5o Enfin, de mettre le prix de la main-d’œuvre en rapport avec la valeur des objets façonnés. »

    Nous ajoutons, nous, que d’après les renseignements que M.*** a bien voulu nous donner, la part du bénéfice de chacun de ses ouvriers (en outre de son salaire habituel) sera au moins de trois cents à trois cent cinquante francs par année. Nous regrettons cruellement que de modestes susceptibilités ne nous permettent pas de révéler le nom aussi honorable qu’honoré de l’homme de bien qui a pris cette généreuse initiative.

  11. Nous désirons qu’il soit bien entendu par le lecteur que la seule nécessité de notre fable a donné aux Loups le rôle agressif. Tout en essayant de montrer un des abus de compagnonnage, abus qui, d’ailleurs, tendent à s’effacer de jour en jour, nous ne voudrions pas paraître attribuer un caractère d’hostilité farouche à une secte plutôt qu’à une autre, aux Loups plutôt qu’aux Dévorants. Les Loups, compagnons tailleurs de pierres, sont généralement des ouvriers très-laborieux, très-intelligents, et dont la position est d’autant plus digne d’intérêt, que non-seulement leurs travaux, d’une précision presque mathématique, sont des plus rudes et des plus pénibles, mais que ces travaux leur manquent pendant deux ou trois mois de l’année, leur dure profession étant malheureusement une de celles que l’hiver frappe d’un chômage inévitable. Un assez grand nombre de Loups, afin de se perfectionner dans leur métier, suivent chaque soir un cours de géométrie linéaire appliqué à la coupe des pierres, analogue à celui que professe M. Agricol Perdiguier pour les menuisiers ; plusieurs compagnons tailleurs de pierres avaient même exhibé à la dernière exposition un modèle d’architecture en plâtre.