Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XII/Texte entier

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Méline, Cans et compagnie, 1844 (7, pp. 1-135)


DOUZIÈME PARTIE.

LA PANTHÈRE NOIRE DE JAVA.






I


Le négociateur.


Peu de jours se sont écoulés depuis l’incendie de la fabrique de M. Hardy. La scène suivante se passe rue Clovis, dans la maison où Rodin avait eu un pied-à-terre alors abandonné, maison aussi habitée par Rose-Pompon, qui, sans le moindre scrupule, usait du ménage de son ami Philémon.

Il était environ midi ; Rose-Pompon, seule dans la chambre de l’étudiant, toujours absent, déjeunait fort gaiement au coin de son feu ; mais quel déjeuner singulier ! quel feu étrange ! quelle chambre bizarre !

Que l’on s’imagine une assez vaste pièce, éclairée par deux fenêtres sans rideaux, car ces croisées donnant sur des terrains vagues, le maître du logis n’avait à craindre aucuns regards indiscrets. L’un des côtés de la chambre servait de vestiaire : l’on y voyait, appendu à un portemanteau, le galant costume de débardeur de Rose-Pompon, non loin de la vareuse de canotier de Philémon et de ses larges culottes de grosse toile grise, aussi goudronnées, mille sabords ! mille requins ! mille baleines ! que si cet intrépide matelot avait habité la grande hune d’une frégate pendant un voyage de circumnavigation. Une robe de Rose-Pompon se drapait gracieusement au-dessus des jambes d’un pantalon à pieds, qui semblaient sortir de dessous la jupe. Placée sur la dernière tablette d’une petite bibliothèque singulièrement poudreuse et négligée, on voyait, à côté de trois vieilles bottes (pourquoi trois bottes ?) et de plusieurs bouteilles vides, on voyait une tête de mort, souvenir d’ostéologie et d’amitié laissé à Philémon par un sien ami, étudiant en médecine. Par suite d’une plaisanterie fort goûtée dans le pays latin, cette tête tenait, entre ses dents, magnifiquement blanches, une pipe de terre au fourneau noirci ; de plus, son crâne luisant disparaissait à demi sous un vieux chapeau de fort, résolûment posé de côté et tout couvert de fleurs et de rubans fanés ; quand Philémon était ivre, il contemplait longuement cet ossuaire, et s’échappait jusqu’aux monologues les plus dithyrambiques, à propos de ce rapprochement philosophique entre la mort et les folles joies de la vie.

Deux ou trois masques de plâtre, aux nez et aux mentons plus ou moins ébréchés, cloués aux murs, témoignaient de la curiosité passagère de Philémon à l’endroit de la science phrénologique, études patientes et réfléchies, dont il avait tiré cette conclusion rigoureuse : Qu’ayant à un point extraordinaire la bosse de la dette, il devait se résigner à la facilité de son organisation, qui lui imposait le créancier comme une nécessité vitale.

Sur la cheminée se dressait intact et dans sa majesté le gigantesque verre grande tenue du canotier, accosté d’une théière de porcelaine veuve de goulot et d’un encrier de bois noir à l’orifice à demi caché sous une couche de végétation verdâtre et moussue.

De temps à autre, le silence de cette retraite était interrompu par le roucoulement des pigeons auxquels Rose-Pompon avait donné une hospitalité cordiale dans le cabinet de travail de Philémon.

Frileuse comme une caille, Rose-Pompon se tenait au coin de cette cheminée, semblant ainsi s’épanouir à la douce chaleur d’un vif rayon de soleil qui l’inondait d’une lumière dorée.

Cette drôle de petite créature avait un costume des plus baroques, et qui, pourtant, faisait singulièrement valoir la fraîcheur fleurie de ses dix-sept ans, sa physionomie piquante et son ravissant minois, couronné de jolis cheveux blonds, toujours dès le matin soigneusement lissés et peignés.

En manière de robe de chambre, Rose-Pompon avait ingénument passé par-dessus sa chemise la grande chemise de laine écarlate de Philémon, distraite de son costume officiel de canotier ; le collet, ouvert et rabattu, laissait voir la blancheur de la toile du premier vêtement de la jeune fille, ainsi que son cou, la naissance de son sein arrondi et ses épaules à fossettes, doux trésor d’un satin si ferme et si poli, que la chemise écarlate semblait se refléter sur la peau en une teinte rosée ; les bras frais et potelés de la grisette sortaient à demi des larges manches retroussées ; et l’on voyait aussi à demi, et croisées l’une sur l’autre, ses jambes charmantes, maintenant chaussées d’un bas blanc bien tiré, coupé à la cheville par un petit brodequin. Une cravate de soie noire serrant la chemise écarlate à la taille de guêpe de Rose-Pompon, au-dessus de ses hanches, dignes du religieux enthousiasme d’un moderne Phidias, donnait à ce vêtement, peut-être un peu trop voluptueusement accusateur, une grâce très-originale.

Nous avons prétendu que le feu auquel se chauffait Rose-Pompon était étrange… qu’on en juge : l’effrontée, la prodigue, se trouvant à court de bois, se chauffait économiquement avec les embauchoirs de Philémon, qui du reste offraient à l’œil un combustible d’une admirable régularité.

Nous avons prétendu que le déjeuner de Rose-Pompon était singulier. Qu’on en juge. Sur une petite table placée devant elle était une cuvette où elle avait récemment plongé son frais minois, dans une eau non moins fraîche que lui ; au fond de cette cuvette, complaisamment changée en saladier, Rose-Pompon prenait, il faut bien l’avouer, du bout de ses doigts, de grandes feuilles de salade verte comme un pré, vinaigrée à étrangler ; puis elle croquait ses verdures de toutes les forces de ses petites dents blanches, d’un émail trop inaltérable pour s’agacer ; pour boisson, elle avait préparé un verre d’eau et de sirop de groseilles, dont elle activait le mélange avec une petite cuiller de moutardier en bois. Enfin, comme hors-d’œuvre, on voyait une douzaine d’olives dans un de ces baguiers de verre bleu et opaque à vingt-cinq sous ; son dessert se composait de noix qu’elle s’apprêtait à faire à demi griller sur une pelle rougie au feu des embauchoirs de Philémon.

Que Rose-Pompon, avec une nourriture d’un choix si incroyable et si sauvage, fût digne de son nom par la fraîcheur de son teint, c’est un de ces divins miracles qui révèlent la toute-puissance de la jeunesse et de la santé.

Rose-Pompon, après avoir croqué sa salade, allait croquer ses olives, lorsque l’on frappa discrètement à sa porte, modestement verrouillée à l’intérieur.

— Qui est là ? dit Rose-Pompon.

— Un ami… un vieux de la vieille, répondit une voix sonore et joyeuse. Vous vous enfermez donc ?

— Tiens ! c’est vous, Nini-Moulin ?

— Oui, ma pupille chérie… Ouvrez-moi donc tout de suite… Ça presse !

— Vous ouvrir ? Ah bien, par exemple !… faite comme je suis… Ça serait gentil !

— Je crois bien… que faite comme vous l’êtes ça serait gentil, et très-gentil encore, ô le plus rose de tous les pompons dont l’Amour ait jamais orné son carquois !!!

— Allez donc prêcher le carême et la morale dans votre journal… gros apôtre ! dit Rose-Pompon en allant restituer la chemise écarlate au costume de Philémon.

— Ah çà ! est-ce que nous allons converser longtemps ainsi à travers la porte, pour la plus grande édification des voisins ? dit Nini-Moulin. Songez que j’ai des choses très-graves à vous apprendre, des choses qui vont vous renverser…

— Donnez-moi donc le temps de passer une robe… gros tourment !

— Si c’est à cause de ma pudeur, ne vous exagérez pas la susceptibilité ; je ne suis pas bégueule, je vous accepterai très-bien comme vous êtes.

— Et dire qu’un monstre pareil est le chéri de toutes les sacristies ! dit Rose-Pompon en ouvrant la porte et en finissant d’agrafer une robe à sa taille de nymphe.

— Ah ! vous voilà donc enfin revenu au colombier, gentil oiseau voyageur ? dit Nini-Moulin en croisant les bras et en toisant Rose-Pompon avec un sérieux comique. Et d’où sortez-vous, s’il vous plaît ? Voilà trois jours que vous n’avez pas niché ici, vilaine petite colombe.

— C’est vrai… je suis de retour seulement depuis hier soir. Vous êtes donc venu pendant mon absence ?

— Je suis venu tous les jours… et plutôt deux fois qu’une, mademoiselle, car j’ai des choses très-graves à vous dire.

— Des choses graves ? Alors nous allons joliment rire.

— Pas du tout, c’est très-sérieux, dit Nini-Moulin en s’asseyant. Mais d’abord, qu’est-ce que vous avez fait pendant ces trois jours que vous avez déserté le domicile… conjugal et philémonique ?… Il faut que je sache cela avant de vous en apprendre davantage.

— Voulez-vous des olives ? dit Rose-Pompon en grignotant une de ces oléagineuses.

— Voilà votre réponse ?… Je comprends… Malheureux Philémon !

— Il n’y a pas de malheureux Philémon là dedans, mauvaise langue : Clara a eu un mort dans sa maison, et pendant les premiers jours qui ont suivi l’enterrement, elle a eu peur de passer les nuits toute seule.

— Je croyais Clara très-suffisamment pourvue… contre ces craintes-là…

— C’est ce qui vous trompe, énorme vipère ! puisque je suis allée chez cette pauvre fille pour lui tenir compagnie.

À cette affirmation, l’écrivain religieux chantonna entre ses dents d’un air parfaitement incrédule et narquois.

— C’est-à-dire que j’ai fait des traits à Philémon ! s’écria Rose-Pompon en cassant une noix avec l’indignation de la vertu injustement soupçonnée.

— Je ne dis pas des traits, mais un seul petit trait mignon et couleur de rose… pompon.

— Je vous dis que ce n’était point pour mon plaisir que je me suis absentée d’ici… au contraire, car, pendant ce temps-là… cette pauvre Céphyse a disparu…

— Oui, la reine Bacchanal est en voyage, la mère Arsène m’a dit cela ; mais quand je vous parle Philémon, vous me répondez Céphyse… ça n’est pas clair.

— Que je sois mangée par la panthère noire que l’on montre à la Porte-Saint-Martin, si je ne vous dis pas vrai… Et à propos de ça, il faudra que vous louiez deux stalles pour me mener voir ces animaux, mon petit Nini-Moulin. On dit que c’est des amours de bêtes féroces.

— Ah çà ! êtes-vous folle ?

— Comment ?

— Que je guide votre jeunesse comme un aïeul chicard au milieu des tulipes plus ou moins orageuses, à la bonne heure, je ne risque pas d’y trouver mes religieux bourgeois ; mais vous mener justement à un spectacle de carême, puisqu’il n’y a que la représentation des bêtes, je n’aurais qu’à rencontrer là mes sacristains, je serais gentil, avec vous sous le bras !

— Vous mettrez un faux nez… et des sous-pieds à votre pantalon, mon gros Nini ; on ne vous reconnaîtra pas…

— Il ne s’agit pas de faux nez, mais de ce que j’ai à vous apprendre, puisque vous m’assurez que vous n’avez aucune intrigue.

— Je le jure, dit solennellement Rose-Pompon en étendant horizontalement sa main gauche pendant que de la droite elle portait une noix à ses dents.

Puis elle ajouta d’un air surpris en considérant le paletot-sac de Nini-Moulin :

— Ah ! mon Dieu ! comme vous avez de grosses poches… Qu’est-ce qu’il y a donc là-dedans ?

— Il y a des choses qui vous concernent, Rose-Pompon, dit gravement Dumoulin.

— Moi ?

— Rose-Pompon, dit tout à coup Nini-Moulin d’un air majestueux, voulez-vous avoir équipage ? voulez-vous, au lieu d’habiter cet affreux taudis, avoir un charmant appartement ? voulez-vous, enfin, être mise comme une duchesse ?

— Allons… encore des bêtises… Voyons, prenez-vous des olives ?… sinon, je mange tout… il n’en reste qu’une…

Nini-Moulin fouilla, sans répondre à cette offre gastronomique, dans l’une de ses poches, en retira un écrin renfermant un fort joli bracelet et le fit miroiter aux yeux de la jeune fille.

— Ah ! le délicieux bracelet ! s’écria-t-elle en frappant dans ses petites mains ; un serpentin vert qui se mord la queue… l’emblème de mon amour pour Philémon.

— Ne me parlez pas de Philémon… ça me gêne, dit Nini-Moulin en agrafant le bracelet au poignet de Rose-Pompon qui le laissa faire en riant comme une folle et lui dit :

— C’est un achat dont on vous a chargé, gros apôtre, et vous en voulez voir l’effet. Eh bien ! il est charmant, ce bijou.

— Rose-Pompon, reprit Nini-Moulin, voulez-vous, oui ou non, des domestiques, une loge à l’Opéra et mille francs par mois pour votre toilette ?

— Toujours la même plaisanterie ? Bon… allez, dit la jeune fille en faisant scintiller le bracelet tout en mangeant ses noix ; pourquoi toujours la même farce et n’en pas trouver d’autres ?

Nini-Moulin plongea de nouveau sa main dans sa poche et en tira cette fois une ravissante chaîne châtelaine qu’il passa au cou de Rose-Pompon.

— Oh ! la belle chaîne ! s’écria la jeune fille en regardant tour à tour l’étincelant bijou et l’écrivain religieux. Si c’est encore vous qui avez choisi cela… vous avez joliment bon goût ; mais avouez que je suis bonne fille de vous servir ainsi de montre à bijoux.

— Rose-Pompon ! reprit Nini-Moulin de plus en plus majestueux, ces bagatelles ne sont rien du tout auprès de ce que vous pouvez prétendre si vous écoutez les conseils de votre vieil ami…

Rose-Pompon commença à regarder Dumoulin avec surprise et lui dit :

— Qu’est-ce que cela signifie, Nini-Moulin ? Expliquez-vous donc ; quels sont ces conseils ?

Dumoulin ne répondit rien, replongea sa main dans ses intarissables poches, en tira cette fois un paquet qu’il développa soigneusement ; c’était une magnifique mantille de dentelle noire.

Rose-Pompon s’était levée, saisie d’une admiration nouvelle. Dumoulin jeta prestement la riche mantille sur les épaules de la jeune fille.

— Mais c’est superbe ! Je n’ai jamais rien vu de pareil !… Quels dessins !… quelles broderies ! dit Rose-Pompon en examinant tout avec une curiosité naïve et, il faut le dire, parfaitement désintéressée.

Puis elle ajouta :

— Mais c’est donc une boutique que votre poche ? Comment avez-vous tant de belles choses ?…

Puis partant d’un éclat de rire qui rendit vermeil son joli visage, elle s’écria :

— J’y suis… j’y suis, c’est la corbeille de noce de madame Sainte-Colombe ! Je vous en fais mon compliment ! C’est choisi !

— Et où diable voulez-vous que je pêche de quoi acheter toutes ces merveilles ? dit Nini-Moulin. Tout ceci, je vous le répète… est à vous si vous voulez, et si vous m’écoutez !

— Comment, dit Rose-Pompon avec une sorte de stupeur, ce que vous me dites est sérieux ?

— Très-sérieux.

— Ces propositions de vivre en grande dame ?

— Ces bijoux vous sont garants de la réalité de ces offres.

— Et c’est vous… qui me proposez cela pour un autre, mon pauvre Nini-Moulin ?

— Un instant…, s’écria l’écrivain religieux avec une pudeur comique, vous devez me connaître assez, ô ma pupille chérie ! pour être certaine que je serais incapable de vous engager à une action malhonnête… ou indécente… Je me respecte trop pour cela… sans compter que ce serait agaçant pour Philémon qui m’a confié la garde de vos vertus.

— Alors, Nini-Moulin, dit Rose-Pompon de plus en plus stupéfaite, je n’y comprends plus rien, ma parole d’honneur.

— C’est pourtant bien simple… je…

— Ah ! j’y suis… s’écria Rose-Pompon en interrompant Nini-Moulin, c’est un monsieur qui veut m’offrir sa main, son cœur et quelque chose pour mettre avec… Vous ne pouviez pas me dire ça tout de suite ?

— Un mariage ? ah bien oui ! dit Dumoulin en haussant les épaules.

— Il ne s’agit pas de mariage ? dit Rose-Pompon en retombant dans sa première surprise.

— Non.

— Et les propositions que vous me faites sont honnêtes, mon gros apôtre ?

— On ne peut plus honnêtes.

Et Dumoulin disait vrai.

— Je n’aurais pas à être infidèle à Philémon ?

— Non.

— Ou fidèle à quelqu’un ?

— Pas davantage.

Rose-Pompon resta confondue ; puis elle reprit :

— Ah çà ! voyons, ne plaisantons pas. Je ne suis pas assez sotte pour me figurer que l’on me fera vivre en duchesse, le tout pour mes beaux yeux… s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, ajouta la sournoise avec une hypocrite modestie.

— Vous pouvez parfaitement vous exprimer ainsi.

— Mais enfin, dit Rose-Pompon de plus en plus intriguée, qu’est-ce qu’il faudra que je donne en retour ?

— Rien du tout.

— Rien ?

— Pas seulement ça.

Et Nini-Moulin mordit le bout de son ongle.

— Mais qu’est-ce qu’il faudra que je fasse, alors ?

— Il faudra vous faire aussi gentille que possible, vous dorloter, vous amuser, vous promener en voiture. Vous le voyez, ça n’est pas bien fatigant… sans compter que vous contribuerez à une bonne action.

— En vivant en duchesse ?

— Oui ;… ainsi, décidez-vous ; ne me demandez pas plus de détails ;… je ne pourrais vous les donner ;… du reste, vous ne serez pas retenue malgré vous ;… essayez… de la vie que je vous propose ; si elle vous convient… vous la continuerez ; sinon, vous reviendrez dans votre philémonique ménage.

— Au fait…

— Essayez toujours, que risquez-vous ?

— Rien ;… mais je ne puis croire que tout cela soit vrai. Et puis, ajouta-t-elle en hésitant, je ne sais si je dois…

Nini-Moulin alla à la fenêtre, l’ouvrit, et dit à Rose-Pompon qui accourut :

— Regardez… à la porte de la maison.

— Une très-jolie petite voiture, ma foi ! Dieu ! qu’on doit être bien là-dedans !

— Cette voiture est la vôtre. Elle vous attend.

— Comment ! elle m’attend ? dit Rose-Pompon, il faudrait me décider aussitôt que ça ?

— Ou pas du tout…

— Aujourd’hui ?

— À l’instant.

— Mais où me conduisez-vous ?

— Est-ce que je le sais ?…

— Vous ne savez pas où vous me conduisez ?

— Non… (et Dumoulin disait encore vrai) le cocher a des ordres.

— Savez-vous que c’est joliment drôle tout cela, Nini-Moulin ?

— Je l’espère bien ;… si ce n’était pas drôle… où serait le plaisir ?

— Vous avez raison.

— Ainsi vous acceptez ? À la bonne heure ; j’en suis ravi pour vous et pour moi.

— Pour vous ?

— Oui, parce qu’en acceptant vous me rendez un grand service…

— À vous ?… et comment ?

— Peu vous importe, pourvu que je sois votre obligé.

— C’est juste…

— Allons… partons-nous ?

— Bah !… Après tout… on ne me mangera pas, dit résolument Rose-Pompon.

Et elle alla prendre en sautillant un bibi rose comme sa jolie figure, et s’avança devant une glace fêlée, le posa extrêmement à la chien sur ses bandeaux de cheveux blonds ; ce qui, en découvrant son cou blanc ainsi que la soyeuse racine de son épais chignon, donnait en même temps la physionomie la plus lutine, nous ne voudrions pas dire la plus libertine, à sa jolie petite mine.

— Mon manteau ! dit-elle à Nini-Moulin, qui semblait être délivré d’une grande inquiétude depuis qu’elle avait accepté.

— Fi donc !… un manteau ? répondit le sigisbée qui, fouillant une dernière fois dans une dernière poche, véritable bissac, en retira un très-beau châle de cachemire, qu’il jeta sur les épaules de Rose-Pompon.

— Un cachemire ! s’écria la jeune fille toute palpitante d’aise et de joyeuse surprise.

Puis elle ajouta avec une contenance héroïque :

— C’est fini !… je me risque…

Et elle descendit légèrement, suivie de Nini-Moulin.

La brave fruitière-charbonnière était à sa boutique.

— Bonjour, mademoiselle, vous êtes matinale aujourd’hui, dit-elle à la jeune fille.

— Oui, mère Arsène… voilà ma clef.

— Merci, mademoiselle.

— Ah ! mon Dieu !… mais j’y pense, dit soudain Rose-Pompon à voix basse, en se retournant vers Nini-Moulin et s’éloignant de la portière, et Philémon ?

— Philémon ?

— S’il arrive ?…

— Ah ! diable !… dit Nini-Moulin en se grattant l’oreille.

— Oui, si Philémon arrive… que lui dira-t-on ? car je serai peut-être longtemps absente ?

— Trois ou quatre mois, je suppose.

— Pas davantage ?

— Je ne crois pas.

— Alors, c’est bon, dit Rose-Pompon.

Puis revenant auprès de la charbonnière, après un moment de réflexion, elle lui dit :

— Mère Arsène, si Philémon arrivait, vous lui diriez que… je suis sortie… pour affaires…

— Oui, mademoiselle.

— Et qu’il n’oublie pas de donner à manger à mes pigeons, qui sont dans son cabinet.

— Oui, mademoiselle.

— Adieu, mère Arsène.

— Adieu, mademoiselle.

Et Rose-Pompon monta triomphalement en voiture avec Nini-Moulin.

— Que le diable m’emporte si je sais tout ce que cela va devenir ! se dit Jacques Dumoulin pendant que la voiture s’éloignait de la rue Clovis. J’ai réparé ma sottise ; maintenant je me moque du reste.




II


Le secret.


La scène suivante se passait peu de jours après l’enlèvement de Rose-Pompon par Nini-Moulin.

Mademoiselle de Cardoville était assise, rêveuse, dans son cabinet de travail tendu de lampas vert et meublé d’une bibliothèque d’ébène, rehaussée de grandes cariatides de bronze doré.

À quelques indices significatifs, on devinait que mademoiselle de Cardoville avait cherché dans les arts des distractions à de graves et tristes préoccupations. Auprès d’un piano ouvert était une harpe placée devant un pupitre de musique ; plus loin, sur une table chargée de boîtes de pastels et d’aquarelles, on voyait plusieurs feuilles de vélin couvertes d’ébauches très-vivement colorées. La plupart représentaient des esquisses de sites asiatiques, enflammés de tous les feux du soleil d’Orient.

Fidèle à sa fantaisie de s’habiller chez elle d’une manière pittoresque, mademoiselle de Cardoville ressemblait ce jour-là à l’un de ces fiers portraits de Velasquez à la tournure si noble et si sévère… Sa robe était de moire noire à jupe largement étoffée, à taille très-longue et à manches garnies de crevés de satin rose lisérés de passequilles de jais. Une fraise à l’espagnole, bien empesée, montait presque jusqu’au menton, et était comme assujettie autour du cou par un large ruban rose. Cette guimpe, doucement agitée, s’échancrait sur les élégantes rondeurs d’un devant de corsage en satin rose lacé de fils de perles de jais, et se terminant en pointe à la ceinture.

Il est impossible de dire combien ce vêtement noir, à plis amples et lustrés, relevé de rose et de jais brillant, s’harmonisait avec l’éblouissante blancheur de la peau d’Adrienne et les flots d’or de sa belle chevelure, dont les soyeux et long anneaux tombaient jusque sur son sein.

La jeune fille était à demi couchée et accoudée sur une causeuse recouverte en lampas vert ; le dossier, assez élevé du côté de la cheminée, s’abaissait insensiblement jusqu’au pied de ce meuble. Une sorte de léger treillage de bronze doré, demi-circulaire, élevé de cinq pieds environ, tapissé de lianes fleuries (admirable passiflores quadrangulatae, plantées dans une profonde jardinière en bois d’ébène, d’où sortait ce treillis), entourait ce canapé d’une sorte de paravent de feuillage, diapré de larges fleurs vertes en dehors, pourpres au dedans, et d’un émail aussi éclatant que ces fleurs de porcelaine que la Saxe nous envoie. Un parfum suave et léger comme un faible mélange de violette et de jasmin s’épandait de la corolle de ces admirables passiflores.

Chose assez étrange, une grande quantité de livres tout neufs (Adrienne les avait achetés depuis deux ou trois jours) et tout fraîchement coupés étaient éparpillés autour d’elle, les uns sur la causeuse, les autres sur un guéridon, ceux-là enfin, au nombre desquels se trouvaient plusieurs grands atlas avec gravures, gisaient sur le somptueux tapis de martre qui s’étendait au pied du divan. Chose plus étrange encore, ces livres, de formats et d’auteurs différents, traitaient tous du même sujet.

La pose d’Adrienne révélait une sorte d’abattement mélancolique ; ses joues étaient pâles ; une légère auréole bleuâtre, cernant ses grands yeux noirs à demi voilés, leur donnait une expression de tristesse profonde.

Bien des motifs causaient cette tristesse, entre autres la disparition de la Mayeux. Sans croire positivement aux perfides insinuations de Rodin, qui donnait à entendre que, dans sa crainte d’être démasquée par lui, celle-ci n’avait pas osé rester dans la maison, Adrienne éprouvait un cruel serrement de cœur en songeant que cette jeune fille, en qui elle avait eu tant de foi, avait fui son hospitalité presque fraternelle sans lui adresser une parole de reconnaissance ; on s’était en effet bien gardé de montrer les quelques lignes écrites à la hâte à sa bienfaitrice par la pauvre ouvrière au moment de partir ; l’on n’avait parlé que du billet de cinq cents francs trouvé sur son bureau, et cette dernière circonstance, pour ainsi dire inexplicable, avait aussi contribué à éveiller de cruels soupçons dans l’esprit de mademoiselle de Cardoville. Déjà elle ressentait les funestes effets de cette défiance de tout et de tous, que lui avait recommandée Rodin ; ce sentiment de défiance, de réserve, tendait à devenir d’autant plus puissant, que, pour la première fois de sa vie, mademoiselle de Cardoville, jusqu’alors étrangère au mensonge, avait un secret à cacher… un secret qui faisait à la fois son bonheur, sa honte et son tourment.

À demi couchée sur son divan, pensive, accablée, Adrienne parcourait, souvent distraite, un de ces ouvrages récemment achetés ; tout à coup elle poussa un léger cri de surprise ; sa main qui tenait le livre trembla comme la feuille, et de ce moment elle parut lire avec une attention passionnée, une curiosité dévorante. Bientôt ses yeux brillèrent d’enthousiasme ; son sourire devint d’une douceur ineffable ; elle semblait à la fois fière, heureuse et charmée… mais, au moment où elle venait de tourner un dernier feuillet, ses traits exprimèrent le désappointement et le chagrin.

Alors elle recommença cette lecture qui lui avait causé un si doux enivrement ; mais cette fois ce fut avec une lenteur calculée qu’elle relut chaque page, épelant pour ainsi dire chaque ligne, chaque mot ; puis, de temps en temps, elle s’interrompait, et alors, pensive, son front penché et appuyé sur sa belle main, elle semblait commenter dans une rêverie profonde les passages qu’elle venait de lire avec un tendre et religieux amour. Arrivant bientôt à un passage qui l’impressionna tellement qu’une larme brilla dans ses yeux, elle retourna brusquement le volume pour voir sur sa couverture le nom de son auteur. Pendant quelques secondes, elle contempla ce nom avec une expression de singulière reconnaissance, et ne put s’empêcher de porter vivement à ses lèvres vermeilles la page où il se trouvait imprimé. Après avoir relu plusieurs fois les lignes dont elle avait été si frappée, oubliant sans doute la lettre pour l’esprit, elle se prit à réfléchir si profondément, que le livre glissa de ses mains et tomba sur le tapis…

Durant le cours de cette rêverie, le regard de la jeune fille s’était arrêté d’abord machinalement sur un admirable bas-relief supporté par un chevalet d’ébène, et placé près de l’une des croisées.

Ce magnifique bronze, récemment fondu d’après un plâtre moulé sur l’antique, représentait le triomphe du Bacchus indien. Jamais l’art grec n’était peut-être arrivé à une si rare perfection.

Le jeune conquérant, à demi vêtu d’une peau de lion qui laissait admirer la pureté juvénile et charmante de ses formes, rayonnait d’une beauté divine. Debout dans un char traîné par deux tigres, l’air doux et fier à la fois, il s’appuyait d’une main sur un thyrse, et de l’autre, il guidait avec une majesté tranquille son farouche attelage… À ce rare mélange de grâce, de vigueur et de sérénité, on reconnaissait le héros qui avait livré de si rudes combats aux hommes et aux monstres des forêts.

Grâce au ton fauve du relief, la lumière, en frappant cette sculpture de côté, faisait admirablement ressortir la figure du jeune dieu, qui, fouillée presque en ronde bosse, et ainsi éclairée, resplendissait comme une magnifique statue d’or pâle sur le fond obscur et tourmenté du bronze…

Lorsque Adrienne avait d’abord arrêté son regard sur ce rare assemblage de perfections divines, ses traits étaient calmes, rêveurs ; mais cette contemplation, d’abord presque machinale, devenant de plus en plus attentive et réfléchie, la jeune fille se leva tout à coup de son siége et s’approcha lentement du bas-relief, paraissant céder à l’indicible attraction d’une ressemblance extraordinaire.

Alors une légère rougeur commença à poindre sur les joues de mademoiselle de Cardoville, envahit peu à peu son visage et s’étendit rapidement sur son front et sur son cou.

Elle s’approcha davantage encore du bas-relief, et après avoir jeté autour d’elle un coup d’œil furtif, presque honteux, comme si elle eût craint d’être surprise dans une action blâmable, par deux fois elle approcha sa main tremblante d’émotion afin d’effleurer seulement du bout de ses doigts charmants le front du bronze du Bacchus indien.

Mais, par deux fois, une sorte d’hésitation pudique la retint.

Enfin, la tentation devint trop forte. Elle y succomba… et son doigt d’albâtre, après avoir délicatement caressé le visage d’or pâle du jeune dieu, s’appuya plus hardiment pendant une seconde sur son front noble et pur…

À cette pression bien légère pourtant, Adrienne sembla ressentir une sorte de choc électrique ; elle frissonna de tout son corps ; ses yeux s’alanguirent, et après avoir un instant nagé dans leur nacre humide et brillante, ils s’élevèrent vers le ciel, et appesantis, se fermèrent à demi… Alors la tête de la jeune fille se renversa quelque peu en arrière ; ses genoux fléchirent insensiblement, ses lèvres vermeilles s’entr’ouvrirent pour laisser échapper son haleine embrasée, car son sein se soulevait avec force comme si la sève de la jeunesse et de la vie eût accéléré les battements de son cœur et fait bouillonner son sang ; bientôt enfin le brûlant visage d’Adrienne trahit malgré elle une sorte d’extase à la fois timide et passionnée, chaste et sensuelle, dont l’expression était on ne peut plus ineffable et touchante.

Ineffable et touchant spectacle, en effet, que celui d’une jeune vierge dont le front pudique rougit au premier feu d’un secret désir… Le Créateur de toutes choses n’anime-t-il pas le corps, ainsi que l’âme, de sa divine étincelle ? Ne doit-il pas être religieusement glorifié dans l’intelligence comme dans les sens dont il a si paternellement doué ses créatures ? Impies, blasphémateurs sont donc ceux-là qui cherchent à étouffer ces sens célestes, au lieu de guider, d’harmoniser leur divin essor !

Soudain mademoiselle de Cardoville tressaillit, redressa la tête, ouvrit les yeux comme si elle sortait d’un rêve, se recula brusquement, s’éloigna du bas-relief, et fit quelques pas dans la chambre avec agitation, en portant ses mains brûlantes à son front.

Puis, retombant pour ainsi dire anéantie sur un siège, ses larmes coulèrent avec abondance ; la plus amère douleur éclata sur ses traits, qui révélèrent alors les profonds déchirements de la funeste lutte qui se livrait en elle-même.

Puis ses larmes tarirent peu à peu, et à cette crise d’accablement si pénible succéda une sorte de dépit violent, d’indignation courroucée contre elle-même, qui se traduisit par ces mots qui lui échappèrent :

— Pour la première fois de ma vie, je me sens faible et lâche… oh ! oui… lâche !… bien lâche !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le bruit d’une porte qui s’ouvrit et se referma tira mademoiselle de Cardoville de ses réflexions amères. Georgette rentra et dit à sa maîtresse :

— Mademoiselle peut-elle recevoir M. le comte de Montbron ?

Adrienne, sachant trop vivre pour témoigner devant ses femmes l’espèce d’impatience que lui causait une venue inopportune, dit à Georgette :

— Vous avez dit à M. de Montbron que j’étais chez moi ?

— Oui, mademoiselle.

— Priez-le d’entrer.

Quoique mademoiselle de Cardoville ressentît à ce moment une assez vive contrariété de l’arrivée de M. de Montbron, hâtons-nous de dire qu’elle avait pour lui une affection presque filiale, une estime profonde, et pourtant, par un contraste assez fréquent d’ailleurs, elle se trouvait presque toujours d’un avis opposé au sien, et il en résultait, lorsque mademoiselle de Cardoville avait toute sa liberté d’esprit, les discussions les plus follement gaies ou les plus animées, discussions dans lesquelles, malgré sa verve moqueuse et sceptique, sa vieille expérience, sa rare connaissance des hommes et des choses, disons enfin le mot, malgré sa rouerie de bonne compagnie, M. de Montbron n’avait pas toujours l’avantage, et il avouait très-gaiement sa défaite. Ainsi, pour ne donner qu’une idée des dissentiments du comte et d’Adrienne, il avait, avant de se faire, ainsi qu’il disait gaiement, son complice, il avait toujours combattu (pour d’autres motifs que ceux allégués par madame de Saint-Dizier) sa volonté de vivre seule et à sa guise, tandis qu’au contraire Rodin, en donnant aux résolutions de la jeune fille à ce sujet un but rempli de grandeur, avait acquis sur elle une sorte d’influence.

Âgé alors de soixante ans passés, le comte de Montbron avait été l’un des hommes les plus brillants du directoire, du consulat et de l’empire : ses prodigalités, ses bons mots, ses impertinences, ses duels, ses amours, ses pertes au jeu, avaient presque toujours défrayé les entretiens de la société de son temps. Quant à son caractère, à son cœur et à son commerce, nous dirons qu’il était resté dans les termes de la plus sincère amitié presque avec toutes ses anciennes maîtresses. À l’heure où nous le présentons au lecteur, il était encore fort gros joueur et fort beau joueur ; il avait, comme on disait autrefois, une très-grande mine, l’air décidé, fin et moqueur ; ses façons étaient celles du meilleur monde, avec une pointe d’impertinence agressive lorsqu’il n’aimait pas les gens ; il était grand, très-mince et d’une tournure encore svelte, presque juvénile ; il avait le front haut et chauve, les cheveux blancs et courts, des favoris gris taillés en croissant, la figure longue, le nez aquilin, des yeux bleus très-pénétrants et des dents encore fort belles.

— Monsieur le comte de Montbron ! dit Georgette en ouvrant la porte.

Le comte entra, et alla baiser la main d’Adrienne avec une sorte de familiarité paternelle.

— Allons ! se dit M. de Montbron, tâchons de savoir la vérité que je viens chercher, afin d’éviter peut-être un grand malheur.





III


Les aveux.


Mademoiselle de Cardoville, ne voulant pas laisser pénétrer la cause des violents sentiments qui l’agitaient, accueillit M. de Montbron avec une gaieté feinte et forcée ; de son côté, celui-ci, malgré sa grande habitude du monde, se trouvant fort embarrassé d’aborder le sujet dont il désirait conférer avec Adrienne, résolut, comme on dit vulgairement, de tâter le terrain avant d’engager sérieusement la conversation.

Après avoir regardé la jeune fille pendant quelques secondes, M. de Montbron secoua la tête, et dit avec un soupir de regret :

— Ma chère enfant… je ne suis pas content…

— Quelque peine de cœur… ou de creps, mon cher comte ? dit Adrienne en souriant.

— Une peine de cœur !… dit M. de Montbron.

— Comment, vous si beau joueur, vous auriez plus de souci d’un coup de tête féminin… que d’un coup de dés ?

— J’ai une peine de cœur… et c’est vous qui me la causez, ma chère enfant.

— M. de Montbron, vous allez me rendre très-orgueilleuse, dit Adrienne en souriant.

— Et vous auriez grand tort ;… car ma peine de cœur vient justement, je vous le dis brutalement, de ce que vous négligez votre beauté… Oui, voyez vos traits pâles, abattus, fatigués ;… depuis quelques jours, vous êtes triste… vous avez quelque chagrin… j’en suis sûr.

— Mon cher M. de Montbron, vous avez tant de pénétration qu’il vous est permis d’en manquer une fois ;… et cela vous arrive… aujourd’hui… Je ne suis pas triste, je n’ai aucun chagrin… et je vais vous dire une bien énorme, une bien orgueilleuse impertinence :… jamais je ne me suis trouvée si jolie.

— Il n’y a rien de plus modeste, au contraire, que cette prétention… Et qui vous a dit ce mensonge-là ? une femme ?

— Non… c’est mon cœur, et il a dit vrai, reprit Adrienne avec une légère émotion.

Puis elle ajouta :

— Comprenez… si vous pouvez.

— Prétendez-vous par là que vous êtes fière de l’altération de vos traits, parce que vous êtes fière des souffrances de votre cœur ? dit M. de Montbron en examinant Adrienne avec attention. Soit ; j’avais donc raison ; vous avez un chagrin… J’insiste…, ajouta le comte d’un ton vraiment pénétré, parce que cela m’est pénible…

— Rassurez-vous ; je suis on ne peut plus heureuse, car à chaque instant je me complais dans cette pensée : qu’à mon âge je suis libre… absolument libre.

— Oui… libre… de vous tourmenter… libre… d’être malheureuse tout à votre aise.

— Allons, allons, mon cher comte, dit Adrienne, voici notre vieille querelle qui se ranime… je trouve en vous l’allié de ma tante… et de l’abbé d’Aigrigny.

— Moi ? oui… à peu près comme les républicains sont les alliés des légitimistes ; ils s’entendent pour se dévorer plus tard… À propos de votre abominable tante, on dit que depuis quelques jours il se tient chez elle une manière de concile qui s’agite fort, véritable émeute mitrée… Votre tante est en bonne voie.

— Pourquoi pas ? Vous l’eussiez vue autrefois ambitionner le rôle de la déesse Raison… Aujourd’hui, nous la verrons peut-être canonisée… N’a-t-elle pas déjà accompli la première partie de la vie de sainte Madeleine ?

— Vous ne direz jamais d’elle autant de mal qu’elle en fait, ma chère enfant. Néanmoins, quoique pour des raisons bien opposées… je pensais comme elle au sujet de votre caprice de vivre seule…

— Je le sais.

— Oui, et par cela même que je désirais vous voir mille fois plus libre encore que vous ne l’êtes… moi, je vous conseillais… tout bonnement…

— De me marier…

— Sans doute ; de cette façon, votre chère liberté… avec ses conséquences, au lieu de s’appeler mademoiselle de Cardoville… se serait appelée madame de… qui vous voudrez… Nous vous aurions trouvé un excellent mari qui eût été responsable… de votre indépendance…

— Et qui aurait été responsable de ce ridicule mari ? et qui se serait dégradée jusqu’à porter un nom moqué, bafoué par tous ?… Moi, peut-être ? dit Adrienne en s’animant légèrement. Non, non, mon cher comte ; en bien ou en mal, je répondrai toujours seule de mes actions ; à mon nom s’attachera, bonne ou mauvaise, une opinion que, seule du moins, j’aurai formée, car il me serait aussi impossible de déshonorer lâchement un nom qui ne serait pas le mien, que de le porter s’il n’était pas continuellement entouré de la profonde estime qu’il me faut. Or, comme on ne répond que de soi… je garderai mon nom.

— Il n’y a que vous au monde pour avoir des idées pareilles.

— Pourquoi ? dit Adrienne en riant, parce qu’il me paraît… disgracieux de voir une pauvre jeune fille pour ainsi dire s’incarner et disparaître dans quelque homme très-laid et très-égoïste, et devenir, comme on le dit sans rire… elle, douce et jolie, devenir tout à coup la moitié de cette vilaine chose… oui… ainsi, elle, fraîche et charmante rose, je suppose, la moitié d’un affreux chardon ! Allons, mon cher comte, avouez-le… c’est quelque chose de fort odieux que cette métempsycose… conjugale, ajouta Adrienne avec un éclat de rire.

La gaieté factice, un peu fébrile d’Adrienne, contrastait d’une manière si navrante avec la pâleur et l’altération de ses traits ; il était si facile de voir qu’elle cherchait à étourdir un profond chagrin par ses rires forcés, que M. de Montbron en fut douloureusement touché ; mais, dissimulant son émotion, il parut réfléchir un instant et prit machinalement un des livres tout récemment achetés et coupés, dont Adrienne était entourée ; après avoir jeté un regard distrait sur ce volume, il continua, en dissimulant la pénible émotion que lui causait le rire forcé de mademoiselle de Cardoville :

— Voyons, chère tête folle que vous êtes… une fois de plus… Supposons que j’aie vingt ans et que vous me fassiez l’honneur de m’épouser… on vous appellerait madame de Montbron, je suppose ?

— Peut-être…

— Comment, peut-être ? quoique mariés vous ne porteriez pas mon nom ?

— Mon cher comte, dit Adrienne en souriant, ne poursuivons pas une hypothèse qui ne peut me laisser que… des regrets.

Tout à coup M. de Montbron fit un brusque mouvement et regarda mademoiselle de Cardoville avec une expression de surprise profonde…

Depuis quelques moments, tout en causant avec Adrienne, le comte avait pris machinalement deux ou trois des volumes çà et là épars sur la causeuse, et machinalement encore il avait jeté les yeux sur ces ouvrages.

Le premier portait pour titre : Histoire moderne de l’Inde ;

Le second : Voyage dans l’Inde ;

Le troisième : Lettre sur l’Inde

De plus en plus surpris, M. de Montbron avait continué son investigation et avait vu se compléter cette nomenclature indienne par le quatrième volume des Promenades dans l’Inde ;

Le cinquième, des Souvenirs de l’Indoustan ;

Le sixième, Notes d’un voyageur aux Indes orientales.

De là une surprise que, pour plusieurs motifs fort graves, M. de Montbron n’avait pu cacher plus longtemps et que ses regards témoignèrent à Adrienne.

Celle-ci, ayant complètement oublié la présence des volumes accusateurs dont elle était entourée, cédant à un mouvement de dépit involontaire, rougit légèrement ; puis son caractère ferme et résolu reprenant le dessus, elle dit à M. de Montbron en le regardant en face :

— Eh bien !… mon cher comte… de quoi vous étonnez-vous ?

Au lieu de répondre, M. de Montbron semblait de plus en plus absorbé, pensif, en contemplant la jeune fille, et il ne put s’empêcher de dire en se parlant à soi-même :

— Non… non… c’est impossible… et pourtant…

— Il serait peut-être indiscret à moi… d’assister à votre monologue, mon cher comte, dit Adrienne.

— Excusez-moi, ma chère enfant… mais ce que je vois me surprend à un point…

— Et que voyez-vous, je vous prie ?

— Des traces d’une préoccupation aussi vive… aussi grande… que nouvelle… pour tout ce qui a rapport… à l’Inde, dit M. de Montbron en accentuant lentement ses paroles et attachant un regard pénétrant sur la jeune fille.

— Eh bien ? dit bravement Adrienne.

— Eh bien !… je cherche la cause de cette soudaine passion…

— Géographique ? dit mademoiselle de Cardoville en interrompant M. de Montbron ; vous trouvez cette passion peut-être un peu sérieuse pour mon âge… mon cher comte ; mais il faut bien occuper ses loisirs… et puis enfin, ayant pour cousin un Indien quelque peu prince, il m’a pris envie d’avoir une idée du fortuné pays… d’où m’est arrivée cette sauvage parenté.

Ces derniers mots furent prononcés avec une amertume dont M. de Montbron fut frappé ; aussi observant attentivement Adrienne, il reprit :

— Il me semble que vous parlez du prince… avec un peu d’aigreur.

— Non… j’en parle avec indifférence…

— Il mériterait pourtant… un sentiment tout autre…

— D’une toute autre personne peut-être, répondit sèchement Adrienne.

— Il est si malheureux !… dit M. de Montbron d’un ton sincèrement pénétré. Il y a deux jours encore, je l’ai vu… il m’a déchiré le cœur.

— Et que me font, à moi… ces déchirements ? s’écria Adrienne avec une impatience douloureuse, presque courroucée.

— Je désirerais que de si cruels tourments vous fissent au moins pitié…, répondit gravement le comte.

— À moi… pitié !… s’écria Adrienne d’un air de fierté révoltée.

Puis se contenant, elle ajouta froidement :

— Ah çà… M. de Montbron, c’est une plaisanterie ?… Ce n’est pas sérieusement que vous me demandez de m’intéresser aux tourments amoureux de votre prince ?

Il y eut un dédain si glacial dans ces derniers mots d’Adrienne, ses traits pâles et péniblement contractés trahirent une hauteur si amère, que M. de Montbron dit tristement :

— Ainsi… cela est vrai… on ne m’avait pas trompé… Moi qui, par ma vieille et constante amitié, avais, je crois, quelques droits à votre confiance, je n’ai rien su… tandis que vous avez tout dit à un autre… Cela m’est pénible… très-pénible.

— Je ne vous comprends pas, M. de Montbron.

— Eh ! mon Dieu !… maintenant je n’ai plus de ménagements à garder…, s’écria le comte. Il n’y a plus, je le vois, aucun espoir pour ce malheureux enfant ;… vous aimez quelqu’un.

Et comme Adrienne fit un mouvement :

— Oh ! il n’y a pas à le nier, reprit le comte, votre pâleur… votre tristesse depuis quelques jours… votre implacable indifférence pour le prince, tout me le dit… tout me le prouve… vous aimez…

Mademoiselle de Cardoville, blessée de la façon dont le comte parlait du sentiment qu’il lui supposait, reprit avec une dignité hautaine :

— Vous devez savoir, M. de Montbron, qu’un secret surpris… n’est pas une confidence, et votre langage m’étonne…

— Eh ! ma chère amie, si j’use du triste privilège de l’expérience… si je devine, si je vous dis que vous aimez… si je vais même presque jusqu’à vous reprocher cet amour… c’est qu’il s’agit pour ainsi dire de la vie ou de la mort de ce pauvre jeune prince, qui, vous le savez, m’intéresse maintenant autant que s’il était mon fils, car il est impossible de le connaître sans lui porter le plus tendre intérêt !

— Il serait singulier, reprit Adrienne avec un redoublement de froideur et d’ironie amère, que mon amour… en admettant que j’eusse un amour dans le cœur… eût une si étrange influence sur le prince Djalma… Que lui importe que j’aime ? ajouta-t-elle avec un dédain presque douloureux.

— Que lui importe ! Mais en vérité, ma chère amie, permettez-moi de vous le dire, c’est vous qui plaisantez cruellement… Comment !… ce malheureux enfant vous aime avec toute l’ardeur d’un premier amour ; deux fois déjà il a voulu, par le suicide, mettre fin à l’horrible torture que lui cause sa passion pour vous… et vous trouvez étrange que votre amour pour un autre… soit une question de vie ou de mort pour lui !…

— Mais il m’aime donc ! s’écria la jeune fille, avec un accent impossible à rendre.

— À en mourir… vous dis-je ; je l’ai vu…

Adrienne fit un mouvement de stupeur : de pâle qu’elle était, elle devint pourpre ; puis cette rougeur disparut, ses lèvres blanchirent et tremblèrent ; son émotion fut si vive, qu’elle resta quelques moments sans pouvoir parler, et mit la main sur son cœur comme pour en comprimer les battements.

M. de Montbron, presque effrayé du changement subit de la physionomie d’Adrienne, de l’altération croissante de ses traits, se rapprocha vivement d’elle et s’écria :

— Mon Dieu ! ma pauvre enfant, qu’avez-vous !

Au lieu de lui répondre, Adrienne lui fit un signe de la main comme pour le rassurer ; le comte, en effet, se rassura, car le visage de la jeune fille, naguère contracté par la douleur, l’ironie et le dédain, semblait renaître au milieu des émotions les plus douces, les plus ineffables ; l’impression qu’elle éprouvait était si enivrante, qu’elle semblait s’y complaire et craindre d’en perdre le moindre sentiment ; puis la réflexion lui disant que peut-être elle était dupe d’une illusion ou d’un mensonge, elle s’écria tout à coup avec angoisse, en s’adressant à M. de Montbron :

— Mais ce que vous me dites… est vrai… au moins ?…

— Ce que je vous dis !

— Oui… que le prince Djalma…

— Vous aime comme un insensé ? Hélas ! cela n’est que trop vrai…

— Non… non…, s’écria Adrienne, avec une expression ravissante de naïveté, cela ne saurait être jamais trop vrai…

— Que dites-vous ?… s’écria le comte.

— Mais cette… femme ?… demanda Adrienne, comme si ce mot lui eût brûlé les lèvres.

— Quelle femme ?…

— Celle qui était la cause de ces déchirements si douloureux.

— Cette femme ?… qui voulez-vous que ce fût, sinon vous !

— Moi !… Oh ! oui, c’était moi ; n’est-ce pas ? rien que moi !

— Sur l’honneur… croyez-en mon expérience ;… jamais je n’ai vu une passion plus sincère et plus touchante…

— Oh ! n’est-ce pas, jamais il n’a eu dans le cœur un autre amour que le mien ?

— Lui !… jamais.

— On me l’a dit… pourtant…

— Qui ?

— M. Rodin…

— Que Djalma… ?

— Deux jours après m’avoir vue, s’était épris d’un fol amour.

— M. Rodin… vous a dit cela ?… s’écria M. de Montbron en paraissant frappé d’une idée subite. Mais c’est aussi lui qui a dit à Djalma… que vous étiez éprise de quelqu’un…

— Moi ?…

— Et c’est cela qui causait l’affreux désespoir de ce malheureux enfant…

— Et c’est cela aussi qui causait mon désespoir, à moi !

— Mais vous l’aimez donc autant qu’il vous aime ? s’écria M. de Montbron transporté de joie.

— Si je l’aime !… dit mademoiselle de Cardoville.

Quelques coups, frappés discrètement à la porte, interrompirent Adrienne.

— Vos gens… sans doute… Remettez-vous, dit le comte.

— Entrez, dit Adrienne d’une voix émue.

Florine parut.

— Qu’est-ce ? dit mademoiselle de Cardoville.

— M. Rodin vient de venir. Craignant de déranger mademoiselle, il n’a pas voulu entrer ; mais il reviendra dans une demi-heure… Mademoiselle voudra-t-elle le recevoir ?

— Oui… oui, dit le comte à Florine, et lors même que je serais encore avec mademoiselle, introduisez-le… N’est-ce pas votre avis ? demanda M. de Montbron à Adrienne.

— C’est mon avis…, répondit la jeune fille.

Et un éclair d’indignation brilla dans ses yeux en songeant à cette perfidie de Rodin.

— Ah ! le vieux drôle !… dit de M. de Montbron. Je m’étais toujours défié de ce cou tors !

Florine sortit, laissant le comte avec sa maîtresse.




IV


Amour.


Mademoiselle de Cardoville était transfigurée : pour la première fois, sa beauté éclatait dans tout son lustre. Jusqu’alors voilée par l’indifférence, ou assombrie par la douleur, un éblouissant rayon de soleil l’illuminait tout à coup.

La légère irritation causée par la perfidie de Rodin avait passé comme une ombre imperceptible sur le front de la jeune fille. Que lui importaient maintenant ces mensonges, ces perfidies ? N’étaient-elles pas déjouées ?

Et à l’avenir… quel pouvoir humain pourrait se mettre entre elle et Djalma, si sûrs l’un de l’autre ? Qui oserait lutter contre ces deux êtres résolus et forts de la puissance irrésistible de la jeunesse, de l’amour et de la liberté ? Qui oserait tenter de les suivre dans cette sphère embrasée où ils allaient, eux si beaux, eux si heureux, se confondre dans un amour si inextinguible, protégés et défendus par leur bonheur, armure à toute épreuve ?

À peine Florine sortie, Adrienne s’approcha de M. de Montbron d’un pas rapide ; elle semblait grandie ; à la voir s’avancer légère, triomphante et radieuse, on eût dit une divinité marchant sur des nuées.

— Quand le verrai-je ?

Tel fut son premier mot à M. de Montbron.

— Mais… demain, il faut le préparer à tant de bonheur ; chez une nature si ardente… une joie si soudaine, si inattendue… peut être terrible.

Adrienne resta un moment pensive, et dit tout à coup :

— Demain… oui… pas avant demain… j’ai une superstition de cœur.

— Laquelle ?

— Vous le saurez… il m’aime… ce mot dit tout, renferme tout, comprend tout… est tout… et pourtant, j’ai mille questions sur les lèvres… à propos de lui ;… je ne vous en ferai aucune avant demain… non, parce que, par une adorable fatalité… demain est, pour moi… un anniversaire sacré… D’ici là, je vivrai un siècle… Heureusement… je puis attendre… Tenez…

Puis, faisant signe à M. de Montbron, elle le conduisit près du Bacchus indien.

— Comme il lui ressemble !… dit-elle au comte.

— En effet, s’écria celui-ci, c’est étrange !

— Étrange ? reprit Adrienne en souriant avec une douce fierté, étrange qu’un héros, qu’un demi-dieu, qu’un idéal de beauté ressemble à Djalma ?…

— Combien vous l’aimez !… dit M. de Montbron profondément ému et presque ébloui de la félicité qui resplendissait sur le visage d’Adrienne.

— Je devais bien souffrir, n’est-ce pas ? lui dit-elle après un moment de silence.

— Mais si je ne m’étais pas décidé à venir ici aujourd’hui, en désespoir de cause, que serait-il arrivé ?

— Je n’en sais rien ;… je serais morte peut-être… car je suis frappée là… d’une manière incurable. (Et elle mit la main à son cœur.) Mais ce qui eût été ma mort… sera ma vie…

— C’était horrible ! dit le comte en tressaillant, une passion pareille concentrée en vous-même, fière comme vous l’êtes…

— Oui, fière !… mais non orgueilleuse… Aussi, en apprenant son amour pour une autre ;… en apprenant que l’impression que j’avais cru lui causer, lors de notre première entrevue, s’était aussitôt effacée… j’ai renoncé à tout espoir, sans pouvoir renoncer à mon amour ; au lieu de fuir son souvenir, je me suis entourée de ce qui pouvait me le rappeler… À défaut de bonheur, il y a encore une amère jouissance à souffrir par ce qu’on aime.

— Je comprends maintenant votre bibliothèque indienne…

Adrienne, sans répondre au comte, alla prendre sur le guéridon un des livres fraîchement coupés, et, l’apportant à M. de Montbron, lui dit en souriant, avec une expression de joie et de bonheur céleste :

— J’avais tort de nier ; je suis orgueilleuse. Tenez… lisez cela… tout haut… je vous en prie ;… je vous dis que je puis attendre à demain.

Et du bout de son doigt charmant, elle indiqua au comte le passage, en lui présentant le livre.

Puis, elle alla, pour ainsi dire, se blottir au fond de la causeuse, et là, dans une attitude profondément attentive, recueillie, le corps penché en avant, ses mains croisées sur le coussin, son menton appuyé sur ses mains, ses grands yeux attachés, avec une sorte d’adoration, sur le Bacchus indien qui lui faisait face, elle sembla, dans cette contemplation passionnée, se préparer à entendre la lecture de M. de Montbron.

Celui-ci, très étonné, commença, après avoir regardé Adrienne, qui lui dit de sa voix la plus caressante :

— Et bien doucement… je vous en conjure…

M. de Montbron lut le passage suivant du journal d’un voyageur dans l’Inde :


« … Lorsque je me trouvais à Bombay, en 1829, on ne parlait dans toute la société anglaise que d’un jeune héros, fils de… »


Le comte s’étant interrompu une seconde, à cause de la prononciation barbare du nom du père de Djalma, Adrienne lui dit vivement de sa douce voix :

— Fils de Kadja-Sing.

— Quelle mémoire ! dit le comte en souriant.

Et il reprit :


« … Un jeune héros, le fils de Kadja-Sing, roi de Mundi. Au retour d’une expédition lointaine et sanglante dans les montagnes contre ce roi indien, le colonel Drake était revenu rempli d’enthousiasme pour le fils de Kadja-Sing, nommé Djalma. Sortant à peine de l’adolescence, ce jeune prince a, dans cette guerre implacable, fait preuve d’une intrépidité si chevaleresque, d’un caractère si noble, que l’on a surnommé son père le Père du Généreux. »

— Cette coutume est touchante…, dit le comte. Récompenser pour ainsi dire le père en lui donnant un surnom glorieux pour son fils, cela est grand… Mais quelle rencontre bizarre que ce livre ! dit le comte surpris ; il y a de quoi, je le comprends, exalter la tête la plus froide…

— Oh !… vous allez voir… vous allez voir !… dit Adrienne.

Le comte poursuivit sa lecture.


« … Le colonel Drake, l’un des plus valeureux et des meilleurs officiers de l’armée anglaise, disait hier devant moi que, blessé grièvement et fait prisonnier par le prince Djalma, après une résistance énergique, il avait été emmené au camp établi dans le village de… »


Ici, même hésitation de la part du comte, à l’endroit d’un nom bien autrement sauvage que le premier ; aussi, ne voulant pas tenter l’aventure, il s’interrompit et dit à Adrienne :

— Quant à celui-ci… j’y renonce.

— C’est pourtant facile ! reprit Adrienne

Et elle prononça avec une inexprimable douceur le nom suivant, d’ailleurs fort doux :

— Dans le village de Shumshabad.

— Voilà un procédé mnémonique infaillible pour retenir les noms géographiques, dit le comte.

Et il continua :


« … Une fois arrivé au camp, le colonel Drake reçut l’hospitalité la plus touchante, et le prince Djalma eut pour lui les soins d’un fils. Ce fut là que le colonel eut connaissance de quelques faits qui portèrent à son comble son enthousiasme pour le prince Djalma. Il a raconté devant moi les deux suivants :

« À l’un des combats, le prince était accompagné d’un jeune Indien d’environ douze ans, qu’il aimait tendrement et qui lui servait de page, le suivant à cheval pour porter ses armes de rechange ; cet enfant était idolâtré par sa mère ; au moment de l’expédition, elle avait confié son fils au prince Djalma en lui disant avec un stoïcisme digne de l’antiquité : Qu’il soit votre frère. — Il sera mon frère, avait répondu le prince. Au milieu d’une sanglante déroute, l’enfant est grièvement blessé, son cheval tué ; le prince, au péril de sa vie, malgré la précipitation d’une retraite forcée, le dégage, le prend en croupe et fuit ; on les poursuit ; un coup de feu atteint leur cheval ; mais il peut atteindre un massif de jungles, au milieu duquel, après quelques vains efforts, il tombe épuisé. L’enfant étant incapable de marcher, le prince l’emporte, se cache avec lui au plus épais du taillis. Les Anglais arrivent, fouillent les jungles ; les deux victimes échappent. Après une nuit et un jour de marches, de contre-marches, de ruses, de fatigues, de périls inouïs, le prince, portant toujours l’enfant, dont l’une des jambes était à demi brisée, parvient à gagner le camp de son père, et dit simplement : J’avais promis à sa mère qu’il serait mon frère, j’ai agi en frère. »


— C’est admirable ! s’écria le comte.

— Continuez… oh ! continuez, dit Adrienne en essuyant une larme, sans détourner ses yeux du bas-relief qu’elle continuait de contempler avec une admiration croissante.

Le comte poursuivit :


« … Une autre fois, le prince Djalma, suivi de deux esclaves noirs, se rend, avant le lever du soleil, dans un endroit très-sauvage, pour s’emparer d’une portée de deux petits tigres âgés de quelques jours. Le repaire avait été signalé. Le tigre et sa femelle étaient encore au dehors à la curée. L’un des noirs s’introduit dans la tanière par une étroite ouverture ; l’autre, aidé de Djalma, abat à coups de hache un assez gros tronçon d’arbre afin de disposer un piége pour prendre le tigre ou sa femelle. Du côté de l’ouverture, la caverne était presque à pic. Le prince y monte avec agilité afin de disposer le piège, avec l’autre noir ; tout à coup, un rugissement effroyable retentit ; en quelques bonds la femelle, revenant de curée, atteint l’ouverture de la tanière. Le noir qui tendait le piége avec le prince a le crâne ouvert d’un coup de dent, l’arbre tombe en travers de l’étroite entrée du repaire, empêche la femelle d’y pénétrer, et barre en même temps le passage au noir qui accourait avec les petits tigres…

« Au-dessus, à vingt pieds environ, sur une plate-forme de roches, le prince, couché à plat ventre, considérait cet affreux spectacle. La tigresse, rendue furieuse par les cris de ses petits, dévorait les mains du noir, qui, de l’intérieur du repaire, tâchait de maintenir le tronc d’arbre, son seul rempart, et poussait des cris lamentables. »


— C’est horrible ! dit le comte.

— Oh ! continuez… continuez…, s’écria Adrienne avec exaltation ; vous allez voir ce que peut l’héroïsme de la bonté.

Le comte poursuivit :


« Tout à coup, le prince met son poignard entre ses dents, attache sa ceinture à un bloc de roc, prend la hache d’une main, de l’autre se laisse glisser le long de ce cordage improvisé, tombe à quelques pas de la bête féroce, bondit jusqu’à elle, et, rapide comme l’éclair, lui porte coup sur coup deux atteintes mortelles, au moment où le noir, perdant ses forces, abandonnant le tronc d’arbre, allait être mis en pièces. »


— Et vous vous étonniez de sa ressemblance avec ce demi-dieu, à qui la fable même ne prête pas un dévouement aussi généreux ! s’écria la jeune fille avec une exaltation croissante.

— Je ne m’étonne plus, j’admire, dit le comte d’une voix émue, et, à ces deux nobles traits, mon cœur bat d’enthousiasme comme si j’avais vingt ans.

— Et le noble cœur de ce voyageur a battu comme le vôtre à ce récit, dit Adrienne ; vous allez le voir.


« … Ce qui rend admirable l’intrépidité du prince, c’est que, selon les principes des castes indiennes, la vie d’un esclave n’a aucune importance ; aussi un fils de roi, en risquant sa vie pour le salut d’une pauvre créature si infime, obéissait à un héroïque instinct de charité véritablement chrétienne, jusqu’alors inouïe dans ce pays.

« Deux traits pareils, disait avec raison le colonel Drake, suffisent à peindre un homme ; c’est donc avec un sentiment de respect profond et d’admiration touchante que moi, voyageur inconnu, j’ai écrit le nom du prince Djalma sur ce livre de voyage, éprouvant toutefois une sorte de tristesse en me demandant quel sera l’avenir de ce prince, perdu au fond de ce pays sauvage, toujours dévasté par la guerre. Si modeste que soit l’hommage que je rends à ce caractère digne des temps héroïques, son nom du moins sera répété avec un généreux enthousiasme par tous les cœurs sympathiques à ce qui est généreux et grand. »


— Et tout à l’heure, en lisant ces lignes si simples, si touchantes, reprit Adrienne, je n’ai pu m’empêcher de porter à mes lèvres le nom de ce voyageur.

— Oui… le voilà bien tel que je l’avais jugé, dit le comte, de plus en plus ému en rendant le livre à Adrienne, qui se levant grave et touchante, lui dit :

— Le voilà tel que je voulais vous le faire connaître, afin que vous compreniez… mon adoration pour lui ; car ce courage, cette héroïque bonté, je l’avais devinée, lors d’un entretien surpris malgré moi, avant de me montrer à lui… De ce jour, je le savais aussi généreux qu’intrépide, aussi tendre, aussi sensible qu’énergique et résolu ;… mais lorsque je le vis si merveilleusement beau… et si différent, par le noble caractère de sa physionomie, par ses vêtements même, de tout ce que j’avais rencontré jusqu’alors… quand je vis l’impression que je lui causai… et que j’éprouvai, plus violente encore peut-être… je sentis ma vie attachée à cet amour.

— Et maintenant vos projets ?

— Divins, radieux comme mon cœur… En apprenant son bonheur, je veux que Djalma éprouve ce même éblouissement dont je suis frappée et qui ne me permet pas encore de regarder… mon soleil en face… car, je vous le répète… d’ici à demain j’ai un siècle à vivre. Oui, chose étrange ! j’aurais cru, après une telle révélation, sentir le besoin de rester seule plongée dans cet océan de pensées enivrantes. Eh bien ! non, d’ici à demain, je redoute la solitude… J’éprouve je ne sais quelle impatience fébrile… inquiète… ardente… Oh ! bénie serait la fée qui, me touchant de sa baguette, m’endormirait à cette heure jusqu’à demain.

— Je serai cette bienfaisante fée, dit tout à coup le comte en souriant.

— Vous ?

— Moi.

— Et comment ?

— Voyez la puissance de ma baguette : je veux vous distraire d’une partie de vos pensées en vous les rendant matériellement visibles…

— Expliquez-vous, de grâce.

— Et de plus mon projet aura encore pour vous un autre avantage. Écoutez-moi : vous êtes si heureuse, que vous pouvez tout entendre… votre odieuse tante et ses odieux amis répandent le bruit que votre séjour chez M. Baleinier…

— A été nécessité par la faiblesse de mon esprit, dit Adrienne en souriant. Je m’y attendais.

— C’est stupide ; mais comme votre résolution de vivre seule vous fait des envieux et des ennemis, vous sentez pourquoi, il ne manquera pas de gens parfaitement disposés à donner créance à toutes les stupidités possibles.

— Je l’espère bien… Passer pour folle aux yeux des sots… c’est très-flatteur.

— Oui, mais prouver aux sots qu’ils sont des sots, et cela à la face de tout Paris, c’est assez amusant ; or, on commence à s’inquiéter de votre disparition ; vous avez interrompu vos promenades habituelles en voiture ; ma nièce paraît seule depuis longtemps dans notre loge aux Italiens ; vous voulez tuer, brûler le temps jusqu’à demain… voici une occasion excellente : il est deux heures ; à trois heures et demie ma nièce est ici en voiture ; la journée est splendide ;… il y aura un monde fou au bois de Boulogne ; vous faites une charmante promenade ; on vous voit déjà là ;… puis le grand air, le mouvement calmeront votre fièvre de bonheur… Et ce soir, c’est là que commence ma magie, je vous conduis dans l’Inde.

— Dans l’Inde ?…

— Au milieu de ces forêts sauvages où l’on entend rugir les lions, les panthères et les tigres… Ce combat héroïque qui vous a tant émue tout à l’heure… nous l’aurons sous nos yeux, réel et terrible…

— Franchement, mon cher comte, c’est une plaisanterie.

— Pas du tout, je vous promets de vous faire voir de véritables bêtes farouches, redoutables hôtes du pays de notre demi-dieu… tigres grondants… lions rugissants… Cela ne vaudra-t-il pas vos livres ?

— Mais encore…

— Allons, il faut vous donner le secret de mon pouvoir surnaturel ; au retour de votre promenade, vous dînez chez ma nièce, et nous allons ensuite à un spectacle fort curieux qui se donne à la Porte-Saint-Martin… Un dompteur de bêtes des plus extraordinaires y montre des animaux parfaitement féroces au milieu d’une forêt (ici seulement commence l’illusion), et simule avec eux, tigres, lions et panthères, des combats formidables. Tout Paris court à ces représentations, et tout Paris vous y verra plus belle et plus charmante que jamais.

— J’accepte, j’accepte, dit Adrienne avec une joie d’enfant. Oui… vous avez raison :… j’éprouverai un plaisir étrange à voir ces monstres farouches, qui me rappelleront ceux que mon demi-dieu a si héroïquement combattus. J’accepte encore, parce que, pour la première fois de ma vie, je brûle du désir d’être trouvée belle… même par tout le monde… J’accepte… enfin… parce que…

Mademoiselle de Cardoville fut interrompue, d’abord par un léger coup frappé à la porte, puis par Florine, qui entra en annonçant M. Rodin.




V


Exécution.


Rodin entra ; d’un coup d’œil rapide jeté sur mademoiselle de Cardoville et sur M. de Montbron, il devina qu’il allait se trouver dans une position difficile. En effet, rien ne semblait moins rassurant pour lui que la contenance d’Adrienne et du comte.

Celui-ci, lorsqu’il n’aimait pas les gens, manifestait, nous l’avons dit, son antipathie par des façons d’une impertinence agressive, d’ailleurs soutenue par bon nombre de duels ; aussi, à la vue de Rodin, ses traits prirent soudain une expression insolente et dure ; accoudé à la cheminée et causant avec Adrienne, il tourna dédaigneusement la tête par-dessus son épaule, sans répondre au profond salut du jésuite.

À la vue de cet homme, mademoiselle de Cardoville se sentit presque surprise de n’éprouver aucun mouvement d’irritation ou de haine. La brillante flamme qui brûlait dans son cœur le purifiait de tout sentiment vindicatif. Elle sourit, au contraire, car jetant un fier et doux regard sur le Bacchus indien, puis sur elle-même, elle se demandait ce que deux êtres si jeunes, si beaux, si libres, si amoureux, pouvaient avoir à cette heure à redouter de ce vieux homme crasseux, à mine ignoble et basse, qui s’avançait tortueusement, avec ses circonvolutions de reptile. En un mot, loin de ressentir de la colère ou de l’aversion contre Rodin, la jeune fille n’éprouva qu’un accès de gaieté moqueuse, et ses grands yeux, déjà étincelants de félicité, pétillèrent bientôt de malice et d’ironie.

Rodin se sentit mal à l’aise. Les gens de sa robe préfèrent de beaucoup les ennemis violents aux ennemis moqueurs ; tantôt ils échappent aux colères déchaînées contre eux, en se jetant à genoux, en pleurant, gémissant, en se frappant la poitrine ; tantôt, au contraire, ils les bravent en se redressant armés et implacables ; mais devant la raillerie mordante, ils se déconcertent aisément. Ainsi fut-il de Rodin ; il pressentit que, placé entre Adrienne de Cardoville et M. de Montbron, il allait avoir, ainsi qu’on dit vulgairement, un fort mauvais quart d’heure à passer.

Le comte ouvrit le feu : tournant la tête par-dessus son épaule, il dit à Rodin :

— Ah !… ah !… vous voici, monsieur l’homme de bien ?

— Approchez… monsieur, approchez donc, reprit Adrienne avec un sourire moqueur ; vous la perle des amis, vous le modèle des philosophes… vous l’ennemi déclaré de toute fourberie, de tout mensonge, j’ai mille compliments à vous faire…

— J’accepte tout de vous, ma chère demoiselle… même des compliments immérités, dit le jésuite en s’efforçant de sourire, et découvrant ainsi ses vilaines dents jaunes et déchaussées. Mais puis-je savoir ce qui me mérite vos compliments ?

— Votre pénétration, monsieur… car elle est rare, dit Adrienne.

— Et moi, monsieur, dit le comte, je rends hommage à votre véracité… non moins rare… trop rare… peut-être.

— Moi, pénétrant, en quoi, ma chère demoiselle ? dit froidement Rodin ; moi, véridique, en quoi, M. le comte ? ajouta-t-il en se tournant ensuite vers M. de Montbron.

— En quoi… monsieur ? dit Adrienne ; mais vous avez deviné un secret entouré de difficultés, de mystères sans nombre. En un mot, vous avez su lire au plus profond du cœur d’une femme…

— Moi, ma chère demoiselle ?…

— Vous-même, monsieur ; et réjouissez-vous… votre pénétration a eu les plus heureux résultats.

— Et votre véracité a fait merveilles…, ajouta le comte.

— Il est doux au cœur de bien agir, même sans le savoir, dit Rodin, se tenant toujours sur la défensive et épiant tour à tour d’un œil oblique le comte et Adrienne ; mais pourrai-je savoir ce dont on me loue ?…

— La reconnaissance m’oblige à vous en instruire, monsieur, dit Adrienne avec malice : vous avez découvert et dit au prince Djalma que j’aimais passionnément… quelqu’un… Eh bien !… glorifiez votre pénétration… c’était vrai.

— Vous avez découvert et dit à mademoiselle que le prince Djalma aimait passionnément… quelqu’un, reprit le comte ; eh bien ! glorifiez votre pénétration, mon cher monsieur… c’était vrai.

Rodin resta confondu, interdit.

— Ce quelqu’un que j’aimais si passionnément, dit Adrienne, c’était le prince…

— Cette personne que le prince aimait si passionnément, reprit le comte, c’était mademoiselle…

Ces révélations, gravement inquiétantes, et faites coup sur coup, abasourdirent Rodin ; il resta muet, effrayé, songeant à l’avenir.

— Comprenez-vous maintenant, monsieur, notre gratitude envers vous ? reprit Adrienne d’un ton de plus en plus railleur. Grâce à votre sagacité, grâce au touchant intérêt que vous nous portiez, nous vous devons, le prince et moi, d’être éclairés sur nos sentiments mutuels.

Le jésuite reprit peu à peu son sang-froid, et son calme apparent irrita fort M. de Montbron, qui, sans la présence d’Adrienne, eût donné un tout autre tour au persiflage.

— Il y a erreur, dit Rodin, dans tout ce que vous me faites l’honneur de m’apprendre, ma chère demoiselle. Je n’ai de ma vie parlé du sentiment, on ne peut plus convenable et respectable, d’ailleurs, que vous auriez pu avoir pour le prince Djalma…

— Il est vrai, reprit Adrienne, par un scrupule de discrétion exquise, lorsque vous me parliez du profond amour que le prince Djalma ressentait… vous poussiez la réserve, la délicatesse, jusqu’à me dire que… ce n’était pas moi qu’il aimait…

— Et le même scrupule vous faisait dire au prince que mademoiselle de Cardoville aimait passionnément quelqu’un… qui n’était pas lui…

— M. le comte, reprit sèchement Rodin, je ne devrais pas avoir besoin de vous dire que j’éprouve assez peu le besoin de me mêler d’intrigues amoureuses.

— Allons donc ! c’est modestie ou amour-propre, dit insolemment le comte. Dans votre intérêt, de grâce, pas de maladresse pareille… Si on vous prenait au mot ?… Si ça se répandait ?… Soyez donc meilleur ménager des honnêtes petits métiers que vous faites, sans doute…

— Il en est un, du moins, dit Rodin en se redressant aussi agressif que M. de Montbron, dont je vous devrai le rude apprentissage, M. le comte, c’est le pesant métier d’être votre auditeur.

— Ah çà ! cher monsieur, reprit le comte avec dédain, est-ce que vous ignorez qu’il y a toutes sortes de moyens de châtier les impertinents et les fourbes ?…

— Mon cher comte !… dit Adrienne à M. de Montbron d’un ton de reproche.

Rodin reprit avec un flegme parfait :

— Je ne vois pas trop, M. le comte, 1o ce qu’il y a de courageux à menacer et à appeler impertinent un pauvre vieux bonhomme comme moi ; 2o

— M. Rodin, dit le comte en interrompant le jésuite, 1o un pauvre vieux bonhomme comme vous, qui fait le mal en se retranchant derrière la vieillesse qu’il déshonore, est à la fois lâche et méchant ; il mérite un double châtiment ; 2o quant à l’âge, je ne sache pas que les louvetiers et les gendarmes s’inclinent avec respect devant le pelage gris des vieux loups et les cheveux blancs des vieux coquins ; qu’en pensez-vous, cher monsieur ?

Rodin, toujours impassible, souleva sa flasque paupière, attacha une seconde à peine son petit œil de reptile sur le comte, et lui lança un regard rapide, froid et aigu comme un dard ;… puis la paupière livide retomba sur la morne prunelle de cet homme à face de cadavre.

— N’ayant pas l’inconvénient d’être un vieux loup, et encore moins un vieux coquin, reprit paisiblement Rodin, vous me permettez, M. le comte, de ne pas trop m’inquiéter des poursuites des louvetiers et des gendarmes ; quant aux reproches que l’on me fait, j’ai une manière bien simple de répondre, je ne dis pas de me justifier ;… je ne me justifie jamais.

— Vraiment ! dit le comte.

— Jamais, reprit froidement Rodin ; mes actes se chargent de cela : je répondrai donc simplement que, voyant l’impression profonde, violente, presque effrayante, causée par mademoiselle sur le prince…

— Que cette assurance que vous me donnez de l’amour du prince, dit Adrienne avec un sourire enchanteur et en interrompant Rodin, vous absolve du mal que vous avez voulu me faire… La vue de notre prochain bonheur… sera votre seule punition…

— Peut-être n’ai-je pas besoin d’absolution ou de punition, car, ainsi que j’ai eu l’honneur de le faire observer à M. le comte, ma chère demoiselle, l’avenir justifiera mes actes… Oui, j’ai dû dire au prince que vous aimiez une autre personne que lui, de même que j’ai dû vous dire qu’il aimait une autre personne que vous… et cela dans votre intérêt mutuel… Que mon attachement pour vous m’ait égaré… cela se peut, je ne suis pas infaillible… mais, après ma conduite passée envers vous, ma chère demoiselle, j’ai peut-être le droit de m’étonner d’être traité ainsi… Ceci n’est pas une plainte… Si je ne me justifie jamais… je ne me plains jamais non plus…

— Voilà ! parbleu, quelque chose d’héroïque, mon cher monsieur, dit le comte ; vous daignez ne pas vous plaindre ou vous justifier du mal que vous faites.

— Du mal que je fais ? (Et Rodin regarda fixement le comte.) Jouons-nous aux énigmes ?

— Et qu’est-ce donc, monsieur, s’écria le comte avec indignation, que d’avoir, par vos mensonges, plongé le prince dans un désespoir si affreux, qu’il a voulu deux fois attenter à ses jours ? Qu’est-ce donc d’avoir aussi, par vos mensonges, jeté mademoiselle dans une erreur si cruelle et si complète, que, sans la résolution que j’ai prise aujourd’hui, cette erreur durerait encore et aurait eu des suites les plus funestes ?

— Et pourriez-vous me faire l’honneur de me dire, M. le comte, quel intérêt j’ai, moi, à ces désespoirs, à ces erreurs, en admettant même que j’aie voulu les causer ?

— Un grand intérêt, sans doute, dit durement le comte, et d’autant plus dangereux qu’il est plus caché ; car vous êtes de ceux, je le vois, à qui le mal d’autrui doit rapporter plaisir et profit.

— C’est trop, M. le comte, je me contenterai du profit, dit Rodin en s’inclinant.

— Votre impudent sang-froid ne me donnera pas le change. Tout ceci est grave, reprit le comte. Il est impossible qu’une si perfide fourberie soit un acte isolé… Qui sait si ce n’est pas un des effets de la haine que madame de Saint-Dizier porte à mademoiselle de Cardoville ?

Adrienne avait écouté la discussion précédente avec une attention profonde.

Tout à coup, elle tressaillit comme éclairée par une révélation soudaine.

Après un moment de silence, elle dit à Rodin, sans amertume, sans colère, mais avec un calme rempli de douceur et de sérénité :

— On dit, monsieur, que l’amour heureux fait des prodiges… Je serais tentée de le croire, car, après quelques minutes de réflexion, et en me rappelant certaines circonstances, voici que votre conduite m’apparaît sous un jour tout nouveau.

— Quelle serait donc cette nouvelle perspective, ma chère demoiselle ?

— Pour que vous soyez à mon point de vue, monsieur, permettez-moi d’insister sur quelques faits : la Mayeux m’était généreusement dévouée ; elle m’avait donné des preuves irrécusables d’attachement ; son esprit valait son noble cœur ;… mais elle ressentait pour vous un éloignement invincible… Tout à coup elle disparaît mystérieusement de chez moi… et il n’a pas tenu à vous que j’aie sur elle d’odieux soupçons. M. de Montbron a pour moi une affection paternelle, mais, je dois vous l’avouer, peu de sympathie pour vous ; aussi, vous avez tâché de jeter la défiance entre lui et moi… Enfin, le prince Djalma éprouve un sentiment profond pour moi… et vous employez la fourberie la plus perfide pour tuer ce sentiment. Dans quel but agissez-vous ainsi ?… je l’ignore ;… mais à coup sûr, il m’est hostile.

— Il me semble, mademoiselle, dit sévèrement Rodin, qu’à votre ignorance se joint l’oubli des services rendus.

— Je ne veux pas nier, monsieur, que vous m’ayez retirée de la maison de M. Baleinier ;… mais, en définitive, quelques jours plus tard, j’étais infailliblement délivrée par M. de Montbron que voici…

— Vous avez raison, ma chère enfant, dit le comte ; il se pourrait bien que l’on ait voulu se donner le mérite de ce qui devait bientôt forcément arriver, grâce à vos vrais amis.

— Vous vous noyez, je vous sauve, vous m’êtes reconnaissante ?… Erreur, dit Rodin avec amertume ; un autre passant vous aurait sans doute sauvée plus tard.

— La comparaison manque un peu de justesse, dit Adrienne en souriant ; une maison de santé n’est pas un fleuve, et, quoique je vous croie maintenant très-capable, monsieur, de nager entre deux eaux, la natation vous a été inutile en cette circonstance… et vous m’avez simplement ouvert une porte… qui devait inévitablement s’ouvrir plus tard.

— Très-bien ! ma chère enfant, dit le comte en riant aux éclats de la réponse d’Adrienne.

— Je sais, monsieur, que vos excellents soins ne se sont pas étendus qu’à moi… Les filles de M. le maréchal Simon lui ont été ramenées par vous ;… mais il est à croire que les réclamations de M. le maréchal duc de Ligny, au sujet de ses enfants, n’eussent pas été vaines. Vous avez été jusqu’à rendre à un vieux soldat sa croix impériale, véritable relique sacrée pour lui ; c’est très-touchant… Vous avez enfin démasqué l’abbé d’Aigrigny et M. Baleinier… mais j’étais moi-même décidée à les démasquer… Du reste, tout ceci prouve que vous êtes, monsieur, un homme d’infiniment d’esprit…

— Ah ! mademoiselle ! fit humblement Rodin.

— Rempli de ressources et d’invention…

— Ah ! mademoiselle !…

— Ce n’est pas ma faute si dans notre long entretien chez M. Baleinier, vous avez trahi cette supériorité qui m’a frappée, je l’avoue, profondément frappée… et dont vous semblez assez embarrassé à cette heure… Que voulez-vous, monsieur ! il est bien difficile à un rare esprit comme le vôtre de garder l’incognito ; cependant, comme il se pourrait que, par des voies différentes, oh ! très-différentes, ajouta la jeune fille avec malice, nous concourions au même but… (toujours selon notre entretien de chez M. Baleinier), je veux, dans l’intérêt de notre communion future, comme vous disiez, vous donner un conseil… et vous parler franchement.

Rodin avait écouté mademoiselle de Cardoville avec une apparente impassibilité, tenant son chapeau sous son bras, ses mains croisées sur son gilet et faisant tourner ses pouces ; la seule marque extérieure du trouble terrible où le jetaient les calmes paroles d’Adrienne, fut que les paupières livides du jésuite, hypocritement abaissées, devinrent peu à peu très-rouges, tant le sang y affluait violemment.

Il répondit néanmoins à mademoiselle de Cardoville d’une voix assurée et en s’inclinant profondément :

— Un bon conseil et une franche parole sont choses toujours excellentes…

— Voyez-vous, monsieur, reprit Adrienne avec une légère exaltation, l’amour heureux donne une telle pénétration, une telle énergie, un tel courage, que les périls, on s’en joue ;… les embûches, on les découvre ;… les haines… on les brave. Croyez-moi, la divine clarté qui rayonne autour de deux cœurs bien aimants suffit à dissiper toutes les ténèbres, à éclairer tous les pièges… Tenez… dans l’Inde… excusez cette faiblesse… j’aime beaucoup à parler de l’Inde, ajouta la jeune fille avec un sourire d’une grâce et d’une finesse indicibles, dans l’Inde, les voyageurs, pour assurer leur tranquillité pendant la nuit, allument un grand feu autour de leur ajoupa (pardon encore de cette teinte de couleur locale), et aussi loin que s’étend l’auréole lumineuse, elle met en fuite, par sa seule clarté, tous les reptiles impurs, venimeux, que la lumière effraye et qui ne vivent que dans les ténèbres.

— Le sens de la comparaison m’a jusqu’ici échappé, dit Rodin en continuant de faire tourner ses pouces et en soulevant à demi ses paupières de plus en plus injectées.

— Je vais parler plus clairement, dit Adrienne en souriant. Supposez, monsieur, que le dernier… service que vous venez de rendre à moi et au prince, car vous ne procédez que par services rendus… cela est fort neuf et fort habile… je le reconnais…

— Bravo, ma chère enfant, dit le comte avec joie, l’exécution sera complète…

— Ah !… c’est une exécution ? dit Rodin toujours impassible.

— Non, monsieur, reprit Adrienne en souriant ; c’est une simple conversation entre une pauvre jeune fille et un vieux philosophe, ami du bien. Supposez donc que les fréquents… services que vous avez rendus à moi et aux miens m’aient tout à coup ouvert les yeux, ou plutôt, ajouta la jeune fille d’un ton grave, supposez que Dieu, qui donne à la mère l’instinct de défendre son enfant… m’ait donné à moi, avec mon bonheur, l’instinct de conservation de ce bonheur, et que je ne sais quel pressentiment, en éclairant mille circonstances jusqu’alors obscures, m’ait tout à coup révélé qu’au lieu d’être mon ami, vous êtes peut-être l’ennemi le plus dangereux de moi et de ma famille…

— Ainsi, nous passons de l’exécution aux suppositions ? dit Rodin toujours imperturbable.

— Et de la supposition, monsieur, puisqu’il faut le dire, à la certitude, reprit Adrienne avec une fermeté digne et sereine ; oui, maintenant, je le crois, j’ai été quelque temps votre dupe… et je vous le dis sans haine, sans colère, mais avec regret, il est pénible de voir un homme de votre intelligence, de votre esprit… s’abaisser à de telles machinations… et après avoir fait jouer tant de ressorts diaboliques, n’arriver enfin qu’au ridicule ;… car il n’est rien de plus ridicule, pour un homme comme vous, que d’être vaincu par une jeune fille qui n’a pour arme, pour défense, pour lumières… que son amour ?… En un mot, monsieur, je vous regarde dès aujourd’hui comme un ennemi implacable et dangereux ; car j’entrevois votre but sans deviner par quels moyens vous voulez l’atteindre ; sans doute ces moyens seront dignes du passé ; eh bien ! malgré tout cela, je ne vous crains pas ; dès demain, ma famille sera instruite de tout, et une union active, intelligente, résolue, nous tiendra bien en garde, car il s’agit nécessairement de cet énorme héritage qu’on a déjà failli nous ravir. Maintenant, quels rapports peut-il y avoir entre les griefs que je vous reproche, et la fin toute pécuniaire que l’on se propose ?… Je l’ignore absolument… mais vous me l’avez dit vous-même, mes ennemis sont si dangereusement habiles, leurs ruses toujours si détournées, qu’il faut s’attendre à tout, prévoir tout ; je me souviendrai de la leçon… Je vous ai promis de la franchise, monsieur ; en voilà, je suppose.

— Cela serait du moins imprudent… comme la franchise, si j’étais votre ennemi, dit Rodin, toujours impassible. Mais vous m’aviez aussi promis un conseil, ma chère demoiselle.

— Le conseil sera bref ; n’essayez pas de lutter contre moi, parce qu’il y a, voyez-vous, quelque chose de plus fort que vous et les vôtres : c’est une femme qui défend son bonheur.

Adrienne prononça ces derniers mots avec une confiance si souveraine ; son beau regard étincelait, pour ainsi dire, d’une félicité si intrépide, que Rodin, malgré sa flegmatique audace, fut un moment effrayé.

Cependant il ne parut nullement déconcerté, et, après un moment de silence, il reprit avec un air de compassion presque dédaigneuse :

— Ma chère demoiselle, nous ne nous reverrons jamais, c’est probable ;… rappelez-vous seulement une chose que je vous répète : je ne me justifie jamais ; l’avenir se charge de cela… Sur ce, ma chère demoiselle, je suis, nonobstant, votre très-dévoué serviteur…

Et il salua.

— M. le comte… à vous rendre mes respectueux devoirs, ajouta-t-il en s’inclinant devant M. de Montbron plus humblement encore.

Et il sortit.

À peine Rodin fut-il sorti qu’Adrienne courut à son bureau et écrivit quelques mots à la hâte, cacheta son billet, et dit à M. de Montbron :

— Je ne verrai pas le prince avant demain… autant par superstition de cœur que parce qu’il est nécessaire pour mes projets que cette entrevue soit entourée de quelque solennité… Vous saurez tout ;… mais je veux lui écrire à l’instant… car, avec un ennemi tel que M. Rodin, il faut tout prévoir…

— Vous avez raison, ma chère enfant ;… cette lettre, vite…

Adrienne la lui donna.

— Je lui en dis assez pour calmer sa douleur… et pas assez pour m’ôter le délicieux bonheur de la surprise que je lui ménage demain.

— Tout cela est rempli de raison et de cœur ; je cours chez le prince lui faire remettre votre billet… Je ne le verrai pas ; je ne pourrais répondre de moi… Ah çà ! notre promenade de tantôt, notre spectacle de ce soir, tiennent toujours ?

— Certainement, j’ai plus que jamais besoin de m’étourdir jusqu’à demain ;… puis, je le sens, le grand air me fera du bien, cet entretien avec M. Rodin m’a un peu animée.

— Le vieux misérable !… Mais… nous en reparlerons… Je cours chez le prince… et je reviens vous prendre avec madame de Morinval, pour aller aux Champs-Élysées.

Et le comte de Montbron sortit précipitamment, aussi joyeux qu’il était entré triste et désolé.





VI


Les Champs-Élysées.


Deux heures environ s’étaient passées depuis l’entretien de Rodin et de mademoiselle de Cardoville ; de nombreux promeneurs, attirés aux Champs-Élysées par la sérénité d’un beau jour de printemps (le mois de mars touchait à sa fin), s’arrêtaient pour admirer un ravissant attelage.

Qu’on se figure une calèche bleu lapis, à train blanc aussi rechampi de bleu, attelée de quatre superbes chevaux de sang bai dorés, à crins noirs, aux harnais étincelants d’ornements d’argent et menés en Daumont par deux petits postillons de taille parfaitement égale, portant cape de velours noir, veste de casimir bleu clair à collets blancs, culotte de peau et bottes à revers ; deux grands valets de pied poudrés, à livrée également bleu clair, à collets et parements blancs, étaient assis sur le siège de derrière.

On ne pouvait rien voir de mieux conduit, de mieux attelé ; les chevaux, pleins de race, de vigueur et de feu, habilement menés par les postillons, marchaient d’un pas singulièrement égal, se cadençant avec grâce, mordant leur frein couvert d’écume, et secouant de temps à autre leurs cocardes de soie bleue et blanche à rubans flottants, au centre desquelles s’épanouissait une belle rose.

Un homme à cheval, mis avec une élégante simplicité, suivant l’autre côté de l’avenue, contemplait avec une sorte d’orgueilleuse satisfaction cet attelage qu’il avait pour ainsi dire créé ; cet homme était M. de Bonneville, l’écuyer d’Adrienne, comme disait M. de Montbron, car cette voiture était celle de la jeune fille.

Un changement avait eu lieu dans le programme de la journée magique.

M. de Montbron n’avait pu remettre à Djalma le billet de mademoiselle de Cardoville, le prince était parti dès le matin à la campagne avec le maréchal Simon, avait dit Faringhea ; mais il devait être de retour dans la soirée, et la lettre lui serait remise à son arrivée.

Complètement rassurée sur Djalma, sachant qu’il trouverait quelques lignes qui, sans lui apprendre le bonheur qu’il attendait, le lui feraient du moins pressentir, Adrienne, écoutant le conseil de M. de Montbron, était allée à la promenade dans sa voiture à elle, afin de bien constater aux yeux du monde qu’elle était bien décidée, malgré les bruits perfides répétés par madame de Saint-Dizier, à ne rien changer dans sa résolution de vivre seule et d’avoir sa maison.

Adrienne portait une petite capote blanche à demi-voile de blonde, qui encadrait sa figure rose et ses cheveux d’or ; sa robe montante de velours grenat disparaissait presque sous un grand châle de cachemire vert. La jeune marquise de Morinval, aussi fort jolie, fort élégante, était assise à sa droite ; M. de Montbron occupait en face d’elles deux le devant de la calèche.

Ceux qui connaissent le monde parisien, ou plutôt cette imperceptible fraction du monde parisien qui, pendant une heure ou deux, s’en va par chaque beau jour de soleil aux Champs-Élysées pour voir et pour être vue, comprendront que la présence de mademoiselle de Cardoville sur cette brillante promenade dût être un événement extraordinaire, quelque chose d’inouï.

Ce que l’on appelle le monde ne pouvait en croire ses yeux en voyant cette jeune fille de dix-huit ans, riche à millions, appartenant à la plus haute noblesse, venir pour ainsi dire constater aux yeux de tous, en se montrant dans sa voiture, qu’en effet elle vivait entièrement libre et indépendante, contrairement à tous les usages, à toutes les convenances. Cette sorte d’émancipation semblait quelque chose de monstrueux, et l’on était presque étonné de ce que le maintien de la jeune fille, rempli de grâce et de dignité, démentît complètement les calomnies répandues par madame de Saint-Dizier et ses amis à propos de la folie prétendue de sa nièce.

Plusieurs beaux, profitant de ce qu’ils connaissaient la marquise de Morinval ou M. de Montbron, vinrent tour à tour la saluer et marchèrent pendant quelques minutes au pas de leurs chevaux à côté de la calèche, afin d’avoir l’occasion de voir, d’admirer et peut-être d’entendre mademoiselle de Cardoville ; celle-ci combla tous ces vœux en parlant avec son charme et son esprit habituels ; alors la surprise, l’enthousiasme, furent à leur comble ; ce que l’on avait d’abord taxé de bizarrerie presque insensée devint une originalité charmante, et il n’eût tenu qu’à mademoiselle de Cardoville d’être, de ce jour, déclarée la reine de l’élégance et de la mode.

La jeune fille se rendait très-bien compte de l’impression qu’elle produisait ; elle en était heureuse et fière en songeant à Djalma ; lorsqu’elle le comparait à ces hommes à la mode, son bonheur augmentait encore. Et de fait, ces jeunes gens, dont la plupart n’avaient jamais quitté Paris, ou qui s’étaient au plus aventurés jusqu’à Naples ou jusqu’à Baden, lui semblaient bien pâles auprès de Djalma, qui, à son âge, avait tant de fois victorieusement commandé et combattu dans de sanglantes guerres, et dont la réputation de courage et d’héroïque générosité, citée avec admiration par les voyageurs, arrivait du fond de l’Inde jusqu’à Paris. Et puis enfin les plus charmants élégants, avec leurs petits chapeaux, leurs redingotes étriquées, et leurs grandes cravates, pouvaient-ils approcher du prince indien, dont la gracieuse et mâle beauté était encore rehaussée par l’éclat d’un costume à la fois si riche et si pittoresque ?

Tout était donc, en ce jour de bonheur, joie et amour pour Adrienne ; le soleil, se couchant dans un ciel d’une sérénité splendide, inondait la promenade de ses rayons dorés ; l’air était tiède ; les voitures se croisaient en tous sens ; les chevaux des cavaliers passaient et repassaient rapides et fringants ; une brise légère agitait les écharpes des femmes, les plumes de leurs chapeaux ; partout enfin le bruit, le mouvement, la lumière.

Adrienne, du fond de sa voiture, s’amusait à voir miroiter sous ses yeux ce tourbillon étincelant de tout le luxe parisien ; mais au milieu de ce brillant chaos, elle voyait par la pensée se dessiner la mélancolique et douce figure de Djalma, lorsque quelque chose tomba sur ses genoux ;… elle tressaillit.

C’était un bouquet de violettes un peu fanées.

Au même instant, elle entendit une voix enfantine qui disait, en suivant la calèche :

— Pour l’amour de Dieu… ma bonne dame… un petit sou.

Adrienne tourna la tête, et vit une pauvre petite fille pâle et hâve, d’une figure douce et triste, à peine vêtue de haillons, et qui tendait sa main en levant des yeux suppliants.

Quoique ce contraste si frappant de l’extrême misère au sein même de l’extrême luxe fût si commun, qu’il n’était plus remarquable, Adrienne en fut doublement affectée ; le souvenir de la Mayeux, peut-être alors en proie à la plus affreuse misère, lui vint à la pensée.

— Ah ! du moins, pensa la jeune fille, que ce soir ne soit pas pour moi seule un jour de radieux bonheur.

Se penchant un peu en dehors de la voiture, elle dit à la petite fille :

— As-tu ta mère, mon enfant ?

— Non, madame ; je n’ai plus ni mère, ni père…

— Qui prend soin de toi ?

— Personne, madame… On me donne des bouquets à vendre ; il faut que je rapporte des sous… Sans cela… on me bat.

— Pauvre petite !

— Un sou… ma bonne dame, un sou pour l’amour de Dieu, dit l’enfant en continuant d’accompagner la calèche qui marchait alors au pas.

— Mon cher comte, dit Adrienne en souriant et en s’adressant à M. de Montbron, vous n’en êtes malheureusement pas à votre premier enlèvement… penchez-vous en dehors de la portière, tendez vos deux mains à cette enfant ; enlevez-la prestement ;… nous la cacherons vite entre madame de Morinval et moi… et nous quitterons la promenade sans que personne ne se soit aperçu de ce rapt audacieux.

— Comment ? dit le comte avec surprise, vous voulez…

— Oui… je vous en prie.

— Quelle folie !

— Hier peut-être vous auriez pu traiter ce caprice de folie, mais aujourd’hui, (et Adrienne appuya sur ce mot en regardant M. de Montbron d’un air d’intelligence), mais aujourd’hui vous devez comprendre… que c’est presque un devoir.

— Oui, je le comprends, bon et noble cœur, dit le comte d’un air ému, pendant que madame de Morinval, qui ignorait complètement l’amour de mademoiselle de Cardoville pour Djalma, regardait avec autant de surprise que de curiosité le comte et la jeune fille.

M. de Montbron, s’avançant alors au dehors de la portière et tendant ses mains à l’enfant, lui dit :

— Donne-moi tes deux mains, petite.

Quoique bien étonnée, l’enfant obéit machinalement et tendit ses deux petits bras ; alors le comte la prit par les poignets et l’enleva très-adroitement, avec d’autant plus de facilité, que la voiture était fort basse et, nous l’avons dit, allait au pas.

L’enfant, plus stupéfaite encore qu’effrayée, ne dit mot. Adrienne et madame de Morinval laissèrent un vide entre elles ; on y blottit la petite fille qui disparut aussitôt sous les pans des châles des deux jeunes femmes.

Tout ceci fut exécuté si rapidement qu’à peine quelques personnes, passant dans les contre-allées, s’aperçurent de cet enlèvement.

— Maintenant, mon cher comte, dit Adrienne radieuse, sauvons-nous vite avec notre proie.

M. de Montbron se leva à demi, et dit aux postillons :

— À l’hôtel.

Et les quatre chevaux partirent à la fois d’un trot rapide et égal.

— Il me semble que cette journée de bonheur est maintenant consacrée, et que mon luxe est excusé, pensait Adrienne ; en attendant que je puisse retrouver cette pauvre Mayeux, en faisant, dès aujourd’hui, faire mille recherches, sa place du moins ne sera pas vide.

Il y a souvent des rapprochements étranges…

Au moment où cette bonne pensée pour la Mayeux venait à l’esprit d’Adrienne, un grand mouvement de foule se manifestait dans l’une des contre-allées ; plusieurs passants s’attroupèrent, bientôt d’autres personnes coururent se joindre à ce groupe.

— Voyez donc, mon oncle, dit madame de Morinval, comme la foule s’assemble là-bas ! Qu’est-ce que cela peut être ? Si l’on faisait arrêter la voiture pour envoyer savoir la cause de ce rassemblement ?

— Ma chère, j’en suis désolé, mais votre curiosité ne sera pas satisfaite, dit le comte en tirant sa montre ; il est bientôt six heures ; la représentation des bêtes féroces commencera à huit heures ; nous avons juste le temps de rentrer et de dîner… Est-ce votre avis, ma chère enfant ? dit-il à Adrienne.

— Est-ce le vôtre, Julie ? dit mademoiselle de Cardoville à la marquise.

— Sans doute, répondit la jeune femme.

— Je vous saurai d’ailleurs d’autant plus de gré de ne pas vous attarder, reprit le comte, qu’après vous avoir conduites à la Porte-Saint-Martin, je serai obligé d’aller au club pour une demi-heure, afin d’y voter pour lord Campbell que je présente.

— Nous resterons donc seules, Adrienne et moi, au spectacle, mon oncle ?

— Mais votre mari vient avec vous, je suppose.

— Vous avez raison, mon oncle ; ne nous abandonnez pas trop pour cela.

— Comptez-y, car je suis au moins aussi curieux que vous de voir ces terribles animaux, et le fameux Morok, l’incomparable dompteur de bêtes.

Quelques minutes après, la voiture de mademoiselle de Cardoville avait quitté les Champs-Élysées, emportant la petite fille et se dirigeant vers la rue d’Anjou.

Au moment où le brillant attelage disparaissait, l’attroupement dont on a parlé avait encore augmenté ; une foule compacte se pressait autour de l’un des grands arbres des Champs-Élysées, et l’on entendait sortir çà et là de ce groupe des exclamations de pitié.

Un promeneur, s’approchant d’un jeune homme placé aux derniers rangs de l’attroupement, lui dit :

— Qu’est-ce qu’il y a donc là ?

— On dit que c’est une pauvresse… une jeune fille bossue qui vient de tomber d’inanition…

— Une bossue… beau dommage !… il y en a toujours assez de bossues…, dit brutalement le promeneur avec un rire grossier.

— Bossue ou non… si elle meurt de faim…, répondit le jeune homme en contenant à peine son indignation, ça n’en est pas moins triste, et il n’y a pas là de quoi rire, monsieur !

— Mourir de faim, bah ! dit le promeneur en haussant les épaules. Il n’y a que la canaille qui ne veut pas travailler, qui meurt de faim… et c’est bien fait.

— Et moi, je parie, monsieur, qu’il y a une mort dont vous ne mourrez jamais, vous, s’écria le jeune homme indigné de la cruelle insolence du promeneur.

— Que voulez-vous dire ? reprit le promeneur avec hauteur.

— Je veux dire, monsieur, que ce n’est jamais le cœur qui vous étouffera.

— Monsieur ! s’écria le promeneur d’un ton courroucé.

— Eh bien ! quoi ? monsieur ! reprit le jeune homme en regardant son interlocuteur en face.

— Rien…, dit le promeneur ; et, tournant brusquement les talons, il alla tout grondant rejoindre un cabriolet à caisse orange, sur laquelle on voyait un énorme blason surmonté d’un tortil de baron.

Un domestique, ridiculement galonné d’or sur vert, et orné d’une énorme aiguillette qui lui battait les mollets, était debout à côté du cheval, et n’aperçut pas son maître.

— Tu bayes donc aux corneilles, animal ? lui dit le promeneur en le poussant du bout de sa canne.

Le domestique se retourna confus.

— Monsieur… c’est que…

— Tu ne sauras donc jamais dire M. le baron, gredin ! s’écria le promeneur courroucé. Allons, ouvre la portière.

Le promeneur était M. Tripeaud, baron industriel, loup-cervier, agioteur.

La pauvre bossue était la Mayeux qui venait, en effet, de tomber exténuée de misère et de besoin au moment où elle se rendait chez mademoiselle de Cardoville.

La malheureuse créature avait trouvé le courage de braver la honte et les atroces railleries qu’elle redoutait en venant dans cette maison dont elle s’était volontairement exilée ; cette fois, il ne s’agissait pas d’elle, mais de sa sœur Céphyse… la reine Bacchanal, de retour à Paris depuis la veille, et que la Mayeux voulait, grâce à Adrienne, arracher au sort le plus affreux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures après ces différentes scènes, une foule énorme se pressait aux abords de la Porte-Saint-Martin afin d’assister aux exercices de Morok, qui devait simuler un combat avec la fameuse panthère noire de Java, nommée la Mort.

Bientôt Adrienne, M. et madame de Morinval, descendirent de voiture devant l’entrée du théâtre ; ils devaient y être rejoints par le comte de Montbron, qu’ils avaient en passant laissé au club.




VII


Derrière la toile.


La salle immense de la Porte-Saint-Martin était remplie d’une foule impatiente.

Ainsi que M. de Montbron l’avait dit à mademoiselle de Cardoville, tout Paris se pressait avec une vive et ardente curiosité aux représentations de Morok ; il est inutile de dire que le dompteur de bêtes avait complètement abandonné le petit commerce de bimbeloteries dévotieuses auquel il se livrait si fructueusement à l’auberge du Faucon blanc, près de Leipzig ; il en était de même des grandes enseignes sur lesquelles les effets surprenants de la soudaine conversion de Morok étaient traduits en peintures si bizarres ; ces roueries surannées n’eussent pas été de mise à Paris.

Morok finissait de s’habiller dans une des loges d’acteur qu’on lui avait donnée ; par-dessus sa cotte de mailles, ses jambards et ses brassards, il portait un ample pantalon rouge que des cercles de cuivre doré attachaient à ses chevilles. Son long cafetan d’étoffe brochée noir, or et pourpre, était serré à sa taille et à ses poignets par d’autres larges cercles de métal aussi dorés. Ce sombre costume donnait au dompteur de bêtes une physionomie plus sinistre encore. Sa barbe épaisse et jaunâtre tombait à grands flots sur sa poitrine, et il enroulait gravement une longue pièce de mousseline blanche autour de sa calotte rouge. Dévot prophète en Allemagne, comédien à Paris, Morok savait, comme ses protecteurs, parfaitement s’accommoder aux circonstances.

Assis dans un coin de la loge et le contemplant avec une sorte d’admiration stupide, était Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu. Depuis ce jour où l’incendie avait dévoré la fabrique de M. Hardy, Jacques n’avait pas quitté Morok, passant chaque nuit dans des orgies dont l’organisation de fer du dompteur de bêtes bravait la funeste influence.

Les traits de Jacques commençaient, au contraire, à s’altérer profondément ; ses joues creuses, sa pâleur marbrée, son regard parfois hébété, parfois éclatant d’un sombre feu, trahissaient les ravages de la débauche ; une sorte de sourire amer et sardonique effleurait presque continuellement ses lèvres desséchées. Cette intelligence autrefois vive et gaie luttait encore quelque peu contre le lourd hébétement d’une ivresse presque continuelle. Déshabitué du travail, ne pouvant plus se passer de plaisirs grossiers, cherchant à noyer dans le vin un reste d’honnêteté qui se révoltait en lui, Jacques en était venu à accepter sans honte la large aumône de sensualités abrutissantes que lui faisait Morok, celui-ci soldant les frais assez considérables de leurs orgies, mais ne lui donnant jamais d’argent, afin de le garder toujours dans sa dépendance.

Après avoir pendant quelque temps contemplé Morok avec ébahissement, Jacques lui dit :

— C’est égal, c’est un fier métier que le tien… (ils se tutoyaient alors) ; tu peux te vanter qu’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, deux hommes comme toi, dans le monde entier ;… et c’est flatteur… C’est dommage que tu ne te bornes pas à ce beau métier-là.

— Que veux-tu dire ?

— Et cette conspiration aux frais de laquelle tu me fais nocer tous les jours et toutes les nuits ?

— Ça chauffe ; mais le moment n’est pas encore venu ; c’est pour cela que je veux t’avoir toujours sous la main jusqu’au grand jour… Te plains-tu ?

— Non, mordieu ! dit Jacques, qu’est-ce que je ferais ? Brûlé par l’eau-de-vie, comme je le suis, j’aurais la volonté de travailler que je n’en aurais pas la force ;… je n’ai pas, comme toi, une tête de marbre et un corps de fer ;… mais pour me griser avec de la poudre au lieu de me griser avec autre chose… ça me va, je ne suis plus bon qu’à cet ouvrage-là ;… et puis, ça m’empêche de penser.

— À quoi ?

— Tu sais bien… que quand je pense… je ne pense qu’à une chose…, dit Jacques d’un air sombre.

— La reine Bacchanal ? encore ? dit Morok avec dédain.

— Toujours… un peu ; quand je n’y penserai plus du tout, c’est que je serai mort… ou tout à fait abruti… démon !

— Tu ne t’es jamais mieux porté… et tu n’as jamais eu plus d’esprit… niais ! répondit Morok en attachant son turban.

L’entretien fut interrompu…

Goliath entra précipitamment dans la loge.

La taille gigantesque de cet Hercule avait encore augmenté de carrure ; il était costumé en Alcide ; ses membres énormes, sillonnés de veines grosses comme le pouce, se gonflaient sous un maillot couleur de chair, sur lequel tranchait un caleçon rouge.

— Qu’as-tu à entrer ici comme une tempête ? lui dit Morok.

— Il y a bien une autre tempête dans la salle ; ils commencent à s’impatienter et crient comme des possédés ; mais si ce n’était que ça !

— Qu’y a-t-il encore ?

— La Mort ne pourra pas jouer ce soir…

Morok se retourna brusquement, presque avec inquiétude.

— Pourquoi cela ? s’écria-t-il.

— Je viens de la voir ; elle se tient rasée tout au fond de sa loge ;… ses oreilles sont si couchées sur sa tête, qu’on dirait qu’on les lui a coupées… Vous savez ce que ça veut dire.

— Est-ce là tout ? dit Morok en se retournant vers la glace pour achever sa coiffure.

— C’est bien assez, puisqu’elle est dans un de ses accès de rage. Depuis cette nuit où, en Allemagne, elle a éventré cette rosse de cheval blanc, je ne lui ai pas vu l’air si féroce ; ses yeux luisent comme deux chandelles.

— Alors on lui mettra sa belle collerette, dit simplement Morok.

— Sa belle collerette ?

— Oui, son collier à ressort.

— Et il faudra que je vous aide comme une femme de chambre, dit le géant ; jolie toilette à faire…

— Tais-toi…

— Ce n’est pas tout…, reprit Goliath d’un air embarrassé.

— Quoi encore ?…

— J’aime autant vous le dire… tout de suite…

— Parleras-tu ?

— Eh bien !… il est ici.

— Qui ? bête brute.

— L’Anglais !

Morok tressaillit ; ses bras tombèrent le long de son corps.

Jacques fut frappé de la pâleur et de la contraction des traits du dompteur de bêtes.

— L’Anglais… tu l’as vu ? s’écria Morok en s’adressant à Goliath ; tu en es sûr ?

— Très-sûr. Je regardais par le trou de la toile, je l’ai vu dans une petite loge presque sur le théâtre ; il veut voir les choses de près… il est bien facile à reconnaître à son front pointu, à son grand nez et à ses yeux ronds.

Morok tressaillit encore.

Cet homme, ordinairement d’une impassibilité farouche, parut de plus en plus troublé et si effrayé, que Jacques lui dit :

— Qu’est-ce donc que cet Anglais ?

— Il me suivait depuis Strasbourg, où il m’avait rencontré, répondit Morok sans pouvoir cacher son abattement ; il voyageait à petites journées, comme moi, avec ses chevaux, s’arrêtant où je m’arrêtais, afin de ne jamais manquer une de mes représentations… Mais deux jours avant que d’arriver à Paris, il m’avait abandonné… je m’en croyais délivré, ajouta Morok en soupirant.

— Délivré… comme tu dis cela !… reprit Jacques surpris ; une si bonne pratique, un admirateur pareil !

— Oui, dit Morok de plus en plus morne et accablé, ce misérable-là… a parié une somme énorme que je serais dévoré devant lui pendant un de mes exercices ;… il espère gagner son pari ;… voilà pourquoi il ne me quitte pas.

Couche-tout-Nu trouva l’idée de l’Anglais d’une excentricité si réjouissante, que, pour la première fois depuis longtemps, il partit d’un rire des plus francs.

Morok, devenant blême de rage, se précipita sur lui d’un air si menaçant, que Goliath fut obligé de s’interposer.

— Allons… allons, dit Jacques, ne te fâche pas, puisque c’est sérieux… je ne ris plus…

Morok se calma et dit à Couche-tout-Nu d’une voix sourde :

— Me crois-tu lâche ?

— Non, pardieu !

— Eh bien ! pourtant, cet Anglais à figure grotesque m’épouvante plus que mon tigre ou ma panthère…

— Tu me le dis… je te crois, répondit Jacques ; mais je ne comprends pas en quoi la présence de cet homme t’épouvante…

— Mais, songe donc, misérable ! s’écria Morok, qu’obligé d’épier sans cesse le moindre mouvement de la bête féroce que je tiens domptée sous mon geste et sous mon regard, il y a pour moi quelque chose d’effrayant à savoir que deux yeux sont là… toujours là… toujours là… fixes… attendant que la moindre distraction me livre aux dents des animaux…

— Maintenant, je comprends, reprit Jacques. (Et il tressaillit à son tour.) Ça fait peur.

— Oui… car, une fois là… j’ai beau ne pas l’apercevoir, cet Anglais de malheur, il me semble voir toujours devant moi ses deux yeux ronds, fixes et grands ouverts… Mon tigre Caïn a déjà failli une fois me dévorer le bras… pendant une distraction que me causait cet Anglais que l’enfer confonde !… Tonnerre et sang ! s’écria Morok, cet homme me sera fatal…

Et Morok marcha dans la loge avec agitation.

— Sans compter que la Mort a ce soir ses oreilles aplaties sur son crâne, reprit brutalement Goliath. Si vous vous obstinez… c’est moi qui vous le dis… l’Anglais gagnera son pari ce soir…

— Sors d’ici, brute… ne me romps pas la tête de tes prédictions de malheur, s’écria Morok, et va préparer le collier de la Mort.

— Allons, chacun son goût… Vous voulez que la panthère vous goûte, dit le géant en sortant pesamment après cette plaisanterie.

— Mais puisque tu as ces craintes, dit Couche-tout-Nu, pourquoi ne dis-tu pas que la panthère est malade ?

Morok haussa les épaules, et répondit avec une sorte d’exaltation farouche :

— As-tu entendu parler de l’âpre désir du joueur qui met son honneur, sa vie, sur une carte ? Eh bien ! moi aussi… dans ces exercices de chaque jour où ma vie est en jeu, je trouve un sauvage et âpre plaisir à braver la mort devant une foule frémissante, épouvantée de mon audace… Enfin, jusque dans l’effroi que m’inspire cet Anglais, je trouve quelquefois malgré moi je ne sais quel terrible excitant que j’abhorre et que je subis.

Le régisseur, entrant dans la loge du dompteur de bêtes, l’interrompit.

— Peut-on frapper les trois coups, M. Morok ? lui dit-il. L’ouverture ne durera que dix minutes.

— Frappez, dit Morok.

— M. le commissaire de police vient de faire examiner de nouveau la double chaîne destinée à la panthère et le piton rivé au plancher du théâtre, au fond de la caverne du premier plan, ajouta le régisseur, tout a été trouvé d’une solidité très-rassurante.

— Oui… rassurante… excepté pour moi…, murmura le dompteur de bêtes.

— Ainsi, M. Morok, on peut frapper ?

— On peut frapper, répondit Morok.

Et le régisseur sortit.





VIII


Le lever du rideau.


Les trois coups d’usage retentirent solennellement derrière la toile, l’ouverture commença, et, il faut l’avouer, fut peu écoutée.

À l’intérieur, la salle offrait un coup d’œil très-animé. Sauf deux avant-scènes des premières, l’une à droite, l’autre à gauche du spectateur, toutes les places étaient occupées.

Un grand nombre de femmes très-élégantes, attirées comme toujours par l’étrangeté sauvage du spectacle, garnissaient les loges. Aux stalles se pressaient la plupart des jeunes gens qui, le matin, avaient parcouru les Champs-Élysées au pas de leurs chevaux.

Quelques mots échangés d’une stalle à l’autre, donneront une idée de leur entretien.

— Savez-vous, mon cher, qu’il n’y aurait pas une foule pareille et une salle si bien composée pour voir Athalie ?

— Certainement. Que sont les pauvres hurlements d’un comédien, auprès du rugissement d’un lion ?…

— Moi, je ne comprends pas qu’on permette à ce Morok d’attacher sa panthère dans un coin du théâtre avec une chaîne à un anneau de fer… Si la chaîne cassait ?

— À propos de chaîne brisée… voilà la petite madame de Blinville qui n’est pas une tigresse… La voyez-vous aux secondes de face ?

— Ça lui va très bien d’avoir brisé, comme vous dites, la chaîne conjugale ; elle est très en beauté cette année.

— Ah ! voici la belle duchesse de Saint-Prix… Mais tout ce qu’il y a d’élégant est ici ce soir ;… Je ne dis par ça pour nous.

— C’est une véritable salle des Italiens… quel air de joie et de fête !

— Après tout, on fait bien de s’amuser, on ne s’amusera peut-être pas longtemps.

— Pourquoi donc ?

— Et si le choléra vient à Paris ?

— Ah ! bah !

— Est-ce que vous croyez au choléra, vous ?

— Parbleu ! il arrive du Nord en se promenant la canne à la main.

— Que le diable l’emporte en chemin, et que nous ne voyions pas ici sa figure verte !

— On dit qu’il est à Londres.

— Bon voyage !

— Moi j’aime autant parler d’autre chose ; c’est une faiblesse si vous voulez, mais, je trouve cela triste.

— Je crois bien.

— Ah ! messieurs… je ne me trompe pas… non… c’est elle !…

— Qui donc ?

— Mademoiselle de Cardoville ! Elle entre à l’avant-scène avec Morinval et sa femme. C’est une résurrection complète : ce matin aux Champs-Élysées, ce soir ici.

— C’est, ma foi, vrai ! C’est bien mademoiselle de Cardoville.

— Mon Dieu ! qu’elle est belle !…

— Prêtez-moi votre lorgnette.

— Hein… qu’en dites-vous ?

— Ravissante… éblouissante !

— Et avec cette beauté, de l’esprit comme un démon, dix-huit ans, trois cent mille livres de rente, une grande naissance, et… libre comme l’air.

— Oui, dire enfin que pourvu que ça lui plût, je pourrais être demain… ou même aujourd’hui, le plus heureux des hommes.

— C’est à vous rendre fou ou enragé !

— On assure que son hôtel de la rue d’Anjou est quelque chose de féerique ; on parle d’une salle de bains et d’une chambre à coucher dignes des Mille et une Nuits

— Et libre comme l’air… J’en reviens toujours là.

— Ah ! si j’étais à sa place !…

— Moi, je serai d’une légèreté effrayante.

— Ah ! messieurs !… quel heureux mortel que celui qui sera aimé le premier !

— Vous croyez donc qu’elle en aimera plusieurs ?

— Étant libre comme l’air…

— Voilà toutes les loges remplies, sauf l’avant-scène qui fait face à celle de mademoiselle de Cardoville ; heureux les locataires de cette loge !

— Avez-vous vu aux premières l’ambassadrice d’Angleterre ?

— Et la princesse d’Alvimar… Quel bouquet monstre !…

— Je voudrais bien savoir le nom… de ce bouquet-là.

— Parbleu ! C’est Germigny.

— Comme c’est flatteur pour les lions et les tigres, d’attirer si belle compagnie !

— Remarquez-vous, messieurs, comme toutes les élégantes lorgnent mademoiselle de Cardoville ?

— Elle fait événement…

— Elle a bien raison de se montrer ; on la faisait passer pour folle.

— Ah ! messieurs… la bonne… l’excellente figure !…

— Où donc, où donc ?

— Là… dans cette petite loge au-dessous de celle de mademoiselle de Cardoville.

— C’est un casse-noisette de Nuremberg.

— C’est un homme de bois.

— A-t-il les yeux fixes et ronds !

— Et ce nez !…

— Et ce front !

— C’est un grotesque.

— Ah ! messieurs, silence ! voici la toile qui se lève.

En effet, la toile se leva.

Quelques mots d’explication sont nécessaires pour l’intelligence de ce qui va suivre.

L’avant-scène du rez-de-chaussée, à gauche du spectateur, était coupée en deux loges ; dans l’une se trouvaient plusieurs personnes désignées par les jeunes gens placés aux stalles.

L’autre compartiment, plus rapproché du théâtre, était occupé par l’Anglais, cet excentrique et sinistre parieur, qui inspirait tant d’épouvante à Morok.

Il faudrait être doué du rare et fantastique génie d’Hoffmann pour dignement peindre cette physionomie à la fois grotesque et effrayante, qui se détachait des ténèbres du fond de la loge.

Cet Anglais avait cinquante ans environ, un front complètement chauve et allongé en cône ; au-dessous de ce front, surmonté de sourcils affectant la forme de deux accents circonflexes, brillaient deux gros yeux verts, singulièrement ronds et fixes, très-rapprochés d’un nez à courbure très-saillante et très-tranchante ; un menton, ainsi qu’on le dit vulgairement, en casse-noisette, disparaissait à demi dans une haute et ample cravate de batiste blanche, non moins roidement empesée que le col de chemise à coins arrondis qui atteignait presque le lobe de l’oreille. Le teint de cette figure extrêmement maigre et osseuse était pourtant fort coloré, presque pourpre, ce qui faisait encore valoir le vert étincelant des prunelles et le blanc du globe de l’œil ; la bouche fort grande, tantôt sifflotait imperceptiblement un air de gigue écossaise (toujours le même air), tantôt se relevait légèrement vers ses coins, contractée par un sourire sardonique.

L’Anglais était d’ailleurs mis avec une exquise recherche : son habit bleu à boutons de métal laissait voir son gilet de piqué blanc, d’une blancheur aussi irréprochable que son ample cravate ; deux magnifiques rubis formaient les boutons de sa chemise, et il appuyait sur le bord de la loge ses mains patriciennes soigneusement gantées de gants glacés.

Lorsque l’on savait le bizarre et cruel désir qui amenait ce parieur à toutes ces représentations, sa grotesque figure, au lieu d’exciter un rire moqueur, devenait presque effrayante ; l’on comprenait alors l’espèce d’épouvantable cauchemar causé à Morok par ces deux gros yeux ronds et fixes qui semblaient patiemment attendre la mort du dompteur de bêtes (et quelle horrible mort !) avec une confiance inexorable.

Au-dessus de la loge ténébreuse de l’Anglais, et offrant un gracieux contraste, se trouvaient, dans l’avant-scène des premières, M. et madame de Morinval et mademoiselle de Cardoville. Celle-ci avait pris place du côté du théâtre. Elle était coiffée en cheveux et portait une robe de crêpe de Chine d’un bleu céleste, rehaussée au corsage d’une broche à pendeloques de perles du plus bel orient, rien de plus ; et Adrienne était charmante ainsi. À la main, elle tenait un énorme bouquet composé des plus rares fleurs de l’Inde ; le stephanotis, le gardenia mélangeaient leur blancheur mate à la pourpre des hibiscus et des amaryllis de Java.

Madame de Morinval, placée de l’autre côté de la loge, était mise aussi avec goût et simplicité ; M. de Morinval, fort beau jeune homme blond, très-élégant, se tenait derrière les deux femmes ; M. de Montbron devait venir d’un moment à l’autre.

Rappelons enfin au lecteur qu’à droite du spectateur, l’avant-scène des premières qui faisait face à la loge d’Adrienne était restée jusqu’alors complètement vide.

Le théâtre représentait une gigantesque forêt de l’Inde : au fond, de grands arbres exotiques se découpaient en ombelles ou en flèches sur des masses anguleuses de rochers à pic, laissant à peine voir quelques coins d’un ciel rougeâtre. Chaque coulisse formait un massif d’arbres, entrecoupés de rocs ; enfin à gauche du spectateur, et absolument au-dessous de la loge d’Adrienne, on voyait l’échancrure irrégulière d’une noire et profonde caverne qui semblait à demi écrasée sous un amas de blocs de granit jetés là par quelque éruption volcanique.

Ce site, d’une âpreté, d’une grandeur sauvage, était merveilleusement composé, l’illusion aussi complète que possible ; la rampe baissée, garnie d’un réflecteur pourpré, jetait sur ce sinistre paysage des tons ardents et voilés qui en augmentaient encore l’aspect lugubre et saisissant.

Adrienne, un peu penchée en dehors de sa loge, les joues légèrement animées, les yeux brillants, le cœur palpitant, cherchait à retrouver dans ce tableau la forêt solitaire dépeinte dans le récit de ce voyageur, qui racontait avec quelle intrépidité généreuse Djalma s’était précipité sur une tigresse en furie pour sauver la vie d’un pauvre esclave noir réfugié dans une caverne.

Et de fait, le hasard servait merveilleusement le souvenir de la jeune fille. Tout absorbée par la contemplation de ce site et par les idées qu’il éveillait en son cœur, elle ne songeait nullement à ce qui se passait dans la salle.

Il se passait pourtant quelque chose d’assez curieux à l’avant-scène qui, restée vide jusqu’alors, faisait face à la loge d’Adrienne.

La porte de cette loge s’était ouverte.

Un homme de quarante ans environ, au teint bistré, y était entré ; vêtu à l’indienne d’une longue robe d’étoffe de soie orange, serrée à sa taille par une ceinture verte, il portait son petit turban blanc ; après avoir disposé deux chaises sur le devant de la loge et regardé un instant de côté et d’autre dans la salle, il tressaillit ; ses yeux noirs étincelèrent, et il ressortit vivement.

Cet homme était Faringhea.

Cette apparition causait déjà dans la salle une surprise mêlée de curiosité ; la majorité des spectateurs n’avait pas, comme Adrienne, mille raisons d’être absorbée par la seule contemplation d’un décor pittoresque.

L’attention publique augmenta en voyant entrer dans la loge d’où venait de sortir Faringhea, un jeune homme d’une rare beauté, aussi vêtu à l’indienne d’une longue robe de cachemire blanc à manches flottantes, et coiffé d’un turban écarlate rayé d’or, comme sa ceinture, où brillait un long poignard étincelant de pierreries…

Ce jeune homme était Djalma.

Un instant il se tint debout à la porte, jetant, du fond de la loge, un regard presque indifférent sur cette salle, où se pressait une foule immense ;… bientôt, faisant quelques pas avec une sorte de majesté gracieuse et tranquille, le prince s’assit nonchalamment sur une des chaises ; puis, tournant la tête vers la porte, au bout de quelques secondes il parut s’étonner de ne pas voir entrer une personne qu’il attendait sans doute.

Celle-ci parut enfin : l’ouvreuse finissait de la débarrasser de son manteau…

Cette personne était une charmante jeune fille blonde, vêtue avec plus d’éclat que de goût, d’une robe de soie blanche à larges raies cerise, effrontément décolletée et à manches courtes ; deux gros nœuds de rubans cerise placés de chaque côté de ses cheveux blonds encadraient la plus jolie, la plus mutine, la plus éveillée de toutes les petites mines.

On a déjà reconnu Rose-Pompon, gantée de gants blancs, longs, ridiculement surchargés de bracelets, mais qui du moins ne cachaient qu’à demi ses jolis bras ; elle tenait à la main un énorme bouquet de roses.

Loin d’imiter la calme démarche de Djalma, Rose-Pompon entra en sautillant dans la loge, remua bruyamment les chaises, se trémoussa quelque temps sur son siége avant de s’asseoir, afin d’étaler sa belle robe ; puis, sans être le moins du monde intimidée par cette brillante assemblée, elle fit d’un petit geste agaçant respirer l’odeur de son bouquet de roses à Djalma, et elle parut définitivement s’équilibrer sur la chaise qu’elle occupait.

Faringhea rentra, ferma la porte de la loge et s’assit derrière le prince.

Adrienne, toujours profondément absorbée dans la contemplation de la forêt indienne et dans ses doux souvenirs, n’avait fait aucune attention aux nouveaux arrivants…

Comme elle tournait complètement la tête du côté du théâtre et que Djalma ne pouvait, pour ainsi dire, l’apercevoir à ce moment que de profil perdu, il n’avait pas non plus reconnu mademoiselle de Cardoville.




IX


La Mort.


L’espèce de libretto dans lequel se trouvait intercalé le combat de Morok et de la panthère noire était si insignifiant, que la majorité du public n’y prêtait aucune attention, réservant tout son intérêt pour la scène dans laquelle devait paraître le dompteur de bêtes.

Cette indifférence du public explique la curiosité produite dans la salle par l’arrivée de Faringhea et de Djalma, curiosité qui se traduisit (comme naguère de nos jours lors de la présence des Arabes dans quelque lieu public) par une légère rumeur et un mouvement général de la foule.

La mine si éveillée, si gentille, de Rose-Pompon, toujours charmante, malgré sa toilette singulièrement voyante et surtout d’une prétention ridicule pour un pareil théâtre, ses façons très-légères et plus que familières à l’égard du bel Indien qui l’accompagnait, augmentaient et avivaient encore la surprise ; car, à ce moment même, Rose-Pompon, cédant, l’effrontée qu’elle était, à un mouvement d’agaçante coquetterie, avait, on l’a dit, approché son gros bouquet de roses de la figure de Djalma pour le lui faire sentir. Mais le prince, à la vue de ce paysage qui lui rappelait son pays, au lieu de paraître sensible à cette gentille provocation, resta quelques minutes rêveur, les yeux attachés sur le théâtre ; alors Rose-Pompon se mit à battre la mesure avec son bouquet sur le devant de sa loge, tandis que le balancement un peu trop cadencé de ses jolies épaules annonçait que cette danseuse endiablée commençait à être possédée d’idées chorégraphiques plus ou moins orageuses, en entendant un pas redoublé fort animé que l’orchestre jouait alors.

Placée absolument en face de la loge où venait de s’établir Faringhea, Djalma et Rose-Pompon, madame de Morinval s’était bien aperçue de l’arrivée de ces nouveaux personnages, et surtout des coquettes excentricités de Rose-Pompon ; aussi la jeune marquise, se penchant vers mademoiselle de Cardoville, toujours absorbée dans ses ineffables souvenirs, lui avait dit en riant :

— Ma chère, ce qu’il y a de plus amusant ici n’est pas sur le théâtre… Regardez donc en face de nous.

— En face de nous ? répéta machinalement Adrienne.

Et après s’être retournée vers madame de Morinval d’un air surpris, elle jeta les yeux du côté qu’on lui indiquait.

Elle regarda…

Que vit-elle ?… Djalma assis à côté d’une jeune fille qui lui faisait familièrement respirer le parfum de son bouquet.

Étourdie, frappée presque physiquement au cœur d’un coup électrique profond, aigu, Adrienne devint d’une pâleur mortelle… par instinct elle ferma les yeux pendant une seconde, afin de ne pas voir… de même que l’on tâche de détourner le poignard qui, vous ayant déjà frappé, vous menace encore.

Puis tout à coup, à sa sensation de douleur, pour ainsi dire matérielle, succéda une pensée terrible pour son amour et pour sa juste fierté.

— Djalma est ici avec cette femme… et il a reçu ma lettre, se disait-elle, ma lettre… où il a pu lire le bonheur qui l’attendait.

À l’idée de ce sanglant outrage, la rougeur de la honte, de l’indignation, remplaça la pâleur d’Adrienne qui, anéantie devant la réalité, se disait encore :

Rodin ne m’avait pas trompée.

Il faut renoncer à rendre la foudroyante rapidité de ces émotions, qui vous torturent, qui vous tuent dans l’espace d’une minute… Ainsi, Adrienne avait été précipitée du plus radieux bonheur au fond d’un abîme de douleurs atroces, en moins d’une seconde… car elle fut à peine une seconde avant de répondre à madame de Morinval :

— Qu’y a-t-il donc de si curieux en face de nous, ma chère Julie ?

Cette réponse évasive permettait à Adrienne de reprendre son sang-froid. Heureusement, grâce à ses longues boucles de cheveux, qui, de profil, cachaient presque entièrement ses joues, sa pâleur et sa rougeur subites échappèrent à madame de Morinval qui reprit gaiement :

— Comment ! ma chère, vous ne voyez pas ces Indiens qui viennent d’entrer dans cette loge d’avant-scène… tenez… là… justement en face de la nôtre ?

— Ah ! oui… très-bien ;… je les vois, répondit Adrienne d’une voix ferme.

— Et vous ne les trouvez pas très-curieux ? reprit la marquise.

— Allons, mesdames, dit en riant M. de Morinval, un peu d’indulgence pour de pauvres étrangers ; ils ignorent nos usages ; sans cela s’afficheraient-ils en si mauvaise compagnie, à la face de tout Paris ?

— En effet, dit Adrienne avec un sourire amer, leur ingénuité est si touchante !… Il faut les plaindre.

— Mais, c’est qu’elle est malheureusement charmante, cette petite, avec sa robe décolletée et ses bras nus, dit la marquise ; cela doit avoir seize ou dix-sept ans au plus. Regardez-la donc, ma chère Adrienne, quel dommage !…

— Vous êtes dans un jour de charité, vous et votre mari, ma chère Julie, répondit Adrienne ; il faut plaindre ces Indiens… plaindre cette créature… Voyons, qui plaindrons-nous encore ?

— Nous ne plaindrons pas ce bel Indien au turban rouge et or, dit le marquis en riant, car, si cela dure… la petite aux rubans cerise va l’embrasser… Par ma foi ! voyez comme elle se penche vers son sultan…

— Ils sont très-amusants, dit la marquise en partageant l’hilarité de son mari, et en lorgnant Rose-Pompon.

Puis elle reprit au bout d’une minute, en s’adressant à Adrienne :

— Je suis certaine d’une chose, moi ;… c’est que, malgré ses mines évaporées, cette petite est folle de cet Indien… Je viens de surprendre un regard… qui dit beaucoup de choses.

— À quoi bon tant de pénétration, ma bonne Julie ? dit doucement Adrienne ; quel intérêt avons-nous à lire… dans le cœur de cette jeune fille ?…

— Si elle aime son sultan… elle a bien raison, dit le marquis en lorgnant à son tour, car de ma vie je n’ai rencontré quelqu’un de plus admirablement beau que cet Indien ; je ne le vois que de profil, mais ce profil est pur et fin comme un camée antique… Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? ajouta le marquis en se penchant vers Adrienne. Il est bien entendu que c’est une simple question d’art… que je me permets de vous adresser…

— Comme objet d’art, répondit Adrienne, en effet, c’est fort beau.

— Ah çà ! dit la marquise, elle est impertinente, cette petite ! Ne voilà-t-il pas qu’elle nous lorgne !…

— Bien ! dit le marquis, et la voilà qui met sans façon sa main sur l’épaule de son Indien pour lui faire sans doute partager l’admiration que vous lui inspirez, mesdames…

En effet, Djalma, jusqu’alors distrait par la vue du décor qui lui rappelait son pays, était resté insensible aux agaceries de Rose-Pompon, et n’avait pas encore aperçu Adrienne.

— Ah bien ! par exemple, disait Rose-Pompon en s’agitant sur le devant de sa loge, et continuant de lorgner mademoiselle de Cardoville, car c’était elle, et non la marquise, qui attirait alors son attention, voilà qui est joliment rare… une délicieuse femme avec des cheveux roux, mais d’un bien joli roux, faut le dire… Regardez donc, Prince Charmant !

Et, on l’a dit, elle frappa légèrement sur l’épaule de Djalma, qui, à ces mots, tressaillit, tourna la tête, et, pour la première fois, aperçut mademoiselle de Cardoville.

Quoiqu’on l’eût presque préparé à cette rencontre, le prince éprouva un saisissement si violent, qu’éperdu, il allait involontairement se lever ; mais il sentit peser vigoureusement sur son épaule la main de fer de Faringhea qui, placé derrière lui, s’écria rapidement à voix basse et en langue hindoue :

— Du courage… et demain cette femme sera à vos pieds.

Et comme Djalma faisait un nouvel effort, le métis ajouta, pour le contenir :

— Tout à l’heure elle a pâli, rougi de jalousie… Pas de faiblesse, ou tout est perdu.

— Ah çà ! vous voilà encore à parler votre affreux patois, dit Rose-Pompon à Faringhea en se retournant. D’abord, ce n’est pas poli, et puis ce langage est si baroque, qu’on dirait, quand vous le parlez, que vous cassez des noix.

— Je parle de vous à monseigneur, dit le métis. Il s’agit d’une surprise qu’il vous ménage.

— Une surprise !… c’est différent. Alors, dépêchez, entendez-vous, prince Charmant ?… ajouta-t-elle en regardant tendrement Djalma.

— Mon cœur se brise, dit Djalma d’une voix sourde à Faringhea, en employant toujours la langue hindoue.

— Et demain il bondira de joie et d’amour, reprit le métis. Ce n’est qu’à force de mépris qu’on réduit une femme fière. Demain… vous dis-je, tremblante et confuse, elle sera suppliante à vos pieds.

— Demain… elle me haïra… à la mort ! répondit le prince avec accablement.

— Oui… si maintenant elle vous voit faible et lâche… À cette heure, il n’y a plus à reculer… regardez-la donc bien en face, et ensuite prenez le bouquet de cette petite pour le porter à vos lèvres… Aussitôt vous verrez cette femme si fière rougir et pâlir comme tout à l’heure ; alors me croirez-vous ?

Djalma, réduit par le désespoir à tout tenter, subissant malgré lui la fascination des conseils diaboliques de Faringhea, regarda pendant une seconde mademoiselle de Cardoville bien en face, prit, d’une main tremblante, le bouquet de Rose-Pompon, puis jetant de nouveau les yeux sur Adrienne, il effleura le bouquet de ses lèvres.

À cette outrageante bravade, mademoiselle de Cardoville ne put retenir un tressaillement si brusque, si douloureux, que le prince en fut frappé.

— Elle est à vous… lui dit le métis ; voyez-vous, monseigneur, comme elle a frémi… de jalousie ;… elle est à vous, courage ! et bientôt elle vous préférera à ce beau jeune homme qui est derrière elle… car c’est lui… qu’elle croyait aimer jusqu’ici.

Et comme si le métis eût deviné le soulèvement de rage et de haine que cette révélation devait exciter dans le cœur du prince, il ajouta rapidement :

— Du calme… du dédain… N’est-ce pas cet homme qui maintenant doit vous haïr ?

Le prince se contint et passa la main sur son front, que la colère avait rendu brûlant.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que vous lui contez donc qui l’agace comme ça ? dit Rose-Pompon à Faringhea d’un ton boudeur.

Puis s’adressant à Djalma :

— Voyons, prince Charmant, comme on dit dans les contes de fées, rendez-moi mon bouquet.

Et elle le reprit.

— Vous l’avez porté à vos lèvres, j’aurais presque envie de le croquer…

Et elle ajouta tout bas en soupirant et en jetant un regard passionné sur Djalma :

— Ce monstre de Nini-Moulin ne m’a pas trompée… Tout ça c’est très-honnête, je n’ai pas seulement… ça à me reprocher.

Et du bout de ses petites dents blanches elle mordit le bout de l’ongle rose de sa main droite, qu’elle avait dégantée.

Est-il besoin de dire que la lettre d’Adrienne n’avait pas été remise au prince, et qu’il n’était nullement allé passer la journée à la campagne avec le maréchal Simon ? Depuis trois jours que M. de Montbron n’avait vu Djalma, Faringhea lui avait persuadé qu’en affichant un autre amour il réduirait mademoiselle de Cardoville. Quant à la présence de Djalma au théâtre, Rodin avait su par Florine que sa maîtresse allait le soir à la Porte-Saint-Martin.

Avant que Djalma l’eût reconnue, Adrienne, sentant ses forces défaillir, avait été sur le point de quitter le théâtre ; l’homme qu’elle avait jusqu’alors porté si haut dans son cœur, celui qu’elle avait admiré à l’égal d’un héros et d’un dieu, celui qu’elle avait cru plongé dans un désespoir si affreux, qu’entraînée par la plus tendre pitié, elle lui avait loyalement écrit, afin qu’une douce espérance calmât ses douleurs ;… celui-là enfin répondait à une généreuse preuve de franchise et d’amour en se donnant ridiculement en spectacle avec une créature indigne de lui. Pour la fierté d’Adrienne, que d’incurables blessures ! Peu lui importait que Djalma crût ou non la rendre témoin de cet indigne affront.

Mais lorsqu’elle se vit reconnue par le prince, mais lorsqu’il poussa l’outrage jusqu’à la regarder en face, jusqu’à la braver en portant à ses lèvres le bouquet de la créature qui l’accompagnait, Adrienne, saisie d’une noble indignation, se sentit le courage de rester ; loin de fermer les yeux à l’évidence, elle éprouva une sorte de plaisir barbare à assister à l’agonie, à la mort de son pur et divin amour.

Le front haut, l’œil fier et brillant, la joue colorée, la lèvre dédaigneuse, à son tour elle regarda le prince avec une méprisante fermeté ; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et elle dit à la marquise tout occupée, ainsi que bon nombre de spectateurs, de ce qui se passait à l’avant-scène :

— Cette révoltante exhibition de mœurs sauvages est du moins parfaitement d’accord avec le reste du programme.

— Certes, dit la marquise, et mon cher oncle aura perdu ce qu’il y aura peut-être de plus amusant à voir.

— M. de Montbron ? dit vivement Adrienne avec une amertume à peine contenue, oui… il regrettera de ne pas avoir tout vu… Il me tarde qu’il arrive… N’est-ce pas à lui que je dois cette charmante soirée ?

Peut-être madame de Morinval eût remarqué l’expression de sanglante ironie qu’Adrienne n’avait pu complètement dissimuler, si tout à coup un rugissement rauque, prolongé, retentissant, n’eût attiré son attention et celle de tous les spectateurs, restés, nous l’avons dit, jusqu’alors fort indifférents aux scènes de remplissage destinées à amener l’apparition de Morok sur le théâtre.

Tous les yeux se tournèrent instinctivement vers la caverne située à gauche du théâtre, au-dessous de la loge de mademoiselle de Cardoville ; un frisson de curiosité ardente parcourut toute la salle.

Un second rugissement encore plus sonore, plus profond, et qui semblait plus irrité que le premier, sortit cette fois du souterrain dont l’ouverture disparaissait à demi sous des broussailles artificielles, faciles à écarter. À ce rugissement, l’Anglais se leva debout de sa petite loge, en sortit presque à mi-corps, et se frotta vivement les mains ; puis complètement immobile, ses gros yeux verts, fixes et brillants, ne quittèrent plus l’entrée de la caverne.

À ces hurlements féroces, Djalma avait aussi tressailli, malgré toutes les excitations d’amour, de jalousie, de haine auxquelles il était en proie. La vue de cette forêt, les rugissements de la panthère, lui causèrent une émotion profonde en réveillant de nouveau le souvenir de son pays et de ces chasses meurtrières qui, comme la guerre, ont des enivrements terribles ; il eût tout à coup entendu des clairons et les gongs de l’armée de son père sonner l’attaque, qu’il n’eût pas été transporté d’une ardeur plus sauvage. Bientôt des grondements sourds, comme un tonnerre lointain, couvrirent presque les râlements stridents de la panthère : le lion et le tigre, Judas et Caïn, lui répondaient du fond du théâtre, où étaient leurs cages… À cet effrayant concert, dont ses oreilles avaient été tant de fois frappées au milieu des solitudes de l’Inde, lorsqu’il y campait pour la chasse ou pour la guerre, le sang de Djalma bouillonna dans ses veines ; ses yeux étincelèrent d’une ardeur farouche ; la tête un peu penchée en avant, les deux mains crispées sur le rebord de la loge, tout son corps frémissait d’un tremblement convulsif. Les spectateurs, le théâtre, Adrienne, n’existaient plus pour lui : il était dans une forêt de son pays… et il sentait le tigre…

Il se mêlait alors à sa beauté une expression si intrépide, si farouche, que Rose-Pompon le contemplait avec une sorte de frayeur et d’admiration passionnée. Pour la première fois de sa vie, peut-être, ses jolis yeux bleus, ordinairement si gais, si malins, peignaient une émotion sérieuse ; elle ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle ressentait. Son cœur se serrait, battait avec force, comme si quelque malheur allait arriver…

Cédant à un mouvement de crainte involontaire elle saisit le bras de Djalma et lui dit :

— Ne regardez donc pas ainsi cette caverne, vous me faites peur…

Le prince ne l’entendit pas.

— Ah ! le voilà… le voilà ! murmura la foule presque tout d’une voix.

Morok paraissait au fond du théâtre…

Morok, costumé comme nous l’avons dépeint, portait de plus un arc et un long carquois rempli de flèches. Il descendit lentement la rampe de rochers simulés qui allaient en s’abaissant jusque vers le milieu du théâtre ; de temps à autre, il s’arrêtait court, feignant de prêter l’oreille, et de ne s’avancer qu’avec circonspection.

Et jetant ses regards de côté et d’autre, involontairement sans doute, il rencontra les deux gros yeux verts de l’Anglais dont la loge avoisinait justement la caverne.

Aussitôt les traits du dompteur de bêtes se contractèrent d’une manière si effrayante, que madame de Morinval, qui l’examinait curieusement à l’aide d’une excellente lorgnette, dit vivement à Adrienne :

— Ma chère, cet homme a peur ; il lui arrivera malheur.

— Est-ce qu’il arrive des malheurs ? répondit Adrienne avec un sourire sardonique, des malheurs au milieu de cette foule si brillante, si parée, si animée ?… des malheurs… ici, ce soir ? Allons donc, ma chère Julie… vous n’y songez pas ;… c’est dans l’ombre, c’est dans la solitude, qu’un malheur arrive… jamais au milieu d’une foule joyeuse, à l’éclat des lumières…

— Ciel ! Adrienne… prenez garde ! s’écria la marquise, ne pouvant retenir un cri d’effroi et saisissant le bras de mademoiselle de Cardoville comme pour l’attirer à elle, la voyez-vous ?

Et la marquise, de sa main tremblante, désignait l’ouverture de la caverne.

Adrienne avança vivement la tête et regarda.

— Prenez garde !… ne vous avancez pas tant, lui dit vivement madame de Morinval.

— Vous êtes folle avec vos terreurs, ma chère amie, dit le marquis à sa femme. La panthère est parfaitement bien enchaînée, et brisât-elle sa chaîne, ce qui est impossible, nous serions ici hors de sa portée.

Une grande rumeur de curiosité palpitante courut alors dans la salle, tous les regards étaient invinciblement attachés sur la caverne.

Entre les broussailles artificielles qu’elle écarta brusquement sous son large poitrail, la panthère noire apparut tout à coup ; par deux fois elle allongea sa tête aplatie, illuminée de ses deux yeux jaunes et flamboyants… Puis, ouvrant à demi sa gueule rouge… elle poussa un nouveau rugissement en montrant deux rangées de crocs formidables.

Une double chaîne de fer et un collier aussi de fer peint en noir se confondant avec son pelage d’ébène et l’ombre de la caverne, l’illusion était complète ; le terrible animal semblait être en liberté dans son repaire.

— Mesdames, dit tout à coup le marquis, regardez donc les Indiens… ils sont superbes d’émotion.

En effet, à la vue de la panthère, l’ardeur farouche de Djalma était arrivée à son comble ;… ses yeux étincelaient dans leur orbite nacrée comme deux diamants noirs ; sa lèvre supérieure se retroussait convulsivement avec une expression de férocité animale, comme s’il eût été dans un violent paroxysme de colère.

Faringhea, alors accoudé sur le bord de la loge, était aussi en proie à une émotion profonde, causée par un hasard étrange.

— Cette panthère noire, d’une si noire espèce, pensait-il, que je vois ici, à Paris, sur un théâtre, doit être celle que le Malais (le thug ou étrangleur qui avait tatoué Djalma à Java pendant son sommeil) a enlevée toute petite dans son repaire, et vendue à un capitaine européen… Le pouvoir de Bohwanie est partout, ajoutait le thug dans sa superstition sanguinaire.

— Ne trouvez-vous pas, repris le marquis s’adressant à Adrienne, que ces Indiens sont superbes à voir ainsi ?…

— Peut-être… ils auront assisté à une chasse pareille dans leur pays, dit Adrienne, comme si elle eût voulu évoquer et braver ce qu’il y avait de plus cruel dans ses souvenirs.

— Adrienne…, dit tout à coup la marquise à mademoiselle de Cardoville d’une voix altérée, maintenant voilà le dompteur de bêtes assez près de nous… sa figure n’est-elle pas effrayante à voir ?… Je vous dis que cet homme a peur…

— Le fait est, ajouta le marquis très-sérieusement cette fois, que sa pâleur est affreuse et qu’elle semble augmenter de minute en minute… à mesure qu’il s’approche de ce côté… On dit que s’il perdait son sang-froid une minute, il courrait le plus grand péril.

— Ah !… ce serait horrible, s’écria la marquise en s’adressant à Adrienne, là, sous nos yeux… s’il était blessé…

— Est-ce qu’on meurt d’une blessure ?… répondit Adrienne à la marquise avec un accent d’une si froide indifférence, que la jeune femme regarda mademoiselle de Cardoville avec surprise et lui dit :

— Ah ! ma chère… ce que vous dites là est cruel !…

— Que voulez-vous ? c’est l’atmosphère qui nous entoure qui réagit sur moi, dit la jeune fille avec un sourire glacé.

— Voyez… voyez… le dompteur de bêtes va tirer sa flèche sur la panthère ! dit tout à coup le marquis ; c’est sans doute après, qu’il simulera le combat corps à corps.

Morok était à ce moment sur le devant du théâtre, mais il lui fallait le traverser dans sa largeur pour arriver jusqu’à l’entrée de la caverne. Il s’arrêta un moment, ajusta une flèche sur la corde de son arc, se mit à genoux derrière un bloc de rocher, visa longtemps  ;… le trait siffla et alla se perdre dans la profondeur de la caverne où la panthère s’était retirée après avoir un instant montré sa tête menaçante.

À peine la flèche eut-elle disparu, que la Mort, irritée à dessein par Goliath, alors invisible, poussa un rugissement de colère comme si elle eût été frappée…

La pantomime de Morok devint si expressive, il exprima si naturellement sa joie d’avoir atteint la bête féroce, que les bravos frénétiques éclatèrent dans toute la salle. Jetant alors son arc loin de lui, il tira un poignard de sa ceinture, le prit entre ses dents et se mit à ramper sur ses mains et sur ses genoux, comme s’il eût voulu surprendre dans son repaire la panthère blessée.

Pour rendre l’illusion plus parfaite, la Mort, irritée de nouveau par Goliath, qui la frappait avec une barre de fer, la Mort poussa du fond du souterrain des rugissements effroyables.

Le sombre aspect de la forêt, à peine éclairée de reflets rougeâtres, était d’un effet si saisissant, les hurlements de la panthère si furieux, les gestes, l’attitude, la physionomie de Morok si empreints de terreur… que la salle attentive, frémissante, restait dans un silence profond ; toutes les respirations étaient suspendues ; on eût dit qu’un frisson d’épouvante gagnait tous les spectateurs, comme s’ils se fussent attendus à quelque horrible événement.

Ce qui rendait la pantomime de Morok d’une vérité si effrayante, c’est qu’en s’approchant ainsi pas à pas de la caverne, il approchait aussi de la loge de l’Anglais… Malgré lui, le dompteur de bêtes, fasciné par la peur, ne pouvait détacher ses yeux des deux gros yeux verts de cet homme ; on eût dit que chacun des brusques mouvements qu’il faisait en rampant répondait à une secousse d’attraction magnétique causée par le regard fixe du sinistre parieur… Aussi, plus Morok se rapprochait de lui, plus sa figure se décomposait… et devenait livide.

Une fois encore, à la vue de cette pantomime, qui n’était plus un jeu, mais l’expression vraie de l’épouvante, le silence profond, palpitant, qui régnait dans la salle, fut interrompu par des acclamations et des transports auxquels se joignirent les rugissements de la panthère et les grondements du lion et du tigre.

L’Anglais, presque hors de la loge, les lèvres relevées par son effrayant sourire sardonique, ses gros yeux toujours fixes, était haletant, oppressé. La sueur coulait de son front chauve et rouge, comme s’il eût véritablement dépensé une incroyable force magnétique pour attirer Morok, qu’il voyait bientôt à l’entrée de la caverne.

Le moment était décisif.

Accroupi, ramassé sur lui-même, son poignard à la main, suivant du geste et de l’œil tous les mouvements de la Mort qui, rugissante, irritée, ouvrant sa gueule énorme, semblait vouloir défendre l’entrée de son repaire, Morok… attendait le moment de se jeter sur elle.

Il y a une telle fascination dans le danger qu’Adrienne partagea, malgré elle, le sentiment de curiosité poignante mêlée d’effroi qui faisait palpiter tous les spectateurs : penchée comme la marquise, plongeant du regard sur cette scène d’un intérêt effrayant, la jeune fille tenait machinalement à la main son bouquet indien qu’elle avait toujours conservé.

Tout à coup Morok jeta un cri sauvage en s’élançant sur la Mort, qui répondit à ce cri par un rugissement éclatant, en se précipitant sur son maître avec tant de furie, qu’Adrienne, épouvantée, croyant voir cet homme perdu, se rejeta en arrière cachant sa figure dans ses deux mains…

Son bouquet lui échappa, tomba sur la scène, et roula dans la caverne où luttaient la panthère et Morok.

Prompt comme la foudre, souple et agile comme un tigre, cédant à l’emportement de son amour et à l’ardeur farouche excitée en lui par les rugissements de la panthère, Djalma fut d’un bond sur le théâtre, tira son poignard et se précipita dans la caverne pour y saisir le bouquet d’Adrienne. À cet instant un cri épouvantable de Morok blessé appelait à l’aide… La panthère, plus furieuse encore à la vue de Djalma, fit un effort désespéré pour rompre sa chaîne ; n’y pouvant parvenir, elle se dressa sur ses pattes de derrière afin d’enlacer Djalma, alors à la portée de ses griffes tranchantes. Baisser la tête, se jeter à genoux, et en même temps lui plonger à deux reprises son poignard dans le ventre avec la rapidité de l’éclair, ce fut ainsi que Djalma échappa à une mort certaine ; la panthère rugit en retombant de tout son poids sur le prince ;… pendant une seconde que dura sa terrible agonie, on ne vit qu’une masse confuse et convulsive de membres noirs, de vêtement blancs ensanglantés ;… puis enfin Djalma se releva pâle, sanglant, blessé ; alors debout, l’œil étincelant d’un orgueil sauvage, le pied sur le cadavre de la panthère… tenant à la main le bouquet d’Adrienne, il jeta sur elle un regard qui disait son amour insensé.

Alors seulement aussi Adrienne sentit ses forces l’abandonner, car un courage surhumain lui avait donné la puissance d’assister aux effroyables péripéties de cette lutte.

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