Le Juif errant est arrivé/Le pionnier de Palestine

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Albin Michel (p. 133-143).

XII

LE PIONNIER DE PALESTINE


— Chalom !

— Chalom !

Ben et un autre s’étreignent en gare de Kichinev. Cela fait, ils entament une conversation. Il faut les voir ! Leurs doigts dansent comme des marionnettes. Dit-on de quelqu’un qu’il rougit ? On pense à ses joues. Un Juif qui rougit doit rougir sous les ongles, tellement ses mains comptent dans les manifestations de ses sentiments.

Nous arrivions en Bessarabie.

L’homme qui nous reçoit tranche nettement sur toute la race juive de ces pays. Sa poitrine n’est pas défoncée ; il se tient droit, et fièrement des épaules. En traversant les rues, il ne louche pas de tous côtés, pressant le pas. Une casquette le coiffe. Il est vêtu d’une veste de cuir et, quand il met ses mains dans ses poches, on sent qu’un inconnu n’est plus pour lui un fantôme porteur de catastrophes.

C’est un Haloutz, un pionnier de Palestine.

Nous gagnons la ville.

Aux enseignes des magasins les mêmes noms qu’aux enseignes de Whitechapel, de Mukacevo, d’Oradea-Mare.

Le pionnier est en mission. Il est ici, depuis deux mois et rejoindra Jérusalem dans trois mois. Il est venu donner des nouvelles de la Patrie.

Le monde, un jour, vit apparaître les Jeunes-Turcs bousculant les traditions ; je vois le premier Jeune-Juif !

Je lui dis ma surprise et la brèche que son apparition ouvre dans cette masse juive.

— Nous sommes cent soixante mille ainsi ! répond-il fièrement.

Nous allons. Il nous conduit chez lui.

— Et j’ai porté les papillotes, cher monsieur ! J’ai été élevé dans une yeschibah (école orthodoxe juive).

Voici la maison du sioniste. Au-dessus de son lit, le portrait de Théodore Herzl.

Le pionnier tire de sa poche un mince carnet bien cartonné ; il le met sous le nez de Ben. Il le tourne et le retourne, lui en montrant plusieurs fois les deux faces. C’est un passeport. Les frontières peuvent de nouveau se déplacer, il ne sera plus sujet russe, ni sujet polonais, ni sujet roumain ou même hongrois, et pourtant Herzl en était un ! Il est maintenant citoyen, citoyen palestinien.

— Citoyen juif, précise-t-il, comme pour chasser de nos esprits une dernière ombre. Et toi, dit-il, à Ben, tu es toujours un sujet, un esclave ?

Ben se défend. Il est Juif. Il fait partie des 180.000 Juifs de Tchécoslovaquie qui se sont déclarés Juifs.

— Tu es Juif par charité. Tu vis sous le drapeau d’un autre.

— Et j’ajoute, dis-je, qu’il préférerait venir à Paris que d’aller à Jérusalem !

Le pionnier lui donna un grand coup amical sur l’épaule. Puis il ouvrit une valise. Des photos ! des albums ! un petit drapeau blanc et bleu, une chanson ayant pour titre : Hathiqwah.

— Espérance ! fit Ben.

C’était l’hymne national :


Tant qu’au fond d’un cœur
Une âme juive vibrera
Et que vers l’Orient lointain
Nos yeux chercheront Sion,
Notre espérance n’est pas morte,
La vieille espérance
De revenir au pays des ancêtres
Où David habita.
Tant que les larmes de nos yeux
Couleront comme la pluie…
Tant que les eaux du Jourdain
Sortiront de Tibériade…
Tant que la muraille bien-aimée
Apparaîtra à nos yeux…
Tant qu’un œil se mouillera
Devant la ruine du Temple,
Écoute, frère en exil,
La voix d’un de nos prophètes :
Seulement du dernier Juif
Mourra le dernier espoir.


L’émotion de Ben était parlante. Elle glaça un moment son regard. Il relut l’hymne écrit en hébreu. Après, il posa la feuille, dévotement sur une table.

— Voilà le drapeau, fit Alter Fischer, le pionnier.

Pendant que nous l’examinions :

Il flotte aux balcons de Tel-Aviv les jours de fête. Il est en tête des cortèges et sur la mairie et sur nos gymnases. J’ai entendu monter vers lui un cri que j’ai encore là (il se touchait le cœur), un cri invraisemblable, un cri que, toi, tu n’as jamais entendu, non plus que tous les millions d’autres, un cri qui n’avait pas été poussé depuis vingt siècles : Vivent les Juifs !

Ben, instinctivement, regarda autour de lui.

— Là-bas, on ouvre les fenêtres quand on le crie, et toi, tu vois ! Vivent les Juifs, monsieur, pour quelqu’un qui n’avait dans l’oreille que « À mort les Juifs ! », cela provoque une révolution dans l’âme. Les rabbins miraculeux qui voient descendre le prophète Élie ne doivent pas ressentir pareil bouleversement.

Alter Fisher avait vingt-huit ans. Il ne semblait pas seulement brûlé par le feu du sionisme, mais aussi bercé par les eaux du lac Tibériade. Il souriait au nouvel homme qu’il était. Il ouvrit un album avec amour.

— Regardez ; là, que voyait-on en 1910 ? Une dune. Et là que voit-on aujourd’hui ? Une immense ville. La ville est à la place de la dune, voilà tout, et c’est Tel-Aviv ! Voilà la rue Herzl, l’avenue Rothschild, la rue Max-Nordau, le gymnase, le municipal, le casino, la synagogue, dont on découvre la coupole, de la mer, au-dessus de tout ! On construit un théâtre qui sera magnifique. Ah ! c’est beau chez nous !

— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur Fisher ?

— Je suis venu montrer ces choses aux jeunes. Israël a fait un miracle, un miracle qui se voit, qui se touche. Je suis une des voix du miracle. Il faudrait des Palestiniens dans tous les coins du monde où geignent les Juifs.

Alter Fisher, le pionnier, n’était pas né en Bessarabie, mais en Ukraine. L’année 1919 il avait dix-huit ans.

— J’habitais Jitomir…

Jitomir, dans l’histoire des pogromes est un nom illustre.

— J’ai tout vu. Ils ont oublié de me tuer, c’est pourquoi je suis là. C’est-à-dire que deux cosaques sont bien venus sur moi pour m’embrocher, mais quatre autres Juifs fuyant d’une maison ont surgi devant eux. Alors ils ont perdu du temps à les assassiner. J’ai couru du côté du cimetière. Je n’y suis pas resté, heureusement ! Peu après ils ont massacré tous ceux qui s’étaient cachés dans la chambre des morts.

« À cette époque j’étais un juif-volaille. Les poulets, les canards, on les laisse vivre autour des fermes. Puis, un beau jour, on les attrape, et, sans se cacher, on les saigne. Le sang répandu ne retombe sur personne. L’opération est légale. En Palestine on m’a d’abord appris à me tenir droit. Tiens-toi droit, Ben ! »

La Bessarabie est un nid de Juifs. La Russie des tsars, dans son horreur d’Israël, avait chassé le peuple élu sur ses lisières. Ainsi un grand nombre de Juifs, d’après le jeu des traités, se sont-ils trouvés séparés de la Russie. Ils sont aujourd’hui Lithuaniens, Polonais, Roumains. Ils trempent cependant encore dans la sauce russe, après le yiddisch parlant le russe, bottés court à la russe. Ils grouillent d’un pas assez tranquille dans les rues de Kichinev. Leur petit commerce va petitement, mais comme eux ne vont pas grandement… Bref ! le hareng et l’oignon ne m’ont pas paru manquer.

Alter Fisher s’occupe avec passion. Nous l’avons accompagné, l’après-midi, chez un rabbin qui, comme tous les rabbins, entravait son action nationale. La Bessarabie a donné beaucoup de sionistes. Les purs, les orthodoxes sont donc assez agités. Le rabbin nous reçut avec amabilité. Il était coiffé d’un chapeau trop petit, demi-haut et tirant sur le gris. Mais toutes ces figures de Juifs où vit l’esprit peuvent supporter ce qui ridiculiserait une tête de danseur mondain ! Et la conversation s’engagea en hébreu. Voici comment je l’ai suivie :

Le pionnier, pour s’exprimer, eut d’abord une intonation respectueuse. Au nom de Tel-Aviv, le rabbin, qui ratissait sa barbe avec ses doigts, fit non ! de la tête ; au nom de Jérusalem, il éleva son regard vers le ciel. Le pionnier ouvrit son album, mit le panorama de la nouvelle capitale juive sous les yeux du saint homme, puis il posa son index sur le dôme de la synagogue. Le rabbin alors ouvrit la bouche. Il me sembla qu’il répondait : « Ce serait du beau qu’il n’y eût même pas une synagogue dans votre Tel-Aviv ! » Le pionnier tournait les pages et, sur chaque photo de colonies, cherchait le temple de la Thora. Le rabbin changea de main pour peigner sa barbe. Le pionnier le pria de bien vouloir lire Hathiqwah. Le rabbin prit ses lunettes, n’en passa pas les branches derrière ses oreilles, mais tint l’instrument avec deux doigts. Il lut avec attention jusqu’au bout et rendit le papier au pionnier, sans émoi, pensant certainement qu’un peuple possédant la loi de Moïse n’a besoin ni de trombones, ni de bugles, ni de grosse caisse. Le pionnier accompagna sa parole de gestes plus secs. Le nom de Théodore Herzl qu’il prononça me parut être une catastrophe. Le rabbin sourit, mais comme à son corps défendant et son visage redevint grave aussitôt. Puis le pionnier cita des noms, des noms de pieux Juifs, certainement ; puis il invoqua d’autres rabbins : rebbe Aron, rebbe Keppler, rebbe Siovits. Puis on pouvait comprendre qu’il retraçait la cérémonie de Yom-Kipour dans la plaine de Jezraël. Le rabbin demeura très affable tout le temps, mais, à la fin, il ne suivait presque plus la démonstration du bon pionnier. Il tenait les yeux levés sans doute vers le lointain Sinaï !

Nous quittâmes le rabbinat.

Alter Fisher était furieux. Il nous menait tambour battant à travers Kichinev. Cela nous réchauffait. Qui leur a mis le Messie dans la tête ? demandait-il, comme si l’élève de la yeschibah l’avait déjà publié ! À force de l’attendre, ils se feront tous égorger. Ils sont comme les habitants du Stromboli qui guettent l’éruption !

— Monsieur Fisher, vous êtes quatorze millions, dont une bonne moitié sur des volcans plus ou moins éteints ; vous ne pouvez tous tenir en Palestine.

— Y tenir ? non, mais en être, oui. On peut établir des millions de passeports, comme le mien.

— Les gouvernements brûleraient vos passeports sur les places publiques.

— C’est ce que l’on verrait !

— En effet, nous verrons cela plus tard, monsieur Fisher. Pour l’instant, allons dîner. Le ventre a du bon !

Ma table, ce soir, était une véritable rose des vents marquant toutes les directions d’Israël, les directions vers l’Est seulement : un Juif petit-russien, deux Juifs polonais, un Juif roumain, un Juif tchécoslovaque, un Juif lithuanien, un Juif hongrois et un Juif : Alter Fisher. Que d’idées remuées ! Comme l’esprit de tous ces Juifs est actif ! Un problème insoluble ne peut vraiment tenter qu’une race qui n’a jamais fini de chercher. On passa tout en revue : lord Balfour, Théodore Herzl ! La banque juive.

— Vous entendez, disait le Petit-Russien, la banque juive ce n’est pas du vent ! Si elle voulait !

On parla des rabbins, de la politique européenne.

— Nous sommes un peuple polynational, disait Ben, le Tchécoslovaque. Un jour, l’Europe sera aussi polynationale. Et polynational ne veut pas dire moins national. Quand l’Europe sera polynationale, la question juive tombera.

On évoqua les chefs sionistes, les Arabes…

— Nous voulons nous entendre avec les Arabes, dit le pionnier, et si eux ne le veulent pas, nous nous ferons entendre.

L’Angleterre fut fouillée jusqu’au fond de sa pensée.

— Elle se sert de vous, dit Ben, et quand vous ne vaudrez plus rien, elle vous abandonnera.

Aucun ne protesta.

Et l’on n’oublia pas les Juifs assimilés, les Juifs d’Occident, en particulier ceux de France, « les plus égoïstes », Messieurs ! on vous a maltraités !