Le Juif errant est arrivé/La famille Meiselmann

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Albin Michel (p. 121-132).

XI

LA FAMILLE MEISELMANN


Salomon a regagné les Marmaroches.

Ben le rouquin, a bien voulu me suivre. Il a des parents un peu partout : en Transylvanie, en Bukovine, en Bessarabie, à Varsovie. J’ai défendu devant lui les raisons de convenance qui font un devoir à chaque homme de rendre quelquefois visite à sa famille. Ben a compris.

Ce n’était pas la première fois que je touchais cette question de parenté juive par-dessus les frontières. Ma poche contenait des lettres de Juifs anglais pour des cousins de Berlin, de Varsovie et même de Constantinople. En épousant le costume européen, le Juif de l’Est épouse l’Europe et l’Amérique !

Nous arrivions à Oradea-Mare. Quand les trains, au lieu de suivre l’horaire, s’amusent à chasser la neige, ils ne se rendent plus compte des dates. Celui-ci avait perdu vingt heures à se livrer à son sport d’hiver. Il nous déposait, l’inconscient, à cinq heures du matin, en Transylvanie.

Il ne déposa nulle autre personne, car nous n’étions que tous les deux. Les trains ne trouvent pas toujours des fous à mettre dans leurs compartiments ! Dire que les gens que nous venons voir sont originaires d’un pays chaud !

À l’horizon, ni Juif, ni Roumain, ni cheval, ni traîneau ; seule une lumière au-dessus de la porte de sortie, et, pour nous recevoir, un thermomètre marquant — 29°. Nous étions frais !

Pas plus que moi Ben ne connaissait Oradea-Mare. On ne savait même pas de quel côté se trouvait la ville. « Si vos parents sont morts, dis-je à Ben, ce qui après tout est bien possible, que sommes-nous venus faire sur ce glacier ? — À cette époque, répondit Ben, partout où vivent les Juifs, ils vivent sur un glacier. Je compris tout de suite beaucoup mieux pourquoi Théodore Herzl les voulait envoyer en Palestine.

Tenez-vous droit, dis-je à Ben, le froid vous rend bossu, et votre silhouette m’effraye par cette nuit et cette neige ! Le froid n’était pour rien dans la bosse ; mais Ben, comme tout bon Juif, avait emporté un petit paquet mystérieux. Ne pouvant plus le tenir à la main, il l’avait mis dans son dos, sous son pardessus qui, bien serré, le maintenait.

On partit tout de même devant soi. La marche confirme à l’homme qu’il n’est pas encore changé en stalactite. Trouvez-moi une place en France, me dit Ben, interrompant le silence blanc ; je parle treize langues, et ici il fait si froid que je ne puis même plus ouvrir la bouche ! — Que voudriez-vous faire ? — Me chauffer au soleil de Paris. — Je vous recommanderai dans une agence de voyages comme guide au mont Blanc ! Avez-vous des frères, Ben ? — J’en ai un inscrit comme Polonais et un autre qui fait son affaire à New-York. Je ne sais s’il se fera Américain. — Pourquoi êtes-vous dans les Carpathes, vous ? À cause du président Masaryk qui nous a donné la liberté. — Est-ce que vous savez où nous allons ? — Oui, je sens les traces des traîneaux sur la glace.

On avait bel air tous les deux ! surtout le compagnon avec sa bosse au dos. Deux pâles noceurs guettant la première voiture ! Ah ! tous les Juifs n’habitent pas place de la Bourse !



Une journée si bien commencée ne peut que continuer assez mal. En effet, à peine le jour s’était-il répandu que nous avions commis un vol. Oradea-Mare dormait. Aux portes de toute maison juive, aux portes de la rue comme à celles des appartements, un cylindre long comme un doigt, en zinc ou en cuivre, est obliquement vissé dans le bois. Ce cylindre s’appelle mezuza. Je l’avais vu à Londres, à Prague, dans les Marmaroches ; maintes fois j’avais demandé ce qu’il contenait, et vaguement on m’avait répondu : « Une prière ! » Ben me fit la même réponse. « Nous allons en dévisser un et vous me lirez ce qu’il a dans le ventre. » Ben protesta. Je lui fis remarquer que nous ne commettrions qu’un méfait de droit commun et non un sacrilège. À ce prix, je fus autorisé à faire le malfaiteur. D’ailleurs, il fut convenu que nous replacerions le cylindre à la nuit. Et j’emportai le doigt de zinc.

Quoi de plus utile aux voyageurs que les hôteliers ? J’ai pour eux une vénération sans nom. Si l’on pouvait les reconnaître dans les rues, je tirerais mon chapeau à chacun. Sonnez n’importe où, à six heures du matin, et vous entendrez les insultes sortir de la fenêtre. En tombant sur nous, hommes de glace, elles nous eussent certainement cassé quelque chose.

L’hôtelier de Transylvanie nous ouvrit gracieusement sa maison. Cependant il devait être alcoolique ; comme café au lait, il nous apporta un bocal de pêches à l’eau-de-vie ! On s’attabla.

Le cylindre contenait un morceau de papier vingt fois plié. J’ouvris la feuille et l’écriture apparut : de l’hébreu. C’était le premier petit déjeuner que je faisais avec de l’hébreu et des pêches à l’eau-de-vie ! Voilà ce que Ben traduisit :

« Crains, Israël, l’Éternel, notre Dieu, qui est un. Loué soit le nom, la puissance de son royaume par-dessus tout et éternellement.

« Et tu dois aimer l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.

« Et ces mots que je t’apprends aujourd’hui doivent rester gravés dans ton cœur.

« Et tu dois inculquer ces idées à tes enfants et leur en parler, que tu sois assis dans ta maison, que tu ailles sur le chemin, que tu te couches ou que tu te lèves.

« Et tu dois lier ces paroles à ton poignet comme signe de ce qui est vrai.

« Et elles doivent être fixées devant tes yeux comme sur le ruban de ta pensée.

« Et tu dois les écrire sur les murs de ta maison et sur tes portes.

« Et tes enfants qui s’amusent sur le sol de ta chambre en seront imprégnés, car l’Éternel a juré à leur père de leur donner ces paroles pour qu’ils puissent durer sur la terre en attendant le ciel. »

— Toutes les mezuza disent-elles la même chose ?

— Toutes ! répondit Ben, de peur sans doute que je n’aille en dévisser une autre !

À midi, nous appelions un cocher. Il en vint deux. On prit l’un parce qu’il sut mieux s’y prendre. L’autre lui lança une apostrophe, mais sans colère, plutôt ironiquement. Les deux étaient Juifs et parlaient yiddisch, et le malchanceux envoyait à l’autre : « Chenapan ! tu es Roumain et tu oublies de parler roumain ! »

Nous nous mettions à la recherche de la famille Meiselmann. Aux enseignes des rues les mêmes noms qu’aux enseignes de Whitechapel. Ces boutiques semblaient être les succursales de celles du quartier de Londres. Pour le peintre, les Juifs de ces régions ne valent pas les Juifs des Marmaroches. Les papillotes sont plus rares, le caftan n’est pas de rigueur, la barbe s’est un peu civilisée. On ne les confond cependant pas avec les Roumains, le poil, les yeux, le teint, la manière sont d’une autre race. La misère n’est plus impérative, ce sont de tout petits boutiquiers, de ces gens qui en des temps de monnaie sonore vivraient de pièces de bronze plutôt que de pièces d’argent.

Ben frappa le dos du cocher. On descendit du traîneau. Il avait retrouvé les siens. Entrons ! me dit-il. L’enseigne de la boutique portait : Galanterie. Quel commerce ! Ben m’expliqua que ses parents, issus de Petite-Pologne, s’étaient mal souvenus du mot. Ils avaient voulu écrire : Galanteria, autrement dit : mercerie. Tant pis !

Entrons tout de même dans la galanterie !

Les boutiques juives, à peine grandes comme une voiture, ont le principe des immenses magasins. On y vend de tout et plus de vieux que de neuf. Il me sembla que la famille Meiselmann était au complet, car je comptai sept têtes, plus qu’il ne vient de clients dans un jour ! Les Meiselmann, non sans être enchantés, parurent émus. Ben me dit : « Voyez l’état de leur esprit : ils me demandent s’il arrive un malheur ! »

Le pogrome avait passé par ici voilà quatorze mois. Il vivait encore dans la mémoire de tous. Meiselmann père, Meiselmann mère, Meiselmann progéniture n’entretinrent Ben que de l’affaire. Je suivis la conversation sur leurs doigts et sur leurs traits. Les Meiselmann rendaient sensibles par la mimique tous les états que leur âme avait connus. D’abord la crainte : ils rentraient la poitrine, puis l’angoisse : les yeux s’agrandissaient ; puis l’effroi : leurs mains en mouvements s’arrêtaient net, comme pétrifiées. Ensuite l’affolement : le père s’était levé et courait, éperdu, dans l’étroite arrière-boutique. Puis un moment de détente, la vague pogromiste semblait mourir. Immobiles, les Meiselmann écoutaient. Soudain les glaces se brisent : le poing de la mère martelant contre le mur une plaque de tôle ressuscite les coups de marteau dans la vitrine. Et c’est l’irruption des étudiants. Le fils aîné ouvre la porte du fond et mime la fuite de ses deux sœurs. La mère barre de son corps cette porte de secours, deux fils se mettent devant la mère. Maintenant les doigts de la mère comptent les assaillants : deux fois dix ! Mais la peur a de grands yeux, jamais vingt étudiants n’ont pu tenir dans cette boutique ! Et le père reçoit des coups de cravache : aïe ! là dans le cou ! là sur l’omoplate gauche ! Et tout le magasin est retourné, les chaussures piétinant les casquettes, les pendules brisées. Plus un tiroir n’est à sa place, un vrai tremblement de terre !

L’après-midi, le récit recommença dans plus de vingt boutiques, où Meiselmann présenta son cousin Ben. On aurait pu croire que le mascaret était d’hier. N’est-ce pas parce qu’ils le redoutent pour demain ? Le gouvernement de Bucarest ne comprend pas que les Juifs, n’étant pas Roumains, ne peuvent vivre, agir, penser comme des Roumains. Un État et une nation sont deux choses très différentes. Les Juifs veulent bien faire partie de l’État roumain, mais peuvent-ils être de la nation roumaine ? Cela, disent-ils, n’est pas en leur pouvoir. Quel problème ! Même après les coups de bâton, ils se sentent toujours des Juifs !


C’était vendredi. Le sabbat allait commencer. Dans toutes les rues les volets tombaient avec la nuit. Les Juifs rentraient chez eux pour mettre le costume de fête. Sans vergogne, je suivis Ben chez les Meiselmann. On attendit dans la boutique close. Le père et les fils descendirent dans leurs beaux atours. Hélas ! ils n’avaient pas de chapeau de sabbat à queues de lapins. Un livre de prières était sous leur bras. On sortit. Les rues étaient hantées de Juifs allant aux synagogues. De nouvelles saintes thora avaient remplacé celles de 1927, souillées et brûlées. On entra dans un temple. Le rabbin sur l’almémor lisait déjà les versets de la loi. Quatre autres Juifs, entourant le rabbin, suivaient, chacun à son tour, avec une attention profondément religieuse, le texte du jour sur le Saint Livre. La foi transportait l’assistance. Que l’on était loin, à cette minute, des étudiants, des pogromes et de la Roumanie !

Puis chacun regagna sa maison, et Ben la maison des Meiselmann. Pouvais-je quitter Ben ?

On me convia au dîner du sabbat.

L’intérieur de la Galanterie n’était pas reconnaissable. Balai et plumeau avaient bien travaillé. L’ordre remplaçait le désordre. Une nappe très blanche recouvrait la table. Deux serviettes voilaient quelque chose. Un chandelier à cinq trous portait cinq bougies. La mère bénit les bougies et les alluma. Debout, la famille attendait l’entrée du père. Meiselmann apparut. Il souleva les deux serviettes qui cachaient deux pains blancs. D’un geste de prêtre, il bénit les pains et les coupa en tranches. Après il distribua les parts et chacun plongea la sienne dans un bol de sel. Le père dit encore une prière, en hébreu. Et l’on s’assit.

Les familles juives ne font pas d’économies le vendredi soir ni le samedi. La règle est de beaucoup manger et de boire du vin à la gloire du Seigneur. On servit de la carpe farcie, de la viande exsangue et une montagne de gâteaux à formes hallucinatoires. Le père s’excusa de n’avoir plus de vin de Palestine. Oradea-Mare en manquait. Tout le monde semblait très heureux. Le souci de sécurité sommeillait provisoirement au fond de ces cœurs, groupés, ce soir, au pied du trône de l’Éternel leur Roi. Aux gâteaux, le père entonna une mélodie, un de ces chants d’Orient, déchirants comme un bateau qui part.

On se leva. Mais la famille demeura autour de la table, et de chaque bouche, cette fois, sortit un nouveau chant. Et tous, comme sous le coup d’une intense vie, se mirent à danser sur place. C’était le fameux Majofès. Dieu chantait par la bouche de ses sujets. Il disait : « Que tu es belle, que tu es douce dans le contentement, quand tu me parles et que je t’écoute, ô ma race !… »

Et en Lithuanie, en Ukraine, en Bessarabie, en Bukovine, en Galicie, dans les Marmaroches, chaque semaine, au même jour, à la même heure, Israël, qu’il soit polonais, russe, roumain, hongrois, tchécoslovaque, n’est plus qu’Israël épars, mais toujours un.