Le Juif errant est arrivé/Le spectre
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LE SPECTRE
Maintenant, un spectre nous barre la route. Il n’est pas blanc, il est rouge. Il rôde sur la Transylvanie, sur la Bessarabie, sur l’Ukraine. On ne comprendrait pas sans lui le regard inquiet des Juifs de cette Europe, leur attitude peureuse, leur dos courbé, leur amour des impasses ; ni pourquoi, dans les rues, ils longent les murs et parlent bas, ni leur craintive et vigilante curiosité. Au moindre événement, ils ont les réactions d’un criminel qui entend frapper à sa porte. Tous, en effet, dans ces pays-là, se sentent lourds d’un crime : celui d’être juif.
Le spectre s’appelle pogrome.
Il n’est pas terriblement vieux. Depuis le massacre de Chmielnicki, les Juifs avaient été battus plutôt qu’assassinés. Le pogrome moderne est né en Russie, sur le trône d’Alexandre III, au cours de l’année 1881.
On ne sut pas tout d’abord comment il était fait. Son nom n’avait aucune notoriété. Il se promena, pour ses débuts, avec la tranquillité d’un inconnu. La terre n’était pas aussi petite qu’aujourd’hui. On n’entendait pas, au coin de son feu, la voix du monde sortir d’une boîte d’acajou. Les morts, depuis longtemps, étaient enterrés quand l’odeur du pogrome arrivait aux frontières.
Un pogrome est une espèce de rage. Elle n’atteint pas les animaux, mais seulement les hommes et, en particulier, les militaires et les étudiants. Qui la leur communique ? On croit, jusqu’à présent, que ce sont les gouvernements. Les gouvernements qui regardent vers l’ouest ne sont pas atteints par ce virus. Ceux qui regardent vers l’est l’ont dans le sang.
Les enragés ne mordent pas chacun. Les Juifs, uniquement, leur portent aux dents. La vue du caftan, des barbes et des papillotes les électrise.
Les pogromes ont leur date ainsi que les guerres. Les premiers sont de 1881-1882. Ils commencèrent au nombre de sept cents. Un pogrome est comme un incendie de forêt : le premier arbre qui flambe allume tous les autres. Il se répandit d’un coup sur vingt-huit provinces de l’ancienne Russie. Puis il faut arriver en 1903, au premier pogrome qui porte un nom : le pogrome de Kichinev (Bessarabie). Après ce fut 1905. Puis le grand pogrome : 1918-1920, en Ukraine et Galicie orientale. Puis, décembre 1927, en Roumanie.
Trois chiffres d’abord pour mieux éclairer vos esprits :
Plus de 150 000 tués.
Plus de 300 000 blessés.
Plus d’un million de battus et pillés, rien que pour l’Ukraine et la Galicie dans les années 1918 et 1919.
Quand on les étudie de près, on remarque que les pogromes se présentent sous trois formes : la forme non sanglante, la forme sanglante, la forme cruelle et sadique.
Celui du 4 décembre 1927 en Roumanie est le type du pogrome non sanglant.
Depuis que les derniers traités ont incorporé à la Roumanie des territoires habités par des Juifs, la jeunesse intellectuelle roumaine est travaillée par l’antisémitisme. De 1922 à 1927, les étudiants ne laissèrent passer une année sans manifester leur opinion : attaque de la maison des étudiants juifs de Transylvanie, sac des synagogues, des journaux et des cimetières juifs, défénestration des Juifs trouvés dans les trains, bris des vitres et enseignes des maisons juives. Assassinat fin 1926, à Cernauti, de l’étudiant juif Falik par l’étudiant roumain Totu. Motif : l’un était Roumain, l’autre était Juif !
En décembre 1927, les étudiants de toutes les universités de la Roumanie décident de tenir leur congrès dans la ville d’Oradea-Mare (Transylvanie). Oradea-Mare est habitée par des Juifs. L’ordre du jour du congrès est : guerre aux Juifs.
Un général, ancien ministre, un docteur renommé ouvrent les débats et chauffent les étudiants.
Le sang de la jeunesse est prompt. Les étudiants n’attendent pas d’être dans la rue. Ils ont dans la salle un Juif sous la main, Alexander Flescher, un journaliste qui fait son métier à la table de la presse. C’est une aubaine. Ils l’assomment.
Puis ils gagnent les rues. Ils sont cinq mille. Par groupes de vingt-cinq à trente, ils envahissent la ville. Les Juifs trouvés dans les tramways sont jetés à terre, le tram en marche. Tout passant, même celui qui n’a ni l’habit ni la barbe, mais un peu d’Israël au milieu du visage, est rossé. Ils visitent les cafés, les restaurants, et vident à coups de botte les consommateurs non chrétiens. Des équipes, armées de marteaux et de gourdins, défoncent les vitrines des magasins juifs. Logés chez les habitants, c’est-à-dire chez les Juifs, ils poussent leurs hôtes hors de chez eux. Enfin la ruée vers les synagogues. Tout est brisé à coups de hache. Ils s’emparent des livres saints et des « fiancées couronnées ». Ils les déchirent, les marquent d’ignominie, les transportent triomphalement sur les places publiques, y mettent le feu et dansent autour de l’incendie en bénissant les flammes. La police, les gendarmes montés veillent sur les saturnales.
Le congrès terminé, les étudiants s’arrêtent à Cluj, à Ciucca, à Hucdin, à Tirg-Ocna. Partout la fête recommence. C’est ce que l’on appelle un pogrome modéré. Et vive la Roumanie !
Dans la deuxième forme des pogromes, on tue, on lynche. Prenons les années 1918-1919. À Kiev, les soldats des bandes ukrainiennes arrêtent les Juifs dans les rues, les dévalisent et les fusillent. Pendant dix jours, les soldats de la mer Noire campent à la gare de Bobriuskaïa, ceux du régiment de Petlioura à la gare de Sorny, les cosaques ukrainiens aux gares de Fostov, de Poste-Volinski, de Romoday, de Kazatine, de Datchnaie, de Bakhmatch… Les Juifs trouvés dans les wagons sont déshabillés, battus et tués. À Bakhmatch, le sang inonde les quais.
À Berditchev, le 4 janvier 1919, la compagnie de la mort débarque. Les Juifs rencontrés à la gare sont tués. La compagnie gagne la ville. Les vieillards sont cinglés à coups de cravache. L’incertitude peut régner devant les enfants : le type, souvent, n’est pas très accusé ; les compagnons de la mort demandent : « Youpin ou non ? » Le Juif est abattu. Toutes les maisons sont envahies. Les Juifs sont conduits dans la rue, contraints de crier : « Mort aux youpins ! » et fusillés.
De Berditchev, les compagnons gagnent Jitomir. Mêmes noces. De Jitomir, raid sur Ovroutch. L’ataman Kozyr Zyrko convoque les Juifs à la gare. Les cosaques les accompagnent à coups de nagaïka et leur font chanter : Majofès, le saint et vieux chant du sabbat. Le cortège arrive en vue de la gare ; Kozyr Zyrko fait tirer dedans, dans le chant et dans la chair à obus fusants. Et vive Kozyr Zyrko !
Le sang est un mauvais alcool pour les sauvages. Les sauvages ne sont pas tous en Afrique ou dans le Pacifique. Il n’est pas indispensable, pour être sauvage, de vivre nu. Les nôtres, les sauvages européens, soldats des bandes d’Ukraine, étaient bottés, vêtus et décorés.
Nous arrivons à la phase cruelle et sadique.
Là, à Ovroutch, peu de chose. On oblige les Juifs à se fouetter les uns les autres, puis l’auteur de la fessée à baiser l’endroit meurtri. Mais passons à Proskourov : les tueries étaient, jusqu’à présent, suivies de pillages. On voyait même souvent les paysans qui, eux, ne participaient pas à la fête de sang, accourir avec des paniers et des hottes au son du massacre pour récolter les restes des cosaques. L’affaire de Proskourov revêt un caractère sacré. La tuerie ne serait pas la préparation au pillage. On tuerait sans intérêt, par devoir. L’ataman Semossenko le fait jurer à ses compagnons, sur l’étendard : les mains dans le sang mais propres !
Et la compagnie, musique en tête, ambulance en queue, se met en marche. Elle traverse Proskourov, arrive au ghetto et commence le travail. La pureté des intentions exige que l’on opère à l’arme blanche. Par groupes d’une quinzaine d’hommes, ils entrent dans les maisons et, des magasins aux étages, sans perdre leur temps dans les escaliers, ils embrochent à la baïonnette tous les Juifs rencontrés. Les cosaques ne tirent que lorsque les Juifs, mal tués, arrivent à s’échapper. Tout est fouillé, jusqu’aux berceaux ! À ceux qui offrent de l’argent pour éloigner la mort, ils répondent : « Nous n’en voulons qu’à votre vie. » Un prêtre, crucifix en mains, sort d’une église et les supplie, au nom du Christ, d’arrêter le massacre. Ils tuent le prêtre. On attache les enfants sur le cadavre chaud des pères. Au moment du viol, on mélange dans la même furie les mères et les filles. Quinze cents tués entre trois et six heures de l’après-midi.
À Felchtine, à Chargorod, à Pestchanka, les cosaques sont encore plus cosaques. Ils coupent les langues, crèvent les yeux. Ils forcent les mères à leur présenter leurs enfants à bout de bras et décapitent la petite victime. On déshabille les hommes, on les unit par la main, on leur ordonne de chanter, de danser, puis : « Feu ! »
À Bratslav, on pend les Juifs par les mains, on taille leur chair à coups de sabre. Les morceaux qui tombent, on les fait cuire. On joue aux boules avec les têtes.
Les mères s’offraient pour sauver leurs enfants. Les cosaques répondaient : « Il faut tuer les youpins dans l’œuf. » Et ils éventraient les anges ! On attachait des hommes, des femmes et des enfants à la queue des chevaux. On rasait les mâles et, avant de les mettre à mort, on les obligeait à manger leur barbe. Le père, à quatre pattes, était contraint de lécher le sang de son fils. Un rabbin, montrant soixante-dix enfants, cria aux cosaques : « Vous avez tué leurs pères et leurs mères ; maintenant, que vais-je faire d’eux ? — Feu sur tous ! » fut la réponse. Et vive l’ataman !
Pourquoi ces pogromes ? Pourquoi les Turcs tuaient-ils les Arméniens ? Pourquoi le chat arrache-t-il les yeux du chien ? Parce que la race parle plus haut que l’humanité. Un Slave a toujours un Hébreu sur l’estomac. La longue vie en commun ne les a pas rapprochés. Un Polonais, un Russe chassent un Juif du trottoir comme si le Juif, en passant, leur volait une part d’air. Un Juif, pour un Européen oriental, est l’incarnation du parasite.
Les malheurs ont des causes. Ailleurs, on recherche ces causes en toute indépendance d’esprit. Ici, quel que soit le malheur, la première cause qui se présente à l’esprit est le Juif. On ne pense pas sans saisissement que les Juifs sont les inventeurs du bouc émissaire. Leurs prêtres chargeaient l’animal de tous les péchés et le chassaient devant eux. Les peuples de l’Est ont retenu l’idée. Ils ont remplacé le bouc par le Juif !
La cause fondamentale des pogromes est l’horreur du Juif.
Après viennent les prétextes. Ils sont multiples. Dans le cas des pogromes d’Ukraine, le prétexte était le bolchevisme. Les cosaques de Petlioura étant antibolcheviks, les Juifs, par le jeu même et de tous temps admis, devaient être bolcheviks.
Voyez le ton du différend. Prenons par exemple cet ordre du jour signé Semossenko, affiché à Proskourov la veille des massacres :
« J’engage la population à cesser ses manifestations anarchiques. J’attire là-dessus l’attention des youpins. Sachez que vous êtes un peuple que toutes les nations détestent. Vous semez le trouble parmi le peuple chrétien. Est-ce que vous ne voulez pas vivre ? Et n’avez-vous pas pitié de votre nation ? Si on vous laisse tranquilles, eh bien ! restez tranquilles. Peuple malheureux, vous ne cessez de faire régner l’inquiétude dans les esprits du pauvre peuple ukrainien. »
Et si la grêle hache les moissons, c’est aussi, sachez-le bien, la faute d’Israël !
Voilà ce que l’on est quand on est Juif, dans les pays où nous arrivons !