Le Juif errant est arrivé/Théodore Herzl

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Albin Michel (p. 39-52).

IV

THÉODORE HERZL


Il est près de Vienne, au cimetière de Dœbling, un tombeau.

L’homme qui l’habite eut une destinée extraordinaire. Trois mille deux cent quarante-sept années après Moïse, il a succédé à Moïse.

Il fut plus qu’un roi. Il eut plus qu’un sceptre : il eut des ailes. Sa mission fut plus grande que celle de régner sur un pays. À sa voix, les frontières se lézardèrent. Son souffle courut le monde. Il réveilla un peuple endormi depuis dix-neuf siècles.

C’était un Juif.

Le peuple était celui d’Israël.

Le nom de l’homme est Théodore Herzl.

Il naquit à Budapest, en 1860.

On dit qu’il était séphardi, autrement dit qu’il descendait de ces Juifs espagnols que l’Inquisition tisonna avec une amoureuse ferveur. À cette origine il devait la beauté de son visage et la majesté de son port. « Comme Saül, écrit Zangwill, il dominait ses frères de sa haute taille, avec une longue barbe noire, des yeux étincelants et la figure des rois assyriens sur les bas-reliefs antiques. Sa conversation était fascinante et il exerçait un effet magnétique sur tous ceux qui entraient en contact avec lui, depuis les empereurs jusqu’aux pauvres Juifs qui s’arrêtaient pour baiser les bords de son manteau. »

Il était journaliste à Paris, correspondant du journal viennois la Neue Freie Presse.

Cet avatar lui était advenu en 1891. Docteur en droit, il avait d’abord tâté de la robe noire, comme stagiaire près la cour de Salzbourg. Mais l’instinct de sa race le piquait au talon. Il quitta la robe pour la valise et courut voir un peu comment la Terre était faite.

En route, ayant expédié quelques-uns de ses étonnements aux gazettes de son pays, le ton en frappa la Neue Freie Presse. Elle se mit à sa recherche, le découvrit en Espagne et lui proposa l’affaire de Paris.

Le voyageur inconnu accepta. Les vieux journalistes parlementaires français n’ont qu’à faire appel à leurs souvenirs. Ils reverront notre homme en train d’écrire sous l’escalier de la salle de la Rotonde, à la Chambre des députés. Les confrères étrangers travaillaient, en effet, sous l’escalier. On les a remplacés, ces années dernières, par un ascenseur. Le nouveau Moïse sous l’escalier ! Mais le secrétaire général de la Présidence n’est pas tenu d’être un sorcier !

Herzl réussissait. Il lança un livre, le Palais-Bourbon, qui fit les beaux jours de l’Europe centrale. On jouait ses pièces à Vienne, à Berlin. La Neue Freie Presse le nommait directeur littéraire. Au bel homme, la vie était belle, quand soudain…

Quand éclata l’affaire Dreyfus.

Il entendit, dans les rues de Paris, le cri de : « Mort aux Juifs ! »

Jusqu’ici Herzl avait vécu en dilettante. On raconte bien que dans son jeune âge, il aurait dit au docteur de sa famille : « Il n’y a, pour nous autres Juifs, qu’un moyen de former une nation respectée, c’est de nous en aller en Palestine. — Qui nous y conduira ? Et qu’il aurait répondu : « Moi ! »

Depuis, il semblait avoir oublié sa mission. Comme ceux de sa race, il avait fait sa Bar-Mitzwah (première communion) et prononcé son petit discours en hébreu à la synagogue. Ses manifestations s’étaient arrêtées là. Et, certes il se croyait bon sujet autrichien.

Le cri de « Mort aux Juifs ! » fut un éclair sur son âme. Il bloqua son train. « Moi aussi, se dit-il, je suis Juif. »

Que ce cri s’élevât en France, voilà ce qui, surtout, le bouleversa. La France, depuis plus de cent ans, avait reconnu aux Juifs l’entière qualité d’homme. Elle était en tête des nations dans le cœur d’Israël. Si, ici, brusquement, le terrain manquait à leurs pas, si l’on reportait sur tous le soupçon pesant sur un seul, c’est que le Juif, même dans son pays privilégié, n’était pas encore chez lui.

Et Herzl, ce jour-là sentit sa mission fondre sur lui.

Il bouscula sa vie, rompit avec ses succès. Il entra en fièvre.

Le premier acte de sa nouvelle incarnation, il le demanda à son métier : il fit un livre.

Un livre ? Un texte de loi plutôt. Aux cinq livres de Moïse, il ajoutait le sien. Il ouvrait les paupières à son peuple et lui disait : « Regarde où tu en es après dix-neuf siècles de ta vie de roulier. » L’ayant mis en face de son état, il posa le problème du retour en Palestine et, comme sur un grand tableau noir visible du monde entier, devant les quatorze millions de Juifs attentifs et dispersés, il en tira la solution.

Ce livre s’appela : l’État Juif.

« Je n’avais encore jamais rien écrit dans un tel état d’exaltation, a-t-il dit. Heine raconte qu’il entendait sur sa tête le battement d’ailes d’un aigle lorsqu’il composait certains de ses vers. J’entendais au-dessus de moi quelque chose de semblable à un frémissement. »

Mais ce livre était tout et n’était rien. Herzl avait assis sa base ; il fallait, maintenant, dresser le monument.

Herzl partit en croisade. Il n’en est pas de plus étonnante dans les temps modernes. Il se précipita d’abord chez le baron Maurice de Hirsch. Quand on n’a pas d’argent et que l’on veut créer un État, il faut d’abord frapper aux coffres-forts. Le baron Hirsch avait consacré des centaines de millions à la détresse des siens. Il avait acheté à leur intention pour cinquante millions de terrains en Argentine. C’était un homme que l’on pouvait embarquer sur sa galère.

Herzl ne représentait rien à l’esprit du baron. C’était seulement un homme jeune qui allait publier un livre. Il vit entrer chez lui non un quémandeur, mais l’ambassadeur des temps prochains. Lorsque le baron, intrigué par une telle allure, commença de discuter avec son hôte : « Inutile de perdre du temps, coupa Herzl, et, frappant sur les épreuves de son livre : Tout est là ! — Et l’argent ? demanda le financier. — Je vais lancer un emprunt national juif de dix milliards de marks, répondit le journaliste. » On assure que Hirsch répliqua : « Rothschild donnera cent sous et les autres Juifs rien du tout. » Le coup des dix milliards avait mis fin à l’entretien. Mais le lendemain, Herzl écrivait à Hirsch : « Je vous aurais montré mes bannières et comment j’entends les déployer. Et si, ironiquement, vous m’aviez demandé : « Un drapeau. Qu’est-ce ? Une loque au bout d’un bâton ? » Je vous aurais répondu : « Non, monsieur, un drapeau c’est plus que cela ! Avec un drapeau on conduit les hommes où l’on veut et même en Terre Promise. »

Le baron Hirsch mourut. L’État Juif parut. Herzl se rendit chez Zadoc-Kahn. Grand-rabbin de France, Zadoc-Kahn ne voulait pas du tout aller en Palestine. Herzl était en somme un étranger, un Autrichien, et il touchait là à une question redoutable. On dit encore que Herzl répondit : « Tout cela ne vous regarde pas ? bien ! Vous êtes Français israélite ? bien ! Mon projet est en effet une affaire intérieure juive. Alors, adieu ! »

Il partit pour Londres. Il y fit grande impression et quelques discours. Là, comme à Paris, il comprit qu’il parlait dans le désert et que les Juifs pauvres sont la plaie des Juifs riches et qu’il est très difficile, même au nom de l’idéal, de faire déménager des gens bien logés.

De ces premiers coups de filet, il ne ramena qu’un disciple : Max Nordau.

La pensée sioniste, irradiant de Herzl, avait pénétré les frontières. Il lança l’appel d’un congrès universel. Ce fut le signal qu’attendaient les gens en place pour déclencher l’attaque. Rabbins de Londres, de Vienne poussèrent la première botte. Les rabbins allemands, tous en chœur, dénoncèrent le faux Messie. Pour endiguer le flot qui le veut noyer, Herzl fonde un journal, la Welt, et leur répond par ces mots : « Valets de synagogue. » Les rabbins l’emportent. Munich, choisi comme lieu du congrès, refuse de l’abriter. Herzl se retourne et désigne Bâle.

Ah ! ces journées de Bâle ! Quel spectacle ! Israël, pour la première fois depuis vingt siècles, se réunit. Polonais, Hongrois, Allemands, Français, Russes, Anglais, Hollandais, Américains, Égyptiens, Mésopotamiens, Yéménites, c’est-à-dire un peu noirs sinon nègres. Des glabres, mais surtout des barbes, encore des barbes. Et les papillotes battant les tempes ! Tous ces frères qui ne s’étaient jamais vus se regardant le nez avec stupéfaction ! Herzl, devant cette vivante carte du monde, trembla. Son souffle pourrait-il fondre ces âmes pour n’en faire qu’une seule ?

Il gagna la tribune et, avant tout, plongea son fameux regard dans cette masse. Alors eut lieu le fait surnaturel. L’assemblée, un instant hésitante, se dressa, fascinée. La race dispersée venait de voir apparaître la statue de la race. Après un quart d’heure de délire, Ben-Ami, traduisant la pensée unanime, lançait à la face de Herzl le vieux cri hébraïque : Jechi Hamelech ! Vive le roi !



Il partit pour Berlin voir Guillaume II. Les chancelleries avaient été émues par l’affaire de Bâle. L’empereur eut la curiosité de cet étrange homme. Il le reçut. Justement, Guillaume préparait son voyage en Palestine, avec arrêt à Constantinople. Herzl gagna Constantinople. Son projet n’était-il pas d’obtenir du sultan la cession de la Palestine contre argent comptant ? Qui, mieux que Guillaume, pourrait plaider la cause auprès du Grand Turc ? Car si nous ignorions à cette époque, la mainmise de l’Allemagne sur la Turquie, lui la connaissait. Et Guillaume reçut Herzl une deuxième fois à Yildiz-Kiosk. Ce coup-ci, le chancelier Bülow assistait à l’entretien. Herzl faisait déjà figure de chef d’État. Il ne lui manquait que l’État ! La tournure de ces conversations fut telle que Herzl, flanqué d’une délégation sioniste, décida de ne pas laisser souffler Guillaume. Guillaume allait à Jérusalem ? Herzl irait à Jérusalem. Il s’embarqua. Et quand, au cours de l’entrée solennelle de l’empereur dans la ville sainte, Guillaume, du haut de son cheval, aperçut Herzl dans la foule, il poussa sa bête et se pencha pour tendre la main au roi sans couronne. Nouvelle entrevue à Jérusalem. Enthousiasme des Juifs. Retour de Herzl à Londres. Dix mille Juifs pressés pour l’entendre. Herzl annonce que les temps sont proches. Toute l’Europe orientale tressaille, les mains tendues vers le Messie.

Les jours passent. Rien de nouveau à l’horizon juif. Le peuple murmure.



Herzl repartit pour Constantinople voir le sultan. Il allait lui présenter une charte. La cour ottomane lui barre l’entrée du palais. Elle aurait d’abord voulu reluquer l’or, cet or dont parlait Herzl. Ce qui intéressait les Turcs dans cet homme était moins le prophète que l’alchimiste ! Le prophète l’emporta. Abdul Hamid invita Herzl au Sélamlik. Après la cérémonie il le reçut. L’impression que le Juif produisit sur lui, le calife l’exprima sans attendre : voilà Jésus-Christ ! cria-t-il en le voyant entrer.

Herzl sortit de là avec quelque espoir et le grand cordon de l’ordre du Medjidié. Il ne s’agissait plus que de trouver l’argent. Paris lui rit au nez. Londres promit les capitaux, mais, avant, les Anglais demandaient à voir la signature du sultan au bas de la charte. Le sultan, lui, voulait lorgner l’argent avant de donner sa signature.

Herzl échoua au but, trébuchant sur le cœur d’or des banquiers juifs.

Il attaqua Carnegie, homme de bien ; Cecil Rhodes, homme d’affaires. L’homme d’affaires semblait mordre. Il mourut.

Herzl revint à Constantinople… Le sultan le logea à Therapia comme un prince, avec officier d’ordonnance et carrosse. Herzl et le grand vizir entrèrent en négociations. Herzl demandait que le sultan autorisât une colonisation juive en Palestine. Le sultan offrit d’autres terres en Asie-Mineure, mais réserva la Palestine.

C’était pour Herzl la chute du dernier mur du Temple.

Il partit pour la Russie. Il vit Plehve. Il vit Witte. Les conversations qu’il eut avec ces hommes furent soumises au tsar. Il lui fut répondu que la Russie ne permettrait aucun mouvement pouvant aider à l’insubordination des Juifs russes, mais que, s’il s’agissait de diminuer leur nombre, elle soutiendrait Herzl.

C’est alors qu’il eut la révélation de Vilna. À son retour, il s’y arrêta. Vilna est la Jérusalem des neiges. Dix mille Juifs cernèrent l’hôtel du nouveau Messie et l’acclamèrent.

Le gouverneur russe fit sortir les cosaques. Les nagaïkas entrèrent en danse. « Que se passe-t-il ? demandait Herzl. Pourquoi frappe-t-on ces gens ? » On voyait bien qu’il n’avait jamais voyagé par là !

On le conduisit à la gare, sa voiture entourée de cosaques. Les Juifs, sous les coups, se ruaient quand même pour le bénir. Il y eut autant de coups de schlague que de bénédictions. « C’est épouvantable, disait Herzl, épouvantable ! »

Herzl en perdit sa direction. Devant de tels faits, il composa avec l’idéal. La Palestine s’éloignant, il fallait admettre toute autre solution. Il engagea des pourparlers avec le gouvernement anglais pour la région d’El-Arish dans la presqu’île du Sinaï. Il pensa à l’île de Chypre. Il alla au Caire. Tout craquait, quand…

Quand le grand Chamberlain rentra d’un voyage en Afrique. Depuis longtemps le Juif avait frappé l’esprit de l’Anglais. Chamberlain proposa à Herzl de partir avec les siens coloniser l’Ouganda ! Herzl ne dit pas non.

Alors !…

Alors ce fut un beau tumulte au sixième congrès qui se réunissait je ne sais même plus où ! Au lieu de la Terre Promise, la brousse des nègres ? Les Juifs, d’après André Spire, « déchirèrent leurs vêtements, pleurèrent sur le sol, grincèrent des dents ». Jérémie lançait l’anathème contre Herzl.

Pâle, Théodore Herzl est debout. Il parle avec des paroles douces qui calment les cœurs. Lui, un traître ? Ô mes pauvres enfants ! Et il récite l’acte d’amour à la patrie, et tous avec lui, comme autrefois leurs pères partant en captivité, redisent, main levée, le serment des Hébreux :

Si je t’oublie, ô Jérusalem !
Que ma main droite se dessèche
Que…

Le vent qui avait ébranlé Herzl ne s’apaisa pas. Au cri de : Mort à l’Africain ! Max Nordau, son lieutenant, essuie deux coups de revolver à Paris. Herzl, déjà malade, ne fuit pas la tempête. Il part pour Rome. Il va plaider la cause des Juifs au Quirinal et au Vatican. Il voit Tittoni, Merry del Val. Il voit le roi. Il voit le pape !

Il revient à Vienne et convoque le grand comité d’action.

— Non ! mes enfants, répond-il aux acharnés qui lui envoient toujours de l’« Africain », je ne vous trahirai pas, vous pouvez me croire ! Regardez-moi, je suis bien de Sion.

Cette séance levée, Herzl rentra chez lui. Son souffle s’éteignait. Il écrivit sur une feuille de papier : « Au milieu de la vie arrive la mort ». Puis, laissant cette feuille sur son bureau, il partit… rendre l’âme à Edlach.

Il avait quarante-quatre ans.

Herzl est mort. Son rêve vit !