Le Korân, sa poésie et ses lois/La période de l’argumentation

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 65-72).

V

LA PÉRIODE DE L’ARGUMENTATION



Dans la troisième ou dernière période des chapitres de la Mekke nous trouvons la caractéristique de la seconde répétée dans un style plus terne. La langue est devenue encore plus prosaïque ; l’énumération des signes de la nature a de plus en plus l’aspect d’un catalogue ; les anecdotes des patriarches, bien que beaucoup plus rares que dans la seconde période, paraissent encore plus fatigantes ; les perpétuelles réfutations des accusations de faux et de magie, et de fantaisie poétique — ce dernier maintenant superflu, — la répétition sans fin d’arguments usés, — tout ceci fatigue le lecteur ; et cette partie du Korân est peut-être la moins intéressante de toutes. Elle est plus argumentative et moins enthousiaste : les années d’insuccès avaient probablement amolli l’ardeur de Mohammed, et il fait l’effet plutôt d’un avocat en appelant à la raison de ses auditeurs que d’un prophète rempli du souffle divin et l’émettant en poésie spontanée. Mohammed n’était pas un bon logicien, et il n’avait qu’une seule manière de raisonner, que nous avons déjà vue dans les discours du second groupe. Le seul trait nouveau est la réponse fréquente qu’il fait à « la génération mauvaise et adultère » qui demande un miracle. Pourquoi demander un miracle, dit-il, quand toute la nature est miracle et porte témoignage à son Créateur ? C’est la vieille pensée « les cieux déclarent la gloire de Dieu, et le firmament montre son œuvre. » Je ne suis là que pour avertir, insiste toujours Mohammed, et je ne puis vous montrer d’autre miracle que ceux que vous voyez chaque jour et chaque nuit. Les miracles sont avec Dieu : celui qui a fait les cieux et la terre peut facilement vous faire un miracle s’il lui plaît. Attention ! le jour viendra où vous verrez un miracle et vous répéterez votre manque de foi et « apprécierez ce que vous avez traité de mensonge. » Je ne souffrirai pas de votre folie ; je n’y puis rien si vous ne voulez pas vous sauver vous-mêmes. Bien des nations avant vous ont méprisé la parole de vérité et elles ont été lourdement châtiées ; il en sera de même avec vous au grand jour à venir, même s’il ne plaît pas à Dieu de vous envoyer un châtiment prochain, comme il le fit aux générations sans foi de jadis.

Telle est la morale constante que Mohammed prêche encore et encore. Il est inutile de donner plusieurs exemples du style de cette période, car la différence avec celui de la seconde période n’est pas très frappante dans une traduction, bien que la longueur des versets soit visiblement plus grande. Il ne faut cependant pas supposer que Mohammed ait toujours été terne et prosaïque à cette époque. L’éloquence d’autrefois détonne par éclairs comme dans le « chapitre du Tonnerre » (xxx) dont quelques parties sont égales à ce qu’il y a de mieux dans les premiers chapitres. Et peu de passages du Korân surpassent ces versets du chapitre vi :

Dis : À qui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ? Dis : c’est à Dieu. Il s’imposa à lui-même la miséricorde comme un devoir… Il a les clefs des choses cachées ; lui seul les connaît. Il ne tombe pas une feuille qu’il n’en ait connaissance. Il n’y a pas un seul grain dans les ténèbres de la terre, un brin vert ou desséché qui ne soit inscrit dans le livre évident. Il vous fait jouir du sommeil pendant la nuit et sait ce que vous avez fait pendant le jour ; il vous ressuscitera le jour, afin que le terme fixé d’avance soit accompli ; vous retournerez ensuite à lui ; et alors il vous récitera ce que vous avez fait. Il est le maître absolu de ses serviteurs ; il envoie des anges qui vous surveillent ; lorsque la mort s’approche de l’un d’entre vous, nos messagers le font mourir ; ils n’y font pas défaut. Ensuite vous êtes rendus à votre véritable maître. N’est-ce pas à lui qu’appartient le jugement : c’est lui qui est le plus prompt des juges !

(Kor., vi, 59-62.)

Il y a peu de chose d’ajouté à la précision de l’enseignement moral pendant la troisième période. « En vérité Dieu vous ordonne d’agir selon la justice, et de faire le bien, de donner à vos parents ce qui leur est dû, et vous défend de pécher, de faire du tort, ni d’opprimer les faibles, » est un commandement aussi détaillé que Mohammed tient à en faire. Une liste de mets prohibés est, il est vrai, donnée au chapitre xvi ; l’usure est ajoutée aux pratiques déjà défendues ; l’ascétisme inutile est découragé ; certaines coutumes arabes sans conséquence sont abolies ; mais rien d’une réelle importance n’est ajouté à la loi morale ou au rituel de l’Islâm. Tous les devoirs de l’homme peuvent être exprimés en quelques mots.

Ainsi un examen sérieux de la première des deux grandes divisions du Korân, celle de la Mekke, ne révèle de grande variété ni dans les sujets ni dans la manière de les traiter. La théologie de Mohammed se borne à l’unité de Dieu, dont il cherche à illustrer la puissance par le récit des merveilles de la nature, et dont la justice sera vengée au grand jour du jugement. Les rites compliqués, familiers à ceux qui étudient le mahométisme moderne, ne sont pas encore élaborés. Le système social et les lois de l’Islâm ne sont pas encore fixés dans leur terrible immobilité. Nous n’entendons qu’une voix criant dans le désert les paroles du prophète de jadis : « Écoute, ô Israël ! Le Seigneur ton Dieu n’est qu’un seul Dieu ! »