Le Korân, sa poésie et ses lois/La période de la rhétorique

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 51-64).

IV

LA PÉRIODE DE LA RHÉTORIQUE



Le second groupe des discours de la Mekke est fort différent du premier. Le feu poétique n’est jamais de longue durée. Dans la seconde période, nous trouvons qu’une grande partie de la poésie du Korân a disparu. Les versets et les chapitres sont plus longs et plus diffus. Le prophète s’écarte plus fréquemment de son sujet, et il a perdu la force de péroraison effective qui caractérisait ses premiers discours. Les sermons extraordinaires du premier groupe par lesquels Mohammed prenait à témoin tout ce qui est au ciel et sur la terre

Par le soleil et sa clarté,
Par la lune quand elle le suit de près,

Par le jour quand il le laisse voir dans tout son éclat,
Par la nuit quand elle le voile,
Par le ciel et celui qui l’a bâti,
Par la terre et celui qui l’a étendue,

ont maintenant presque disparu, et la simple adjuration « Par le Korân » les remplace. Un certain cérémonial se remarque en l’habitude prise dès lors de commencer ces discours par la déclaration « Ceci est la révélation de Dieu, » et en insistant sur les paroles de la divinité, comme si elles étaient guillemetées, par le verbe initial « Dis ! » qui ne paraît jamais dans les premiers chapitres, sauf dans certaines formules. Les signes de la nature tiennent encore une place proéminente dans l’argumentation de Mohammed, mais la preuve à laquelle il fait le plus fréquemment appel est l’histoire des anciens prophètes. Ces légendes, tirées de l’Haggadah juive, mais considérablement corrompues, constituent une part très importante, bien que peu intéressante, du Korân. Plus de quinze cents versets, ou un quart de tout l’ouvrage, ne sont remplis que par des répétitions incessantes des mêmes ennuyeux récits. De l’histoire de la création, la révolte d’Éblis ou du Diable et l’expulsion des parents de la race humaine du paradis, ces légendes s’étendent jusqu’à la naissance miraculeuse du Messie. Adam et Ève, Caïn et Abel, Énoch, Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, Joseph et ses frères, Job, Jéthro, Moïse, Saul, David, Salomon, Jonas, Ezra et le Christ sont les principaux personnages qui figurent dans les Acta sanctorum du Korân, et les événements racontés sont souvent aussi puérils et absurdes que dans les hagiographies du moyen âge. Pour Mohammed, cependant, elles avaient une grande valeur : « Dieu vous a envoyé les meilleures légendes, un livre uniforme qui les répète, afin que ceux qui craignent le Seigneur tremblent dans leur peau ! » Sa doctrine d’une révélation continue exigeait l’appui de pareilles légendes. Il prétendait que tous ces anciens prophètes étaient de véritables messagers de Dieu. Chacun d’eux avait apporté son message à son peuple, et tous avaient été repoussés, sans qu’on eût foi à ce qu’ils disaient. Il mit dans la bouche des patriarches des paroles qui étaient presque identiques aux siennes, et l’air de famille entre Abraham, Moïse et autres sages Hébreux avec Mohammed, tel qu’on le trouve dans le Korân, ne saurait échapper au lecteur le plus superficiel. Mohammed croyait que ces anciens prophètes avaient été envoyés par Dieu pour rapporter exactement le même message que celui contenu dans le Korân ; il croyait à une espèce de succession apostolique, et la seule raison pour la prééminence qu’il réclamait pour lui-même était d’être le dernier. Abraham et Moïse, David et le Christ étaient tous venus avec une portion de la vérité de Dieu ; mais Mohammed venait avec la révélation finale qui surpassait, tout en les confirmant, ceux qui étaient venus avant lui. Il est le sceau des prophètes, le dernier apôtre que Dieu envoie avant le jour du jugement. À part cela, il ne diffère en rien de ses prédécesseurs, et il ne cessait toujours d’inculquer à son auditoire que sa doctrine n’est en rien nouvelle, mais simplement celle des enseignements de tous les hommes de bien qui ont passé avant lui. Il est bien certain que parfois ces fréquents récits des révélations qu’il attribuait à Moïse et au Christ avaient spécialement pour motif de convertir des juifs et des chrétiens ; mais nombre de ces histoires furent racontées par lui avant d’être en contact avec aucun d’eux ; elles ne sauraient être attribuées qu’à sa théorie de l’unité des prophéties. Entrer dans les détails de ces curieuses légendes nous entraînerait au-delà de toute limite raisonnable. Elles n’ont d’intérêt que pour les amateurs de l’antiquité, et, sauf la preuve qu’elles donnent des vues de Mohammed à l’égard de la révélation en général, ces détails n’ont guère trait à notre sujet qui est la fin pratique du Korân. La manière dont les légendes des anciens prophètes sont appliquées se verra par un seul extrait. L’argumentation de Mohammed est très simple : jadis des apôtres furent envoyés à d’autres nations ; ils prêchèrent ce que je vous prêche maintenant ; ils exhortèrent le peuple à n’adorer qu’un Dieu et à faire le bien ; mais leur peuple les repoussa et retourna à ses idoles, de sorte que Dieu les frappa d’un châtiment terrible : ce qu’il fera également avec vous si vous rejetez mes paroles. « Vous marchez sur les traces de ceux qui ont été détruits par leur manque de foi, » dit Mohammed ; « combien de générations avant eux n’avons-nous pas détruites ? Pourrais-tu en trouver une trace ou en entendre dire un seul mot ? » Le chapitre de « la Lune » contient un résumé sommaire des antécédents prophétiques, qui servira simplement à montrer comment Mohammed présentait ces récits des anciens, sans la prolixité des légendes plus détaillées. Après avoir reproché au peuple le manque de foi et la sécheresse de cœur, il s’écrie :

    Avant eux les peuples de Noé méconnurent la vérité ; ils accusèrent notre serviteur d’imposture ; c’est un possédé, disaient-ils, et il fut chassé.

    Noé adressa cette prière au Seigneur : Je suis opprimé ; Seigneur, viens à mon aide.
    Nous ouvrîmes les portes du ciel et l’eau tomba en torrents.
    Nous fendîmes la terre, d’où jaillirent des sources, et les eaux se rassemblèrent conformément à nos arrêts.
    Nous emportâmes Noé dans une arche construite de planches jointes avec des clous.
    Elle fendait les flots sous nos yeux. C’était une récompense due à celui envers lequel on a été ingrat.
    Nous en avons fait un signe d’avertissement. Y a-t-il quelqu’un qui en profite ?
    Que mes châtiments et mes menaces ont été terribles !
    Nous avons rendu le Korân propre à servir d’avertissement. Y a-t-il quelqu’un qui en profite ?
    Les Adites avaient méconnu la vérité. Que mes châtiments et mes menaces ont été terribles !
    Nous déchaînâmes contre eux un vent impétueux, dans ce jour fatal, terrible ;
    Il emportait les hommes comme des éclats de palmiers arrachés avec violence.
    Que mes châtiments et mes menaces ont été terribles !
    Nous avons rendu le Korân propre à servir d’avertissement. Y a-t-il quelqu’un qui en profite ? etc.

(Kor., liv.)

Un grand nombre des légendes juives sont amenées, comme dans l’exemple que nous avons cité, par une allusion à l’accusation de folie ou de sorcellerie qui était alors très en vogue comme une arme parmi les opposants du prophète. « C’est ce que le peuple jadis disait des anciens apôtres, » et la réponse de Mohammed est : « Voyez ce qui leur arriva ! » Et alors il raconte l’histoire.

Il est devenu beaucoup plus précis sur la position qu’il occupe et la nature de sa révélation. Il répudie tout pouvoir surhumain : — « Je ne suis inspiré que d’une chose, que je suis là pour vous avertir. » C’est ce qu’il rappelle sans cesse. Il ne veut pas être tenu responsable de son peuple ; ils peuvent croire ou ne pas croire, comme il leur plaît ou plutôt comme il plaît à Dieu : — « Celui qui le veut, qu’il prenne la voie du Seigneur ; mais vous n’en aurez pas le vouloir, à moins que Dieu le veuille. » Ainsi Mohammed s’aventure sur le terrain dangereux du libre arbitre et de la prédestination, sur lesquels il a émis bien des contradictions, mais avec une tendance que l’on ne saurait méconnaître vers la doctrine de l’élection : « Celui que Dieu conduit n’a pas besoin de guide. » Le Korân n’est pas une force pour sauver les hommes contre leurs volontés : « ce n’est qu’un avertissement, un rappel, un vrai Korân pour prévenir les vivants : ils peuvent faire leur choix, s’il plaît à Dieu. »

Les légendes juives occupent près de la moitié du contenu du second groupe des chapitres de la Mekke ; la majorité appartient même à cette période, et le reste au troisième groupe, aucune ne pouvant être attribuée avec certitude à la première division, et quelques-unes seulement aux chapitres de Médine ; mais il y a passablement de vieux thèmes sur le jugement, le paradis, l’enfer, bien que les descriptions aient perdu quelque peu de leur force, et que les longs versets qui sont maintenant fréquents affaiblissent l’effet du langage. L’ancienne éloquence, toutefois, éclate çà et là, dans toute sa force originale, comme dans le tableau du jugement au chapitre Q, qui n’est en rien un exemple isolé.

L’enseignement de Mohammed est encore presque aussi simple que dans la période précédente. Tous les devoirs de l’homme sont résumés en quelques mots : « Prospères sont les croyants qui sont humbles dans leurs prières et qui évitent les bavardages oisifs, et qui sont prompts à l’aumône, et qui gardent leur chasteté, et qui tiennent leurs paroles et leurs engagements et qui s’adonnent à leurs prières : ce sont eux qui hériteront du paradis ; ils y demeureront pour toujours. » (xxiii, 1-10.) À peine si quelques règles précises de conduite ou de rites sont déjà posées, et le peu de cette sorte ne se trouve que dans un chapitre — le dix-septième, — où le Moslim est invité à être constant, attentif aux prières, au crépuscule à la nuit et à l’aurore ; les prières de nuit sont recommandées comme méritoires, l’hospitalité et l’économie sont conseillées dans cette phrase typique : « Ne tiens pas ta main serrée à ton cou, et cependant ne l’ouvre pas tout à fait ; » l’infanticide, par crainte de pauvreté, est défendu comme un grand péché ; le manque de chasteté est dénoncé comme une abomination ; l’homicide n’est permis que pour la revanche du sang, et même alors est-il restreint à une seule personne ; les fidèles ont l’ordre de ne pas prendre le bien des orphelins, mais de remplir leurs engagements ; de donner en pleine mesure, et de ne pas se promener sur terre avec hauteur : — « En vérité, tu ne peux percer la terre ni atteindre les montagnes en hauteur. » — Voici comment Mohammed résume son enseignement au dix-huitième chapitre :

Dis ! je ne suis qu’un mortel comme vous-mêmes : je suis inspiré que votre Dieu est un seul Dieu, et que celui qui espère rencontrer son Seigneur agisse en toute droiture, et ne joigne rien au culte de Dieu.

Ceci est vraiment tout ce que Mohammed a à dire aux populations, bien que ses manières de l’exprimer et d’y attirer leur attention soient variées. Adorer un seul Dieu et faire le bien est le principal but de ses paroles.