Le Korân, sa poésie et ses lois/La période de la poésie
III
LA PÉRIODE DE LA POÉSIE
endant ces années de lutte et de persécution
à la Mekke, quatre-vingt-dix
des cent quatorze chapitres du Korân furent
révélés, faisant ensemble à peu près les
deux tiers de tout l’ouvrage. Tous ces
chapitres ne sont inspirés qu’en vue d’un
seul objet, et sont en frappant contraste
avec le caractère compliqué des derniers
chapitres donnés à Médine. Dans les chapitres
de la Mekke, Mohammed paraît
dans son pur caractère de prophète ; il n’y
a pas encore assumé les fonctions de
l’homme d’État et de législateur, — son
objet n’est pas de donner aux hommes un
code ou une constitution, mais de les inviter
au culte du Dieu Un. C’est le seul but des discours de la Mekke. Il ne s’y
trouve presque pas autre chose et à peu près
rien de rituel ni de lois sociales ou pénales.
Tous les chapitres n’ont trait qu’au
grand objet de la vie du prophète, celui
de convaincre les hommes de la majesté
inénarrable du Dieu Un, qui n’admet
pas de rival. Mohammed invite ses auditeurs
à croire à l’évidence de leurs propres
yeux ; il leur demande d’admirer les merveilles
de la nature, les étoiles dans leur
marche régulière, le soleil et la lune,
l’aurore soulevant le voile épais de la nuit,
la pluie fécondante, les fruits de la terre,
la vie et la mort, les transformations et la
décrépitude, le commencement et la fin,
— « tous signes de la puissance de Dieu,
si seulement vous voulez les comprendre. »
Ou bien il raconte au peuple ce qui
était arrivé aux générations d’autrefois
lorsque des prophètes étant venus les
trouver pour les exhorter à croire au Dieu
Un et à faire le bien, elles les avaient
rejetés pour tomber dans la triste destinée
des nations infidèles. « Qu’était-il arrivé au peuple de Noé ? leur demandait-il. — Il fut
noyé dans le déluge parce qu’il n’avait
pas voulu écouter ses conseils. Et aux
peuples des villes de la Plaine ? et à Pharaon
et à son hôte ? et aux vieilles tribus
des Arabes qui n’avaient pas voulu écouter
les avertissements de leurs prophètes ? Que
leur était-il arrivé ? Une seule réponse suffit.
— Ils furent frappés d’une grande calamité !
Ceci est l’histoire vraie, criait-il, et
il n’y a qu’un Dieu ! — Et vous le fuyez ! »
Outre les éloquents appels aux signes de
la nature, des menaces du jour du jugement
futur, les avertissements tirés des
légendes des prophètes, les arguments en
faveur de la vérité et de la réalité de la
révélation forment toute la substance de
cette première division du Korân.
Toute la série des chapitres de la Mekke n’est toutefois pas uniforme. Nöldeke a retrouvé trois périodes successives dans les discours qui précèdent la Fuite, se rapprochant graduellement du style des chapitres qui furent publiés à Médine, ou plutôt pendant la période de Médine, car les noms « chapitres de la Mekke » et « de Médine » ne peuvent être compris que dans ce sens qu’ils appartiennent aux périodes antérieure et postérieure à la Fuite et n’indiquent pas le lieu exact où ils ont été prononcés. La première de ces trois périodes contient les quarante-huit chapitres que Nöldeke, pour plusieurs raisons auxquelles nous avons fait allusion plus haut, attribue aux quatre premières années de la mission de Mohammed, — depuis son premier sermon jusqu’au temps de l’émigration en Abyssinie. La seconde comprend les discours des cinquième et sixième années, au nombre de vingt et un ; et la troisième renferme les vingt et un derniers qui furent prononcés entre la sixième année de la mission du prophète et sa fuite à Médine.
Les chapitres — ou discours, comme nous préférons les appeler, car à cette période chaque chapitre est un chef-d’œuvre de rhétorique — du premier groupe sont les plus frappants de tout le Korân. C’est là que la poésie de l’auteur se montre le plus nettement. Mohammed n’avait pas vécu en vain dans les prairies ; il n’avait pas passé inutilement les longues nuits solitaires dans la contemplation des cieux pleins de silence et d’immensité, et dans l’attente de l’apparition de l’aurore au-dessus des montagnes. Cette première partie du Korân n’est qu’un long tableau en couleurs vives et brillantes des beautés de la nature. Comment pouvez-vous croire autre chose qu’au Dieu tout-puissant, lorsque vous voyez ce monde glorieux autour de vous et cette merveilleuse tente du ciel au-dessus de vous ? est une fréquente question de Mohammed à ses compatriotes. « Lève les yeux au ciel ; y vois-tu quelques fissures ? Lève-les encore : ta vue sera éblouie et émerveillée ! » — Nous ne trouvons guère autre chose que cet appel au témoignage de la nature dans le premier groupe des discours de la Mekke. Le prophète était trop exalté, pendant ces premières années, pour se mettre à argumenter ; il cherche plutôt à frapper d’étonnement par de brillantes images des œuvres de Dieu dans la création ; « il y a véritablement des signes pour vous dans la création des cieux et de la terre, si vous voulez les comprendre ! » Ces phrases ont un enchaînement rythmique, bien qu’elles n’aient pas de mètre régulier. Les lignes sont très courtes, toutefois avec une chute musicale, et la signification n’est souvent qu’à moitié exprimée. Le prophète paraît impatient de s’arrêter, comme s’il désespérait de pouvoir s’expliquer ; on sent que l’orateur a voulu faire plus que la parole permet et que, s’apercevant de l’impuissance du langage, il s’est arrêté, laissant la phrase non terminée. Le style est partout fier et plein de passion ; les mots sont ceux d’un homme qui met tout son cœur à convaincre, et ils portent même encore à présent l’impression de la véhémence du feu avec laquelle ils furent originalement jetés à ceux qui l’entouraient. Ces premiers discours sont généralement courts, leur diapason est trop haut pour qu’ils aient pu être maintenus au même niveau. Nous sentons que nous avons devant nous un poète autant qu’un prédicateur, et sa poésie l’émeut trop pour qu’il en soit prodigue.
La foi simple de cette première partie de l’Islam est tout entière dans beaucoup de ces brefs discours. Des dogmes compliqués ne se trouvent nulle part dans le Korân, mais son enseignement n’est jamais plus clair et plus net que dans le chapitre intitulé « le Territoire » (de la Mekke).
Je jure par ce territoire, Et cependant il n’a pas encore gravi la côte escarpée. |
En exhortant à faire le bien et à la crainte de Dieu, la grande arme de Mohammed est l’affirmation du jour du jugement, et son grand argument vis-à-vis des croyants est la promesse d’une récompense en paradis. Le bonheur de celui qui recevra dans la main droite le livre où sont inscrits ses faits et gestes, et le triste sort de celui qui le recevra de la main gauche, sont continuellement mis devant les yeux du peuple. Le jour du jugement est une réalité toujours présente à l’esprit de Mohammed ; il n’est jamais fatigué de le décrire en paroles de terreur et d’effroi. Il ne peut trouver assez de mots pour le définir : c’est l’heure, le grand jour, l’inévitable, la grande calamité, le coup, l’écrasement, le jour difficile, le vrai jour de la promesse, le jour de décision. Les images lui manquent quand il essaye de décrire son horreur :
Lorsque le ciel se fendra, Mortel ! qui t’a aveuglé contre ton Maître généreux ; |
Il n’y a peut-être pas d’exemple plus magnifique de cette manière de citer le témoignage de la nature dont Mohammed faisait usage que le « chapitre du Miséricordieux », où il raconte les scènes journalières de la terre et du ciel, et, en refrain, demande aux hommes et aux génies « lequel des signes de leur Seigneur ils nieront ? »
Le Miséricordieux a enseigné le Korân ; Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ? |
Des menaces d’un jugement à venir, de l’enfer, des promesses du ciel, accompagnées de descriptions éloquentes des œuvres de Dieu, forment les principaux thèmes du premier groupe des discours de la Mekke : mais il y a aussi beaucoup de passages consacrés à la défense personnelle du prophète lui-même. — « Par le calame et ce qu’il écrit ! vraiment, par la grâce de Dieu, il n’est pas fou ! » — Il faut se rappeler que, dans tout le Korân, c’est Dieu qui est supposé parler in propria persona, et Mohammed n’est que la bouche intermédiaire de la révélation. Il est naturel, par conséquent, que la divinité qui envoyait le prophète fit quelquefois par ses lèvres prononcer des paroles de défense personnelle. Les habitants de la Mekke, en général, regardaient Mohammed comme un fou ou comme possédé d’un génie ; et les paroles du lxviiie chapitre sont destinées à réfuter cette calomnie. Il continue comme suit : — « Mais tu verras et ils verront qui de vous avait plus de trouble dans l’esprit ! Attends quelque peu ; moi aussi, j’attends ! dit le Seigneur, laisse-moi seul avec celui qui traite ce nouveau discours de mensonge ! — Je les laisserai faire ce qu’ils veulent, car mon plan est sûr. » — Parfois ces chapitres personnels montrent le côté pathétique de ces luttes isolées du prophète ; c’est probablement à un moment de profond découragement que le chapitre du « Soleil du matin » fut prononcé :
Par le soleil du matin, |
D’autres chapitres sont couchés dans des termes bien différents. Mohammed put être aussi fort en maudissant les moqueurs en particulier qu’en dénonçant l’incrédulité en général. Voici comment il maudit son oncle Abou-Lahab (« Père de la flamme », nom sur lequel son neveu fait un calembour affreux), un de ses ennemis les plus amers :
Que les deux mains d’Abou-Lahab périssent, et qu’il périsse lui-même. |
Une fois les calomnies lâches qu’on répétait en arrière de Mohammed excitèrent en lui une colère semblable à l’indignation sacrée du Sauveur quand il s’écria : « Malheur à vous ! scribes et pharisiens, hypocrites ! Vous recevrez la plus grande damnation ! »
Malheur au calomniateur, au médisant, |
Au premier groupe des chapitres de la Mekke appartient aussi le credo fameux :
Dis : Dieu est un, Il n’a point enfanté, il n’a point été enfanté. |
et ensuite quelques invocations contre la magie, et (sans mentionner des discours moins importants) la prière qui est ordinairement placée en tête du Korân, et qu’on rencontre toujours dans les dévotions particulières et publiques des Musulmans :
Louange à Dieu, souverain de l’univers, |
- ↑ Nous avons généralement suivi la traduction de M. Kasimirski, avec laquelle, cependant, nous ne sommes pas toujours d’accord.