Le Korân, sa poésie et ses lois/Les lois du Korân

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 85-99).

VII

LES LOIS DU KORÂN



En négligeant tout ce qui se réfère aux événements contemporains, ce qui revient à dire la majeure partie des chapitres de Médine, ce qui reste d’oratoire ou de légal, que nous avons encore à examiner, est minime. Malgré le changement des sujets de révélation et la multitude de détails peu intéressants et éphémères qui sont traités, il ne faudrait pas supposer que le feu d’éloquence du prophète y soit éteint. Il est vrai que le style est, en général, lourd et diffus, comme était celui de la troisième période à la Mekke ; les versets sont longs et les chapitres sont visiblement composés d’un grand nombre de harangues fragmentaires et de phrases détachées : réponses à certaines questions, éclats d’indignation à quelque provocation particulière, etc. Mais il y a ci et là des passages d’une beauté et d’une noblesse de pensée et d’expression qui n’ont été surpassés à aucune période de la carrière du Prophète. Ainsi, par exemple, ce magnifique tableau au chapitre de la lumière (xxiv) : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre ; sa lumière est comme une niche dans laquelle serait une lampe, et la lampe sous un verre, et le verre comme s’il contenait une étoile scintillante ; elle est allumée d’un arbre béni, un olivier qui ne vient ni de l’est ni de l’ouest, dont l’huile seule éclairerait sans être touchée par le feu ; lumière sur lumière ! Dieu guide vers sa lumière qui lui plaît, et Dieu fait des paraboles pour les hommes, et Dieu sait tout.

« Mais les infidèles, leurs œuvres sont comme le mirage de la plaine ; celui qui a soif croit y voir de l’eau, et ce n’est qu’en approchant qu’il ne trouve rien ; mais il s’aperçoit que Dieu est avec lui, et il lui réglera son compte, car Dieu est un bon comptable.

« Ou comme les ténèbres sur la mer profonde, une vague la couvre, au-dessus de laquelle est une autre vague, au-dessus de laquelle est un nuage, obscurité sur obscurité ; en étendant la main, on peut à peine la voir ; car celui auquel Dieu n’a pas donné de lumière, il n’a pas de lumière. »

Ou bien encore le célèbre verset du Trône :

Dieu est le seul Dieu ; il n’y a point d’autre Dieu que lui, le Vivant, le Permanent. Ni l’assoupissement ni le sommeil n’ont de prise sur lui. Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre lui appartient. Qui peut intercéder auprès de lui sans sa permission ? Il connaît ce qui est devant eux et ce qui est derrière eux, et les hommes n’embrassent de sa science que ce qu’il a voulu leur apprendre. Son trône s’étend sur les cieux et sur la terre, et leur garde ne lui coûte aucune peine. Il est le Très-Haut, le Grand.

(Kor., ii, 256.)

Ces passages purement oratoires sont toutefois rares ; de même sont les descriptions de la nature et les légendes des prophètes.

La principale section restante des chapitres de Médine est celle des réglementations religieuses, civiles et pénales, qui sont presque toutes contenues dans trois chapitres (ii, iv et v) ; ce sont trois des plus longs, formant un agrégat d’environ six cents versets, ou près d’un dixième de la totalité du Korân.

Il est intéressant d’étudier cette section légale du Korân, en la mettant en parallèle au dire général que la religion de Mohammed est faite d’un rituel compliqué et pénible et d’un code pénal qui ne tient aucun compte de l’importance relative des crimes.

Mohammed n’avait certainement pas le désir de faire un nouveau code de jurisprudence, ni d’imposer à ses partisans un ritualisme rigoureux et sévère. Il paraît n’avoir donné volontairement de décisions légales qu’en de rares occasions, sauf lorsqu’un abus criard demandait à être corrigé, et les versets légaux du Korân ne sont évidemment que ses réponses aux questions qui lui furent adressées comme gouverneur de Médine. C’est pour cela qu’il n’a établi que quelques règles de cérémonial religieux, et même ces règles peuvent-elles être suspendues en cas de maladie ou autre empêchement. « Dieu veut vous faciliter les choses, dit-il, car l’homme a été créé faible. » Il semble s’être méfié de lui-même comme législateur, car la tradition a été conservée d’une de ses harangues dans laquelle il engage le peuple à ne pas prendre ses décisions sur les affaires de ce monde comme infaillibles. Lorsqu’il parle des choses de Dieu, il doit être obéi ; mais, quand il traite des affaires humaines, il n’est qu’un homme comme ceux qui l’entourent. Il s’est contenté de laisser en vigueur les coutumes arabes comme lois des Muslims, sauf celles qui étaient manifestement injustes.

Le rituel du Korân comprend les actes nécessaires de foi, la récitation du Credo, la prière, l’aumône, l’abstinence et le pèlerinage, mais ne pose aucune règle quant à la manière dont ils doivent être pratiqués. « Observe les prières et la prière du milieu, » dit Mohammed vaguement, « et mets-toi respectueusement devant Dieu ; » — « Cherche un appui dans la patience et la prière ; en vérité, Dieu est avec celui qui souffre ; » mais il ne dit rien de ces embarrassantes alternances de prosternements et de formules qui sont en pratique dans les mosquées. Il fait allusion à la prière du vendredi, mais non comme à un rite obligatoire. « Lorsque vous êtes en voyage, il ne vous sera pas imputé à péché si vous manquez à vos prières, si vous craignez que les infidèles se mettent contre vous. Dieu pardonne tout, sauf de mettre quoi que ce soit au même rang que lui. » L’abstinence est définie plus clairement, mais avec plus de réserves. Tourner la face vers le Kibla de la Mekke est distinctement prescrit au chapitre ii, et le pèlerinage à la Kaaba est ordonné comme suit : « En vérité, Safa et Maroua sont les phares de Dieu, et pour celui qui fait un pèlerinage à la maison (Kaaba), ou la visite, il n’y a plus de crime s’il en fait le tour, et à celui qui obéit à sa propre impulsion en faisant le bien, Dieu est reconnaissant et le sait. » L’aumône est fréquemment recommandée, mais le montant des aumônes est simplement indiqué comme « le surplus ». Nous trouvons aussi qu’en fait de nourriture défendue, il y a : ce qui est mort naturellement, le sang et la chair du porc « qui est une abomination » et les viandes qui ont été offertes aux idoles, auxquels furent plus tard ajoutés tous les animaux qui auront été étranglés, ou percés, ou en partie mangés par des bêtes de proie. Sauf celles-ci, aucune sorte de nourriture n’est défendue. « Mange les bonnes choses que nous avons mises à ta disposition et remercie Dieu. » En outre, les croyants avaient la défense de boire du vin, de faire des statues et de se livrer aux jeux de hasard ; « en tout cela il y a péché et profit pour l’homme, mais le péché est plus grand que le profit. » L’usure est strictement défendue et classée au nombre des grands péchés. Il est question des ablutions, et le sable est autorisé à défaut d’eau, mais les détails du oudu ne sont pas indiqués. La guerre contre les infidèles est ordonnée dans les termes suivants : « Combattez dans la voie de Dieu ceux qui se battent contre vous et ne transigez pas ; tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les de l’endroit d’où ils vous auront chassés, car la sédition est pire que le meurtre. Mais s’ils cèdent, alors, en vérité, Dieu est clément et miséricordieux… N’ayez pas d’hostilité, sauf contre l’injuste ; quiconque transgresse contre vous, transgressez contre lui de la même manière, » — doctrine différente de ce que Mohammed dit ailleurs : « Repoussez le mal par le bien. » Se battre pendant le mois sacré est un grand péché, mais c’est quelquefois nécessaire.

Les lois civiles du Korân sont à peine plus précises que celles qui ont trait aux rites religieux. La loi du mariage est susceptible de plus d’une interprétation, et a plutôt l’air d’une recommandation que d’un règlement. « Épousez, selon qu’il vous convient, deux, trois ou quatre femmes, et si vous craignez de ne pas être équitable, alors seulement une, plus ce que possède votre main droite (i. e. des esclaves). Vous serez ainsi moins exposé à être partial. » Le mariage avec les infidèles est défendu : « Certainement une servante croyante est préférable à une femme idolâtre. » Les lois relatives au divorce sont plus explicites que la plupart des autres règlements du Korân, et contiennent presque tous les détails maintenant observés dans les pays mahométans. Les lois concernant les femmes sont évidemment les plus minutieuses et les plus élaborées du Korân. C’est là que Mohammed a fait ses principales réformes, et bien que, pour un Européen, ces réformes puissent paraître légères, si on les compare à la condition antérieure des femmes arabes, elles étaient considérables. Les restrictions apportées à la polygamie : la recommandation de la monogamie : la substitution de degrés prohibés à l’horrible promiscuité des mariages arabes : les restrictions au divorce et les règles très sévères pour l’entretien, pendant un certain temps, des femmes divorcées par leurs anciens maris : et pour l’entretien des enfants, l’innovation créant les femmes héritières légales, bien que pour moitié par rapport aux hommes : l’abolition de la coutume qui traitait la veuve comme partie de l’héritage de son mari, forment une liste considérable de modifications sérieuses. Quoi que Mohammed n’eût pas une très haute opinion de la femme, comme le prouvent de nombreuses traditions aussi bien que le Korân lui-même, c’est un fait, qu’aucun profond législateur n’a fait de changements aussi importants à l’égard des femmes que le fit Mohammed en dépit de son point de vue étroit et de la triste opinion qu’il avait du beau sexe.

L’élévation des femmes au droit d’héritage n’est pas la seule innovation que Mohammed ait introduite dans la loi d’héritage. On peut presque dire qu’il supprima le droit de disposition testamentaire. La part exacte de chaque parenté est fixée, et le testateur n’a le pouvoir de disposer à son gré que d’un tiers de sa fortune. Le trait principal des règlements de Mohammed sur l’héritage est l’institution précise d’une réserve des deux tiers à laquelle le testateur ne peut toucher, et qui revient à certains héritiers réguliers, ou, à leur défaut, à l’État. Le système a indubitablement ses qualités, et il a été assez fréquemment considéré comme supérieur au système européen de disposition testamentaire ; mais on peut mettre en doute que la grande diffusion de la propriété qui en résulte soit après tout avantageuse à l’État, et ait été heureuse, même dans les conditions favorables que présentent certaines particularités de la vie orientale.

La loi pénale du Korân est extrêmement fragmentaire. Le meurtre est vengé selon la coutume arabe de la vendetta : « La peine du talion vous est prescrite pour l’assassiné, le libre pour le libre, l’esclave pour l’esclave, la femme pour la femme ; et même celui qui est pardonné par son frère doit être poursuivi vraisemblablement, et condamné à payer de bonté. » L’homicide accidentel d’un musulman doit être compensé par l’amende du sang et la mise en liberté d’un esclave. Le manque de chasteté de la part des femmes devait être puni en murant la femme jusqu’à ce que la mort l’ait délivrée, ou « que Dieu lui ouvre la route » ; mais la lapidation des deux parties (d’après un fragment authentique qui n’est pas compris dans le texte ordinaire du Korân) fut ordonnée plus tard. Quatre témoins sont exigés pour prouver une accusation de cette gravité. Les esclaves, en raison de leurs incapacités légales, doivent recevoir la moitié de la pénalité des femmes libres, en coups de cordes. Les voleurs sont punis par l’ablation des mains. C’est tout ce que en pratique Mohammed a distinctement ordonné en matière de loi criminelle. Nous ne saurions nier que l’on puisse tirer par induction quelque chose de plus de ses harangues ; mais ce que nous venons de nommer est tout ce qu’il a défini avec précision dans le Korân.