Le Korân, sa poésie et ses lois/Résumé et conclusion

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 101-110).

VIII

RÉSUMÉ ET CONCLUSION



Les faits que nous a révélés l’étude des chapitres de Médine suggèrent quelques conclusions importantes. Il n’est pas rare de comparer le Korân au Pentateuque, et d’affirmer que chacun est la loi en même temps que l’évangile de ses croyants. La ressemblance est plus étroite qu’on le suppose communément. De même que les Juifs ont négligé leur Pentateuque en faveur du Talmud, les Muslims ont laissé de côté le Korân pour les Traditions et les Décisions des Docteurs. Nous ne voulons pas dire qu’un mahométan auquel on demandera quel est le livre de sa religion répondrait autrement qu’en indiquant le Korân ; mais nous voulons dire qu’en fait ce n’est pas le Korân qui guide sa foi et ses pratiques. Au moyen âge de la chrétienté, ce n’est pas le Nouveau Testament, mais bien la « Summa Theologica » de Thomas Aquinas qui décidait les questions d’orthodoxie ; et, de nos jours, le fidèle orthodoxe ne tire pas ordinairement sa foi de ses investigations personnelles de l’enseignement du Christ dans les Évangiles. C’est précisément de la même manière que le mahométisme s’appuie sur des bases beaucoup plus larges que le Korân pur. Le Prophète lui-même n’ignorait pas que ses révélations ne prévoyaient pas toutes les possibilités de l’avenir. Lorsqu’il envoyait Mo’adh au Yémen pour recueillir et distribuer des aumônes, il lui demanda quelle loi il voulait avoir pour guide : « La loi du Korân, » dit Mo’adh. « Mais si tu n’y trouves pas les principes nécessaires ? » — « Alors j’agirai d’après l’exemple du Prophète. » — « Mais s’il manque ? » — « Alors je ferai une comparaison et j’agirai en conséquence. » Mohammed applaudit chaleureusement à l’intelligence de son disciple, et des déductions très importantes ont été tirées par suite de son approbation au système d’analogie. C’est toutefois le dernier ressort. Lorsque le Korân ne fournit aucune décision précise, les conversations privées de Mohammed — vaste corps de traditions orales soigneusement préservées et transmises, puis réunies et examinées critiquement — sont consultées. Et s’il n’y a rien d’analogue dans le Sunna (c’est le nom de ce corps de traditions), alors les annales des décisions par consentement général des Pères sont le secours. « La loi, » dit Ibn-Khaldûn, « est basée sur l’accord général des compagnons du Prophète et de leurs disciples. » Finalement, il y avait le principe d’analogie pour les guider si toutes les autres sources faisaient défaut. En fait, les Muslims ne se livrent pas à ces investigations laborieuses, mais se réfèrent à l’un ou l’autre des principaux ouvrages dans lesquels tout ceci a été fait pour eux. On s’aperçut bientôt qu’« un système qui voulait légiférer sur toutes les parties de la vie, tout le développement des idées et des forces de l’homme, à l’aide du Sunna et des déductions par analogie qui pouvaient en être tirées, était un système qui, non-seulement donnait toutes les tentations possibles pour fausser la tradition, mais encore deviendrait beaucoup trop embarrassant pour être pratiqué. » Dès lors, ainsi que M. Sell l’a expliqué dans son admirable ouvrage sur « La foi de l’Islâm », il devint nécessaire de systématiser et d’arranger ce chaos de traditions, décisions et déductions, et de cette nécessité sortirent les quatre grands systèmes de jurisprudence connus des noms de leurs fondateurs, le Hanafite, le Mâlikite, le Chafi-ite et le Hanbalite, à l’un desquels appartient tout musulman orthodoxe. Les décisions de ces quatre Imâms, Abou-Hanîfa, Ibn-Mâlik, Ech-Châfi’i et Ibn-Hanbal, font autorité près de tout musulman sunnite. Il est de foi orthodoxe que, depuis les quatre Imâms, nul docteur n’a paru qui puisse leur être comparé en science et en jugement, et, que ce soit vrai ou non, il est certain qu’aucun théologien ou juriste n’a surpassé leurs digestes de la loi. Aucun compte n’est tenu des circonstances différentes dans lesquelles les mahométans sont maintenant placés ; les conclusions auxquelles ces Imams sont arrivés aux viiie et ixe siècles sont considérées comme également applicables au xixe siècle, et un manuel populaire de théologie pour les Moslems de l’Inde déclare qu’« il n’est pas légal de suivre quelqu’autre que les quatre Imâms ; de nos jours, le Kâdi ne doit donner aucun ordre, et le mufti aucun fatoua, contraire à l’opinion des quatre Imâms[1]. »

Telle est l’explication de la différence entre le mahométisme moderne et l’enseignement que nous avons pu tirer du Korân même. L’Islâm s’appuie sur nombre de colonnes, et le Korân n’en est pas la seule base. Une large part de ce que les Muslims croient et pratiquent maintenant ne se trouve en rien dans le Korân. Nous n’entendons pas dire que les traditions de Mohammed (leur authenticité une fois admise) ne sont pas une aussi bonne autorité que le Korân — et certes, entre le cas où le prophète professe parler les paroles de Dieu comme dans ce livre, et les premières où il ne le prétend pas, il n’y a guère de choix à faire, — de même ne prétendons-nous pas que les premiers docteurs de la Loi ont fait preuve d’imagination en tirant leurs inductions et analogies, bien que nous ayons nos doutes ; tout ce sur quoi nous insisterons est que c’est une erreur d’appeler le Korân le compendium théologique ou le Corpus juris de l’Islâm. Il n’est ni l’un ni l’autre. Ceux qui feuilletteront les pages de l’Hedaya, ou Code musulman de Khalil dont M. Seignette a publié récemment une traduction française à Alger, verront facilement de quel minime secours est le Korân au légiste musulman, et combien peu des deux mille clauses de Khalil peuvent être retracées jusqu’au « livre de la loi » supposé. De même peut-on tourner et retourner du commencement à la fin et de la fin au commencement les pages du Korân pendant toute sa vie, sans y trouver la plus légère indication du formidable système de rituel qui est maintenant considéré comme une partie essentielle de la religion musulmane.

Quant à nous, nous préférons le Korân à la religion telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, et sommes heureux de penser que nous ne sommes pas redevables de toutes les fautes de l’Islâm moderne au livre sacré sur lequel il est censé s’appuyer. Personne ne saurait lire sans émotion ce livre remarquable. Il y a dans le Korân une simplicité d’un genre spécial qui attire en dépit de ses répétitions et de sa tristesse. Aucun livre ne porte plus distinctement l’empreinte de l’esprit de son auteur ; d’aucun autre peut-on dire aussi positivement qu’il est sorti du cœur sans préoccupation ni défiance. Tout inconsistant, contradictoire, ennuyeux et fastidieux qu’il soit souvent, le livre a une personnalité qui retient l’attention. Ce n’est pas un code de lois, encore moins un système de théologie ; mais c’est quelque chose de mieux. Ce sont les paroles entrecoupées d’un cœur humain complètement incapable d’hypocrisie et ce cœur était celui d’un homme qui a exercé une influence extraordinaire sur l’humanité.

  1. E. Sell, Faith of Islam, p. 19.