Le Laurier Sanglant/19

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 67-74).

L’ÉMIGRANT ALSACIEN[1]




Paris, 1873.



« Comment, dis-je au vieillard, eûtes-vous le courage,
La force de quitter le pays, à votre âge ?
De laisser tout, famille, enfants… — Je n’en ai plus,
Dit-il : j’avais deux fils et je les ai perdus
L’un et l’autre, tués pendant l’affreuse guerre.
Depuis dix ans bientôt ma femme est sous la terre ;

J’avais une chaumière où je vivais joyeux ;
Les maudits l’ont brûlée : et moi, déjà si vieux,
Sans maison, sans travail, sans parents, sans personne,
Hélas ! je fus forcé de demander l’aumône.
Cependant pour partir j’ai longtemps hésité !
Rester, c’était subir un vainqueur détesté :
Car voyez-vous, jamais, quoi qu’on dise ou qu’on fasse,
On ne pourra semer que la haine en Alsace…
Mais partir ! Laisser tout, le sol qu’on a creusé,
Le ciel plus beau qu’ailleurs, le clocher ardoisé,
Les grands champs de houblon, le ruisseau, la prairie,
Et tous ces mille riens qui forment la patrie,
Ah ! laisser tout cela, c’était dur, et pourtant
Je m’y suis décidé, monsieur, en un instant.

Un soir, en cheminant, je gagnais un village
Pour y passer la nuit : car c’était mon usage
D’aller de place en place en demandant du pain.
Je marchais fatigué, triste, mourant de faim,
Quand soudain j’aperçus, en clignant la paupière,

— Il faisait déjà noir, — assis sur une pierre,
Le menton dans la main, les cheveux blonds, flottants,
Un gars de nos pays d’environ dix-huit-ans.
Pensif, il regardait la profonde vallée
Des vapeurs de la nuit déjà presque voilée.
À l’horizon lointain, derrière la forêt
Au milieu des sapins le soleil se mourait ;
En bas, les feux du bourg perçant la brume sombre
Comme des yeux sanglants resplendissaient dans l’ombre.
Le silence partout tombait avec la nuit :
Seul arrivait à nous le monotone bruit
Du torrent descendant la côte avec furie,
Et, plus bas, l’éternel tic-tac d’une scierie.

— « Garçon ! que fais-tu là ? demandai-je ; veux-tu
Me répondre ?… Relève un peu ce front têtu… »
Il tressaillit soudain, comme éveillé d’un rêve,
Ramassa son bâton, et d’une voix très brève :
« Je quitte le pays, dit-il, et dès demain
Je veux être à Belfort. — Mais, petit, le chemin

Est long pour arriver aux frontières françaises,
Et si, dès maintenant, tu prends ainsi tes aises
Et perds ainsi le temps, tu n’arriveras pas. »
Vers le fond du vallon il étendit le bras :
« Je suis du bourg : parti depuis la matinée
Je n’ai pu m’éloigner de toute la journée… »
En parlant, il avait des larmes dans les yeux.
Comme il était très jeune et que je suis très vieux,
— On se comprend sans peine à de telles distances ! —
Il me fit en deux mots toutes ses confidences.
La mère n’était plus : au père torturé,
Tué par les maudits, l’enfant avait juré
D’être dans les premiers au jour de la vengeance
Et de fuir le pays pour s’engager en France.
Mais hélas ! on souffrait, car on laissait au bourg
Celle que l’on aimait d’un bon et franc amour,
Qu’on devait épouser à la Saint-Jean prochaine,
Et que, pour éviter une trop grande peine,
On avait dû quitter vite et bien brusquement :
On partait toutefois, car c’était un serment…



Soudain derrière nous éclate une fanfare.
Les fifres aux tambours mêlant leur son bizarre
Annoncent trop, hélas ! quels sont ceux qui là-bas
À cent mètres au plus, en rangs serrés, au pas,
Gagnant le pauvre bourg pour l’occuper sans doute
Surgissent, troupeau noir, au détour de la route.
Sur les casques polis du sombre bataillon
Le soleil presque mort jette un rouge rayon
Qui met du sang au bout de chaque baïonnette ;
Des uhlans éclaireurs caracolent en tête…
Voici les officiers et voici les soldats.
Ils s’en vont pesamment, fatigués, le front bas,
Silencieux, couverts de leurs longues capotes,
Aux cailloux du chemin heurtant leurs lourdes bottes,
Et, las d’avoir marché peut-être tout le jour,
Perdant à chaque pas le rythme du tambour.

Sans trop nous regarder les premiers rangs passèrent.
Mais vers ceux du milieu, des soldats commencèrent

Voyant que nous étions Alsaciens tous les deux
À nous montrer du doigt en chuchotant entre eux.
Ce n’était rien pourtant. Mais lorsque la fanfare
Se perdant en avant, devint faible et plus rare,
Et que le défilé toucha les derniers rangs,
Les hommes, furieux de voir des émigrants
— Car c’est là le revers de leur belle conquête, —
En passant près de nous, nous jetaient à la tête
De grossiers quolibets dans le goût allemand,
D’ironiques adieux, et riaient lourdement
Lorsqu’ils avaient trouvé quelque nouvelle injure
Qui devait nous paraître et plus rude et plus dure.
Ô honte ! nous devions supporter tout cela !
Nous devions tout souffrir ! Ah ! dans ce moment-là
Que n’aurais-je donné pour ne pas te comprendre,
Langue de mon pays, et pour ne pas entendre
Ce que crachaient sur nous leurs propos de bivouac !
Ô honte ! l’un d’entre eux envoya sur le sac
Que je tenais en main, un coup de baïonnette :
Je sentis tout mon sang me monter à la tête,

Devant moi je vis rouge, et mon poing se roidit…
Mais l’enfant me retint : et le soudard maudit
Passa, riant tout haut de sa farce grossière,
Et se perdit bientôt dans un flot de poussière.

Enfin le bataillon, au détour du chemin,
Disparut tout entier : l’enfant saisit ma main.
Les yeux étincelants d’une fierté sauvage,
Résolu, la fureur blanchissant son visage :
« Adieu, dit-il, je pars : je ne puis vivre ici.
— Moi j’y pourrais mourir, enfant, je pars aussi ;
En avant ! »
En avant ! »Nous avons marché la nuit entière
Et dès le petit jour nous passions la frontière.



» Voilà comment, monsieur, j’ai quitté le pays.
L’enfant et moi tous deux nous sommes à Paris.
L’exil nous a rendu ce que nous prit la guerre :
Moi je retrouve un fils, et lui retrouve un père.

Il est dragon dans un superbe régiment :
Un fier soldat, monsieur ! et prêt pour le moment
Si désiré par nous de la grande revanche.
Viendra-t-elle jamais ? J’ai la tête trop blanche
Pour espérer la voir… Mais je suis sûr, pourtant,
Que le bon droit vaut mieux que l’orgueil insultant ;
Que tôt ou tard le temps arrive où la justice
Triomphe, fût-ce au prix d’un très long sacrifice…
Chaque nuit, en rêvant, je crois revoir encor
Mon pays tant aimé, ses raisins couleur d’or,
Ses forêts de sapins verts comme l’espérance…
Et sur tous les poteaux du chemin je lis : France[2] !



  1. Ce petit poème, publié à part avec un dessin de Gustave Doré, en 1873, ne fait pas partie des Tablettes d’un Mobile. Mais il en est si proche par la date et le sentiment que je me suis cru autorisé à l’ajouter — quarante-trois ans après, — à ces extraits de mon premier livre.
  2. Le rêve du vieil émigrant de 1871 apparaît aujourd’hui comme une vision d’avenir bien près d’être réalisée…