Le Laurier Sanglant/22

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Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 91-96).

PENSÉES DU SOIR




Novembre 1914.


Au chevet des blessés j’ai passé ma journée,
Et je rentre au logis, ma tâche terminée,
Humble tâche, mais dont mon cœur est raffermi.
Ils sont si bons, si doux, et leur regard ami,
Pour le peu que je fais, a tant de gratitude !
Depuis trois mois, j’ai pris cette chère habitude
De les voir chaque jour, de causer avec eux,
D’entendre leurs propos dolents ou belliqueux,
Chez eux, la plainte est brève et bientôt remplacée
Par le désir ardent, la constante pensée

De retourner au front, de chasser du pays
Ces Allemands damnés qui nous ont envahis…
Je sens bien, vétéran de la première guerre,
Qu’on les hait aujourd’hui cent fois plus que naguère,
Et que tout le dégoût par eux accumulé
A poussé, comme sous l’averse un champ de blé…



Mais d’autres sentiments ont germé dans leur âme :
Ils songent aux parents, aux enfants, à la femme,
Au bonheur du retour, aux charmes du foyer,
Et comme après la guerre il faudra travailler
Et réparer le mal de la rude tempête…
Qu’importe ! Pour mener à bien la tâche prête
Les bras seront d’attaque et solides les cœurs !
Mais avant tout soyons vainqueurs, soyons vainqueurs !
Ah ! ce cri, que, d’un bout à l’autre de la France,
On entend, tel qu’un chant de fiévreuse espérance,
Comme, en ces temps d’épreuve et de commun tourment,

Il semble nous unir indissolublement !
Chaque jour, en serrant la main de tous ces hommes,
Je comprends quels amis, non ! quels frères nous sommes,
Quel solide lien, quel intérêt puissant
Unit dans le péril les fils d’un même sang !

Comme, en parlant avec ces braves gens…, si braves,
Je déplore l’erreur qui nous fait tous esclaves
— Oh ! oui, tous, paysans, ouvriers et bourgeois —
De ces vains préjugés qui paraissent des lois !
Nés sous le même ciel et sur la même terre,
Portant en nous, ainsi qu’un bienfaisant mystère,
Les vertus que nous ont transmises les aïeux,
Nous nous aimerions plus en nous connaissant mieux.
Nous pourrions de nos mains actives, jamais lasses,
Combler l’obscur fossé qui sépare les classes,
Augmenter la beauté de notre effort commun
En travaillant chacun pour tous, tous pour chacun…
Les basses vanités, les haines amassées
Par un souffle d’air pur seraient vite chassées ;

En nous aimant les uns les autres, nous serions
Les disciples du Christ, et nous nous unirions
Dans un sublime élan d’amitié fraternelle,
Ô France, en te faisant plus puissante et plus belle !
Sans distinguer l’habit de la blouse, sans voir
La naissance, le rang, on verrait : le devoir !
On irait, méprisant les apparences vaines,
Par de libres chemins vers les clartés humaines,
Vers le Bon, vers le Juste, et vers l’Égalité,
La vraie, où le mérite est toujours respecté,
S’impose sans contrainte et règne sans envie
Pour le bien du pays, son honneur et sa vie !



Ô guerre ! sombre guerre tant de sang coula,
Lorsqu’un jour tu seras finie et qu’Attila
Aura courbé son front souillé dans la poussière,
Puisse ce rêve d’or, d’azur et de lumière
Que je fais, et que font tant d’autres avec moi,

Prendre, pour apaiser nos âmes en émoi,
Aux yeux de l’univers une forme réelle !
Alors peut-être, ô Guerre atrocement cruelle,
Oublierons-nous un peu le mal que tu causas,
Les deuils que tu semais à chacun de tes pas,
Les pleurs dont tu faisais ta sanglante rosée,
Si les fils d’une France autrefois divisée
Restent, sur leur sol libre enfin de l’étranger,
Unis comme ils le sont à l’heure du danger,
Et comprennent, après ces épreuves amères,
Que les enfants rivaux font le malheur des mères !